Jean Sarocchi

Jean Sarocchi

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2017

2017

 

 

 

         Premier janvier  Bolquère

 

Vers neuf heures par une fenêtre de ma chambre je vois une boule d’or surgir avec la violence d’un bouledogue sur la crête jouxte la Torre d’Eyna

 

On est, quand on est vieux, plumé de ceux qu’on aime

En sorte préparé soi-même à n’être plus

 

Deux janvier

 

(Augustin, Confessions, VIII, 2)   « circuitus erroris mei »     (VIII, 4)

 

Ceux qui ont méprisé, surmonté le sexe, l’argent, les honneurs, le pouvoir, sont un cran au-dessus des autres

 

La foi est si atrophiée en ce siècle fétide de notre France fictive que prier y devient un exploit

 

L’adoration du Saint Sacrement : varappe spirituelle

 

(Cocteau) « Le poète est un mensonge qui dit la vérité », mais il est aussi une vérité qui dit des mensonges, par exemple : « Le poète est rassuré par ce qui effraye les autres. Les violences le rassurent et lui donnent de la douceur » !

 

(Gide) « La langue française est un piano sans pédales »

 

Au prêtre Simplicianus lui disant : chrétien ?… Je te croirai quand je te verrai « in ecclesia Christi »  Victorinus rétorque : « Ergo parietes faciunt christianos ? » Je me le disais en Cerdagne, plein air, pensant au Pesquié

 

Mardi 3 janvier

 

Le traumatisme d’être né ne se guérit que par mourir

 

(Joseph de Maistre)  « Ce ne sont point les hommes qui mènent la révolution, c’est la révolution qui emploie les hommes »

 

Le Christ de Calvi a sauvé la ville des Turcs

 

(Cocteau) « Ah ! combien j’aimerais ne pas tourner en rond »

« une sorte d’échec dans le visible, sans quoi nulle victoire n’est profonde »

 

Coffré dans un corps

 

Ce que donne à entrevoir l’Evangile est offusqué par l’exégèse pédante et par le commentaire dévot

 

A « Europe 1 » on féminise les tentacules de la pieuvre

 

Mercredi 4 janvier

 

Quand le réconfort n’est que confort l’âme est bien près de périr

 

Etre toujours à l’extrême centre

 

Samedi 7 janvier Eygalières

 

Quand on est seul maître à bord et que n’obéissant qu’à son commandement on se trouve indemne de commandes, grand est le risque de s’amollir, de s’affadir, de succomber à la procrastination, de craquer sous le poids de l’ « à quoi bon ? »

 

La preuve de Dieu trine par le triangle est chez Nicolas de Cuse apodictique ; on ne peut si l’on est un vrai mathématicien la refuser. Cela rejoint la très forte intuition de Simone Weil que la géométrie et les évangiles ont même origine et partie liée.

 

Lundi 9 janvier  Eygalières

 

Sarcina saeculi, « le fardeau du siècle », écrit Augustin

 

René Char, entre char à bios(la flèche, la vie) et charabia

 

Se pourrait-il enfin que tu puisses mourir

Comme on meurt simplement quand on est un oiseau ?

Mais si tu n’as plus cœur à carder l’avenir

La Parque te tranchera d’un cruel ciseau

 

(Chateaubriand) « Dans l’ardeur qu’on ressentait pour la nullité, on chercha, comme pour humilier la France, ce qu’elle avait de plus petit afin de le mettre à sa tête »

(Notre actuel Président de la République)

 

Mardi 10 janvier Eygalières

 

Des gouttes sur un fil     tête en bas  prenant un bain de soleil                   ces       écervelées!

 

Ah ! S’accroupir au bord d’une flaque d’eau croupie !

 

Le mot pyjama, si insolite, si drôle, m’apparut tel avec plus de saillant quand je le rencontrai à un moment exceptionnel – dramatique érotique – des Souvenirs d’enfance d’André Tubeuf

 

André Tubeuf plonge à quinze ans des six mètres du troisième étage de son plongeoir beyrouthin ; moi, à trente, je saute, plus mort que vif, à l’instigation d’un maître-nageur, des trois mètres d’un plongeoir de Strasbourg

 

On passe la pierre-ponce, qui n’est pas Pilate, sur les différends parfois aigus dont est résulté notre inamovible Credo

 

Mercredi 11 janvier Eygalières

 

 

Négoce des larmes, écrit Augustin. Que paie-t-on avec ? Le billet du Royaume.

 

Le Royaume est un palais de larmes de joie.

 

Relativisme : religion des ramollis

 

Le malheur d’être né a pour compensation

La gloire de renaître en l’éternelle Sion

 

(François Cheng, sur la Chine communiste)  « Il n’y avait pas loin de l’homme trop épris de justice formelle au justificateur puis au justicier »

 

Les actes d’achat comme les dattes ont besoin pour mûrir d’un climat chaud ; d’où la température de serre des grands magasins ; on ne devrait s’y achalander qu’en tenue adamique

 

Vendredi 13 janvier

 

Des balafres de pluie en gouttelettes fines

Sur ma vitre avertie écrivent leurs comptines

 

En tout homme une grotte de Bethléem, un divin enfant. Combien d’entre eux s’en doutent ?

Et ils seront pourtant à leur heure dernière

Fourrés dans cette espèce de berceau la bière

Ou (subterfuge vain) dispersés en poussière

 

(Saint Hilaire) « La foi rejette les questions spécieuses et inutiles de la sagesse du monde et la vérité, ne succombant pas aux impostures et niaiseries humaines, ne s’offre point en dépouille à l’erreur »

« Seigneur, accorde-nous le sens exact des mots, la lumière de l’intelligence, la noblesse du langage, l’orthodoxie de la foi »

 

Dimanche 15 janvier

 

S’il ne s’y faufile pas un peu de chair combien  frigide peut sembler la charité !

 

(La Docte Ignorance)   « De même donc que toute possibilité est dans la possibilité absolue, qui est Dieu éternel, et que toute forme et tout acte se trouvent dans la forme absolue, qui est dans la vie divine le Verbe du Père, le Fils, de même tout mouvement de connexion, toute proportion et harmonie, en unissant, se trouvent dans la connexion absolue de l’Esprit divin, afin que Dieu soit l’unique principe de toutes choses, en qui et par qui tout est dans une certaine unité de la Trinité »

 

Lundi 16 janvier

 

Les exégètes sont les moustiques  de la Parole divine ; il leur aura manqué, pour l’interpréter en vérité, d’être des mystiques

 

A tout moment il t’est loisible d’attraper au hasard trois mots contigus dans le Littré et de les douer d’une cohérence poétique : ptérion  ptéride psylle, un insecte, une plante, un point du crâne ….  A toi de jouer !

 

Est-il exact que moi aussi je doive mourir ? On me le dit, sans ménagement. Je sens moi-même parfois que cela pourrait advenir en effet, pourtant une aurore en mon tréfonds indique un nord immarcescible ; non, vous dis-je, je ne mourrai pas.

 

Mardi 17 janvier

 

Chaque matin je viens au monde  Dans les langes de mon langage     Chaque soir je tourne la page  Et de la fange enfin m’exonde

 

« rien ne désaltère mon pas » (Du Bouchet)

 

Un cri de coq embrase le jour

 

Attendre              pierre levée

 

(Nicolas de Cuse)  « Que chacun, tout en admirant les autres hommes, se contente de ce qu’il est et de sa propre patrie, de manière que le sol natal, les mœurs de son royaume, sa langue, etc., lui paraissent les plus doux, afin qu’il y ait unité et paix sans jalousie, dans la mesure du possible »/…/

 

Pas de charité sans vérité, souligne Philippe Arino

 

 

Mercredi 18 janvier  Toulouse

 

Le soleil leste à vêtir de sa chlamyde le clocher des Cordeliers fait plus de manières pour vêtir des chêneaux aux meneaux le Collège de Foix

 

(Jacques Dupin) « Nous n’appartenons qu’au sentier de montagne », non au « sentier de l’étroite et longue science » (Claudel)

 

Jeudi 19 janvier

 

(Nicolas de Cuse) « L’ordre veut que les sens soient sommés à la raison et la raison à l’intellect »

 

Le mot              termite du silence

 

Vendredi 20 janvier

 

(Benjamin) « Etre écrivain signifie donner des concerts de pensées »

« La mouche a six pattes ; « 2×2 = 4 ». La vérité de ces deux propositions n’est pas de même nature. Car la justesse de la seconde est dans un rapport à la vérité plus profond que celle de la première.

« Connaissance et vérité ne sont jamais identiques ; il n’y a pas de vraie connaissance et pas de vérité connue ».

 

Dimanche 22 janvier

 

Je ne me suis pas levé la nuit dernière pour coucher par écrit un beau distique survenu dans un entracte du sommeil ; je ne peux me le rappeler ce matin ; est-il à jamais perdu, enseveli comme le joyau du poème de Baudelaire ?

Que cette notation soit sa sépulture.

 

Déviation satanique du Coran : où saint Paul (Rom., 12) prescrit : « Ne vous vengez pas vous-mêmes, mes bien-aimés, mais laissez agir la colère de Dieu, car il est écrit : A moi la vengeance, c’est moi qui rétribuerai » le verset 17 de la sourate VIII justifie le massacre islamique : « Ce n’est pas vous qui les avez tués, mais c’est Allah qui les a tués ».

 

(Benjamin) « L’éros, l’amour /…/ se dévide comme un fil dont la « chambre mortuaire » est le centre »

 

Dans l’émission catholique « Grand Format » Patrick Viveret, qu’on dit engagé dans des « mouvements citoyens », dénonce la barbarie des guerres coloniales, du nazisme, du fascisme, du terrorisme (pas un mot sur Staline ou islam) et insinue que le mal absolu serait le syndrome identitaire.

Mais tiens ! tiens ! Le « sentiment identitaire » de la « gauche » se conforte en Benoît Hamon.

 

Sœur Emmanuelle a trouvé « des choses très belles dans le Coran ». Moi aussi, mais ….

 

Lundi 23 janvier

 

(Dom Bosco) « Qui est uni au pape est uni à Jésus-Christ, et qui rompt ce lien fait naufrage dans la mer agitée de l’erreur /…/ »

 

Anecdotes bouddhiques : Le peintre chinois qu’un chant de rossignol vidant de ses savoirs appareille au Cosmos,

Le moinillon qui, parce qu’il a pris soin sur sa route de ne pas écraser les insectes, modifiant son karma accroît sa longévité,

Le sixième patriarche sera non Shu-hsin, l’instructeur en chef des moines,  mais le marmiton Hui-neng

 

« Soyez virils », s’écrie saint Paul (Cor., I, 16)

 

Jeudi 26 janvier  Villard

 

Le pauvre Jacques Attali essaie d’opposer à l’utopie progressiste de Marx qui accoucherait de la paix l’affreux monde de Shakespeare, bruit et fureur ; n’a-t-il donc pas aperçu que l’utopie marxiste aura pourvu le monde de plus de bruit et fureur que n’en expose le théâtre élisabéthain ?

 

Sur un fond gris pâle tirant vers le blanc blême un nuage gris sombre essaie des formes au-dessus de la Moucherolle

 

Ein Zerfall : « Si nous n’y prenons garde, nous sommes tout d’un coup complètement seuls »

 

Samedi 28 janvier

 

« Penser est commun à tous », énonce Héraclite ; un homme seulement sur cent mille pense, énonce Voltaire. L’un et l’autre se soutiennent selon le sens qu’on donne à penser. Mais quand Héraclite déclare : « un, pour moi dix mille, s’il est le meilleur », il rejoint Voltaire.

 

(Phédon)   « Sache bien en effet, excellent Criton, qu’un langage impropre n’est pas seulement défectueux en soi, mais qu’il fait encore du mal aux âmes »

 

Shen-guang est accepté par Bodhidharma quand celui-ci l’ayant mis au défi de lui montrer de la neige rouge il se tranche l’avant-bras gauche. Il deviendra le deuxième patriarche. De là, les moines de Shaolin exécutent le gashôavec la main droite seulement.

 

Le très érudit Te-shan brûle les rouleaux de son commentaire du Soutra du diamant, persuadé que « Face à cette Lumière   Tous les écrits ne valent pas plus Qu’un cheveu dans l’immensité du vide », « Face à l’Eveil   Tout le savoir de ce monde  N’est qu’une goutte d’eau dans l’océan »

 

Dimanche 29 janvier

 

Cette terre lointaine où rarement l’on aborde : le présent

 

Nous sommes dans une période où Jésus dort à la poupe sur le coussin

 

Dans les masses opaques de la culture universelle un mot brille parfois  une torche  un brandon  puis un Maître de sagesse d’un souffle pieux l’éteint  et tout advient alors dans l’épaisse nuit du vide

 

Intelligence karstique. Les ondées du savoir sont englouties. Ce qui ressurgit au jour de la parole ou de l’écriture, est-ce l’eau décantée, très pure, d’une singularité ? La note personnelle que l’on est seul habilité à produire ?

 

Lundi 30 janvier  Villard

 

Que je sois ici ce matin, observant dans le ciel grisâtre et laiteux ces escadrilles d’oiseaux : munificence ! Mille lieues plus bas intriguent des politiciens

 

Ne soyons pas de ces bébés      Heureux de sucer le succès

 

(Athanase) « Chaque jour, comme si nous ne faisions que commencer, augmentons notre ferveur » ; « chaque jour, en nous levant, pensons que nous ne parviendrons pas au soir, puis au moment d’aller nous coucher pensons que nous ne nous réveillerons pas »

 

Pépite d’or du jour, le verbe noisiller

 

Et ce fut    une octave plus haut que le crissement des skis     le menu filet de voix d’une mésange sur un arbre dépouillé

 

(Su Dong-Po) « Notre vie ici-bas, à quoi ressemble-t-elle ? A un vol d’oies qui, venant à poser leurs pattes sur la neige, parfois y laissent une empreinte »

 

Sur mon balcon ce tas de neige résiduelle, pour lequel il n’y aura pas de résilience, a l’air d’un écorché d’ours blanc

 

(Li Ling) « C’est dans les cheveux blancs que je mets mon espoir »

 

(Au restaurant de l’hôtel du Centre)

Une petite flamme nonchalante oscille dans son cristal sur un air de piano-jazz

 

 

Mardi 31 janvier

 

Que de gens perdent que de temps à lire que de journaux !

(Autant de perdu pour la piété et se piéter).

 

(Dans le train) « Tout colis ou bagage abandonné pourra t’ être considéré comme suspect, merci pour votre vigilance » : celle de cet annonceur aurait dû se porter sur son pataquès

 

 

Mercredi premier février

 

Entendu à la radio : « il faut écrabouiller Marine le Pen » ; « elle présidente, il nous faudrait des siècles pour nous en remettre »

 

(Machrab) « Pour une seule rose il faut donner de l’eau à dix mille épines »

 

Marie-Noëlle Thabut disserte sur le sel év        angélique puis conclut : « nous sommes de simplesserviteurs », ne se doutant pas que simplesest une édulcoration

 

(Simone Weil) « Vous n’avez plus qu’une coquille à percer pour sortir des ténèbres de l’œuf dans la clarté de la vérité /…/ L’œuf, c’est ce monde visible. Le poussin, c’est l’Amour, l’Amour qui est Dieu même et qui habite au fond de tout homme, d’abord comme germe invisible. »

 

Nos politiciens tels les poissons de Tchouang-tseu dans la vase se soufflant leur mauvaise haleine

 

Vendredi 3 février

 

Edison dans L’Eve future : « Ecarter de ses pensées l’idée d’un Dieu ne signifie pas autre chose que se décapiter gratuitement l’esprit »

 

Tombé du nid, ce fut mon sobriquet. N’ai-je pas ainsi été préservé d’autres chutes ?

 

Si tu préfères la vérité au Christ, maintenant que le Christ est advenu, tu n’es pas dans la vérité. Cependant si tu veux la vérité c’est Lui, quand même l’ignores-tu, que tu veux.

 

« Faites confiance à ceux qui vous dirigent et soyez-leur soumis » : je lis la Lettre aux Hébreuxen manière d’oraison et confesse que, non, je ne peux plus faire confiance, et dans l’actuelle conjoncture je ne puis croire que ce soit un péché

 

Le katsu est le cri imparable qui défie le biceps et l’épée

 

Un signe entre autres du suicide français : Jeanne d’Arc réinterprétée par Romeo Castellucci (« Chaste Lumière » ?) : Jeanne est transsexuelle, nue, sorcière caracolant un ballet entre les cuisses, l’épée en main au lieu de la croix ; elle meurt dans un charnier.

Ça se voudrait un théâtre de la cruauté ; ce n’est qu’un théâtre de la fétidité.

 

Dimanche cinq février

 

Skaion : gauche, sinistre, funeste

Skia, ombre, chose vaine

 

Il est sinistre qu’une « Gauche » prétende aux « Lumières »

 

(Lucchini) « Je continue, par Nietzsche, de tourner autour du christianisme »

 

Lundi 6 février

 

Contre la bruine du purin   Des politiciens de carrière

Le parapluie de la prière     Oh bon Jésus et de bons reins

 

Pascal Bruckner engage à soutenir les dissidents de l’islam. L’apparatchik de service qui l’interroge sur « France Culture » tente de convertir « dissidents » en « modérés ».

 

Mardi 7 février

 

Goutte à goutte sur la vitre   Fines guipures de pluie

Aiguillées de millilitres

 

Il a épousé la femme de ses rêves, mais ce sont des cauchemars

 

(Imitatio)   « Que pouvez-vous voir ailleurs, que vous ne voyiez où vous êtes ? Voici le ciel et la terre et les quatre éléments »

 

(Ikkyû)  Les moines chantent, commentent les soutras. Plutôt déchiffrer les lettres d’amour de la pluie, de la neige, de la lune, du vent. « Le vent parfumé d’une seule nuit de plaisir vaut plus que cent ans de méditation stérile ».

 

Mardi 7 février

 

(Siracide, 32, 3)  « Parle, vieillard, car cela te sied, mais avec discrétion ; n’empêche pas la musique »

 

Selon Groddeck nous avons tous nos âges, et – j’ajoute – en sus les neuf mois d’avant d’avoir un âge

 

Sur la vitre   en accroche-cœur    une fibule de pluie

 

(Jeu d’esprit)  Le laïc est à l’église ce que par conversion est à la glaise le Lalique

 

 

Ils sont ce jour dit-on 7 milliards sur la croûte

Combien  m’ont en ce jour aheurté sur ma route ?

 

Jeudi 9 février

 

Si je te donne une tasse de thé

Dans le très beau style wabi-sabi

Nul doute que ton subséquent pipi

Ne soit le clair pipi de la santé

 

Il y eut un Katô nippon qui fut un bouddhiste persécuteur des cathos

 

Vendredi 10 février

 

Comment le Botrytis cineris (champignon du champagne), le botryche lunaire et le botruschristique (« le sang », écrit Jarry, « du botrus crucifié) forment un trilobe qui m’est propre

 

(De Gaulle en 1965) « Sauter sur sa chaise comme un cabri en disant « l’Europe ! l’Europe ! l’Europe ! » mais cela n’aboutit à rien et cela ne signifie rien »

 

Samedi 11 février

 

Selon la parabole évangélique de la vigne le chrétien est un prince sarment

 

Il vaut mieux être dans son tort qu’en son entorse

Disait Achille (pas Œdipe) au pied léger

Mais ce fameux héros bombait par trop le torse

Je préfère Thersite et son art d’outrager

 

L’admirable Jean Vanier dit qu’il n’est pas meilleur qu’un autre, mais sa façon même de le dire montre qu’il est en effet, dans les faits, meilleur que la plupart des autres

 

Du saoudien Al Qasimi : « L’occupation de notre esprit par Allah est la pire des colonisations »

 

C’est presque un art que d’être effrayé par des riens

 

Avoir peur d’avoir peur est aussi peu recommandable que n’avoir pas peur de ne pas avoir peur

(Colette : « La peur n’est pas, Dieu merci, une épreuve que je ne puisse soutenir /…./ Au compagnon qui, soucieux, me demande : « Tu as peur ? » Je suis assez sûre de moi pour répondre : « Oui, sois tranquille, j’ai peur »)

A dire à l’héroïque Carmélite froussarde de Bernanos

 

 

Lundi 13 février

 

La c… du jour : Un héraut de Macron s’écrie « plus de droite, plus de gauche », mais ne décolle pas du binôme « progressistes » (ce sont les bons) et (ce sont les mauvais) conservateurs. Cet imbécile n’aura pas réfléchi à cette loi de la vie : on ne progresse qu’en conservant

 

Vincent Peillon, bedeau du laïcisme

 

La sage injonction « cache ta vie » conjoint Epicure et saint Joseph

 

(Joseph Pieper) « La jeunesse de l’homme qui aspire à l’éternel est par nature indestructible. Elle ne donne prise ni au vieillissement ni à la déception. »

 

Mardi 14 février

 

Un Juif déclare à la radio juive de Toulouse qu’ayant lui ou les siens subi déjà six agressions maghrébines il préfère aux « Arabes » les affidés de Marine le Pen. Le responsable de l’émission se récrie : délit de « racisme ». C’est donc être raciste que d’éprouver quelque répugnance à fréquenter des gens qui vous agressent.

 

Les petits grains de mon chapelet, quand je les laisse choir d’une voix murmurante, quel Ange les picore ?

 

A « Sud Radio » on se préoccupe beaucoup des trucs les plus efficaces pour une sexuqui soit succès. Ma foi, si c’est tout leur art de vivre ; s’ils se contentent de ça …

 

Mercredi 15 février

 

Que nous manquerait-il si nous manquait l’oiseau ?

Le soupçon volatil qu’existe l’angelot

 

Un journaliste en mal d’épopée parle d’un « bras de fer » entre Hollande et Assad

 

Vendredi 17 février   Florian

 

Exégètes, argyronètes de la foi ; effleurent ; ignorent les profondeurs de Dieu

 

Une société saine doit éviter, nous dit monsieur Macron, expert en politique bio, les « conservateurs »

 

Barra zammer, en dialecte tunisien , « va te faire foutre » : voilà une locution à mettre dans sa trousse de première nécessité

 

Samedi 18 février

 

« Et il se mit debout » : debout sur les heures, écrivait Joë Bousquet, cet alité perpétuel, ce condamné à la sublimité.

 

La simple joie animale d’être bien dans sa peau. Lézarder, sans autre idée  qu’une idée de lézard, dans une égoïste paresse.

 

Un rocher tout fier   d’avoir chassé    son dernier granule de neige

 

 

 

Dimanche 19 février  Villard

 

Difficile d’être présent à la Présence

On est en décalage on est en dissidence

On rêve sur ses skis d’un brûlant Sahara

On fredonne au Salut un scabreux « ça ira »

On vire au vieux et l’on joue à l’adolescent

On est à la Présence hélas toujours absent

 

Peur islamique de la croix du cochon et du cocufiage

 

Dans quel pays sommes-nous ?  Petite affiche dans le car-navette du Bois Barbu : « Lag-Park airboards – snake gliss yooners »

 

Lundi 20 février

 

Trop de livres hélas et pas assez de chair

 

Etat de grâce ou état de crasse : on n’échappe pas

 

Ah ! Se pendre à un spaghetti !

 

(Carrère) « les gens qui se déclarent apolitiques /…/ sont de droite ». Vieille rengaine !  Casserole crevée.

 

 

 

Mercredi 22 février Villard

 

Des petits rocs   dévêtis de leur doudoune    crient « bientôt l’avril ! »

 

La même mélodie de Brassens sur l’ubac chante « il n’y a pas d’amour heureux » et sur l’adret « je vous salue Marie »

 

Comment chacun se garantit-il de la titillation de n’être rien, de la trituration que  « rien n’est » comme le murmure, morne et morose, Besme dans La Villede Claudel ?

 

Quel joyau vaut l’étoile de Vénus ?    Quelle star en fera son améthyste ? Quel cambrioleur l’en détroussera ? Nous te saluons bel astre invendable

 

Jeudi 23 février

 

Notre belle langue fait de la paix, à une lettre près, le pain, et telle est je crois la leçon eucharistique : si vous ne mangez pas à la table du Christ vous serez d’âge en âge artisans du pétrin

 

(Char) « émerge autant que possible à ta propre surface », oui, et immerge autant que possible à ta propre profondeur

 

(Char) « Si ce n’est pas le capitaine, sur la passerelle du navire, qui dirige la manœuvre, ce sont les rats ».

Qui nous dératisera ?

 

Au jardin des oliviers la chair et le sang dorment ; seul l’Esprit les éveillerait

 

Samedi 25 février

 

Un être à barbe me semble carnavalesque

 

Je peux prier Jésus Marie   Ne peux prier Renan Loisy

 

Le Saint-Phlin des Déracinésserait « négligeable pour des hommes d’action /…./ parce qu’il n’est pas encore né ». N’être pas né fut et ne cesse pas d’être mon cas. Mais Montaigne me réconforte : « ce naître n’achève jamais et jamais n’arrête ».

 

Dimanche 26 février  Villard

 

Une coulée de soleil auroral sur une échine de roc

 

La vie rogne l’espoir affûte l’espérance

 

Si contents les rochers    de s’être dévêtus   de leur suroit !

 

Une neige haillonneuse implore en vain le ciel

 

Lundi 27 février  Vercors

 

(Char)    « si /…./ vous rencontrez la foudre au visage d’écolier allez à elle, oh, allez à elle et souriez lui car elle doit avoir faim, faim d’amitié »

 

Des nuages se forment déforment se disloquent reloquent  et toi qui les reluques, vieux schnock, dans quelle humide nébuleuse d’idées te situes-tu ?

 

Mardi 28 février  Villard

 

« Vous consultez les informations, l’idiotie vous submerge » (Sollers)

 

Serrée entre des bancs de nuages gris, épais, une lanière de ciel d’un bleu ferme et tendre, azurée, plus délicat que tous les bleus de pur beau temps …lanière ? non, c’est un parc où se promènent de nonchalantes nuées bistres ou blanches

 

Sollers cite Flaubert : « La bêtise humaine, actuellement, m’écrase si fort que je me fais l’effet d’une mouche portant sur son dos l’Himalaya » ; ou encore : « La Sottise est naturelle au pouvoir » ; ou encore : « Il y a des idiots partout, puisqu’il y a partout des journalistes »

 

Mao ne fut qu’un capitaine de cloportes    C’est Confucius en fin de compte qui l’emporte

 

(Sollers) « La pulsion de mort est plus ténébreuse que prévue. Goulag, Shoah, Hiroshima, Allah »

« Ah, ces Français du vingt-et-unième siècle, quel souk ! »

 

 

S’étonnent-ils ces arbres   De leur nouveau printemps     De leurs feuilles vert tendre ?     De vivre ce miracle ?

 

J’imagine le moindre des volatiles nés de la main du Créateur vibrant de rire à considérer le vol lourdaud de nos avions

 

Une terre labourée aux mottes aplanies est comme une feuille sur laquelle le doigt de Dieu va tracer des signes céréaliers

 

Mercredi premier mars

 

Hannah Arendt cite la Cité de Dieu (XII, 21) : « Initium ut esset homo creatus est »

 

(Günther Anders) « L’absence de futur a déjà commencé ». « Nous ne vivons plus dans une époque mais dans un délai ».

 

Du singe au cyborg ?

 

Jeudi 2 mars

 

Dieu piétiné par trop de mots pieux

 

« Cher collègue » : aurai-je été de qui que ce soit quelque jour que ce soit une fois le « collègue » ?

 

 

Vendredi 3 mars

 

  1. Labarbe (sic), spécialiste de l’éphébie, note que l’on est éphèbe d’abord à seize ans, on se coupe alors les cheveux ; deux ans plus tard on est éphèbe à temps plein : c’est l’hêbê. (C’est la barbe).

Hé bé !

 

Hèbètude  le moment où la barbe point    le crépuscule de la beauté

 

Lévi-Strauss : « Je hais les voyages »

 

Selon Heidegger le philosophe est un perpétuel « débutant »

 

Le ouide l’homme infecté de darwinisme est tout triste d’être privé de son stiti

 

Samedi 4 mars

 

Mars  prompt   bref coup de faux ; mai  non moins bref  mais moins tranchant  un rai de miel plutôt

 

 

 

Cette nuit, encore une pollution. Je méditais hier soir sur le divin Cœur de Jésus.

 

Ilsveulent nous rendre honteux de revendiquer notre identité française

 

La doctrine à haute dose c’est un risque de toxines, d’orthotoxines

 

Dimanche 5 mars

 

La pilosité invasive perpètre le pillage des grâces de l’imberbe

 

Etre barbu ou ne l’être pas : les raisons de se raser ou ne pas se raser sont diverses. Beaucoup de barbes sont des protections contre telle ou telle avarie du visage; d’autres soulignent la férocité d’une religion rébarbative. Daniel Brottier, pourquoi s’offrit-il le luxe d’une barbe longue et drue qui tombait de sa lèvre telle un stalactite ? Je pensais que dans tous les cas le barbu par cet attribut s’affiche allergique à la pédérastie ; j’imaginais mal l’amour socratique compatible avec un supplément pileux. Mais Léonard de Vinci me déconcerte.

 

« Louer son ventre pour faire un enfant ou louer ses bras pour travailler à l’usine, quelle différence ? » La Bruyère écrivait voilà trois siècles et des poussières : « Tout est dit, et l’on vient trop tard … » Mais non ! Une stupidité de ce calibre, une si énorme ineptie, nul homme, si génial fût-il, n’était en mesure de la proférer avant l’époque de la « PMA » et de Pierre Bergé. 

 

 

Les canines d’un enfant ce sont les câlins de son sourire

 

(Broch) « cette voix du pays natal qui toujours brise toutes les frontières /…/ résonnant au-delà de toutes les frontières »

« L’amour est discrimination »

 

Lundi 6 mars

 

Le continent de la continence est peuplé de beaucoup d’eunuques involontaires

 

Sans Toi dit-on mon Dieu je n’ai rien      avec Toi non plus je n’ai rien

 

(Hâfiz) « Jamais ne mourra celui-là dont le cœur vit de désir »

 

(Quignard) « Là où le corps cherche son plaisir l’œil ne contemple pas ». La converse : là où l’œil contemple le corps est interdit de plaisir.

 

Mercredi 8 mars

 

(Heidegger) Les sciences ont « leur source dans la philosophie », « elles n’ont pas la rigueur de la philosophie »

 

(Hallâj) « La sagesse ce sont flèches aux cibles des cœurs croyants dont Dieu est l’archer invisible »

 

Quignard voulant faire bref lâche une ineptie : « L’amour pour le Père s’appelle la politique » ; il n’est chrétien qui ne distingue le pouvoir de la piété. Freud le fourvoie en une autre ineptie : « La jouissance est asociale. Chaque éjaculation affaiblit le besoin social. La fréquence des plaisirs augmente l’individualisme. L’inhibition sexuelle favorise l’obéissance à l’autorité du groupe ». J’ai vécu exactement l’inverse.

 

Un priant exagéré, n’est-ce pas un accapareur de biens célestes ? Mais les stocks de grâces sont tels que l’annonce « en rupture » ne peut être raisonnablement envisagée. Plus on les implore plus on en est pourvu.

 

Coït : chevauchée des Vals-Culs rient

 

A Turin sur un papyrus on voit une femme chevauchant un homme

 

J’apprends dans le même temps que le Président Sissi se met en rogne contre Al-Azhar qui se refuse à condamner résolument la violence islamique que le Cardinal Tauran et sa camarilla se réjouissent, eux, dans leur « dialogue » avec cette Université, de la trouver très décidée à la condamnation.

 

Les religions toutes, en leur principe, non violentes : cette niaiserie était encore énoncée hier soir par le Père °°. Le manque de mémoire est une forme de la charité.

 

(Chateaubriand) « L’incapacité est une franc-maçonnerie dont les loges sont en tout pays »

 

Onze mars  Toulouse

 

La preuve apodictique sinon de Dieu au moins de quelque effet de s’en remettre à Lui est fournie par des bonshommes tels Benoît Labre : sa conduite est absurde, sa bigoterie semble en pure perte, mais ce gueux rayonne, ce parasite porte secours, ce moribond à l’instar du Christ rend la vie.

 

Le psaume 29 – « avec le soir viennent les larmes mais au matin les cris de joie » – décrit l’orbe de mes journées, à l’aube j’ai douze ans disais-je hier à une gracieuse dame, au crépuscule du soir j’en ai quatre-vingt douze.

J’ai joie, puis je gésis.

 

Dieu à la merci de notre merci

 

Le seul homo festivus festivus qui soit décent, honorable, non avili, est celui qui dit avec le psalmiste : « que mon cœur ne se taise pas, qu’il soit en fête pour Toi, et que sans fin, Seigneur mon Dieu, je Te rende grâce ! »

 

Il faut être caréné de caresses pour soussigner le fluctuat nec mergitur

 

Cruelle concaténation : me rendant à un office aux Jacobins, à l’angle des rues Lakanal et Gambetta, tandis que je dépose une lettre dans la boîte postale du lycée Fermat deux beaux garçons me frôlent, double coup au cœur ; les relaie l’ordre sévère et sublime des puissantes colonnes de l’édifice religieux ; la pierre séculaire après la chair séculière ; la vie en son frémissement d’éphèbes, séductrice, à laquelle se substitue la grave liturgie dans le sublime vaisseau de briques. Deux beautés inconciliables ? Elles se joignent à la clef de voûte de mon oratoire intime

 

Prêtre : hyper-être

 

Coït : l’acte est ridicule et par chance le mot l’est aussi

 

Dimanche 12 mars

 

Il est un type d’hommes  taillés en sacristains ou bedeaux ou brancardiers de Lourdes ; on les reconnaît à un je ne sais quoi de clérical

 

L’eau vive de l’Esprit ne coule pas dans les canaux d’arrosage dogmatique

 

(Chateaubriand au livre XXXVIII, 13)  « Il est des axiomes généraux qu’on met devant soi comme des gabions ; placé derrière ces abris, on tiraille de là sur les intelligences qui marchent »

 

Se rouler de rire dans la couette son zéro social

 

Lundi 13 mars  Toulouse

 

Toilettage du Coran. Quand on l’aura nettoyé de ses scories ce sera un admirable supplément à la Bible

 

Quand l’usine mentale est en activité

Le silence de Dieu ne peut être écouté

 

De tous mes écrits faire un tapon

 

Un pigeon blanc un pigeon noir

Sur des tuiles grises et roses

C’est ainsi que l’aube propose

Ses beautés    Que sera le soir ?

 

La philosophie, selon Heidegger, « science certaine, absolue »

« La philosophie, en guise principielle, est cette attitude ou façon particulière de se tenir, sur le mode de la connaissance, en rapport à l’étant en tant qu’être (sens d’être), où, alors même que se tient ce rapport et pour qu’il ne cesse de s’entretenir, c’est chaque fois de l’être (du sens d’être) de l’avoir (cet avoir qui caractérise la tenue de l’être-en-rapport) que tout, en même temps, dépend décisivement »

 

Quand les langues se font la nique : eksecho, en grec = être saillant, supérieur ; en latin ex-aequo,c’est ne  l’être pas

 

Mardi 14 mars

 

Allégé du Credole plaisir à gogo ?

 

L’aimer en tout en tous, oui. Le préférer à tous, à tout : oui, mais.

 

Agapè, est-ce refoulement d’éros ? Ce serait alors le plus contre-nature des amours contre-nature

 

Un qui ne reçoit pas les estropiés chez lui

Ni les boiteux ni les aveugles ni ni ni ….

 

(Adonis) la politique, il se peut qu’ « elle se transforme en sac où on déverse les croyances comme des amas d’ordures »

 

Nietzsche, selon Heidegger : « pépinière pour littérateurs », « sécrétant une sale atmosphère pour la pensée »

 

 

Chemin de croix de l’énumération : Quignard nomme tous les chiens d’Actéon et les parties successives de son corps que ces chiens disloquent

 

Contre la curée   le curé    homme mangé

 

Avoir manqué la manducation de lui-même qu’institue Jésus, dans Les Désarçonnés, alors que le sujet-moelle en est bouffer/être bouffé, trahit chez Quignard une timidité devant la chose catholique – peur de se compromettre ? (C’est si peu à la mode, le Credo !)

 

J’aurais pu être un Quignard, ne suis qu’un guignard ; j’aurai eu cependant mon quignon de bonheur, grainé de grâces, long comme un jour sans fin

 

Mercredi 15 mars

 

Entre mes côtes bat le pouls de l’Univers

Il cessera de battre au bout de mon hiver

 

La belle jambe que me ferait une statue en pied à mon nom, un bronze sur socle dans un jardin public,  notice ad hoc !

 

Lire Quignard, c’est rendre infiniment raisonnable (et éminemment secourable) l’acte christique de se faire Dieu comestible, quignon

 

Mallarmé (grand-oncle de Stéphane), le 24 décembre 1793, lit à la Convention le rapport du Général Westermann : « Il n’y a plus de Vendée. Elle est morte sous notre sabre libre. J’ai écrasé les enfants sous les pieds des chevaux /…/ »

 

Jules Delahaye, le 23 novembre 1892, définit la politique : « la curée, au grand soleil, de la fortune des citoyens, des pauvres, des besogneux, par des hommes ayant mission de les protéger »

 

Jeudi 16 mars

 

Etrenner comme il faut la peine de ce jour

C’est la grâce Seigneur qu’aujourd’hui je demande

Et une joie en sus qui de rien ne dépende

Que de Ton bon vouloir et Ton immense amour

 

Le film Rashomonest, en son finale, évangélique : Rasho y devient un Bethléem ; l’homme est mauvais mais

chaque fois que paraît un tout petit enfant

c’est Jésus qui s’annonce et un monde innocent

 

Vendredi 17 mars

 

Dans le lagon de l’âme morte Clapotent les paroles vaines   Mais la pépite d’or du psaume   Dans les remous de l’onde émue  Dessine de divines orbes

 

Un mot suffit parfois pour changer d’aiguillage

Un mot qui ne soit pas venu du marécage

Du moi de ses moiteurs de son narseux pacage

Mais de l’Agneau de Dieu davidique agnelage

 

L’amour calme et définitif d’un rocher peut donner l’idée d’un sol absolu

 

Traiter de « jeune homme » un évident octogénaire c’est une manière atténuée, par douce dérision, de l’assigner à son grand âge. « Jeune homme », c’est certes plus gentil que « vieux schnock », mais ça revient au même.

 

Samedi 18 mars

 

Chauvir est le verbe préféré de Quignard. Chauve-qui-peut, me dis-je.

 

Quignard approuve Jésus disant « ne jugez pas » dans une page où il juge lui-même avec impétuosité,  se permettant de susurrer que cette injonction n’a eu aucun effet sur le christianisme. Sur lui, certes !

« Epechô en la bouche de Jésus : j’arrête d’obéir, je quitte la meute – j’écris » : trois erreurs si énormes qu’on incline à les croire des impertinences calculées. Jésus s’est voulu obéissant jusqu’à la mort, n’a jamais quitté la meute (ces foules qu’il instruit), jamais écrit (qu’une fois sur le sable). L’auteur de cette phrase stupide a-t-il, lui, quitté la meute ? Pas celle des maisons d’édition !

 

Dimanche 19 mars Arize

 

 

Le silence palpitant d’une eau de source fait une basse continue au chahut rieur d’une harde d’enfants

 

La ribambelle est toujours belle

Quand elle est une fleur d’enfants

 

Pauvreté des mots : comment dire les godasses de Van Gogh aussi dru que la peinture qu’il en a faite ?

 

Lundi 20 mars

 

(Beethoven) « Je ne connais d’autre supériorité que la bonté »

 

(Browning) « How is it under our control   To love or not to love ? »

 

Piété (participe) et piété (substantif) : leur synapse. S’incliner dans l’oraison pour mieux se tenir debout.

 

Une autre niaiserie de Quignard : « La plus terrible théocratie que la terre ait connue (le christianisme) ». Que suit un mensonge par omission : citant le « mè krinete» de saint Jean (VII, 24) il omet la suite : « mè krinete kat’opsin, alla tèn dikaian krisin  krinate », apparemment sans se douter qu’il juge lui-même sans justesse, sans justice.

 

(Adonis) « J’ai beaucoup de cheveux blancs sur la tête, Mais dans les entrailles je n’ai que les poils follets de l’enfance »

 

Mardi 21 mars

 

Psaume 84 (c’est mon âge) : « La vérité germera de la terre et du ciel  se penchera la justice ». M’apparaît ce matin en extrême clarté que justice n’est pas affaire à confier aux hommes – ils ne sont pas capables – mais faire la vérité, oui, et quand celle-ci, ôtée l’ivraie des idéologies et utopies, germera, alors pleuvra (mieux que penchera) la justice.

 

(Anders) « Ce à quoi je ne peux rien ne m’intéresse pas ». C’est ainsi que ne m’intéresse plus, hors mes diversions (musique, balade), que la prière.

 

Les êtres beaux me sont interdits parce que beaux, donc sacrés. Les êtres laids me sont interdits parce que laids, massacrés.

 

Mercredi 22 mars

 

Deguy, Comte-Sponville, ont de l’estime pour Hollande : ça juge la capacité politique des philosophes. (J’y ajoute, sept mois plus tard, Françoise Héritier : cette disciple de Lévi-Strauss a milité ardemment pour cet imbécile).

 

Je suis Bonnefoy en son refus des gnostiques, mais le refuse quand il énonce : « Pourquoi la mort, oui, mais la mort existe-t-elle puisque l’existence particulière ne fait qu’un avec toutes les autres dans l’univers ? /../ » C’est se payer de mots, se tromper sur soi et sur l’un. Lanzmann, au contraire,voit dans la mort « un scandale absolu ». Et Claudel : « Vous avez mis dans mon cœur l’horreur de la mort, mon âme n’a point tolérance de la mort ! »

 

On ne pourrait parler en vérité de la mort que dans le moment où l’on perd tous les mots

 

(Bloy) l’auto, « hideuse machine /…/ qui pue et qui écrase, quoi de plus crétin que de faire 150 kms à l’heure » ; le sport, « moyen le plus sûr de produire une génération d’infirmes et de crétins malfaisants » ; la « cervelle en boyau culier » d’une bourgeoise ; la charité, « maladie contagieuse de Jésus ». « Contempteur absolu du Nombre, je me glorifie de n’avoir jamais voté et je ne crois à aucun avenir politique /…/ J’attends Dieu seul et Notre Seigneur Jésus Christ est mon prétendant. Quand on me parle d’autre chose, c’est comme si on me jetait au visage de la boue et des excréments ».

Son Journal s’ouvre sur la « visite de Georges L. qui « ment comme un musulman ».

 

Jeudi 23 mars

 

La parole de Dieu transmise par les textes

Ressuscitez-la dans les tierces et les sextes

Que l’office l’éveille du tombeau des mots

Elevez votre voix élevez vos rameaux

Et ce que ne peut pas votre théologie

Vous le pourrez dans la divine liturgie

 

« ce monde, qui est le seul » : non, Bonnefoy ! Il y eut d’abord le monde intra-utérin, il y  a les trois mondes du phénomène humain

 

(Bloy en 1892) « Aujourd’hui le catholicisme est devenu comme une espèce d’aristocratie pour la pensée »

 

Vendredi 24 mars  Toulouse

 

Montaigne, quand il cite Térence (I, 39) – « Vah ! quemquamne hominem in animum instituere, aut Parare, quod sit charius quam ipse est sibi ? » – (« et comment se peut-il qu’homme se mette en tête d’aimer quelque objet plus qu’il ne s’aime lui-même »), se doute-t-il que c’est la pensée de Thomas d’Aquin ?

 

Les tuiles éclairées d’un soleil pâle en attente des pattes irréfutables de quelque pigeon

 

(Bloy) « la niaiserie apophtegmatique des protestants », la « crue extraordinaire de bêtise de la littérature cléricale »

 

(Saint-Exupéry) « Celui-là n’habite point le même univers qui habite ou non le royaume de Dieu »

 

Le catholique, cancane le calviniste soucieux de purger son  culte et son calendrier, souffre de sancticémie

 

Samedi 25 mars

 

Il n’est philosophe, si serein, si impavide qu’il affecte d’être, qui ne marque son irritabilité par quelques coups de griffe : c’est lisible chez Spinoza, chez Kant, chez Heidegger, même chez Husserl.

 

Bloy répartit ainsi les péchés capitaux : orgueil, envie, colère, paresse chez les adorateurs du Père ; avarice et gourmandise chez les adorateurs du Fils ; luxure chez les adorateurs de l’Esprit-Saint. « C’est parmi les luxurieux », insinue-t-il, « que le Paraclet ramassera son troupeau ».

 

Sainte-Beuve (II, p. 303-4) escamote, évoquant le chapitre de Montaigne sur la solitude, l’alinéa où le christianisme de celui-ci est patent. Pardi !

 

En novembre 2013 les fanatiques de la Licraexigent le caviardage partiel du Salut par les Juifs

 

(Zola) « Si je voyais un miracle incontestable, cela me gênerait beaucoup.Je n’y croirais pas. Cela créerait un duel entre mes sens et ma raison, je n’aurais plus mon équilibre. Cela serait dangereux pour moi ». (Cette niaiserie date de 1893). Pauvre raison zolâtre, si chatouilleuse, si étriquée !

 

Dimanche 26 mars  Toulouse

 

J’aurai plus de trente années durant feuilleté face à moi la page de briques de meneaux de mirandes, ensoleillée ou embrunie, du Collège de Foix qui me rapatrie dans la culture médiévale fondée en ferme foi

 

(Au jardin botanique)  Ah ! Bel hêtre pleureur tardif à revêtir    Ton larmier de feuillage ! Ah qu’un prompt repentir  T’engage incontinent à de pleurs te pourvoir ! Ce n’est plus l’hiver Nu je ne veux plus te voir Mais te veux éploré dans ta verte vêture Et paré de rameaux pendants c’est ta nature

 

Deux bébés  même ber   un de celluloïd  l’autre de peau

 

Un coq infatué   vient claironner       sous mon nez

 

Cet être minuscule ayant la forme humaine

Comment ne pas aimer sa curieuse dégaine ?

 

Une flache  un gamin saisit des feuilles  les y fait amerrir

 

Une flache   un gamin    lançant de petits cailloux  y fait des ronds

 

Le même armé d’un bout de bois s’échine à fendiller la boue humide

 

(Bloy) « 1° Tout ce qui arrive est adorable  2° Accord parfait de la liberté divine et de la liberté humaine. De toute éternité, Dieu saitque, tel jour, tel individu accomplira librementun acte nécessaire  3° Enfin tout ce qui n’est pas strictement, exclusivement, éperdument catholique doit être jeté aux latrines »

 

Lundi 27 mars

 

Se repentir de Lépante ?

Un Lépantir ?

 

Bloy, Claudel, deux éléphants dans le magasin de porcelaine de la porcine et positive impiété

 

 

De Bloy : « la pauvre jeunesse qui fut mienne /…/ et dont je n’ai jamais pu jouir »

« le monde littéraire /…./ hors duquel est évidemment le salut »

« Voir dans chaque mot de l’Ecriture un vase plein du sang de Jésus-Christ »

« vir coïtans et hoc modo cruciatus in muliere ; anhelans »

« Je suis pour l’intolérance parfaite »

 

Mardi 28 mars

 

Une foi pas même capable de soulever un grain de poussière

 

Bloy …To blow ….Souffle de l’Esprit.

« La littérature pouilleuse des livres de dévotion /…/ est /…/ une sorte de langue misérable, ignominieuse, divinement appropriée » à la condition du Pauvre (Jésus)

 

Considérer son prochain comme un autre soi-même ? Non, ce Président de la République, je ne puis m’abaisser jusqu’à lui. Seul expédient : le déboulonner de son socle d’ambitieux parvenu, le reconduire à son innocence d’enfant.

 

(Bloy encore)  Huysmans, après Là-Baset En route, devrait intituler son prochain tome : EN HAUT ; TOUT LE MONDE DESCEND ».

 

Mercredi 29 mars Toulouse

 

L’Esprit- Saint n’exauce en nous que notre demande qu’Il vienne ou tienne en nous

 

(Mère Teresa) « la sainteté n’est pas un luxe pour un petit nombre mais un devoir simple pour chacun de nous »

 

Sur le Pont Saint-Pierre une chaise s’adosse au bastingage, ce n’est pas une cathèdre, c’est un prie-dieu qui invite à s’agenouiller et implorer  la déesse Garonne, cette garce aux brusques emportements dont les flots sont susceptibles de monter jusqu’aux égueuloirs du Pont Neuf. Cette chaise insolite, est-ce un émule de Dali qui l’aura ainsi apostée ?

 

Jeudi 30 mars Toulouse

 

Le vent       lui seul         feuillette ce petit journal

 

L’odeur un soupçon anisée    de la tulipe   corolle ouverte

 

Avec son irénique colt en plastique un môme insurrectionnel mitraille une escadrille de pigeons

 

(Bloy) « la médiocrité inconcevable du clergé »

« – Apprenez, monsieur Léon Bloy, que je suis athée et matérialiste – Fort bien, cher Monsieur, vous me voyez charmé de savoir que je suis en présence d’un imbécile ».

 

Vendredi 31 mars Toulouse

 

Bloy, quel boy !

 

Une femme à burqa mâchonnant sous un tamaris étique quatorze siècles de rancœur coranique

 

Zola, sa « petite couillonnade positiviste dont il s’est fait le Gaudissart » (Bloy)

 

 

(Huysmans, en 1906) « Personne ne croit plus à l’honnêteté des hommes politiques »

 

Samedi premier avril

 

(Bloy)  Nations chrétiennes solidaires ? « Assurément et incontestablement. Elles sont solidaires du même crétinisme, du même goujatisme, de la même lâcheté, de la même férocité, de la même avarice, de la même bicyclette et de la même ignominie ».

 

Le rassemblement liturgique a ceci d’excellent que l’on fait corps  -« tous les membres (I, Cor.,12, 12) /…/ ne font qu’un seul corps ». Il n’est pas deux fidèles à la messe qui pensentle même Credo mais leur communion le dit d’une même voix.

 

 

(Bloy) « Avantage de la laideur sur la beauté. La beauté finit et la laideur ne finit pas ».

 

Gouttes d’eau en colonnes verticales sur la vitre : poème de pluie

 

Selon Bloy l’Eglise enseigne, et tous les saints, que « le salut d’une seule âme importe plus que le soutien du corps de cent mille pauvres »

 

(Psaume 128) « Saepe expugnaverunt me a juventute mea » – je suis en effet méchamment expulsé de ma jeunesse dans toute messe où ne soit pas trissé au bas de l’autel selon le rite tridentin l’ « ad Deum qui laetificat juventutem meam »

 

Mardi 4 avril

 

J’ouvre mes volets     le mot ciel l’étendue bleue ensemble me sont donnés    avec eux le ouiimmarcescible l’action de grâces

 

(Bloy) « le silence /…/ forme la plus meurtrière de l’hostilité »

« Le monde de la Croix et du Pèlerin, si bas »

 

Les bonnes manières mielleuses d’un christianisme édulcoré

 

Mercredi 5 avril

 

(Bloy) Le catholicisme est enterré par « les francs-maçons, les protestants, les juifs, les catholiques »

Huysmans, « avorton des théologales »

« Les imbéciles sont fuyants et imperméables comme des glaires » ; « l’orgueil sacerdotal, le sentiment le plus judaïque et le plus invincible qui soit »

« Dimanche de Pâques / 1859 /. Allant à l’église, entendu le carillon infâme du temple. Rien ne peut être imaginé de plus odieux, de plus intolérable que cette chaudronnerie d’enfer qui suffit aux protestants. Il y a là, m’a dit notre curé, une pauvre vieille cloche catholique âgée de quatre cents ans qui pleure d’entendre les autres ».

« Oh ! l’horreur insurmontable, indicible de nos latrines luthériennes et scandinaves qu’on ne vide pas et qui débordent comme un poème de Gundtvig ! »

 

Les cookiesfournissent une grêle de renseignements sauf celui de s’en débarrasser!

 

Etre cloué à la croix d’un acte manqué

 

Jeudi 6 avril Bolquère

 

Rejeté sur soi comme une herpe marine dans les sables mouvants de l’intranquillité

 

J’apprends à mon ombre à ne pas trop glisser sur la neige durcie

 

Selon comme on règle son objectif l’être désiré se trouve tout proche (dans quelque rue Gît-le-Cœur) ou bien s’exile, ange ou zombie, dans une Terre Adélie de mémoire délébile

 

Si je vais jusqu’au fond de mon ciel intérieur

J’entends la rumeur de Tes eaux vives Seigneur

 

Cette lune en peine d’être pleine se donne du mal pour ressembler à un nuage

 

(Bloy) « les ecclésiastiques modernes à figure de mouflons ou d’aligators »

« Lecture fastidieuse des journaux. Toujours la compétition des canailles pour la Présidence de la République infâme que Dieu confonde ! »

 

Samedi 8 avril Bolquère

 

Comment  t’appelles-tu demandai-je au torrent ?

Il ne me répondit que par un hurlement

Mais de cette avanie il se fit un viatique

J’allai d’un pas plus gai plus gaillard élastique

J’aurais marché sur l’eau je dédaignais les ponts

J’aurais fendu les flots  par versets et répons

 

L’eau n’a rien de mieux à faire quand l’occasion s’y prête que de dévaler

 

Narcisse en sa chambre d’échos   Se caresse le poil des mots

 

Il fait si beau  que des cumulus ont décidé    de prendre l’air

 

Je me sentirai génial quand mes vieux croquenots ou mes vieilles galoches auront l’air de celles ou de ceux de Van Gogh

 

Une flamme  en forme de virgule   orpheline de sa phrase

 

(Bloy) « C’est avec le fumier de Virgile, d’Horace, d’Ovide et de Cicéron que l’Eglise obtint la fleur merveilleuse /…./ qui s’est nommée la Raison chrétienne »

 

Dimanche 9 avril

 

Le vieillard manque de tact. Il n’a pas su jusqu’où on peut aller trop loin.

 

La débandade des nuages ne trouble pas l’étang gelé

 

Laisse venir à toi les mots de quand tu ne savais pas parler   les mots d’enfance au liséré de toile bise et de ruban rose

 

Virtuose de la longévité il excelle au récital des trémolos vocaux et tremblements jambiers ; on le voit vacillant sans s’affaler sur les échasses de ses dix fois dix ans, et l’on applaudit ; il s’en va sans fausse note petit pas à petit pas vers la cadence finale du  trépas, et on l’honorera d’un Te Deum.

 

Je note à nouveau la phrase-seuil du Journal de Bloy :

« Visite de Georges L., qui ment comme un musulman ».

Pascal, selon le même : « scepticisme noir », « occulte médiocrité »

 

Silouane prête à Dieu cette prière : « Je ne vous demande qu’une chose, mes pauvres enfants, c’est de ne pas tomber dans le désespoir »

 

Pour Bloy Lourdes est devenu « le gouffre central de la sentimentalité contemporaine » ; les « Pères Augustins de l’Assomption » lui paraissent des « prêtres épouvantables »

« Selon le doux protestantisme, le Dieu de Moïse est un paternel et ineffable gaga qui ouvre les bras à tous ses enfants indistinctement »

 

Lundi dix avril  Bolquère

 

Les potentilles ont l’air de méditer sur l’opportunité d’enfin s’ouvrir ; ce sera un jaune qui s’ajoute en catimini au jaune entêté des panonceaux et au jaune épisodique du petit train

 

Lorsqu’à midi un dix avril   S’ouvre en Capcir la potentille      Crayonner un ainsi soit-il    Soit ma religieuse estampille

 

Ça grouille sur cette motte        un caviar de fourmis

 

(Bloy) « Je me suis fait marquis du marquisat de moi-même »         le Roi Bloy !

 

Mardi onze avril  Bolquère

 

Un tout petit nuage blanchâtre joue à feindre d’être la lune ; l’une ou l’autre se dit-il ; mais pfuitt ! l’on n’y voit plus que du bleu

 

(Bloy) Tolstoï, « le célèbre crétin moscovite »

 

Dans le ciel un fantastique oiseau  de fibres nuageuses aux ailes ébouriffées

 

Mercredi 12 avril

 

Tu es Seigneur le rocher qui m’accueille  mais que d’épines autour de Toi !

 

Prenant de l’âge on prend malgré soi de la gîte et volontiers la tangente

 

Jeudi Saint 13 avril

 

Je suis dans l’an quatre de mon cacochymat

Marri ? confondu ? Non fier de n’être pas mat

 

(Bloy) « J’ai l’âme si désemparée que je lis des chapitres de Montaigne »

« Quand on ne mange pas Dieu, on doit s’attendre à être mangé par les chiens. C’est l’avenir de la France apostase ». Cette prophétie a un début de réalisation avec l’insulte raciste(« sous-chiens ») de madame Bouteldja

 

(Rémi de Gourmont) « La parole de Dieu n’est supportable qu’en musique »

 

 

Vendredi 14 avril

 

L’âne qui veillait sur l’Enfant de la crèche à Bethléem ressuscite à Jérusalem pour être la monture de Jésus accablé de la fausse gloire des palmes et des brames

 

Le jacuzzi de tendres toisons des agnelets en bergerie

 

(Coran, 98, 6) « Oui, les incrédules, parmi les gens du Livre et les polythéistes, seront dans le feu de la Géhenne pour y demeurer éternellement, voilà le pire de l’humanité ». Une lecture probe de cette sourate oblige à comprendre que les « gens du Livre », qui se distinguent mal des polythéistes (voir les sourates 5 et 9), sont incrédules s’ils persistent à ne pas croire  « un Prophète envoyé par Dieu », lequel  ?  Devinez.

 

(Bloy) Napoléon, « d’un point de vue tout à fait supérieur /…/ le Raté grandiose, l’Infirme colossal »

(Son ancien propriétaire)   « Coiffé d’une casquette sordide, il marcha comme un vieux lancier de la préfecture, dans un immémorial pantalon à la semaine dont le fond gravitant vers les mollets donne l’idée d’un bastingage contre l’artillerie éventuelle des coups de souliers dans le fondement »

 

 

Je n’en suis même pas à laMéthode rosede l’art d’aimer ; mais la Méthode rossede l’art de l’étrille, je l’ai si bien assimilée que me voici un Cziffra  des lazzi

 

Samedi Saint 15 avril

 

C’est parce qu’il a dit beaucoup de mots d’amour à des courtisanes que Charles de Foucauld peut s’adresser du fond de ses tripes à son « bien-aimé Jésus ». Autrement dit : il faut avoir été prodigue pour se jeter aux bras du Père

 

« Là, rôdent les renards » (Lamentations) ; est-ce cette sorte de renard que je suis moi-même, ou celui du Petit Prince ?

 

« caritas etamor », dit l’hymne

 

Se laisser couler dans le sans-souci

 

(T.S. Eliot) « April is the cruellest month »

 

(Bloy) « L’art n’est pas mon but, mais seulement un instrument dont j’ai appris à me servir comme d’une épée ou d’un canon /…/ Je donnerais tous les artistes du monde et tous les chefs-d’œuvre de l’art pour l’Oraisondominicale dite par un mendiant au bord d’un fossé »

 

Dimanche de Pâques

 

Pour Bloy, il suffit d’un seul catholique, et l’Eglise est là, toute, intègre. Mais l’Evangile suggère qu’on soit au moins deux ou trois.

 

C’est la vulgate qui ajoute dans la traduction du livre de Tobiele chien qui « montrait sa joie en caressant de la queue ». Bloy note que la nouvelle exégèse (Loisy) dédaigne cette joie caudale ; « j’en connais un », note-t-il (un certain abbé) « que la queue du chien de Tobie empêche de dormir ».

 

Lundi 17 avril  Argelès

 

(Montaigne) (III, 2)  « Je me contredis bien à l’aventure, mais la vérité, comme disait Démade, je ne la contredis point ». Démade, non Augustin ?

 

La lune de miel puis la lune de fiel et là pas de quartier

 

(Bloy sur Le Mystère de la Nativité de Maurice Bouchor) : « L’allégresse infiniment humble de ces animaux sans péché qui n’en peuvent plus de savoir que Jésus va naître »

 

Machines à nous machines à vous   machines à sous  machines à soues   machines à dessous machines à sens dessus dessous   machines à trente-sixièmes dessous

(Cette litanie jaillit dans le jardin public d’Argelès ; le casino qui le borde affiche en capitales blanches dans un cartouche rouge : MACHINES A SOUS. Ah ! Ces assoussinats !)

 

Bloy = Nietzsche. Même moustache.

 

Les violeurs d’enfant sont abominables, mais la « pédophilie » devenue un thème pandémique (une thématique) est une infection de la conscience collective au moins aussi néfaste, couplée comme il se doit en régime d’hypocrisie totalitaire avec l’initiation au sexe dès la maternelle : moraline et viol moral

 

Mercredi 19 avril Argelès

 

La mort est cette amie enfin qui sera fidèle au rendez-vous

 

Il m’arrive d’implorer la tendresse d’un roc et de le caresser comme j’eusse voulu caresser un cerf

 

Je jouis de l’occis maure comme de l’oxymore

 

Jeudi 20 avril   Argelès

 

Ma tunique de Nessos : je suis un brûlé du troisième degré par le manque à jouir

 

Une graminée énervant sa petite ombre sur un petit roc

 

Le ciel se change en aquarium pour que s’y effile en queue de poisson le gaz lâché par un aérodyne

 

Elections : onze candidats. Le foot politique. Quelle est l’équipe adverse ? Le peuple français. Mais ces onze, devant la porte dorée du pouvoir, forment une équipe dessoudée au possible, chacun veut avoir le ballon ; et l’on ne se passe rien.

 

Comme il est beau le Léviste coiffé de son bonnet rose du soir !

 

Vendredi 21 avril

 

Le viol des enfants est la sinistre inversion de l’évangélique « laissez venir à moi les petits enfants » ; la « pédophilie », concept d’inquisition, a  pour corollaire qu’on se met en frais de faire en sorte qu’il n’y ait plus de petits enfants mais des petits cochons qui dès la maternelle se flairent le cul et se tripotent le con

 

(Bloy) « Une concierge extraordinaire qui roucoule en poitrinant avec une dignité de vieille pintade qui se croit encore de la devanture »

Les pudeurs de Brunetière lui inspirent cette saillie : « une âme de vieille religieuse dans une culasse de sous-officier prussien »

 

L’homélie de notre clergé est d’ordinaire une coulée de confiture pieuse sur une tartine d’évangile

 

Samedi 22 avril  Vallée du Tech

 

Noli me tangere me chuchote cette anémone sylvie

 

Ces eaux torrentueuses clament dans la langue de la Genèse « mon Seigneur et mon Dieu » et moi je les loue pour cet acte de foi nature

 

Quand vous aurez fini de chantonner, torrent

Pousserai-je à mon tour ma copieuse rengaine ?

Mais il ne se tait pas et je perds vite haleine

Il a, lui, la grande santé de l’élément

 

Nous voici revenus, ô Clamence, à l’homme de Cro-Macron !

 

Dans cette coupe d’air très pur   Aux lèvres de neige et de roc     Puissé-je rêve de l’azur   M’évanouir nouvel Enoch

 

Quelques rocs efflanqués font la sieste sur un hamac d’herbes sèches

 

Ces pissenlits sont fourrés jusqu’au cou dans leur fraise de feuilles indentées

 

L’abbé Mugnier, selon Bloy, était un « serviteur de Mammon, à figure de vieux renard qui retrousserait sa soutane, pour entrer dans l’étable de Bethléem /…/ domestique des esclaves du Démon /…/ Qu’il retourne à ses chiennes de Sainte-Clotilde  /…/ »

 

La différence entre soupière et pot de chambre, à y bien regarder, n’est guère sensible

 

(Bloy) On sera jugé sur « les larmes qu’on a répandues et les larmes qu’on a fait répandre, capital de béatitude ou d’épouvante e !

 

Accepter de servir la femme corps à corps

Fut toujours une tâche au-dessus de mes forces

Dois-je ce renâcler à mes ancêtres corses

Ou bien est-ce une peur de la « petite mort » ?

 

Escalader les psaumes : ce sont les cent cinquante marches de l’accès au Royaume

 

Dimanche 23 avril  Pont d’Espagne

 

Dans la « besace d’air bleu » que m’a prêtée l’abbé Bégarie j’ai fourré quelques cumulus de beau temps

 

Plutôt que voir un paysage en vrai

Le regarder dans un bidule ouvré

 

Quel bonheur d’être de ce monde et d’être ici

Eternellement sous le souffle du Récit

Etrenné de Joël d’Evangile et de psaume

Heureux d’être homme parce que Dieu se fit homme

 

Un torrent est une partition qui se joue elle-même entre largo et presto

 

Le jeune serveur de l’hôtel du Pont d’Espagne, exemplaire par sa naïveté, sa crédulité, sa parfaite inaptitude à la réflexion critique : il vote Mélanchon parce qu’ « c’est le rêve », « la nature » ; l’islam ? Foin des religions ! C’est fini, les « jeunes » ont dépassé ça !

(Un esprit fort, n’est-ce pas ?)

 

Avoir préféré la cascade à la cacade

Cela fait-il de moi un être singulier ?

J’avoue : au bruit des eaux mon cœur bat la chamade

Et il reste de glace au quatorze juillet

 

Eh bonjour avril ! s’écrient ces petits soldats ces petits soleils ces soldanelles

 

Les adoratrices de Montmartre paraissent à Bloy un « assemblage de créatures laides et répugnantes »

 

(Epicharme)    memnèso apistein

 

Lundi 24 avril

 

Un débile social

 

(Bloy) « un pays /…./ gouverné, hypnotisé, affolé, enragé par un groupe de sots qui ont la chiasse »

« Le suffrage universel est un mal absolu »

 

Heureuse coïncidence : ma prière tardive, et justement inexaucée à saint Antoine de Padoue, hier, a pour immédiate suite un dépliant sur ce « consolateur des affligés ».

Mais qu’avais-je perdu ??

 

Mardi 25 avril  Toulouse

 

Bloy avait pour « admirable ami » Josef Florian.

 

Sur les Jésuites : « Une compagnie si pharisaïque, si médiocre, si laide par tant de côtés »

 

Entrant à Saint Jérôme je vois dans la galerie deux plantes vertes ; les mots philodendron, aspidistra me viennent à l’esprit, et je m’agenouille, heureux de ma mémoire, devant le Saint-Sacrement

 

L’automobile, pour Bloy : « cette hideuse et homicide machine, destructrice des intelligences autant que des corps, qui fait nos délicieuses routes de France aussi dangereuses que les quais de l’enfer et qu’on ne pourra jamais suffisamment exécrer »

Clémenceau : « ce vieux pantin à tête de mort », « un mulet insolent », « vieux gamin décrépit et malfaisant »

 

Mercredi 26 avril

 

Zola, prié d’intercéder en faveur de Wilde, se révèle Zalaud

 

Détournement de fonds : la récitation du chapelet faisant jaillir des étincelles érotiques

 

Vendredi 28 avril

 

Prière, oraison sont ignorées du DictionnaireHeidegger. Ignorées de Heidegger ? Que faisait-il à l’abbaye de Beuron ? Prière, oraison, la manœuvre mentale ne peut les réduire ; elles donnent à l’Etre un autre accès que par le discours.

 

Variation sur un thème usé : Nous sommes un tout petit moment dessus, puis un long moment dessous, sinon pulvérisés ; je ne puis me mettre en marche dans la lumière sans penser à tous ceux que j’aime ensevelis dans l’épaisse mort, et la pensée que je ne tarderai pas à les rejoindre ne me laisse pas, comme on dit, de marbre ; me bouleverse.

 

Puissé-je insecte d’or me dissoudre en un rai !

 

Entre deux cris de coq un coin de ciel plus clair

 

Qu’un enfant te sourie et les livres s’éclipsent

 

La hache à double tranchant du millénaire trois, mise en service au siècle dernier, sera-ce Husserl/Heidegger ?

 

(Bloy) « Mgr Amette, archevêque actuel de Paris, mais surtout archevêque du Paris actuel » (sera un chaud partisan et promoteur de la massacrante Union sacrée)

 

(en février 1908) « la foi est morte », « le christianisme est enterré »

« les catholiques sont si profondément infidèles, dénaturés, idiotifiés, surtout dans le clergé »

 

Samedi 29 avril  Toulouse

 

O nuit plus claire que mon péché je voudrais être extrait de ce puits où je ne vois que ma seule image boueuse !

 

Notre Pape adjurant les autorités islamiques de dénoncer la violence, c’est comme demander à un joueur d’échecs d’appliquer les règles du jeu de dames

 

(Bloy) « La Sainteté n’est pas autre chose que l’épanouissement complet et heureux de l’individualité /…/ Plus on est saint plus on est singulier »

 

Une petite fille à tresse tressautant sur un gazon très sec

 

Au jardin botanique je parle à un merle – noir, ça va de soi ; à l’instant où je lui prononce le nom fatidique de mon ami  passe une dame tout en noir, des pieds à la tête, gantée de noir, cheveux noirs ras, à la garçonne ; elle marche alerte et raide. Messagère de la mort ? Ou duplicate féminin de la grâce que me signifie le passereau ?

 

Affalé au fond d’une poussette un môme semble se résigner mal à s’être fourvoyé parmi les terrestres

 

Dimanche 30 avril  Le Pesquié

 

Artiste de l’esquive  virtuose de la frivolité

 

Sœur Raphaël Desjoyeux, aplatie tout le long des litanies de sa profession solennelle, est une crêpe de consentement pour toute l’assistance et, pour moi, nom et prénom, un caducée de grâces

 

La « manière filamenteuse et collante » des hagiographies, note Léon Bloy

 

Des pâquerettes, à Foix, nichées dans le parapet de la rivière Ariège. Quelle ténacité  à vivre chez ces pauvresses, et quel prodige d’abord d’être nées dans des interstices de pierres !

 

(Bloy)  « un journaliste caligineux, fuligineux, plombagineux, innommable et indiscernable »

« une âme de pot-au-feu qui ne bouillira jamais »

 

Lundi premier mai

 

Le discours sirupieux

 

L’actualité, selon Marina Zvétaieva, c’est « l’action des plus mauvais sur les plus mauvais »

 

(Bloy) « la société chrétienne condamnée sans rémission. Tout est inutile maintenant, excepté l’acceptation du martyre »

 

Pastichant Bloy je dirais : celui qui croit en Christ a droit à coups de trique d’être continûment patraque

 

Les Juifs « aussi imbéciles, aussi aveugles que les chrétiens »

« une époque d’aberration universelle »

« un vieil écrivain demeuré jeune pour mieux souffrir »

 

La sottise des catholiques, « une espèce de monstre dans l’histoire de l’esprit humain. » « Au surplus, toutes les figures ou combinaisons de similitudes supposées capables de produire le dégoût sont d’une insuffisance plus que dérisoire quand on songe, par exemple, à la littérature catholique ».

 

Mardi 2 mai

 

Sur le kakemono de ma vitre   un poème de  gouttelettes

 

Un lopin de purin au pouvoir de lopettes : France 2017 ?

 

Belle interférence : Bobin évoque les ailes du papillon posé sur une herbe qui sont « repliées au point de n’en plus former qu’une seule » ; Beaufret, pour illustrer le dédoublement (Zwiefelt) être/étant, écrit : « Lorsque le papillon est posé sur une fleur, ses deux ailes sont rassemblées l’une contre l’autre, au point qu’on ne voit qu’un là où en réalité il y a deux »

 

Pour une juste estimation de soi, ne pas oublier, la goutte de sperme qu’on fut d’abord, puis un petit animal misérable, et la poussière qu’on sera enfin. Entre ces extrémités il est loisible de faire le Faust, ou le faraud.

 

Mercredi 3 mai

 

« Laissez venir à moi les petits enfants » est un hendécasyllabe qu’une plume pieuse ou alexandrine a parachevé : « blonds » (mais pourquoi pas : « bruns » ?)

 

Il s’en va tout triste parce qu’il a de grands biens. Mais s’il se décide à Le suivre, ne sera-t-il pas tout triste d’avoir perdu ces grands biens ?

 

S’épouiller des punaises de sacristie, n’est-ce pas la tâche la plus épuisante d’un Curé ?

 

En 1910 la presse affirmait que « l’aéroplane » est un « engin de paix »

 

(Carlyle) « Le désespoir porté assez loin complète le cercle et redevient une espérance ardente et féconde »

 

La collision/collusion Bloy/Nietzsche est une étincelle qui, se fût-elle produite, aurait peut-être mouché décisivement les « Lumières »

 

Jeudi 4 mai

 

Faire descendre  l’intellect dans le cœur, c’est la consigne des maîtres spirituels. Mais si l’ascenseur est en panne ?

 

A une date floue – mais est-ce de date ou de strate qu’il faut parler ? – fillea cessé d’avoir plus d’échos dans la chambre de mon cœur que garçon. Mais la même sorte d’émoi me saisit à la vue d’un être fraîchement pubère, quel qu’en soit le sexe.

 

Bloy, en décembre 1910, se définit « un vieil âne très doux sous la menaçante carapace d’un rhinocéros »,

Dans le même temps il pense que « la France lépreuse /…/ semble condamnée à périr »

Ceci encore : « Car voici la loi spirituelle. Chaque fois qu’un homme jouit dans son corps ou dans son âme, il y a quelqu’un qui paie ».

 

Vendredi 5 mai

 

  1. Chamson, a-t-on dit, « était de partout parce qu’il était de quelque part »

 

« Le diable », répondait à Julien Green le Père Lamy, « c’est un beau garçon »

 

Améry  déplorant « la calamité du plaisir conjugal » aurait-il été approuvé par Montaigne ?

 

Rumi, faux bourdon pour Bloy, abeille pour Bobin

 

« Pascal est brûlant de gloire pour de bien moindres paroles », note Bloy, que celle-ci de Lautréamont : « Je suis fils de l’homme et de la femme, à ce qu’on m’a dit. Cela m’étonne. Je croyais être davantage ! »

 

Un distique grotesque mais sincère de mirliton :

Je ne me ferai pas au statut de pépé

Laissez-moi mourir jeune et fichez-moi la paix

 

Bobin, ou Muray qui le raille ? Je ne choisis pas, j’amalgame, je fais des gammes de conciliation

 

Très belle parole de Bobin : « Dans le cœur il n’y a aucun nombre, c’est toujours un, et un, et un »

 

(J. Bousquet) « L’homme n’est pas un point en l’existence de tout, il est l’existence de tout en un point »

« En moi se pense la partie, donc je suis le tout »

« Niaiserie d’une époque où chacun cherche les événements dans le journal au lieu de les voir sur sa route »

 

Papa, maman, causes secondes, c’est grâce à vous que je puis regarder avec tendresse et gratitude mes dix doigts au moment d’attaquer l’allegro molto agitato, que j’agiterai, médiocre virtuose, modérément, de l’Etude numéro neuf en fa mineur de Chopin

 

(Bloy) « Tout ce qui n’est pas la Prière est illusion »

Il refuse l’idée de « deux races juives, celle de Jésus et celle de Judas ». Il a tort !

« la source de pissat d’âne qu’on est convenu d’appeler la Bonne Presse »

 

S         ybarite de l’ascèse par une façon de se réjouir de ses abstinences forcées

 

Gravir ses gravats

 

L’empereur Shirakawa : « Trois choses échappent à mon contrôle, les inondations du fleuve Kano, la victoire aux dés et les moines du mont Hiei »

En régime chrétien, cela donne les cinq choses que Dieu ignore : le nombre de congrégations féminines dans le monde, ce que pense une femme, ce que pense un jésuite, ce que va dire un dominicain au début de son homélie, ce qu’a dit un capucin quand il la termine

 

Dimanche 7 mai (électoral)

 

J’écoute sur « Radio Présence », avant d’aller voter, un prêtre qu’on interroge sur le quartier du Mirail : l’église y est à peu près inaccessible ; les musulmans pour leur commerce grouillent sur les lieux, obstruent ; ne payent aucune patente (au détriment des commerçants …chrétiens) ; les voitures obstruent. La police ? Elle constate, promet. Rien ne se fait. Mais, poursuit cet Assomptionniste, la vie associative est intense, il y a de bonnes relations avec les musulmans. L’émission s’achève par un extrait de sermon de saint Augustin sur le bon grain et l’ivraie qu’il ne faut pas arracher ; en laisser le soin à Dieu. (Sera-t-il plus efficace que la police ? Oui, dans l’autre monde).

 

Rue du Taur, trois gaillards gueulent, l’un d’eux exhibant une croix de bois, « repentez-vous »

 

L’humilité, qui ouvre à la confession de Dieu, dissipe le mensonge d’une prétendue « invention » de Dieu dont se pourlèche l’arrogante sottise des faux philosophes

 

Y aura-t-il un jour qui sera le dernier ?

Mon goût de vivre se dépense à le nier

 

La chair est triste hélas faute d’une autre chair

Que l’on caresserait jusque dans l’interstice

D’un sourire acquiesçant d’une œillade complice

Et ensemble un Salveensemble salve au clair

 

Y a-t-il une place en Enfer où ça ne chaufferait pas trop ?

 

Aimer le prochain comme l’on se hait soi-même

C’est nouvel Evangile et c’est nouveau saint-chrême

 

Novlangue : « Podcast, émission de radio ou de télévision que l’on peut télécharger depuis Internet vers un baladeur » (sic)

 

(Bobin) « J’ai profondément aimé jouer avec des enfants de mon entourage ». Pédophile !

 

Mardi 9 mai Toulouse-Sceaux

 

Au bord du ballast une kyrielle de coquelicots, baisers ferroviaires au voyageur de Dame Nature

 

Etais-je plus près de Toi hier dans mon désarroi ou dimanche dans la liesse torrentueuse du val d’Estours ? L’idée des maîtres spirituels que plus ça va mal mieux ça va est tout de même dure à avaler !

 

Direct Matin, poing quotidien dans la gueule du piéton

 

Un Tauler est un Terray de la varappe spirituelle. Il me terrifie.

 

« le choléra ecclésiastique » (Bloy)

 

La parabole du prodigue : aimer, l’affaire du cadet, hainer, celle de l’aîné.

 

Sept milliards, c’est l’illusion du dénombrement ; la vérité c’est 1+1+1 ….chaque fois unique

 

Une prière de pharisien : je Te remercie, mon Dieu, de ne m’avoir pas mêlé à la tourbe insane des fans du foot

 

L’évêque de Versailles, écrit Bloy, est « empoisonné de gymnastique »

 

« Le crétinisme du monde catholique a quelque chose de surnaturel et ressemble sacrilègement au Repos du Septième Jour »

 

Voilà 72 ans que je piétine dans l’ornière juvénile de mes douze ans

 

(Haïkaï )   Le journal ?   Je suis assez riche    pour m’acheter du papier Q

 

« Y en a marre ! »  cri de ralliement de la canardière

 

Mercredi 10 mai

 

(Bloy) « Pour montrer le mal avec précision, avec exactitude rigoureuse, il est indispensable de l’exagérer »    (Philippe de Néri) « Si vous tenez à tout prix à tomber dans l’exagération, exagérez en vous montrant particulièrement doux, patient, humble et aimable, alors tout ira bien »

 

« La Vérité », écrit Bloy, « doit être dans la Gloire. La splendeur du style n’est pas un luxe, c’est une nécessité » ; mettre l’Art, dont « le propre est de façonner des Dieux », « au service de la vérité »

 

Koan, mieux que Coran

 

« mais bon » …un bouchon que l’on enfonce dans la probabilité

 

En chaque âme, un abîme de mystère

Abyssus abyssum fricat

 

Celui qui croit que « celui qui croit qu’il y a des péchés qu’il ne peut pas commettre n’est pas chrétien » – maxime d’un prêtre aimée par Bloy – n’est pas psychologue

 

« ces chrétiens modernes qui tamisent l’Evangile »

 

Jeudi 11 mai

 

(Bloy) « nos évêques qui sont tous des lâches quand ils ne sont pas des Judas »

« cacogénaire »

« crétinisme complet voulu par Satan »

 

Dédicace de Bloy en décembre 1913 : « Gallia moritura te salutat »

 

(Pour une pub touristique)   Quercy    une autre façon de dire merci au Créateur

 

(Bloy) « Etranger à toute politique et contempteur vomissant du suffrage universel, le ridicule énorme de l’isoloirn’est pas pour me convertir à cette institution d’imbéciles et de chenapans. Je voterai cependant le jour où ma voix aura le poids de vingt mille voix, ce qui n’arrivera probablement pas demain matin. Omnia evomanda et cacanda ».

 

On lui botte le cul et il sourit aux anges

Cela lui fera-t-il gagner des indulgences ?

 

V endredi 12 mai

 

L’esquif de la Parole  le youpala des dogmes

 

Bobin veut sauver cette phrase : « La certitude d’avoir été un jour, ne serait-ce qu’une fois, aimé, et c’est l’envoldéfinitif du cœur dans la lumière »

 

Le temps est une grande illusion dont nous sommes les ombres éphémères ; notre seule tâche est d’accoucher de la vie éternelle, la sage-femme de cette parturition étant la     mère de Jésus

 

(Bobin) « La plupart des conversations d’adultes me laissent dans une nuit complète, mais parler avec un vieillard a du sens » ; les bébés « me bouleversent plus que n’importe quelle œuvre d’art »

 

Bloy cite Jeanne Peurabon : « Dieu, quand j’en parle, est mon pseudonyme »

 

Odon Vallet, à « France Info », hasarde que « la Vierge serait apparue à Fatima »

 

En août 1914 Bloy voit dans les Allemands une « vermine qui sera peut-être remplacée par une autre »

 

Péremptoire et sophiste à ses heures : la sainteté, lâche-t-il, « rien n’est plus facile » : Quaerite primum regnum Dei et justitiam ejus ». Mais cela est très difficile ! C’est comme interpréter sans faute et au mouvement la sonate mystique de Scriabine.

 

(Frédéric II)  « A la guerre, Dieu est pour les gros escadrons »

 

(Bloy) « Chaque fois qu’on jouit dans son corps ou dans son âme il y a quelqu’un qui paie » ; ou encore : « toutes les fois qu’on est heureux, il y a quelqu’un qui paie, et /…/ toutes les fois qu’on souffre, on paie pour quelqu’un »

Il cite Viviani : « La jeune génération catholique, nous l’enterrerons dans les tranchées »

 

Samedi 13 mai

 

On vous fait flairer le thé avant de vous le vendre comme le candidat au Palais Bourbon vous parfume de l’encens de son programme. Le thé une fois en tasse, le type une fois en place, il n’y a plus d’arome, plus de goût

 

La radio chrétienneen ce jour anniversaire de Fatima s’intéresse à la brouille débrouillée entre Bayrou et Macron. Mêler ces imbéciles à l’Apparition mariale !

(Une toile d’Arcabas, Réconciliation, représente deux hommes qui s’étreignent, l’un tout abandonné, l’autre encore sur la réserve et la tête dans le cirage : lequel est Bayrou, lequel Macron ?)

 

(Bloy) « à une certaine profondeur déterminée par le gisement des grands morts, on est bien forcé de rencontrer la Solidarité universelle qui nous est cachée par le mensonge social »

 

Dimanche 14 mai

 

Bloy dénonçant « tous ceux qui /…/ prétendent gouverner les autres en les contraignant à voir ou à penser comme ils voient ou pensent eux-mêmes, sans aucun égard pour la vocation particulière dévolue à chacun de nous »

Le succès, « un diplôme de médiocrité ou un certificat d’ignominie »

« il n’est donné à aucun homme de connaître sa propre histoire »

« tu ne sais pas le nom de ton âme, et par conséquent tu t’ignores toi-même d’une ignorance infinie /…/ »

« Vous pouvez savoir qui vous engendra, mais sans une révélation divine, comment pourriez-vous savoir qui vous a conçu ? Vous croyez être né d’un acte, vous êtes né d’une pensée »

les « marchands de soupe théologique »

 

En manière de dédicace à Maritain Bloy cite Jérémie : « onager assuetus in solitudine »

« La France », aurait dit Mélanie, « est assassinée par ses évêques »

 

(Bobin) « Dans les yeux tout ronds des tout-petits, il y a une confiance qui n’est pas encore entamée /…/ c’est ça qu’on peut retrouver chez un homme très âgé /…/ »

« Ce ne sont pas les poètes qui donnent la plus grande lumière, mais ceux qui ont aperçu une lumière plus grande que la poésie »

 

Si c’est un merle qui entonne   l’alléluia   aura des ailes

 

La lettre tue, c’est écrit dans le Nouveau Testament qui demande ainsi de n’être pas lui-même pris à la lettre

 

Bobin oppose à Lipatti qui joue avec le cœur – collier de notes inaltérables – Gould qui fait « tomber les perles du collier dans un désastre glacé »

 

Pour Heidegger, Nietzsche est le « dernier philosophe allemand à avoir cherché passionnément Dieu », « après Hölderlin, le seul croyant de son siècle »

 

Lundi 15 mai

 

La joie inénarrable de se taire en Dieu

Et Lui dédier ce lai de silence radieux

 

(Bobin)  « l’art double de la plus grande proximité et de la distance sacrée »

 

Contrebandier de l’amour dois-je dissimuler mes larcins ?

 

(Heidegger en 1950) « la sphère du politique /…/ est elle-même mise depuis longtemps hors-jeu par d’autres rapports d’être et mène une vie illusoire » ; quant au journalisme, il est une « manière organisée de déshonorer tout ce qui est langage »

 

Husserl d’Edith Stein : « en elle tout est vrai »

 

Mardi 16 mai

 

A Radio Présencel’annonce d’une présentation au Musée du Vieux Toulouse de lettres de Saint-Exupéry provoque ma lecture de quelques répliques du petit prince et du renard.

Pouvais-je espérer un meilleur cadeau d’anniversaire ?

Encouragé j’appelle à Buzançay le Collège de l’Immaculée Conception. Vainement.

 

Il fait bleu dans le ciel bleu de mes yeux

 

Je me préfère nu qu’orné de dalmatique

N’est-ce pas le ressort de ma secrète éthique ?

 

« Je ne suis pas fait pour ce monde » : mais, Bobin, quand on a publié plus de quinze volumes chez Gallimard, il y a au moins cette présomption  que le monde ne vous va pas si mal

 

Un vœu : sourire en mourant

 

Mercredi 17 mai

 

Une pointe de joie  on dirait comme    une pointe d’asperge

 

(Bobin) « Un minuscule caillou contient tous les royaumes », c’est aussi bien dire que chacun de nous est toute l’humanité, chaque catholique, comme le pensait Bloy, toute l’Eglise

« Toute notre vie n’est faite que d’échecs et ces échecs sont des carreaux cassés par où l’air entre »

 

Jeudi 18 mai

 

(Bobin) « Chaque jour a son poison et, pour qui sait voir, son antidote »

« L’âme est une pierre détachée d’une montagne de lumière. Elle roule jusqu’à la vitre noire de la mort qu’elle fait voler en éclats »

 

Vendredi 19 mai

 

Une fois qu’on est pris dans la chausse-trappe d’être né il n’y plus qu’à attendre l     dernière heure    résigné

 

Dire que la vie est belle c’est au moins lui conférer la beauté de le dire

 

 

Nu  ce tout petit mot inerme   comme un lombric  on n’ose en user sans l’atténuer d’un adverbe intensif : tout nu

 

(Bobin) « Il y a toujours dans un livre, même mauvais, une phrase qui bondit au visage du lecteur comme si elle n’attendait que lui »

 

Samedi 20 mai

 

(Bobin) « Il y a la mode et il y a le ciel, et entre les deux, rien », mais « il y a des modes de tout, même du ciel »

 

Laisser goutter le jour seconde par seconde    En implorant le Ciel qu’il seconde le monde

 

Mourir comme un caillou plonge dans un étang

Quelques ondes de choc puis les risées du vent

Le faire-part serait un trille volatil

Le cercueil un nuage rose ainsi soit-il

 

La pudeur masculine ne viendrait-elle pas de la découverte pubertaire que l’élan d’amour est normalement, vulgairementforcé (conduite forcée) vers une vulve ? Alors on cache son sexe pour se cacher ce désarroi

 

Oubliant que Patricia venait exceptionnellement ce matin, j’ai produit un branlebas de combat, un tocsin de sinistre.  Patricia a alerté Jean-Pierre qui a alerté Marie-Thérèse qui a alerté Colette. Ce pendant j’étais à la messe, tranquille comme baptiste, et aux emplettes, gai comme un pinson. Trouvant sur mon appareil de téléphone au moins sept appels je me suis effrayé …de l’effroi que j’avais causé.

 

Entre berceau et tombeau   quelques loisirs    péter et rouspéter

 

Rue Alsace-Lorraine une fillette agite ses menottes ; comment donc ne pas chantonner : « ainsi font font font … » ; puis, emballé, je continue avec « une souris verte qui courait dans l’herbe … » Préférer les comptines au bel canto, quelle indécence culturelle !

 

(Bobin) « On nous tue à force de nous distraire ».

Terrorisme festif. L’attentat du Bataclan : ilsattentaient à un attentat

 

(Bobin) « Les vieillards sont des livres saints d’os et de chair »

« Le grand âge est le tambour voilé de Dieu »

 

« Souviens-toi de te méfier », signé Epicharme

 

Tout près d’Oran, Onan.

Onaniste plus qu’oranais ? Onan m’aura exclu d’Oran

 

Dimanche 21 mai

 

Bobin voit dans « Ils ne savent pas ce qu’ils font » la parole la plus intelligente jamais dite. Valéry n’en pensait pas moins.

 

Que ce soit garçon ou fille   Suffit que ce soit petit

On se prend à cette vrille   Puérile et l’on sourit

 

Mon chansonnier d’émerveillé se compose d’une seule note tenue : ah !

 

Ce banc était si seul que lui offrir l’accointance de mes fesses me parut un acte de charité.

(Une rose s’étouffait dans un interstice de ses lattes).

 

Le Tasse, avant Ninon : « Mes amis, vous me croyez laisser ; je vous précède »

 

Lundi 22 mai

 

(Bobin) « Ecrire comme on taille une branche pour en extraire la flèche qu’elle promettait »

 

L’acte de foi d’avoir foi en ceux qu’incendie la foi

 

Me demander d’aimer Jésus ou Marie ou Joseph de sorte que je sois en mon cœur de chair comblé, c’est aussi absurde que de demander à un embryon d’être gracieusement affecté par le bruissement mondain sub solede la surface sociale

 

Avoir foi en la foi de ceux qui ont foi et en Toi, Jésus-Christ, qui a foi en moi

 

L’Etre et le néant, eau de vaisselle de Sein und Zeit ?

 

Dieu, dans l’échancrure de l’Etre ?

 

Mon impudeur (discrète) est due à la négligence qui m’a fait manquer la puberté

 

Le site de « la roche d’or » me donne ceci, de FlorinCallerand : « Dieu n’a pas d’habitude ! Il bouge tout le temps, et nous devons toujours être en avance sur notre propre devenir »

 

Cet égueuloir d’enfants ludiques   Que l’on appelle toboggan  Egaye les aires publiques  Mais on n’y veut pas d’hooligans

 

Mardi 23 mai Seix Oust

 

Les deux petits yeux de cette musaraigne dans son trou de mur    elle me regarde je la regarde   instant éternel

 

Mercredi 24 mai Cagateille

 

Au gîte d’Escolan Mr °° me donne à choisir entre maintes saveurs d’infusion et m’apporte la bouilloire afin que l’eau bouillante ne me fasse pas défaut. On imagine mal plus de délicatesse.

 

Jeudi 25 mai   Etang d’Alate

 

Assister à l’agonie et à l’abolition complète dans l’étang d’Alate d’un petit bloc de glace détaché d’un névé fut le cœur brûlant de ma journée de rocailles ; il s’en vint mourir au bord, implorant de moi un secours qui eût accéléré sa perte, ma paume de plantigrade étant plus chaude ô combien que l’eau de l’étang

 

 

On peut se rouler comme un ruminant dans la poussière des mots

 

Une piété faite de peur    C’est pas ça que Tu veux, Seigneur !

 

La panne. Comment sur l’aire de péage quatre hommes m’ont secouru. Chloé a pu repartir et alternant, par un phénomène qu’il ne m’est pas interdit de juger miséricordieux donc miraculeux, le  rouge de l’alarme et son extinction, m’a dissuadé, contre l’avis de mes Samaritains, de quitter la voie de grande circulation où nulle aire de service n’offrait refuge et n’a expiré qu’au Capitole, dans son garage, me laissant chez moi.

Mécanique et miracle. Ma certitude que quelque chose de mon âme a transpiré dans ma  voiture (Chloé !), que mon Ange en la circonstance, est intervenu, résisterait à la plus méchante ironie, au scepticisme le plus détergent.

 

(Dhôtel) « Il ne se sentait pas mûr pour cette solution désespérée qui consiste à adopter un mode de vie normal »

 

Samedi 27 mai

 

Chacun a droit à ses fioretti : même un être aussi embourbé en bourgeoisie que moi a, s’il y songe, les siens ; l’épisode de la panne, hier, en est un ; aussi le sourire confiant, radieux, au coin du Capitole, d’une  toute petite fille ; mardi le museau de cette musaraigne qui au fond de son trou me fixe de ses petits yeux

 

Madame de Gironde appelait ses amants des « mourants »

 

Dans un musée je visite les visiteurs

 

Le sacrement de n’entendre rien à rien me fut tardivement conféré ; ainsi ma longévité trouva sa justification

 

Tant de livres dans mon antre sur tant d’étagères. J’aurai absorbé tout ça ? J’imagine, sur le modèle de la bibliothèque, un garde-bouffe où l’on pourrait consulter tous ses repas. Mais Descartes se garde, pas l’omelette.

 

Dit autrement : tous ces livres dégobillés ! Imagine sur un vaisselier, pareillement rendues, toutes tes agapes

 

Voyager, c’est « voir le diable habillé de toutes les façons », notait Lemaistre de Sacy

 

Quand Bobin assure qu’il nous suffirait d’habiter l’instant dans sa plénitude pour que la mort ne trouve plus notre porte, il semble disciple de Husserl

 

Dimanche 28 mai

 

 

 

Les actualités, c’est moi, dit en son hôpital la maman de Christian Bobin

 

« Leurs paroles étaient faites de morceaux de monde ajustés n’importe comment. Parfois les carreaux de céramique blanche de la convention se décollaient, laissant apparaître le fabuleux rougeoiement des âmes – ce qu’il y a en chacun d’inconsolable et de grand »

 

« A chaque instant, à deux doigts d’un miracle »

« L’écriture est le doigt qui montre le miracle »

« L’écriture est un mendiant qui donne une pièce en or à chaque passant ». Oui, Bobin, mais 1) ce n’est souvent que du chrysocale, 2) le passant donne lui aussi, ses yeux, son temps

 

 

 

 

 

Lundi 29 mai Toulouse-Arles

 

Sur le quai d’une attente indûment étirée un moineau quêteur sautille vers mes pieds. Je ne peux le satisfaire fût-ce d’une miette, c’est lui qui me gratifie du petit miracle de sa présence, un bref instant, assez pour que stagner  me devienne saveur

 

Tenir chronique du miracle quotidien

Ça devrait être le souci d’un bon chrétien

 

Mardi 30 mai

 

« c’est n’être en aucun lieu que d’être partout » (Montaigne), « quisquis ubique habitat, Maxime, nusquam habitat » (Martial)

 

Mercredi 31 mai

 

« mais bon » : cette locution proférée mezzo voce invite à entrer dans un nuage de conjectures ou une brume de résignation apaisée

 

Quelques gouttes de temps pur    Dans un hanap de prière    Font ce que ne saurait faire     Toute la littérature

 

Jeudi premier juin

 

Avoir tout lu des bons auteurs   Ne pas savoir soi-même écrire    Chassé par tous les éditeurs      Faut-il chialer ?  Que non ! En rire !

 

L’agitation d’une pie sur une plate-bande est motif suffisant pour une herbivore hilarité

 

Samedi 3 juin

 

Petites confidences gloussement d’eau  gloussement d’oiseau

 

« tu peux être en paix avec ta peine »  murmure une tourterelle

 

La douleur est le seuil de l’Incommensurable

L’avoir dit est dictame assentiment du cœur

 

Que ton cri soit le cric qui te hisse plus haut

 

Le désir, on risque de s’empaler sur, mais on peut s’affûter à sa pointe

 

(Cicéron) « sed saepe etiam tristes firmitate et constantia sunt beati »

 

On se pelotonne dans l’inadvertance pour ne pas méditer les avertissements et mûrir les décisions

 

Dimanche 4 juin

 

Tandis que je m’éprouve en phase terminale

Pour quelques nouveau-nés commencent les annales

Ils sont au tout début d’être ces hébétés

Moi dans la triste imminence d’avoir été

 

(Hugo) « les bêtes sont au Bon Dieu Mais la bêtise est à l’homme »

 

Un innocent condamné à mort échappe à la décapitation grâce à une coccinelle  qui se pose sur son cou, chassée par le bourreau récidive jusqu’à ce que celui-ci se ravise. Le roi Robert II use alors du droit de grâce, convaincu d’une intervention divine.

 

(Hymne homérique à Apollon)  « Les mortels vivent dans l’égarement et ne sont même pas capables d’inventer un remède à la mort »

 

Toi qui n’auras aimé que des ombres d’ados

Et rétif à l’horreur de prendre la casaque

De tes pairs les barbons leur as tourné le dos

Tu ne mérites vieux lardon que les Cosaques

Et sans le Saint-Esprit ô traître à ton Credo !

 

Un peu de bleu entre les nuages   un coin de  villégiature pour le soleil

 

Sommeilleux randonneur      quel frai d’étoiles   dans ton havresac ?

 

Mercredi 7 juin

 

(Hölderlin) « La beauté n’est dévolue qu’aux enfants, Est de Dieu l’image même, peut-être »

 

(Broch) « le sourire abrite le divin »

 

« il faut absolument voir », on entend, on lit sans répit cette indécente, cette niaise injonction des médias ; c’est l’absolu traîné dans les caniveaux du mercantilisme et de l’arrogante subjectivité

 

Empilement des livres. Leur écrabouillement sous le poids des derniers parus. Peu à peu tout devient une houille ou une huile minérale dont l’extraction est réservée à quelques érudits dont les travaux à leur tour sont enfouis dans le magma liquide ou charbonneux.

 

L’Univers est le ventre dont il faut s’extraire pour accéder à la gloire divine

 

Le ton de la fraternité universelle, c’est l’étonnement à tout visage humain quel qu’il soit même si le défigure l’atrophie spirituelle

 

(Trakl) « … « étrangement repris par la chrysalide  De son enfance »

« la voix de jacinthe de l’enfant », ou « la voix d’hyacinthe de l’adolescent »

 

Gaie  si gaie    la lumière que retiennent    les rideaux dans leur pli

 

Dans Les Suppliantesle roi d’Argos s’étonne et s’inquiète : « Je vois /…/ d’étranges fidèles –neon  th’omilondevant les dieux de ma cité. Puisse la cause de ces concitoyens-étrangers – astoxenôn – ne point créer de maux ! » ; puis il s’écrie : « Me garde le Ciel d’ouïr Argos me dire un jour  /…/ : Pour honorer des intrus, tu as perdu la Cité » – epèludas timôn apôlesas polin »

 

O ma joie   bloc d’azur    dans le limpide gisement    de juin

 

Vendredi 9 juin

 

En France l’exploitation des gaz de schistes est interdite, non celle, à mon avis plus sûrement néfaste, des gaz de gauchistes

 

Mon camarade Pierre Nora, en académicien, semble pris dans une pâte de fatuité.

Avec quel dédain toiserait-il le myrmidon que je suis. Mais que ridicule il me paraisse, voilà qui le réduit à quia

 

(Althusser en 1967) « Staline peut être tenu pour un philosophe marxiste extrêmement perspicace »

 

(Bobin)  Une obsession … « C’est avec ça qu’on fait un écrivain »

 

Heidegger met en valeur les « amis de l’essentiel » -die Freunde des Wesentlichen »

« La pensée n’est pas pour la publicité, pas pour l’érudit et ses esclaves, pas pour la personne en l’homme, pas pour la culture, pas pour la science, pas pour la philosophie, pas pour les pensants, la pensée disparaît en sa pensée  C’esten faveur de l’être (Seyn) »

 

Samedi 11 juin

 

Jouer au pharisien pour se laisser humblement rabrouer

 

Arcabas, « n’ayez pas peur », écrit sur un panonceau que tient sa fillette devant la Croix

 

Le trèfle à quatre H de la miraculeuse pensée allemande : Hölderlin Hegel Husserl Heidegger

 

Et l’on devient si vieux      que le deuil d’aimer d’être aimé      s’attendrit

 

Ma note d’excellence se balade entre 0 et 20. Au-delà c’est un adulte : recalé.

 

 

 

(Serge Pey)  « Je ferai mon métier d’enfant »  « J’ai décidé : mon enfance est infinie »

 

A madame °° qui avoue un coup de cœur pour les strobilanthes une lectrice riposte : « je n’aime pas les fleurs qui ont un aspect chiffonné »

 

Bobin ne voit pas les hommes, encore moins les pères, encore moins les maris, « je ne sais voir que les femmes et les enfants », moi, que les enfants

 

Soulever le domino des dogmes pour entrevoir le sourire de Dieu

 

La tristesse basse continue   et la joie aile à perpétuité

 

(Celan) « Je ne vois pas de différence de principe entre une poignée de main et un poème »

Vs la salutation bouddhique, gasshô

 

Les cinq H de la pensée allemande : Hegel, Haeckel, Husserl, Heidegger, Horkheimer ; Etty Hillesum est au féminin la H qui les abat

 

 

 

Douze juin

 

La LGBTise fait rage

 

Est-ce le rose soupir du printemps expiré que chante à l’orée du jardin royal le chitalpa de Tachkent ?

 

Faire de poésie prière ou de prière poésie : pieux ou perfide détournement

 

Mon idée d’au moins deux portées de la Gesinnung, je la trouve dans la strophe VI du poème Heimkunft : « le souci /…/ qui venait sous la joie » – die unter das Freudige kam ».

 

Energies renouvelables ? Oui : la Centrale Thermique des psaumes

 

La catastrophe de l’Umma condensée en ce bref dialogue entre moi et le peintre Mounir qui restaure les murs de ma chambre : -« Jeûne du Coran …dur en été …pas bon pour la santé ! – On est obligé ». A quoi je rétorque sur un ton modéré : « C’est à chacun de décider s’il veut ou non ». A quoi il n’y aura pas de réponse ; ça excède le champ islamique de réflexion.

 

(Desproges) « Quand on est plus de quatre on est une bande de cons. A fortiori, moins de deux, c’est l’idéal ».

Mardi 13 juin

 

Certes, il y a du courage à défier Dieu (don Juan) mais il y en a plus encore à se démettre de ce courage – qui est une armure caractérielle – et à entrer nûment dans la vérité de la supplication

 

Un être aimé c’est un objet transitionnel qui facilite l’accès aux prochains, qui permet la sociabilité, qui permet aussi un réel intérêt pour les œuvres d’art – toucher avec émotion une chair  vive habilite à toucher avec émotion un marbre de musée

 

Efflorescence de mes maybe  Vont-ils s’ouvrir en surely ?

 

Le coq  accrêté   les dentelures de son cri coruscant

 

Mercredi 14 juin

 

« – ça, c’est quoi ? » demande, doigt dressé, le môme « -Un tricératops », répond le père. Par saint Triphylle qu’on fête aujourd’hui dans l’Eglise tridentine, quel effet cette claire réponse a-t-elle pu produire sur ce petit savant en formation ?

 

Endosse le complet de ton présent, il est taillé à ta mesure

 

Mon flacon d’ail noir est enrubanné de la consigne : « Soyons la meilleure version de nous-même »

 

Entendu à « France Culture » : « s’avérer faux ».

 

Danger du succès : on ne sait plus jouer qu’en clef de fat

 

Jeudi 15 juin

 

Les démarcheurs – Sébastien et Sébastien – me persuadent que je cours avec mon vieux boîtier électrique de graves risques d’incendie …imminents ? Ah oui ! Puis-je attendre l’automne ? Je ne vous le conseille pas. Mais leur apprendre que je compte, pour éviter tout sinistre, sur mon Ange gardien, les déconcerte, les laisse désemparés. Comment ébranler ma confiance dans le surnaturel ? Leur dialectique commerciale ne les a pas préparés à ça.

Sebastian im Traum : le poète Trakl pressentait-il cette sorte de Sébastien ?

 

 

 

« Si ta main t’entraîne au péché, coupe-la ». Eh ! Laquelle ? Mieux vaut la droite, je pourrais jouer le Concerto de Ravel pour un manchot ou la transcription par Brahms de laChaconnede Bach. Mais, réflexion faite, je choisis la géhenne, et avec elle tout le répertoire.

 

De quoi guérir dit-on sinon d’être moi-même ?

Mais pour aimer autrui faut-il pas que l’on s’aime ?

 

Bilboquet mental : on lance un mot –étier-, on tente de l’enculer sur une idée

 

A tout moment ce peut être un dernier moment

On le dit on le sait est-ce un divin ferment ?

 

Le jeune Louis XV pleurait au pot

 

Samedi 17 juin

 

Quelques roucoulements de ramiers ourlent le jour  Le bleu prend des intensités lourdes de solstice

Tu n’es peut-être Seigneur que mon élan vers Toi

Un mot – Seigneur– que je profère selon le rite

Oh combien cependant j’ai désir que Tu sois

 

Pierre Nora   sous ses plumetis d’académicien  grelottant de vanité

 

Une parole de Toi Seigneur  qui défasse toutes mes paroles

 

Dimanche 18 juin

 

Oui j’ai besoin d’un petit garçon pour mes cinq pains et deux poissons

Et je pourrais alors Seigneur n’être pas ménager de Tes dons

 

(Bobin)  « Prouver est un désir de savant ou de policier. Accueillir est un désir d’amoureux ».

 

Le babil du Caporal Opinion rend inaudibles les silences du Colonel Bramble

 

Notre colloque Arland, en Lagast, est annoncé dans la « Voix de la Haute-Marne » : six thématiquesseront abordées

 

Une dame merle se balance sur un souple fil blanc, troque un instant les oscillations contre une pause sur un pieu, se repose sur le fil où elle se montre fort attentive à la chansonnette dont je la régale

 

Benoît XV, sur la guerre 14-18 : « suicide de l’Europe civilisée » ; cette cruelle vérité aura été assénée à Teilhard par Jean Boussac. (Lire Paul Christophe).

 

(Abbé Mugnier, Journal, 8 octobre 1915) « Le patriotisme est aujourd’hui plus que la religion. On place l’humanité au-dessous de la patrie, c’est-à-dire ce qui est naturel au-dessous de l’artificiel. C’est que le patriotisme permet la haine et l’humanité non ! »

 

Lundi 19 juin

 

Un pan de mur cogné par un soleil violent

Toise  une cour humide  où fermente un relent

Dans le ciel s’évanouit une lune livide

Qui suis-je ? Pâle lecteur des Tristesd’Ovide ?

J’ai plus de confiance en mon ombre qu’en moi

Ah ! que ne suis-je au haut d’une roche un chamois !

 

Plutôt ? disait Thérèse  ora et labora

Labora et ora  rien d’autre ne vaudra

 

Le jésuite Valensin disait : « Un cœur large comme le monde, voilà le jésuite », à quoi il opposait « le nationalisme étroit et mesquin »

 

Mardi 20 juin

 

Le rire graveleux de qui a forniqué

Se pimente parfois d’un soupçon de chiqué

 

 

 

Longuement zyeutée une paire de jambes

Et le zizi dans sa caverne entr’aperçu

Pénétrer ? Rien qu’à l’œil rien qu’en toute innocence

Je l’aimai presque et qu’importe s’il ne l’a su !

 

Mercredi 21 juin

 

Tout ce qu’il faut pour être heureux    il ne lui manque que le bonheur

 

Gassendi à Descartes : « O âme ! »  Descartes à Gassendi : « ô chair ! »

 

Vendredi 23 juin

 

Instants d’adoration durs comme des bétyles

Et dressés dans le vide ou l’événement pur

D’un Dieu caché qui dans la  montrance se livre

Et rien n’a lieu que Ton amour Seigneur Jésus

 

Heure d’adoration pleine dense dorée

Pieuse endurance et pressentiment de l’orée

 

Raphaël, ange gardien de l’empire persan, note Voltaire

 

(Proust)  « Il n’est pas en effet d’exil au pôle Sud, ou au sommet du mont Blanc, qui vous éloigne autant des autres qu’un séjour prolongé au sein d’un vice intérieur, c’est-à-dire d’une pensée différente de la leur »

 

Samedi 24 juin

 

Gaieté lugubre des amateurs de décibels

 

Acharnement thérapeutique, une des formes du sadisme

 

(Nietzsche) « Le christianisme a fait boire du poison à Eros ; il n’en est pas mort, mais il en est devenu vicieux »

 

Tu ne peux, tu ne sais prier, cependant tu ne peux te dispenser de la prière

 

(La Prisonnière)  le « goût sexuel /…/ l’on ne sait pas jusqu’à quelles perversions il peut arriver quand une fois on a laissé des raisons esthétiques dicter son choix »

 

Dimanche 25 juin

 

Il est des pré artistes comme il est des pré alpes

Ça ne monte pas haut mais c’est mieux que l’asphalte

 

Je dis aux garçons ce que Baudelaire dit aux petites vieilles à la dernière strophe de son poème

 

 

Je suis à l’égard de l’écriture ce qu’est le labrador à l’égard de la parole articulée

 

Son cartable à bretelle accrochée à son dos

Tourne au coin de la rue un charmant jouvenceau

 

(Mozart à son père) « Quand tu seras vieux je te mettrai à l’abri de l’air, dans un bocal, pour te garder toujours près de moi et continuer à te vénérer »

 

Mardi 27 juin  Vercors

 

 

Que fait entre les rocs le Furon ? Il furète

Stupide trait d’esprit ? Non, mot d’anachorète

 

Julia Kristeva, Etrangers à nous-mêmes, cite Paradiso, chant XVII : « au point qu’il te sera beau d’avoir fait de toi seul ton parti », « si che a te fia bello  averti fatta parte per te stesso »

 

Dans l’Utopiede More, c’est Raphël Hythlodée qui est le personnage central. A propos de More Julia  dit : « Soyons de nulle part, mais sans oublier que nous sommes de quelque part »

 

(Tusculanes)  «patria est ubicumque est bene »

 

(Genèse)Abraham à Loth : « Si tu vas à gauche, j’irai à droite, et si tu vas à droite, j’irai à gauche »

 

Régime ferroviaire français : quand les trains ont du retard, c’est du mécanique ; quand ils sont à l’heure, c’est du miracle

 

On acquiert en vieillissant qui qu’on soit étant soi-même caricatural un talent de caricaturiste

 

Une botanique (érotisée) des jambes nues, ces tiges attractives à la pilosité variable s’exhibent, sans que soient toutefois visibles les organes reproducteurs, entre le solstice d’été et l’équinoxe d’automne

 

L’article II de la Déclarationstipule les droits de liberté, de propriété, de sûreté, de résistance à l’oppression

 

Dans un fourreau de feuilles multilobées un gros bourgeon de cumulus orageux laisse poindre un rien de rose

 

Mercredi 28 juin

 

(Bernanos)  « La France meurt /…/ d’une intoxication de mensonges »

« j’assiste rarement aux conférences, c’est bien assez d’écouter les miennes »

 

Mozart fut le septième, marqué du septième sceau du succès. Que peut-on dire de ses frères ou sœurs qui n’auront jamais pu dire « ah vous dirai-je maman » ?

 

« forme perverse de charité affective » (Michel Crépu)

 

Jeudi 29 juin

 

Pour les féministes :

Cavafy cite Shakespeare : « Sigh no more, ladies, sigh no more  Men were deceivers ever »

Meredith cité par Valéry : « more brain, o Lord, more brain ! »

Desproges : « La femme est assez proche de l’homme, comme l’épagneul breton. A ce détail près qu’il ne manque à la femme que de se taire. »

 

J’aurais aimé que s’ouvrissent des lèvres dans le ciel pour un sourire plus beau que le bleu du ciel

 

Une goutte de temps que dépose une cloche dans l’orbe de l’attente éternelle de Dieu

 

Ecrire des petits poèmes qui soient sur la page blanche comme des petits cumulus de beau temps dans le bleu du ciel

 

(Bernanos) « Quand je n’aurai plus qu’une paire de fesses pour penser, j’irai l’asseoir à l’Académie »

 

Vendredi 30 juin

 

Le temps : accéléré quand on écrit, ralenti quand on prie

 

Ecrire, un succédané de la prière pour des natures faibles, sujettes à l’énurésie mentale

 

Dimanche 2 juillet

 

Ce qu’est le soleil selon la science   Se profère en de doctes assises    Ce qu’est le soleil selon le chant   Cela fleurit en François d’Assise

 

Songe d’Attali : « L’euthanasie sera un instrument essentiel de nos sociétés futures »

 

Débarrasser la terre     Des indécemment vieux

Couperet cimeterre ?    L’euthanasie est mieux

 

Lundi 3 juillet

 

Y aura-t-il un jour après lequel il n’y aura plus de jour ?

 

(Attali) Après soixante-cinq ans un homme n’est plus productif.

Falstaff !

 

Des nuages d’après le « mauvais temps », comme endimanchés, en vacance, épris de se bronzer

 

Mardi 4 juillet

 

Il ne suffit pas de se croire humblement inférieur aux autres pour ne l’être pas

 

De Gaulle fut un Don Quichotte qui se pavanait pour une France défunte

 

Mercredi 5 juillet

 

Il m’aura phallu dans mon antiquité tardive coupler Paul de Tarse avec Straton de Sardes

 

Mon petit robin raconte sans phrases au-dessus de l’urinoir sa dégouttante petite histoire, et incontinent je pense au pipit spioncelle

 

Ce plumet mauve en forme d’écouvillon, rappelant un peu la célosie plumeuse (ma botanique est approximative), c’est l’agastache. Joie de me remémorer ce mot rare. De quel poème le sertir ? De quelle tache sera-t-il la rime léonine ?

 

Franz Brentano : La psychologie du point de vue empirique  donne Husserl

Signification multiple de l’étant chez Aristotedonne Heidegger

 

Jeudi 6 juillet

 

Un lac de tuiles sur lequel       Frêles esquifs tanguent pigeons  Mais gare au grain ! Rose du  ciel L’orage gonfle ses bourgeons

 

Au fond il suffirait que le voyant rouge s’allume que se détraque le petit boîtier de la poitrine c’en serait fait en douce   pour jamais    de la douceur

 

Je les préfèrerais saignants à cuits à point

Mais le grand Pourvoyeur ne m’en présente point

 

Incarcéré dans cette vie mourante

Je ne sais plus à quel rien me vouer

A d’autres les roueries d’un duc d’Otrante

Ma ruse être candide et Dieu louer

 

Vendredi 7 juillet

 

Jean-Pierre (Millecam)   « Pour moi, écrire, c’est prier ». Mais non ! Prier et écrire sont deux actes inconfondables. La prière honteuse, inavouable de l’écrivain est une électrolyse : « lisez-moi, lisez-moi ».

 

L’été fond sur moi encore une fois tel une bête de proie   mordu lacéré dévoré   aux Ides de septembre que serai-je qu’une joie cendreuse un deuil de brumes        jusqu’au prochain juillet

 

Comment ça se passera, au dernier soupir ? Que cette question me travaille, cela n’indique-t-il pas que la fin se fait proche, et que pointe l’esquif de Caron ?

 

Au nard le chien préfère l’excrément  Je ne peux lui en faire compliment    Mais lui fais-je reproche d’aboyer ? Il est ainsi que moi contraint de payer  Son écot de façons d’être au Destin  Cris saccadés moi c’est le baratin

 

Toulouse   Quelques tuiles de toit bien imbriquées et l’on peut voir la mer en rose

 

Au Rondon Marcel Arland voit « trois peupliers au corps nu, trois adolescents ». Il cite K. Mansfield : « Une des raisons pour lesquelles on écrit : il faut qu’on déclare son amour »’, et corrige : « la raison fondamentale ». Celle-ci écrit aussi : « Au fond, tout au fond, tout est bien »- et il ne corrige pas.

 

Dimanche 9 juillet

 

Débat entre les Iniakas et les Aquoibons

 

Où tu n’attends plus rien où plus rien ne t’attend

C’est là qu’il faut planter la tente de l’attente

 

Il n’est de réponse topique à la question du mal que de supprimer la question

 

Les dogmes, ce sont les arêtes du poisson ; il les faut pour que tienne la chair mais elles sont incomestibles

 

Quand aux mélismes d’un merle répondent les hurlements d’un môme on se fait une piètre idée de l’espèce humaine

 

Lundi 10 juillet

 

Un nuage gris foncé en forme approximative d’épagneul sollicite mon regard et ma verve mais à peine ai-je saisi ma plume il s’éclipse se perd en vapeur superflue

 

Orage    ciel au vocatif

 

Tout est bien Même quand tout va mal

 

Mardi 11 juillet  Bolquère

 

Dans l’ajour du jour deux fillettes  coiffées d’un délicieux bibi

 

Eau des fontaines     potable pas potable on peut papoter sur     Qu’importe on ne la boit on l’écoute plus sûr

 

Jeudi 13 juillet  Lincou

 

La voix de jacinthe d’un jeune adolescent

Tant me remue hélas ! j’en suis convalescent

 

Enculées sur des pieux des bouteilles de plastique tremblent à la brise, le léger bruit qu’elles produisent suffira-t-il à protéger ce potager des passereaux ?

 

(Judrin) « Tout nous manquerait dans un Dieu qui ne fût personne »

(Le beau dieu Tout du panthéisme est un dieu de rien)

 

Samedi 15 juillet

 

Petite vie abat grand vent

 

Ces nuages tels des tifs coupés jonchant le céleste parquet

 

Pédophilie, islamophobie, homophobie, fascisme, racisme… Une pandémie de présomption de culpabilité

 

(Arland)  « l’instant où tout se tait en moi, où je m’oublie enfin pour me confondre exactement avec le paysage »

Je ne peux

 

Quand on est dans le marasme  Regarder un peu le ciel   Et la forme des nuages   Le marasme devient miel

 

(La Bruyère) « C’est une grande difformité dans la nature qu’un vieillard amoureux ».

Mais dans la surnature ?

 

Lundi 17 juillet

 

« Lisez-moi lisez-moi »   pandémie de mentale mendicité

 

Une émission littéraire laisse dégoutter des « problématiques verniennes » ; une autre, à propos de Jane Eyre : « thématique de la rédemption »

 

Mercredi 19 juillet  Villard

 

Ces vies de femmes qui finissent à la traîne d’un  chiwawa

 

A l’octave du cœur le cri se cogne au roc

 

Sud Vercors   un accordéon de monts chauves

 

La foi parfaite laisse les preuves à Dieu

 

La treille de la détresse mûrit ses grappes de larmes sèches

 

Assez de santé pour être confortablement malheureux

 

Vendredi 21 juillet

 

Je ne crois plus à rien mais je crois tout de Toi

Seigneur viens au secours de mon manque de foi

 

Peux-tu encore te blottir dans un nid de mots consolateurs ?

 

(Mounier) « L’événement sera notre maître intérieur »

 

Et si le mot amourme devenait odieux   à force de l’avoir attendu hors le mot ?

 

« Je suis avec vous », dit-Il ; le Pape François l’assène ; mais cela exclut-il, Seigneur, quelque autre avec ?

 

Samedi 22 juillet  Villard

 

On se fait peu à peu une gueule pareille à celle de la Gueuse

 

Quel passereau ténu cisaille   l’humide sous-bois de son chant ?

 

La certitude est le tissu de Pénélope Il le faut remailler matin après matin   En vain le prétentieux raisonneur développe      Son écheveau de preuves …  De preuves ? … tintin !

 

Dimanche 23 juillet

 

Je broyais du noir     un joyeux bouquet d’épilobes

m’a souri

 

Entre deux mots dit-on il faut choisir le moindre

Mais le moindre est encor de trop je veux voir poindre       Outre mots le minois d’une jeune beauté

Ah ! Se taire zyeuter et caresser l’été !

(L’amour s’il n’est qu’un mot peu me chaut je frissonne    A ne jamais aimer que des noms sans personne)

 

Le nevermoreloge dans sa carcasse verbale tous les démons de l’enfer

 

Belle prière de Franz Lichtlé s’achevant par : « que ma tendresse arrive à embrasser celle ou celui qui me répugne », oui, pourvu que j’aie, pour me donner « force », embrasser d’abord celle ou celui qui ne me répugne point

 

Application immédiate du Cantique des cantiques à ma quête et requête de Florian : « je tournerai dans la ville, par les rues et les places, je chercherai celui que mon âme désire, je l’ai cherché, je ne l’ai pas trouvé ». J’erre ainsi, chaque vesprée, en ce Villard, toute petite ville, peu de places, peu de rues, dans le fol espoir qu’aussi heureux que la Sulamite je pourrai avec elle m’écrier avant que juillet se termine : « j’ai trouvé celui que mon âme désire, je l’ai saisi et ne le lâcherai pas »

 

Ce jour est ce jour n’y ajoute rien  ses limites – un nuage rose des cris d’enfants égaillés – sont celles de ta joie

 

Lundi 24 juillet

 

Le goutte à goutte d’une pluie battante tombe sur mon attente de Dieu

 

Où en es-tu mon vieux de la corvée de vivre ?

Combien d’années encore à porter le fardeau

A te signer à te saouler pieux poivrot ? ivre-

Mort avant de mourir pour de vrai vieux bedeau !

 

Mardi 25 juillet

 

Quand « j’ai cru c’est pourquoi j’ai parlé » glisse à « j’ai parlé c’est pourquoi j’ai cru » la foi risque fort de n’être plus que sa profération

 

Ce qu’on appelle un bon vivant n’est qu’un cadavre baratté

 

Je converse avec Marie-Thérèse, je lui parle de mon Ange gardien. Hé bien, il se manifeste bientôt après : sur le présentoir de l’église mon œil est attiré par le livre de G. Huber : Mon ange marchera devant toi

 

Mercredi 26 juillet

 

A l’ange nous avons, sans appareils sans fils sans ondes matérielles, un immédiat accès. L’idée que l’Ange de Florian je peux, par le biais de Raphaël, le solliciter, par lui atteindre le cœur de ce petit garçon, me bouleverse de joie

 

Quand on est pris dans l’engrenage du système et des mécanismes sociaux on aurait du mal à croire que les anges existent et provoquent des turbulences dans la chaîne causale.

Etant en roue libre, désadapté, je me fie à leur gracieuse intervention.

 

Avoir eu le joug conjugal sans le jouir

 

Jeudi 27 juillet Villard

 

On est pris dans une conversation inepte comme dans une camisole de force. Or de ces camisoles on n’est jamais, dans le commerce ordinaire, en manque.

Qui nous délivrera des entretiens oiseux ?

Le chant la danse la varappe le silence

La supplique adressée à Notre Père aux Cieux

Le vœu de ne plus jamais rompre aucune lance

 

Inflexible sous sa casquette rigide, ses jarrets raides escortant ses bâtons komperdell, un sexagénaire en culotte courte accomplit en toute rigueur sa quotidienne corvée de trek

 

Venue d’où cette voix d’enfant ? De quel royaume de féerie ? Fluette et cristalline, immunisée contre le concept et la corruption

 

Cette mouche faisant longue pause sur ma petite table, une mouche pas des plus communes, avec du rouge sur le museau, est, semble-t-il, attentive à ma parole de bienvenue, me fait avec ses pattes et sa tête des signes d’intelligence ; j’ai une amie ! me dis-je, « I have then one friend » ! Je suis plus heureux que l’âne de Coleridge

 

Mon séjour est égayé par le passage fréquent sur le trottoir d’en face d’une multitude de dames tenues en laisse par des petits chiens

 

Vendredi 28 juillet

 

Une grappe de garçons       devant un buisson       où bruit un oiseau

 

 

Malheur de n’avoir pas de chair humaine à se mettre sous l’Adam

 

De l’odeur du foin à l’odeur du crottin la modulation est exquise

 

Mon esprit balance entre la calembredaine et la billevesée

 

Samedi 29 juillet

 

Les senteurs de crottin sur la sente   stimulent l’excursionniste

 

Straton de Sardes ou Méliton de Sardes   il faut trancher

 

Dimanche 30 juillet

 

Assez riche pour s’offrir un licou de fines mélancolies

 

Ce badigeon bleu (le ciel)  ça couvre quoi ?

 

Lundi 31 juillet  La Fauge

Jarrets tout épineux d’un buisson d’églantiers

 

Quelques pis de nuées grises           lâchent d’avares gouttes de bruine

 

Mardi premier août Villard

 

Jérôme Clément, dont je suis prié de savoir qu’il est une personnalité, félicite Jeanne Moreau d’être intelligente et donne pour preuve qu’elle ne renâcle pas à lire la presse ;  en sus, elle est contre le Front National : cerise sur le gâteau

 

Si courte-patte que tu sois     fleurette      tu vibres au grand vent

 

S’accuser en confession d’avoir plus de quatre-vingts ans : n’est-ce pas en effet un péché que d’allonger sa vie indûment ?

 

Chacun de nous est doté d’une détresse à sa pointure

 

Nuages de foehn si inhibés qu’ils ne lâchent maugréant qu’à peine trois gouttes

 

Le ridicule tue, dit-on ? Non, je suis à tu et à toi avec le ridicule

 

Petite fille une blondeur de blé  la tresse en épillets un visage très pur  des yeux couleur d’œillet en main un pauvre ourson tout filasse tout floche l’objet transitionnel le doudou du Freudon

 

(Lagneau)   « L’acte le plus élevé de la pensée consiste, en définitive, à comprendre la nécessité de poser l’incompréhensible »

 

A France Culturedégoulinent des inepties sur Baudelaire : il serait « de gauche », « démocrate » (à preuve le poème les petites vieilles), « pas catholique » ; il prie, oui, mais comme il pisse au lit

 

La fontaine Rusteau bave sa goutte avare

Et le pré de la Fauge implore la pluie « Oh !

Charitable nuage verse-moi ton eau

Je sèche je ris jaune arrose dare-dare ! »

 

Le Cornafion     roc enveloppé      dans une houppelande de rocs

 

Vendredi 4 août

 

Pouvoir dire le mot mortc’est se pourvoir contre la mort, c’est dire qu’elle n’est pas le dernier mot

 

Sur l’or de toutes les paroles que tu retiens nul voleur ne fera main basse, nul fisc ne les soumettra à l’impôt

 

Le louis d’or d’une médisance tue

 

La différence de gabarit entre cette araignée minuscule et moi ne cesse de m’étonner ; et elle ?

 

Dimanche 6 août  Villard

 

Soudain, avec son sens presque exact, à la suite d’un achat, m’advient le mot écouvillonqu’aussitôt j’ambitionne d’employer dans une phrase attrayante. Hé bien, c’est celle-ci.

 

« Pallier à » échappe, place de l’Ours, à une employée municipale s’adressant à des vacanciers. Je la plains, je les plains, mais quelle surprise de lire dans Lettrines : « un état de carence analogue à celui auquelon palliait ». Gracq n’était pas ce jour-là en état de grâce, à moins qu’il n’ait voulu cette insurrection tribunicienne contre la syntaxe.

 

Lundi 7 août

 

Jean-Pierre Juge m’appelle pour me recommander l’ouvrage de Patrick Theillier sur les expériences extrêmes de coma ; je le rappelle ; une femme, qui n’est pas la sienne, me répond qu’il est mort. « Il » : ce n’est pas lui ! L’interférence est curieuse.

 

Que d’agités avant de s’en servir !

 

(France Culture)  « la découverte qu’elle en a fait »(dans une émission littéraire)

 

Mercredi 9 août

 

J’aime mon prochain comme je me hais moi-même      Article Un  du catéchisme migratoire

 

Thomas Clerc assure, dans Libé, qu’imaginer, comme le fait Houellebecq dans Soumission, la France au pouvoir d’un parti musulman modéré, c’est un fantasme ; c’est – il enfonce le clou – frappé d’une parfaite irréalité. Ce pauvre Thomas, quelle apparition du Christ, non, de Mahomet, lui faudra-t-il donc pour le dessiller ?

 

(Colette) « le vrai voyageur, c’est celui qui se promène »

 

Vendredi 11 août

 

(Villon) « en mon païs suis en terre lointaine »

(Aragon) « En étrange pays dans mon pays lui-même »

 

 

(Colette) « En Puisage, en Forterre – oh ! qu’on nous rende ces noms régionaux ! »

« L’esprit des veillées apporte ce qui se mourait, depuis des années, sous le parler gras et sale, les rires ivres, l’argot sans vigueur, le néologisme sans ancêtres, la veulerie »

 

Samedi 12 août

 

Une fille frêle et fraîche, jambes, cuisses, bras nus, cheveux blonds agités par le pas vif, faite à souhait selon mes canons de beauté

 

(Gandhi) « Tout ce que tu feras sera dérisoire mais il est nécessaire que tu le fasses »

 

« Sachez que le Seigneur a mis à part son fidèle »

 

La dispersion sénile des pensées

Vol de corbeaux devant les portes Scées

 

Le ciel lâche dans le crépuscule  son couvain d’oiseaux noirs

 

Dimanche 13 août

 

« …nous entrerons dans la carrière… », hymne des sodomites

 

Avoir une gueule gidienne de vieil amateur de marmousets, quelle honte !

 

Lundi 14 août

 

Ma malfaisance       fut de feindre l’adulte        n’étant qu’un enfant

 

Christian Bobin a élu cette phrase d’André Dhôtel : « Il n’y a que l’impossible qui arrive »

 

Mardi 15 août

 

« …le jour où tu seras invité à des noces… » (Luc, 14) : mais, Seigneur, je n’y tiens pas ; je n’y veux aucune place, ni la première ni la dernière

 

Blanches barbiches     épilogue des épilobes         le sait le colchique

 

Exténuer son existence si bien que l’on meure sans s’en apercevoir, et ce serait le bouquet si non plus ne s’en apercevaient les proches

 

Retour de balade, un oisillon par deux fois vient à ma rencontre ; il quémande, certes, mais que mande-t-il ?

 

Mercredi 16 août

 

Le premier colchique fleuri bat la générale de la défloraison

 

Le son de soprano de la marmotte  le baryton du chien  le pathétique essoufflement de la montgolfière  le crissement de la scie dans les épicéas  le bruit baudelairien d’une branche qui choit le mutisme millénaire d’une playe

 

Vendredi 18 août

 

Ce n’est plus la France c’est le Fric et l’Afrique

 

Ce jeune garçon son très doux sourire ses regards de brebis divine

 

Samedi 19 août

 

Dans le là-bas de ma mémoire la plus lointaine la plus intime dort le diamant d’un regard

 

Le nom de Dieu ne peut être prononcé décemment qu’à l’optatif ou à l’imploratif

 

Dimanche 20 août

 

Quand on met « Dieu » en tarte conceptuelle nappée de pensées pieuses on a, sans le vouloir, blasphémé

 

Voltaire m’agrée quand il note que le dévouement du roi Codros pour son peuple est fort beau et qu’en juger ainsi est universalisable.

(Je ne suis pas impartial avec le roi Codros : en trois ans de khâgne, lui seul m’a valu, grâce à une version grecque, une première place).

 

Dix ans de guerre de Troie tiennent dans un mot de Thersite : « all the argument is a cuckold and a whore »

 

Lundi 21 août

 

Un catéchiste (ou catéchumène) de « France Culture » récite sa leçon : « l’islamophobie existe, elle a toujours existé, elle existera toujours ». La connerie aussi.

 

Mardi 22 août  Villard

 

Grâces mariales de ce jour où Marie est fêtée « reine » : au Col Vert une fille me salue, que je trouve délicieusement à mon goût ; plus bas, un petit garçon armé d’un bâton dont je note à voix haute la solidité m’approuve, hilare ; enfin au refuge de Roybon pour un peu j’eusse lancé à deux fillettes  affriolantes : « princesses, nommez-moi berger de vos sourires »

 

Un nuage en point exclamatif        étonné d’être dans la nue ?

 

 

Une réclame en belle langue française :

« Concert inglorious funkers   tout le show est à 100°/° live, pas de bandes ou de playback »

 

Charmante histoire contée par Colette : On dit à Nouche, sept ans : « Choisis et fais ce qui te plaira le mieux – Je choisis de me promener toute seule dans le jardin ». Le lendemain : « Choisis tes compagnons, et apprends ce qui te plaira le mieux – Je choisis d’apprendre à aller me promener … »

 

Tchaïkovski recommande le deuxième mouvement de sa quatrième symphonie aux solitaires mélancoliques le soir

 

Mercredi 23 août  La Fauge

 

Le petit robin de l’abreuvoir   tire sa langue    goutte à goutte

 

Il n’est pas nécessaire de croire en Dieu pour Le prier. Prie-le, et sois sûr qu’Il est à l’orée de ta prière.

 

Le Pape François, en son message du 21 août : « La sécurité des migrants passe toujours avant celle des nations »

 

Jeudi 24 août

 

Déjà fléchissent les colchiques   Culbutés par leur tendre poids

 

Le filament cotonneux de l’épilobe   deuil blanc de son été

A-t-il mémoire encore de ce que fut pour lui la vie en rose ?

 

Marie Darrieussecq déplore le emarque du féminin et veut être écrivaine

 

Vendredi 25 août

 

Marie Darrieusecq se sent mal dans la rue, parce que la rue est mâle.

 

Le sycomore est à l’honneur    Depuis que l’a choisi Zachée      Ce petit homme à l’arrachée    S’est emparé de son Seigneur

 

Dans la partition qui m’est allouée la basse continue est souffrance (morale) les fioritures (flûte cromorne) sont rire joie

 

(Colette)  « L’humour est une forme du courage »

 

(Labiche)  « J’espère que la jeunesse vous viendra avec l’âge »

 

Samedi 26 août

 

On finit par être en enfer à force de ne pécher pas

 

Eclairs en coups de poing   ils vous mettent les yeux au beurre noir

 

Le long bâton du fléole bambou du pauvre

 

L’éclair prompt pugnace poursuit ses proies dans l’empois de la nuit

 

Mourir jeune est un exploit qui n’est pas à la portée de tout un chacun

 

La parole, fleur de la bouche, est rarement racinée

 

Quel imbécile souhaitait, au terme d’une série d’émissions sur Homère, que l’humanité cessant enfin de guerroyer s’inspirât de la fin de l’Odyssée ?

 

Mon oreille est trop faible pour entendre l’homélie de la messe, ma bouche ne l’est pas pour dire Amen

 

Dimanche 27 août

 

Ma Pénélope aux petits pieds    Ravaude chaque nuit sa toile    Sous le doux regard des étoiles    Et moi je jouis de l’épier

 

Dix minutes de varappe valent en intensité dix ans d’existence, déclare Sylvain Tesson. Je l’admire, mais cet énoncé ne me paraît pas avoir de sens. Est-il juste d’évaluer l’intensité selon l’effort, le péril, l’enjeu ? Je n’en crois rien. Que dire du dur désir de durer ? De l’acuponcture des petites émotions ? S.T., après sa chute, est resté nombre de semaines  à l’état d’alité, cependant que je m’offrais de délicieuses déclinaisons de préalpes. Les tensions de durée valent bien les intensités de risque. Au fait, y a-t-il un instrument de mesure ?

 

(France Culture)     Trois raisons, y affirme une tête molle, de souhaiter que l’humanité continue : art, science, compassion. Rien sur la rédemption.

 

Mauvaise pensée : Louis de Gonzague meurt à vingt-trois ans pour avoir porté un lépreux et pris la lèpre. N’avait-il pas mieux à faire ? (C’est un petit bourgeois hédoniste qui interroge ainsi).

 

Lundi 28 août

 

Elyane, quand j’ose lui dire : « ne m’intéresse que d’aimer et d’être aimé », me rétorque incontinent : « c’est le cas de tout le monde » ; ma différence est écrasée, je suis assigné au nivellement général

 

La jeune Parquesent la guerre 14/18, transpire les longues patiences et le pâtir de la tranchée

 

Mardi 29 août Villard

 

Il faut chaque été, pour la masse crétinisée, du foot, du vélo et de l’explosif. Cet été, c’est Barcelone qui s’est dévouée pour offrir en pâture aux gloutons du fait divers quelques viandes saignantes et des péripéties policières.

Que l’été serait morne sans attentats !

L’attente de l’attentat, débile variante de l’attente de Dieu.

 

La voix suave, persuasive, automobile de la sirène Zavetta invitant le peuple du Vercors au spectacle du cirque en est, je tends à le croire, la meilleure attraction

 

Ma prière à l’archange Raphaël – qu’il baise Florian sur le cœur – est aussitôt paraphée par un vif écureuil et une mésange agitant un rameau

 

Mercredi 30 août Villard

 

Nettoyé de ses scories le Coran peut s’ajouter à la Bible

 

La censure des bien-pensants, leur immunité parolière, leur art de n’entendre pas ce qui ne leur convient pas

 

Les Evangiles sont les copeaux d’une Parole qui transcende les paroles

 

Vaches en troupe  étale   sur l’estive

Comme une tarte  un clafoutis    pis vive !

 

De loin à travers le rideau multiple des arbres et dans la houppelande d’un petit vent me parvient, chuchoté, le son de cloche de l’Angélus villardien

 

Vendredi premier septembre  Villard

 

La double hache Husserl/Heidegger a ouvert une brèche dans l’épais appareil des positivismes

 

Une présentatrice de France Inter glousse de contentement à imaginer sur le mode de la dérision le cas où  deux pour cents de musulmans en Allemagne risqueraient d’investir le pays et d’y opérer « le grand remplacement ».

 

Je recueille dans la tasse de thé proustienne  ces petits morceaux de prose :

« Il en est du monde comme du goût sexuel où l’on ne sait pas jusqu’à quelle perversion il peut arriver quand une fois on a laissé des raisons esthétiques guider son choix »

« Le désir n’est donc pas inutile à l’écrivain pour l’éloigner des autres hommes d’abord et de se conformer à eux »

« des millions d’univers s’éveillent tous les matins »

 

« Il n’est pas en effet d’exil au pôle Sud, ou au sommet du Mont Blanc, qui nous éloigne autant des autres qu’un séjour prolongé au sein d’un vice intérieur, c’est-à-dire d’une pensée différente de la leur »

 

Madame Merkel, qui ne se remet pas des atrocités du nazisme, inflige à l’Allemagne en manière de pénitence une invasion de fidèles de l’islam, avatar mahométan du nazisme

 

Le scepticisme est un cancer, il ne faut pas qu’il se généralise.  Le traiter aux rayons de la prière.

 

Crépuscule du soir Le soleil s’enfonce dans un nuage de la brèche de Chalimont ; le nuage se déplaçant, le soleil semble changer de sens, son disque grossit ; enfin, braise devenu, il irradie un liséré d’arbres puis s’éteint

 

Samedi 2 septembre

 

« Xénophobie » : le mot est lâché par une bécassine de France Culture.L’idée ne lui vient pas qu’elle aurait la phobie de la xénophobie.

 

Il nous faudrait un peu d’éros   Pour qu’agapè nous soit possible   Si la chair n’est pas combustible   La charité n’est plus qu’un os

 

Dimanche 3 septembre

 

Rien ne me paraît plus faux que l’idée, dont Montaigne joue en virtuose, que nous nous succédons à nous-même, toujours différent ; non ! c’est sur la basse continue d’une signature dès l’origine apposée que nous brodons des variations et modulations en accord avec notre être essentiel, et de cela Montaigne lui-même est une excellente illustration

 

Il y a une religion close et aussi une irréligion close, par exemple celle des « hussards de la République »,  ces instituteurs formatés par la vulgate positiviste, dont monsieur Germain, vénéré par Camus, est hélas un spécimen, que son horreur de la croix appareille au fanatisme islamique

 

Lundi 4 septembre

 

Le petit rire de mon presse-agrumes est semblable au cri du geai

 

Suprême jouir : être asymptote à l’autre corps désiré  ne le toucher que du regard de ce presque faire à loisir son délice et en vouloir encore encore encore

 

Mercredi 7 septembre

 

Gandhi (sur la Bible) « Un document qui contient suffisamment de dynamite pour réduire en miettes toute la civilisation, pour renverser le monde, pour apporter la paix à ce monde déchiré par les guerres »

 

Exclu du colt et du coït qui virilisent   De peu d’effet lui fut une longue analyse

 

Le seul tourisme qui ne soit pas sot : caboter autour de l’île de soi

 

L’eau devant un précipice n’hésite pas

Puissé-je sans faiblir chuter dans le trépas !

 

Jeudi 8 septembre

 

Comme pris de honte le soleil de ce huit septembre, après qu’il a caressé la brèche de Chalimont, devient tout rouge et décampe

 

Dans la pièce Mon frère ma princessesignée par madame Zambon le héros, Alyan, garçon de cinq ans, préfère les robes de fée au ballon de foot, et s’écrie : « La nature elle s’est trompée …elle a mis des morceaux qui ne sont pas à moi /…/ Le zizon c’est pas à moi, c’est mou, on dirait un ver de terre, la nature elle s’est trompée, je veux être comme Nina ma sœur ».

Pauvre Alyan !

 

Samedi 9 septembre

 

Le nihilisme, c’est la résignation à l’idée que tout est à portée d’intellect, or ce tout, au bout du compte, n’est rien, n’est rien s’il ne recèle et ne livre l’atout d’une sortie de tout

 

Les magasins allemands Lidl présentent, sur des emballages de produits grecs, une photo de l’île de Santorin où les croix ont été effacées : tyrannie coranique et vilenie mercatique. ¨Prétexte : ne pas choquer ! « Nous sommes une entreprise qui respecte la diversité ». Les chrétiens en seraient-ils exclus ? Même hypocrisie que celle des calvinistes notant sur leur calendrier les fêtes musulmanes et y gommant les saints de l’Eglise. Plates excuses, tartufferie !

 

Il fait un peu plus jour dans le jour lorsque l’on croit à l’Amour

 

Le claquement dans le vent du soir d’une voix d’enfant

 

Lundi 11 septembre

 

Sou l’écume mentale  la masse du silence   ses alvins

 

Pourquoi sommes-nous nés ?    Pour demander pourquoi    Et répondre étonnés    Par un acte de foi

 

Mardi 12 septembre

 

Se taire    tenir clos   les battants de l’esprit

 

En Ta présence divin Enfant   Etre l’âne et le bœuf simplement

 

Un articulet dans le Larousse    ce qui reste d’un Important

 

Des mains si jubilantes qu’on les croirait prêtes à s’envoler

 

Des lucarnes de ciel  dans un crépi de nuées

 

Se faire outrance  pour trouer les outres    de l’outrecuidance

 

Mercredi 13 septembre

 

Selon Maïmonide, porter secours à un païen qui se noie est interdit

 

L’ubac de la mort a-t-il un adret ?

 

Montaigne, sur les stations thermales (II, 37) : « qui n’y apporte assez d’allégresse pour pouvoir jouir le plaisir des compagnies qui s’y trouvent … »

Ah ! Montaigne, les compagnies qui s’y trouvent, c’est déjà beaucoup que de les supporter ; quant à en jouir, donne-moi la recette …

 

(Clémenceau) « La France est un pays extrêmement fertile : on y plante des fonctionnaires et il pousse des impôts »

 

Vendredi 15 septembre

 

Une niaise à France Culturevoit dans le narcissisme une haine de soi

 

A la croisée du défi paradoxal de Cocteau – « à l’impossible je suis tenu » – et du crédit que je fais à saint Joseph – « toi dont la puissance sur le cœur de Jésus sait rendre possibles les choses impossibles » –  se situe mon espérance incoercible

 

Cette rance urine de piété sur l’Evangile     l’homélie de routine

 

(Monseigneur Darboy) « L’erreur de l’homme est de croire qu’il a quelque chose à faire en ce monde »

 

Samedi 16 septembre

 

Le Pape François est jésuite à contre-sens : jadis les féaux de Loyola s’en allaient évangéliser le monde et témoignaient de Jésus-Christ par le martyre ; aujourd’hui ce sont nous, Européens, qui sommes priés de nous laisser gracieusement envahir voire martyriser

 

Ce bébé hilare cramponné aux barreaux de son parc nous épargne pour l’heure les sottises qu’il lâchera une fois ministre

 

(Sartre) « La science ne m’intéresse pas ».

Peau de balle !

 

Dimanche 17 septembre  Villard

 

Le temps est notre pharaon   l’éternité nous en libère

 

Je tombe de l’eau   la cascade aussi

 

Plus dangereuse que la tique   la punaise de sacristie

 

(Stravinsky)   « Je considère la musique, par son essence, impuissante à exprimer quoi que ce soit : un sentiment, une attitude, un état psychologique, un phénomène de nature, etc. L’expression n’a jamais été la propriété immanente de la musique /…/ Si, comme c’est presque toujours le cas, la musique paraît exprimer quelque chose, ce n’est qu’une illusion et non une réalité »

 

(J. de Maistre)  « L’Evangile hors de l’Eglise est un poison »

 

« Il suffit que tu ouvres les yeux », professe le psaume 90, « tu verras le salaire des méchants ». Mais c’est seulement à  se les crever qu’on a chance de voirce salaire, et je pense au mot de Jésus : « si ton œil est pour toi une occasion de chute… » Il faut en effet s’aveugler pour faire crédit au roi David.

 

Lundi 18 septembre  Villard

 

Halal est grand et le mouton est son prophète

 

Seule dans l’herbe grasse    humide  une crépide lasse

 

Scolie  insecte piquant  ou note critique

 

Riverain d’un ruisseau volubile   un clapotis de voix d’enfants

 

A la vesprée  un petit œil de braise perce l’épaisse haie d’épicéas

 

Mardi 19 septembre

 

Opte résolument  pour un alléluia    ferme et définitif

 

(Goethe)  « Nur weil es dem Dank sich eignet  Ist das Leben schätzenswert » , « parce qu’elle est apte au merci, pour cela seul la vie est digne d’estime »

 

Mercredi 20 septembre  Villard

 

« Coucou », dis-je,     et la petite araignée        fait un saut à l’élastique

 

Flaccide et fabuleuse une bouse de vache

A ce dépôt culier mon sphincter se relâche

Et pauvre imitation je défèque à mon tour

Laissant en sus sur le gazon papier d’atour

 

Etre poli  c’est tel la lune    ne montrer qu’une de ses faces

 

Il se trouve trop intéressant pour s’intéresser à autrui

 

Samedi 23 septembre

 

Nous sommes tout fiers, pauvres sots, d’envoyer des sondes et des satellites, des soyouz, des drones dans l’espace, et nous oublions de nous préparer au lancement de notre fusée porteuse dans l’éternité

 

Réjoui par le jaillissement, à neuf heures quinze, de la locution : « au trou du cul n’importance »

 

Nietzsche, les « littérateurs » lui sont odieux ; pour Husserl ou Heidegger il en est

 

Entre une fibrille de rayon solaire et un fil arachnéen à l’heure où l’astre disparaît la différence est à peine sensible

 

Lundi 25 septembre

 

Si l’on veut détruire éros au bénéfice d’agapè  ce n’est pas l’amour mais la haine qu’on risque de faire surgir

 

Chacun ne fait jamais que parler de lui-même

Excepté le chartreux lui se tait art suprême

Préservé du chiendent de l’actualité

Le blé de son silence a grains d’éternité

 

Mardi 26 septembre

 

Ces ânes qui semblent ruminer un poème de Francis Jammes

 

Finir sa vie à la Sartre en se compissant

Que me soit épargné ce destin indécent

 

Les mathématiques de la charité donnent-elles raison   à Bloy ? Pour tout être qui jouit un autre souffre-t-il la passion ? S’il en est ainsi je puis accepter sereinement ma nullité   ès choses d’amour.

 

Vendredi 29 septembre

 

Disciple de Kierkegaard je constate chez mes amis, sceptiques perclus ou éclopés du marxisme, une perte non seulement de la fibre religieuse mais aussi de l’humour ; il leur reste une morale, une esthétique ? je suis loin d’en être sûr ; quant à leur ironie, elle a des semelles de plomb

 

Le mot de Pelléas– « il n’y a peut-être pas d’événement inutile » – rejoint le mot de Pascal (les événements, nos maîtres), et m’est un réconfort quand je pense à la rencontre de Florian

 

Un bébé menottes closes  endormi dans les bras paternels

 

Un petit enfant qui dort me rend dérisoire toute lecture, et s’il sourit, s’il me regarde de son œil céleste, que dire ? Aude sapere devient alors la plus inepte des maximes

 

(Valéry) « La mort est une surprise que fait l’inconcevable au concevable »

 

Lundi 2 octobre

 

Je rêve d’un stade de foot plein à craquer où, par une surnaturelle entourloupe, c’est une vraie messe, catholique, selon la foi, non la fifa, qui est célébrée.

Cette élévation de toute une foule, grâce à l’officiant et ses acolytes, ce match où la victoire, 1 à 0, est obtenue par la Passion rédemptrice du Christ,  ô comme c’est plus attractif et plus effectif  que le vulgaire carrousel de deux fois onze énergumènes courant après un ballon !

Et il n’y a pas d’autre filet que celui où les pêcheurs de Tibériade attrapent, à l’instar du Curé d’Ars, les cent cinquante trois poissons.

 

C’est le kyste que je détecte chez les trotskystes, et c’est le Christ que je voudrais qui soit son ablation.

 

(Valéry)  « Le sourire est un système ».

(Il y faut le concours de dix-septmuscles).

 

(Marie Noël)  « Si vous avez envie que je croie en vous, apportez-moi la foi. Si vous avez envie que je vous aime, apportez-moi l’amour. Moi, je n’en ai pas et n’y peux rien. Je vous donne ce que j’ai : ma faiblesse, ma douleur /…/ C’est tout ! Et mon espérance ! »

 

Un point d’exclamation se dresserait comme un épi plein de grains ! Un de ceux avec lesquels se fait la farine du pain de vie

 

(Marie Noëlle Thabut)  Jésus met en garde contre la dérive de certainspharisiens.

Dire que le Dieu de l’Ancien Testament serait autre que celui du Nouveau est un « pur blasphème ».

 

Mardi 3 octobre

 

Un monsieur Daniel Mendelssohn veut avoir lu l’Odysséeavant de mourir

 

L’homme, seul animal capable de dire qu’il est un animal

 

Mercredi 4 octobre

 

Penser que Léonard fut aussiun virtuose de l’enculade me laisse perplexe, pantois. Le même homme qui peint sainte Anne ramone les anus : héneaurme !

 

Edouard VII, ses corvées de coït et de raout

 

(France Culture) Un monsieur Garrigou-Lagrange, victime de la maladie de Lyme, définit Stendhal comme « égotique »

 

Vendredi 6 octobre

 

Michel Crouzet, le connaisseur le plus qualifié de Stendhal qui soit au monde, ne s’éloigne pas de La Chartreuse de Parmequand il souligne que la seule civilisation de l’amour est celle du Christ

 

Passent d’énormes nuages     noir Goya       cauchemars du ciel

 

Lundi 9 octobre

 

(Daumal)  « Veille à tes pieds, assure ton pas prochain, mais que cela ne te distraie pas du but le plus haut. Le premier pas dépend du dernier . »

 

Parvenir à ce point orphique où la question où ? n’ait plus de sens

(est-il le diocèse des élus ? Est-ce la grande Rose ?)

 

(Lacan) « Croire à ce à quoi l’expérience nous conduit tous, Freud en tête : au péché originel »

 

Mardi 10 octobre

 

Quand le où ?a cessé de nous circonscrire dans « le polygone des ténèbres mentales » les portes du oui s’entrouvrent à l’espérance

 

(Alain) « les discussions n’instruisent personne »

 

(Buber)  « Le royaume de l’Eros perclus de l’aile est un monde de miroirs et de reflets de miroir »

 

(Zundel) « essayer d’écouter cette musique qui est en nous et qui est Dieu »

 

La piété des médias s’exprime dans leur dévotion aux résultats des matches de foot

 

Maturation ou masturbation : mais a-t-on vraiment le choix ?

 

Mercredi 11octobre

 

La multiplication des signes de croix   devient jeu de vilains

 

De tout petits êtres à forme humaine préméditent dans leur landau leur futur accès à la députation

 

Une bergeronnette chaloupant parmi les feuilles éparses chues d’un frêne

 

Jeudi 12 octobre

 

hautbois d’une voix de bébé qui glousse parmi les orants

 

Plain-chant   plein chaud de charité

 

Grèbe castagneux chevalier guignette  deux oiseaux dont les noms accolés m’emportent au septième ciel des assortiments

 

Je chie  je Malachie   je Malachie je chie  corps esprit

 

Badioulivernes maoïstes

Le communisme est son badioudelaine où il remise et reprise ses lubies

 

Adorno/Horkheimer  « La Raison est totalitaire »

 

Si le ciel tout à coup comme un crépi mal fait

Nous tombait sur le crâne en grosses masses bleues

Ah ! quel bleu ce serait ! quelle incurable plaie !

Quel noir illimité quel entonnoir morbleu!

 

(Gramsci) « la mentalité démocratique /../ un gaz putride »

 

Vendredi 13 octobre  Lac de Gaube

 

Esplumouse, quel drôle de nom pour une cascade !

Nous vient-elle de la commedia dell’arte ?

 

Roches     en redingote      cravatées d’eau claire

 

Que chacun d’entre nous soit un centre du monde

C’est l’évidence se le dire sans faconde

 

Une flaque de soleil  une blague d’eaux rieuses

 

Un petit garçon blond une gentiane bleue

«Bonjour » me chante-t-il de sa voix juvénile

Elle me sourit dans sa corolle gracile

Il m’aime elle m’aime lequel aimé-je mieux ?

 

Dieu étant « le centre de l’âme » (Jean de la Croix) chaque âme est un centre du monde

 

Samedi 14 octobre

 

Comment Le rencontrerais-je, toujours en colloque avec moi-même,  Sera-t-il une fois où je sois en état d’entendre qu’Il m’aime ?

 

« Accende lumen sensibus »  priais-je  à proximité d’un paquet de merde. Un border collie passa, queue basse, à fond de train.

 

L’aurore aux doigts de rose caresse d’un reproche

Les humains engourdis d’avoir trop fait bamboche

 

Le ciel s’ouvre quand un enfant   te dit « bonjour »

 

Dimanche 15 octobre

 

Un ruisseau qui roucoule c’est assez pour l’herbe de l’oraison ; on prie aussi le moindre des cailloux de dire son silence, ou la petite fleur dandélion de chuchoter entre deux touffes

 

Un clan de colchiques tremblotant dans la brise

Me distrait de moi-même et de mon humeur grise

Comme vous je voudrais aux caresses du vent

Petites fées offrir ma vie innocemment

 

La truelle d’un instant permet parfois de soulever un poids de siècles

 

« Pourquoi cette ivresse dans la seule évocation de ce mot : Amour ? » interroge Maurice Zundel. Mais il m’arrive de prendre ce mot en haine !

 

Lundi 16 octobre

 

Notre Pape à son tour abolit la peine de mort, du moins pour les assassins ; s’il s’agit de leurs victimes, il ne se prononce pas

 

Les paroles liturgiques, des perséides qui scintillent un instant puis s’éteignent dans la boue de notre babil

 

 

Je n’écoute jamais que les bruits de moi-même  Son silence très fin quand Il me dit « je t’aime »   Comment le percevrai-je assourdi que je suis Par le sempiternel tourbillon de mes bruits ?

 

« Sortir » est devenu pour eux « aller en boîte »

je préfère Jacob et l’échelle et qui boîte

 

Jeudi 19 octobre

 

Au milieu de la messe le gazouillis d’une petite fille réveille les fidèles de leur torpeur dogmatique

 

Le père Valensin, pour Martin du Gard, est une sorte de fou surdoué qui au lieu de se cacher sous la table quand il aperçoit un chat se fourre dans le dogme catholique

 

Combien de schnaps me faudrait-il pour faire un chenapan ?

 

Vendredi 20 octobre

 

Eden ou Enfer : illuminé ou éliminé

 

Je suis aussi, Seigneur, morceau de l’univers

Je voudrais une fois toucher un peu de chair

 

J’aime l’amour je hais le mot amour

S’il n’est que mot il joue un vilain tour

 

Marcher … »sans se détourner ni à droite ni à gauche » (Bloy)

 

Encaserné dans une langue on risque de ne pas s’ouvrir à la Parole

 

Il existe des gestionnaires de la mauvaise conscience qui s’en donnent une bonne par affecter un zèle d’inquisiteurs

 

Agneaustique

 

A me mettre, avant que mâchoire se décroche, un peu de chair sous l’Adam !

 

Mardi 24 octobre Argelès

 

Le frisselis d’une eau sous les piles d’une arche

N’est pas moins allusif qu’un trait de Caran d’Ache

 

Une file de brebis telles des chenilles processionnaires

 

Vacarme des grandes eaux   tunique du grand silence

 

 

Un rocher cachalot se prélasse sur l’estran d’un pré

 

Mercredi 25 octobre Argelès

 

(Zundel)  « C’est beau comme les montagnes, disait une petite paysanne de Savoie qui venait d’entendre une fugue de Bach. Avec une âme ouverte sur l’infini elle était de plain-pied avec les plus grands chefs-d’œuvre/…/.L’instruction est un fléau qui dégrade la science et abêtit l’esprit si elle n’aboutit pas à cette ouverture ».

 

A fleur de lac     un rodéo d’étincelles

 

A l’encolure d’un roc  une coulée de soleil

 

Il n’est pas de Conservatoire où former des virtuoses du silence

 

 

Lasses d’avoir dansé tout l’été   des fougères courbent le col

 

Jeudi 26 octobre

 

Un sourire pèse si peu    qu’à le voir      on se sent allégé

 

La vraie prière    engaine ses paroles    dans un fourreau de silence

 

Le « sacrifice de l’intellect » ? Mais oui ! Pour le nec plus ultra de l’esprit

 

Le frottement jouissif d’une branche contre un tronc me rappelle celui d’un chat qui se caresse contre ma cuisse    là une stridence ici un ronron

 

Vendredi 27 octobre Cabaliros

 

Blotti dans son buisson de bruyères  un pissenlit cligne de l’œil

 

L’archange Raphaël, au moment où je me résignai à regagner Cauterets avec mes bâtons désajustés, m’offrit le secours d’un couple de randonneurs et l’immédiat réajustement

 

Et je ne voulus pas me pousser du Col …de Contente.

Je m’en contentai.

 

Samedi 28 octobre Lutour

 

Les rires écumeux de l’eau lorsque grand galop elle se rue

 

Dans la cuvette d’un gros bloc rocheux   un pétouillet de cailloux

 

Le plus bel exercice dactylique  une main dans une main

 

Très content d’être ce qu’il est      où il est      ce poisson   pourquoi non ?

 

Dimanche 29 octobre  Pibeste

 

Je papote  je clapote  dans le jacuzzi de mon ego

 

Ce minuscule escarbot    gaillard bien en jambes il s’en va où ?

Moi prêt à lui porter secours    s’il faisait la culbute  mais non

Il tangue mais ne bronche ni ne trébuche  file tout dru tout doux

Ç’aura été sur la crête du Pibeste  un gentil compagnon

 

Bonjour chêne pubescent    je me présente   bipède pubère

 

Lundi 30 octobre

 

Est dérisoire ce qu’on est  Si ce n’est pour être à jamais

 

Blanchot (« l’écriture du désastre ») est dans le suaire des mots, Bobin  (« l’homme du désastre ») est un ressuscité

 

(Bloy) « comblé des dons de la médiocrité, cette force à déraciner des Himalayas »

(Le Désespéré)   «fendre en quatre l’ombre de poil d’un sénile fantôme de sentiment, faire macérer, en trois cents pages, d’impondérables délicatesses amoureuses dans l’huile de myrrhe d’une chaste hypothèse ou dans les aromates d’un élégant scrupule »

 

(Doktor Faustus)   « Quand, par-delà le paroxysme d’une détresse sans issue, poindra le miracle qui surpasse la foi – la lumière de l’espérance ? »

 

Mercredi premier novembre

 

Mais simplement ici    me taire      ami des pierres

 

Les virtuoses de l’esbroufe vous marchent sur le pied, les virtuoses de l’Evangile vous le lavent. Admirer ceux-ci, ne pas trop mépriser ceux-là.

 

Jeté dans le train des choses au sortir des lombes maternelles     Te voici devenir petit être braillant l’ombilic du monde      Jusqu’à tant que te bouffe dans ta boîte finale le lombric

 

Le prodige, Seigneur, que ce corps que je suis !

Le tâter le zyeuter sans l’aimer je ne puis

 

Jeudi 2 novembre

 

(Zundel)  « L’enfer, c’est l’échec de Dieu en nous »

« le péché ? Le règne du moi »

 

 

(Newman) « On ne se repent jamais de s’être tu, mais souvent d’avoir parlé ». Je répute fausse la première assertion : que de paroles je me repens de n’avoir pas dites à papa !

 

Cette pharmacie où me fut administré, remède-panacée, le sourire d’un bébé

 

Qu’un kaki se plaque sur ton crâne   quelle mine ferais-tu ?

 

Prier : se désapproprier

 

« Présence réelle » : c’est Jésus-Christ au cœur de chacun de nous exposé dans le chœur de nous

 

 

Samedi 4 novembre

 

(Bloy)  « exécrateur victimaire du propos banal et de la rengaine, il portait sur l’extrémité de sa langue une catapulte pour lancer d’erratiques monosyllabes qui vous crevaient à l’instant même une conversation d’imbéciles »

« les regrattiers du salut »

 

Zundel cite un vieux chartreux disant des offices : « pour moi, tout cela, c’est du sable dans la bouche »

 

Dimanche 5 novembre

 

Boualem Sansal dit de Macron à Alger : « bêtement intempestif et opportuniste »

 

(Courtois) « Lénine, l’inventeur du totalitarisme »

 

(André Louf)  « Je ne sais pas aimer parce que je colle à moi-même »

 

(Zundel) « Il ne faut pas parler de vieillir, car notre jeunesse est devant nous »

 

(Doctor Faustus)   Le piano, « représentant direct et souverain de la musique même dans sa spiritualité », on y entend la musique « d’une façon à moitié immatérielle, presque abstraite »

 

Lundi 6 novembre

 

Les taréstocrates

 

Léninisme, glyphosate mental ; il faudra désherber des millions de cerveaux

 

Mardi 7 novembre

 

(Zundel)  « Jésus savait bien qu’on peut parler tout le jour de Dieu et parler d’un faux dieu »

 

La ribambelle d’idées folles   Qui ribotent dans un cerveau     Lui font une tête de veau     A la fin et un floc d’eaux molles

 

Balade euphorique  un bébé de trois mois dans son hamac maternel  une portée de poussins  un tout jeune écureuil sismique un minuscule nuage feu-follet blanc dans un ciel rieur

 

Crétinerie en politique de la plupart des intellectuels : après Comte-Sponville et Deguy appelant à voter pour Hollande je découvre que Françoise Héritier elle aussi appelait ardemment en 2012 à favoriser l’élection de ce galfâtre. Compétente quand il s’agit de la Haute-Volta elle est débile s’il s’agit de son propre pays. Persuadée par ailleurs qu’il n’y a pas une autre vie. Aussi sotte en ontologie qu’en politique.

 

Mercredi  8 novembre

 

« Insurrection fasciste du colonel de La Rocque »

(à Radio Présence)

 

Zundel formant le vœu d’ « une humanité qui ne travaillerait plus pour ses petits bonheurs homicides »

« La fin dernière de tout, c’est la jeunesse et la joie »

« suivre la pente de nos goûts les plus profonds, pour donner à Dieu ce que nous avons de plus unique »

« Tant que nous n’avons pas rencontré Dieu, tant que nous ne sommes pas un regard d’amour vers Lui, Dieu est comme un faux dieu »

 

(Louf) les moines, « experts en athéisme »

 

Vendredi 10 novembre

 

Un Important demande l’absolu respect du corps, sur lequel « l’extrême droite », elle seule, exercerait des sévices

 

Les paradoxes sont pour l’écrivain comme un plumetis de couette confortable sous lequel il feint d’être hardi

 

Les combats chez Homère ou chez Virgile me font penser aux tréteaux de Maître Pierre : marionnettes que seul Don Quichotte prend au sérieux

 

Ulysse était condamné dans l’île de Calypso à un éternel coït, il a préféré, à la longue, le temporel crêpage de chignon domestique

 

Seigneur, pour Te trouver, ne faut-il pas vider son bazar d’icônes ?    Echeniller sa cervelle de tous les clichés de piété ? Porter la prière jusqu’à l’épure des battements du sang ?

 

Adorer : briser devant Lui le vase d’un temps thésaurisé

 

Même si la mort l’emporte à la fin ce n’est pas rien que de l’avoir crue vaincue de la narguer

 

(Teilhard) « Je ne connais qu’une prudence, c’est de brûler d’un feu plus fort »

« Il faut faire un pas de plus, celui qui nous fera perdre pied à tout nous-même »

 

(Bertrand Fessard de Foucault)  « Si elle n’est pas une disponibilité, une ouverture à une voie plus directe mais plus rude vers l’absolu, et l’intense conscience de soi et du monde, la chasteté est un enfer, une mort subie dans la vie »

 

Samedi 11 novembre

 

Que fait-on dans « l’île des Macréons » ? (Pantagruel, IV, 25) Que fait-on dans la France du Macron ?

 

L’inverti, se trompant de trou, allume son briquet dans un boyau culier

 

(Bloy) « ces cauteleux enfants de Loyola »

 

Mon accumulation de petits carnets, qui seront publiés dans une poubelle et examinés par des érudits muridés

 

(Bloy) « Le monde moderne, las du Dieu vivant, s’agenouille de plus en plus devant les charognes »

 

(Hugo) « Proxénète de l’Idéal »

 

Dimanche 12 novembre

 

Le pasteur aumônier des prisons, traitant de l’hospitalité, évoque celle d’Abraham recevant des étrangers pour nous encourager à accueillir les hordes migratoires.

Mais Abraham accueillit combien d’étrangers ? Trois ?…Un ? .

Le même pasteur cite Derrida, si éloquent sur l’accueil. Je demande seulement : combien ce charitable philosophe en a-t-il hébergé, de migrants ?  Compendium de sa prédication : « L’étranger de la visitation, qu’on appelle aussi arrivant absolu, est indéterminé. Ce peut être n’importe qui. Pour l’accueillir, l’hôte lève les barrières immunitaires avec lesquelles il se protégeait. Il accepte de s’exposer à ce visiteur dont les lois et les comportements sont imprévisibles, de se transformer en fonction de ce qui arrive, au risque de perdre son identité. Il accepte que le visiteur fasse la loi chez lui, même si ce « chez soi » devient impossible à vivre ».

Farceur, as-tu, pour cette idiotie, payé de ta personne ?

 

(Isaac le Syrien) Ne pas se croire digne de prier

 

Quelles paroles font un berceau où un Enfant Dieu puisse naître ?

 

Les gouttes de plomb du temps qui pèse pendant une Adoration

D’amour ? Point. Se tenir dans l’âpre volonté de tenir le coup

 

Lundi 13 novembre

 

Ne jamais oublier ces paroles de saint Paul si rarement produites (II Cor., 11) « Satan lui-même se camoufle en ange de lumière. C’est donc peu de chose pour ses serviteurs de se camoufler en serviteurs de la justice »

 

(Jean Santeuil)   « Il n’y a qu’une chose vraiment infâme, qui déshonore la créature que Dieu a faite à son image, le mensonge »

 

(Simone Weil)  « Tu ne pourrais pas désirer être né à une meilleure époque que celle-ci, où tout est perdu »

 

Prier, casser les concaténations mentales

 

(Bloy) « le Chamelier Prophète, accroupi sur la bouse de son troupeau, couvait déjà, dans son sein pouilleux, les sauterelles affamées dont il allait remplir les deux tiers du monde connu »

 

Mardi 14 novembre

 

Les rides      de l’éternelle jeunesse       de l’eau

 

J’ai encore un espoir  de devenir virtuose   des points d’orgue

 

Mercredi 15 novembre

 

Les seuls êtres véritablement admirables sont ceux qui ne cherchent pas à se faire admirer

 

Dans la cupule d’un colchique   l’automne a goutté  son nectar

 

« …comme nous pardonnons aussi… » C’est cela qu’il faut pardonner. (Quel pouacre a souillé le Paterde ce pléonasme ?)

 

Quand tu souffres du vague à l’âme      prie-Le      de soulever des vagues

 

Vendredi 17 novembre  Prat d’Albis

 

Quatre pissenlits courts sur pattes   copains d’estive   au Prat d’Albis

 

La fougère affalée entre les genêts rêches

Semble un houseau de lansquenet mort sur la brèche

 

La voix de contralto du vent      qui chansonne

sur l’échine du Prat d’Albis

 

Mentalité démocratique, pour Gramsci : « un gaz méphitique »

 

(Bloy) « L’armée des petites ouvrières déambulant à la conquête du monde, la tête vide, le teint chimique, l’œil poché des douteuses nuits, brimbalant avec fierté de cet arrière-train autoclave, où s’accomplissent, comme dans leur vrai cerveau, les rudimentaires opérations de leur intellect »

« les gens d’affaires, l’âme crottée de la veille ou de l’avant-veille, couraient, sans ablutions, à de nouveaux tripotages »

« Les catholiques modernes, monstrueusement engendrés de Manrèze et de Port-Royal, sont devenus, en France, un groupe si fétide que, par comparaison, la mofette maçonnique ou anticléricale donne presque la sensation d’une paradisiaque buée de parfums »

« la dysenterie littéraire de ce Trissotin violet », écrit-il de Monseigneur Dupauloup

« Une glaire sulpicienne qu’on se repasse de bouche en bouche depuis deux cents ans, formée de tous les mucus de la tradition et mélangée de bile gallicane cuite au bois flotté du libéralisme »

 

 

Samedi 18 novembre

 

Nous nommons tout ce qui nous tombe sous le sens

C’est un prurit c’est un impétigo de noms

Nous affligeons d’un nom le plus chétif des monts

Et pourquoi ne pas nommer ce caillou Saint-Saëns ?

 

Lorsque la baignoire achève de boire l’eau du bain elle se gargarise, cette gargouillade définitive me donne une sensation de alles ist vollbracht

 

Dimanche 19 novembre Rocher de Batail

 

Les Trissotins idolâtres de la Culture

N’ont pas d’autre horizon que le galimatias

Les mots sont la vermine de leur galetas

Mental Soit  ton cœur est athanor de l’Idée pure

 

« Empruntez le portillon » me susurre au bovistop un dandélion affable, la tête enfouie dans l’herbe    parole inouïe !

 

Près du rocher de Batail une pierre accoupie a l’air d’un gros mouton

 

Le vent  sa rude musique   ses silences flagellants

 

La tête ? Un étau   Réjouis-toi plutôt sur les estives du cœur

 

Lundi 20 novembre

 

(Doktor Faustus)   « Ce qui exerce une action n’est-il pas réel ? »

 

« Vivez plus par la volonté que par l’imagination », ce mot d’Elisabeth de la Trinité ne plaît pas à Claire, piégée par Jung et les Symboles

 

Mardi 21 novembre

 

Au jeu de vivre il préféra le jeu de mots

Cela ne fut-il pas le pire de ses maux ?

 

Je Te tends ma sébile Seigneur  donne-moi quelques sous de silence

 

Dité, dans l’Inferno : Satan. Dites= riche. Ditis= le Riche =Hadè

 

(Suarès) « cette opinion fort saine que la politique est une religion pour le peuple. Et, comme on sait, il lui en faut toujours une. Les socialistes en sont la plus lourde preuve, eux qui font déjà une si forte et morne église »

« Un homme qui pense, s’il fait de la politique, ne s’estime pas assez »

« perclus de goutte dogmatique »

« Il y a beaucoup d’islam dans la première Réforme »

« La chasteté seule arrache l’homme à l’espèce et le rend à Dieu »

Lénine, « le génie de Catoblépas Caliban », « Caliban des termites » Staline, « un garde-chiourme for ever »

« L’hérésie est vivante, l’hérésie est le salut des dogmes »

« Moins Dieu, il n’y a rien : ni moi, ni le reste »

« Il y a ceux qui blasphèment, même en priant, et ceux qui prient, même en blasphémant ; ceux qui sont dans l’amour, et ceux qui n’y seront jamais »

« gratte Nietzsche et tu trouves le Boche »

 

Mercredi 22 novembre

 

Francs-maçons, leur spécialité : ni maçons, ni francs

 

Là où je cesse de jacasser Là tu peux être Seigneur je sais

 

La guerre sainte de la Croix n’a d’autre balistique que celle de la parole portée, d’autre feu que celui de la Pentecôte

 

(Suarès) « les petits enfants sont des vieillards en fleurs et les vieux des enfants pourris »

« Si, sachant quelque chose, il me fallait l’enseigner, j’oublierais sur-le-champ que je le sais »

 

Jeudi 23 novembre

 

(Suarès) « La plupart des jeunes sont vieux ; et presque tous les vieux sont morts. De là qu’on s’ennuie tant dans les salons, et qu’on se momifie si tôt en famille. Avant trente ans ils sont couchés pour jamais dans le cercueil plat des intérêts et de l’habitude. »

« Dans la famille, tout se pardonne plus aisément que la différence des esprits. Ne pas penser comme eux, c’est trahir. »

« Quelques hommes âgés, trop rares encore, mentent aussi : ils sont terriblement jeunes et n’osent pas l’être. »

 

(Bobin) « La plupart des conversations d’adultes me laissent dans une nuit complète, mais parler avec un vieillard a du sens. »

 

(Michaux, Enfance)    « allégresse de la vie motrice qui tue la méditation du mal »

 

 

Vendredi 24 novembre

 

Un robot en Chine passe l’examen de médecine en 1 heure au lieu des 7 normalement nécessaires. Eh bien,  je ne me ferais pas examiner par cet imbécile

 

Quelle parole de docteur  vaut le gazouillis d’un bambin ?

 

A l’église, dans le silence de l’Adoration, une voix de petite fille, vrille de volubilis, s’enroule autour des cierges

 

(Suarès) « sourire, c’est perdre de la pesanteur »

« L’âme forte est catholique, de préférence »

Citant Napoléon : « La France n’a jamais été vaincue, elle est toujours trahie »

« Je suis catholique comme je suis païen : deux effets de la même force. Et tout ce que j’ai de vivant comme païen, c’est ma force catholique qui l’anime »

« La         règle de saint Benoît est un puissant poème, un chef-d’œuvre pour le cœur humain »

 

La croix, ouvre-cœur

 

Le parfum du vrai pain, ne peuvent rivaliser avec      les plus fines fragrances de la cosmétique

 

Adorer : se tenir sur le seuil de la perte des mots

 

(Suarès)  « On ne s’ennuie qu’avec les hommes, avec tous les neutres. On ne s’ennuie pas avec Dieu ».

Hugo « pense faux naturellement »

Clémenceau, « sa manie a toujours été de voir le pouce de Rome dans tous les malheurs de la France et toutes les iniquités de la politique. C’est la part la plus vulgaire de son esprit »

« L’immense foule des anarchistes ne veut la liberté infinie que pour lâcher la bride à une bestialité infinie »

« Les partis sont des sectes, où non pas les dogmes mais les appétits servent de mobiles »

« La charité dans l’ordre du cœur a fait notre complexité dans l’ordre de l’esprit »

« Il y a du plébéien dans tout fanatique »

 

Samedi 25 novembre

 

(Elisabeth de la Trinité)  « Vis en son intimité, comme l’on vit avec celui qu’on aime, en un doux cœur à cœur »

 

Atout cœur, me disent mes frères dans la foi. Je n’ai dans mon jeu que du pique !

 

Dimanche 26 novembre

 

Mort par suicide ou mort assistée, ce serait l’alternative aimablement proposée aux vieux qu’au-delà de 84 ans une loi obligerait à vider les lieux où l’on joue au jeu de vivre.

Beaucoup d’options, selon l’un ou l’autre choix : peloton d’exécution, arsenic, ciguë socratique, s’ouvrir les veines, être guillotiné, et cetera

 

Assez de carburant  pour tenir le coup   encore un jour   un jour

 

On est toujours tout prêt à saluer l’essor

D’un peuplier publiant haut son heureux sort

 

Tant de bleu quelle plaie au-dessus de nos crânes

Et ce morne égouttement des jours qui nous fanent

 

Quand un frisbee adroitement lancé s’envole

Gai d’en savoir le nom de voir sa parabole

Je note l’incident sur une paperole

Tant pis si le sanhédrin me juge frivole

 

Lundi 27 novembre

 

Une bouteille de bière vide  esseulée sur un matelas de feuilles mortes

 

Il est toujours possible de trouver un taillis où uriner à l’abri des curieux

 

(Suarès)  « Le meilleur et le plus beau païen sera toujours le catholique, au moins pour les moralistes du Nord »

« s’il était un homme, aujourd’hui, tout à fait païen, il ne peut être qu’un esprit borné ou une brute »

« Jamais le saint ne se tait : rien ne parle plus haut que son profond silence : car il prie »

 

Fais de mon jour, Seigneur, un pain complet

Où je ne pense que ce qui Te plaît

 

La foi est l’étrave à fendre les vastes eaux du doute

 

(Suarès)   « Femmes, toujours en armes, les ciseaux de la jalousie, l’aiguille du soupçon, et le sexe toujours en main. Et qui ne la flatte pas, l’outrage. Avec elles, on ne peut jamais oublier qu’on n’est pas de la même espèce. Ces têtes bornées sont pourtant pleines d’une infinie rancune »

 

Mardi 28 novembre

 

La riposte au mot cruel de Sue – ilsvous rendent malades puis ilsvous soignent – se trouve chez J.J. Surin : « Son ouvrage est de détruire, de ravager, d’abolir et puis de refaire, de rétablir, de ressusciter ».

 

Mon insuccès fracassant m’a épargné le bruit des bravos

 

Sans le métalent dont le Seigneur m’a doté j’eusse été une queue de paon de vanité

 

Ivan Karamazov, très disert sur le scandale de la mort des enfants, n’est pas assez malin pour entrevoir qu’il y est, par son allégeance au Malin, pour quelque chose. Adrian Leverkühn le lui apprendrait.

 

(Suarès) « un homme capable de créer, s’il politique, s’abaisse au-dessous de son propre mépris /…/ En tous ceux qui gouvernent, on sent le parvenu ».

« Il faut beaucoup vivre pour grandir en pensée ».

 

Mercredi 29 novembre

 

En musique aussi il y a des péchés par omission. La fausse note n’est pas plus navrante que la note manquée.

 

(Suarès) « Le silence est la grande persécution »

 

Jeudi 30 novembre

 

Selon Suarès quand on est aimé et qu’on n’aime pas on pâtit plus que l’amoureux(reuse)

 

Etre un virtuose du silence  un Cziffra des réticences éblouies

 

La Gaystapo

 

(Valéry) « Si l’on réfute un Platon, un Spinoza… » Sottise ! On ne les réfute pas.

 

Le début est toujours un début de la fin

Eurêka ! Mais …trouver cela est-ce si fin ?

 

Samedi 2 décembre

 

Saigne, heure ! C’est, pour le Seigneur, adhérer à la gracieuse souffrance quotidienne

 

Au rabot de la foi puissé-je m’encastrer

Seigneur dans le haut mur de l’éternel attrait

 

La preuve de Jésus est aussi par les mille visages que la piété des peintres et des sculpteurs lui ont prêtés

 

L’«infaillibilité de la prévision » selon Valéry  caractérise la science. Que dirait-il de l’infaillibilité des prévisions de l’ignare Curé d’Ars ?

 

Les dieux lares du sodomite sont dans les rambuteaux

 

 

 

Dimanche 3 décembre Toulouse

 

Deguy, hyper-discret, refuse de déranger Dieu, son amour, sa volonté, pour « moi », dit-il ; « je » n’en  appelle pas à « Dieu ». Le saint homme !

 

Grêle     L’homéopathe céleste enveloppé dans sa bure nébuleuse nous bombarde  de granules. Certes, de telles nubes ne pluunt pas justum

 

Tandis que se déroule la messe à la chapelle Saint Jean-Baptiste une petite fille à blanc bonnet bonnet blanc s’intéresse à l’histoire d’une Zoé qui d’abord n’est point partageuse (page de gauche) puis (page de droite) se repent.

 

Chaque jour que je finis vivant m’expose à une prière d’action de grâces

Je me demande par quel miracle je n’ai pas encore été assassiné

Sortir par les temps qui courent c’est courir le risque du cou coupé

Pourtant je sors je rentre je me constate me tâte retâte

Encore vivant !

 

Lundi 4 décembre

Nos bonnes paroles sont la crèche  où nous attendons  l’Enfant Dieu

 

Aide-moi, Christ, à n’être rien qu’un oui férié

 

Mardi 5 décembre

Un inculte de « France Culture » se plaît à souligner que d’Ormesson …catholique ? Non ! Païen : sa gaieté, son amour de Casanova. Il ignore, ce niais, que catholicisme et paganisme sont plus affines que ne l’est l’actuel cacolaïcisme ; il ignore que Casanova se déclarait catholique. Suarès : « Le meilleur et le plus beau païen sera toujours le catholique ». Vlan !

 

(Mallarmé) « Ratés, nous le sommes tous »

 

La parole est un cache-soi

 

Tout ce qu’écrit Deguy, sachant qu’il a préconisé de voter pour le méphitique Hollande, me dégoûte : « Dieu c’est ce qui ne change rien à ce qui est », prononce-t-il par ailleurs, feignant d’ignorer que « ce qui est », sur la planète comme elle est – temples, églises, mosquées … – montre urbi et orbisa dette à l’endroit de Dieu.

(Mais peut-être Hollande a-t-il, à «ce qui est », changé quelque chose ? Oui, le sens du mot mariage. Que Spinoza le déculotte et lui administre une fessée).

 

Alain Marchadour ose corriger ou censurer l’Epître aux Romains

 

Mercredi 6 décembre

 

Entendre le silence tout vibrant d’un pollen de soupirs

 

Tout à coup me revient la  marche du premier zouave : « pan pan larbi les chacals sont par ici »

 

Que sont, chez Voltaire, les « Macrons » ?

 

Vendredi 8 décembre

 

L’égalité se constate d’abord  dans la cellule-œuf de la fécondation, enfin dans l’état cadavérique ou la cendreuse poussière ; dans l’entre-deux elle n’est que chimère

 

(Hymne acathiste) « Réjouis-toi, en qui est dépassé le savoir des savants »

 

(Chateaubriand) « L’invasion des idées a succédé à l’invasion des barbares » ; c’est aujourd’hui la converse qui a lieu : « la civilisation actuelle décomposée se perd en elle-même »

 

Que de faux-sauniers de l’Evangile !

 

Samedi 9 décembre

 

Malherbe, une heure avant de mourir, choqué d’une impropriété, et tancé de s’emporter ainsi, s’écrie ; « Monsieur, je défendrai jusqu’au dernier soupir la pureté de la langue française » Deguy, sur la pierre tombale de son épouse, s’interroge : quelle citation « qui ne feindrait, mimerait pas l’espérance ? »   Lâche, qui au beau risque d’espérer préfère le confort du scepticisme Blanchot, dans son Pas au-delà, barbote dans ses circonlocutions, ses laborieux paradoxes, sa mystique spécieuse. Le vrai pas au-delà, ce serait ne pas écrire, tomber à genoux devant le Saint-Sacrement, tandis que son pas au-delà n’est qu’un long bercement dans l’osier de phrases sophistiquées L’anecdote du type portant un masque affreux, qui n’émeut pas, et qui l’ôtant épouvante, est une allégorie de la plupart d’entre nous, qui se chargent par complaisance et sont bien pires pris en flagrante réalité

Dimanche 10 décembre

 

L’idée que chacun se raconte devient en moi si prégnante qu’elle me fait sourire à tout propos édifiant et indicatif ou pontifiant et vindicatif ; ainsi Elisabeth de la Trinité m’invite à penser qu’il n’est pas difficile d’éprouver en soi la « douce compagnie de Dieu » ; c’est son expérience et je ne la conteste pas, et je n’oserais dire que cela n’est pas pour moi, j’insinue seulement qu’en mon quatre-vingt quatrième automne rien de tel ne m’est advenu

 

Je ne cesse de jacasser dans le vestibule de mon âme ; comment pourrais-je y entendre Son silence ?

 

(Chateaubriand) « Je comprends ce qu’ils comprennent, et ils ne comprennent pas ce que je comprends »

 

Lundi 11 décembre

 

A l’objection « c’est purement verbal » opposer que le Verbe est productif. Dire Dieu c’est déjà Dieu donné.

 

Candide et cauteleux Benjamin Stora : il nous ferait croire à propos de l’Algérie que l’Histoire seule, en vérité l’historien seul (lui, in petto) sont fiables, préservent des fantasmes et des fanatismes. Qu’il lise donc Valéry. Et qu’il se relise !

 

Mardi 12 décembre

 

(Suarès)  « Enfantin, je le suis ; mais je le sais, voilà le mystère »

« Dieu abstrait est la mort de toutes les religions /…/ il faut d’abord Jésus vivant pour que le Christ vive »

Sur Shaw : « il pense en maître d’école primaire, comme le touche à tout d’un journal socialiste »

« La mystique profonde est le couteau qui tranche le nœud gordien où la raison est prise »

 

Mercredi 13 décembre

 

Se tenir au courant, disent-ils. Mais non ! Contre le courant.

 

Ils veulent être « au courant », mais il me semble qu’ « au trottant » serait plus attractif

 

Jeudi 14 décembre

 

(Jean de la Croix) « Une seule pensée de l’homme vaut plus que le monde entier » ; j’ajoute que le monde est à la merci de cette pensée

 

 

(Siracide) « Parle, vieillard /…/ mais n’empêche pas le chant » (ou : « la musique »)

 

Enfants, petits-enfants, ce sont trophées dont ils s’infatuent devenus vieux

 

Vendredi 15 décembre

 

Le poème est un fruit qui mûrit sur une treille de silence soleilleux

 

Tu mesures Seigneur dans mon Vidourle intime

Le niveau de mon croire ou ne mon croire pas

 

Samedi 16 décembre

 

Aude non sapere   sésame de la vie intérieure

 

Un enfant et un ballon   L’un l’autre de couleurs vives

Ça suffit pour que d’un bond   Me voici sur l’autre rive

 

Le Pape François n’est pas « très enthousiaste face aux conversions rapides »

 

Grimpant un jour de décembre sur le Mont Girantès épargné par la neige j’y découvris dans une anse d’herbes une gentiane tardive dont le bleu sourire me sembla-t-il était pour moi et que je consacrai par mon regard

 

Mon âge ? Entre quatre et quatre-vingt quatre ans

 

Dimanche 17 décembre

 

(Isaïe, 61) « des fils de l’étranger seront pour vous laboureurs et vignerons »…eh bien, les voici insulteurs et assassins

 

canines  pickles du sourire

 

Entendu hier par mégarde Cazeneuve et Julliard barboter dans le bourbier droite/gauche sous la houlette de Finkielkraut

 

Au-dessus de l’étang de Roumezet une petite grenouille assoiffée reçut quelques gouttes d’eau que je laissai choir de ma gourde ; ce geste samaritain pour cette humble créature m’émeut un an plus tard en ce décembre comme le jour du solstice d’été où je le fis

 

(Deut., 28)  « L’émigré qui est au milieu de toi s’élèvera plus haut que toi, mais toi, tu tomberas de plus en plus bas »

 

Cazeneuve déplore dans le thème (la  thématique !) des « racines chrétiennes de la France » une « relecture historique frelatée » qui a « rendu la France peu à peu nauséeuse »

 

Lenteurs de l’éducation       Un bébé qui glousse   ce n’est pas encore             l’affleurement de l’Idée

 

Quelques gouttes de pluie agrippées à la vitre   miséricordieuse elle ne les repousse pas

 

Ma foi une ablette dans un océan de clartés indécises

 

Ego centré    mégot cendreux

 

Suivre le Seigneur ? dit Aelred de Rievaulx ; mieux : courir après Lui. (Voilà la belle façon de se tenir au courant).

 

Lundi 18 décembre

 

Catholique je suis impropre en tout temps à tout sauf au propre du temps

 

Jour de décembre radieux, pas un souffle d’air. Le jardin botanique est fermé à cause des « intempéries ». « Merci », est-il ajouté, « pour votre compréhension.

 

(François Jullien) le changement climatique « met en jeu tant de facteurs divers et corrélés »

 

Castoriadis déjà en 1986 : « Il y a longtemps que le clivage gauche-droite, en France comme ailleurs, ne correspond plus ni aux grands problèmes de notre temps ni à des choix politiques opposés »

 

Jeudi 21 décembre

 

Ton corps est une façon de te prononcer, tu peux y mettre un accent fort, tu peux y mettre des guillemets, tu peux le mettre en sourdine

 

(François Jullien) « Toute pensée se développe nécessairement – légitimement – à partir d’un arbitraire »

 

Vendredi 22 décembre

La joie, oui ! Mais ne pas y être enrégimenté ; ce n’est pas un ordre de mobilisation

 

Quand selon le compte des années on sait qu’on approche de sa fin on se dit qu’un beau cadeau de ce Noël par exemple ce serait de s’éclipser discrètement en un soupir archangélique et de joindre sur-le-champ l’étoile assignée par la Destinée

 

Vieux jours ? Non ! Je ne veux savoir de jours que jeunes, d’autant plus jeunes que se creusent mes joues

 

Un sot à « France Culture » parle des livres de l’an 2017 qui « doivent être lus »

 

Il manque tant d’écrits aux Ecritures. (Ainsi, deux lettres aux Corinthiens).

 

Lundi 25 décembre

 

Il n’est pas de plus beau cadeau de Noël que Noël

 

Certitude et doute, certitude dans la crypte, doute sur le parvis. Car au fond de la foi ce n’est pas toi qui crois au Christ c’est Lui qui croit en toi

 

Benoît XVI : l’ultra-raison comme les ultra-sons

 

Mourir, est-ce le retour à la case zéro ou l’accès au point oméga ?   Mais n’être plus c’est tout comme si l’o n’avait pas été.  En vérité on est condamné à la vie éternelle sitôt que né

 

Pour honorer les morts de Verdun la municipalité convoque un rappeur, Black M., distingué pour avoir émis le vœu de « baiser cette conne de France ». Intimidée par les protestations de Français dignes de  ce nom le maire annule cette convocation mais le Président de la République le regrette, s’en émeut.

Les morts de Verdun seront tout de même (dés)honorés par 3400 jeunes Allemands et Français en tee-shirts de couleur, courant parmi les 16142 sépultures, traqués par un épouvantail sur échasses censé signifier la Mort, au rythme des Tambours du Bronx, groupe de percussions issu de blousons noirs et tapant sur des bidons.

 

 

Vendredi 29 décembre

 

Jette en ton âme un caillou de silence  Ses orbes sertiront le monde

 

(Valéry) « Le philosophe n’en sait réellement pas plus que sa cuisinière. »  C’est bien, mon cher, ce que pensait Thérèse d’Avila.

 

(Nietzsche)  « Cinq heures de fauteuil : première étape vers la sainteté »

 

Samedi 30 décembre

 

Corvéables  attelés sans esquive possible au joug du temps

 

Dès le premier degré de l’échelle mystique de Jean Climaque on toise de haut les honneurs

 

« La longue chaîne de l’ancre », titre Bonnefoy. C’est l’encre qu’il faudrait lire.

 

Dimanche 31 décembre 

 

Et qu’il ne m’arrive rien mais rien de rien un rien en italiques un rien en capitales un rien qui guillemette et guillotine tout

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

LA FOOTOSPHERE

LA FOOTOSPHERE

 

« et le peuple amoureux du footabrutissant » (Charles Baudelaire)

 

La coupe du monde 2018, c’est fini. Il est trop tard pour en parler. Mais non ! Nous ne cessons pas d’être sous la coupe. Nous n’y couperons pas. Nous n’y couperons plus.

La France, m’a-t-on dit, a gagné.

Vive la France.

Nous sommes footus.

 

Il ne manque pas de gens intelligents, quoique leur nombre tende à se réduire, qui ont, non sans talent, souligné l’extraordinaire crétinisme mondial dont ce sport est la vitamine. Je garde dans mes rares dossiers un article paru dans leFigaroen juin 2006, signé de Jean-Marie Brohm et Marc Perelman, l’un et l’autre universitaires : « mondialisation d’un fléau émotionnel »; « pandémie de crétinisation des masses, « système totalitaire ». Douze ans plus tard cet article est toujours actuel, toujours pertinent. Sans doute les symptômes du fléau se sont-ils multipliés et aggravés, les relations entre la footosphère et la fricosphère resserrées. En juin 2018 un chroniqueur lucide formulait cette prémonition : La Coupe du monde de foot va nous emmerder à longueur de journées du 14 juin au 18 juillet. Un long calvaire lié à la futilité de courir après un ballon, la corruption de la FIFA, le chauvinisme des supporteurs et par dessus tout la crétinisation des masses.»

 

Un résultat de match de foot, coupe ou  pas coupe, est une nouvelle considérable qui éjecte ou laisse dans l’ombre toute autre nouvelle. Pour donner le la : Cinquante morts à Bagdad ? On s’en foote ; c’est savoir si le PSG a battu  Marseille ou Marseille le PSG, et si c’est 3 à 4 ou 1 à 0,  qui importe.

(Quand les Pouvoirs n’ont rien à footre sous la dent du peuple ils lui offrent quelque fait divers sordide, grotesque ou voilé : Benallah est grand et Jupiter est son prophète, Mamadou Cassama évite une chute hors de France grâce à un garçonnet astucieusement suspendu, Adrien Lopez est …chut ! …par deux chances pour la France …chut ! … dont l’identité …chut ! … ne doit être révélée qu’aux anges).

 

Faut-il voir dans l’expansion et l’intensification de la footaise une confirmation de la grande thèse du Père Teilhard de Chardin ? C’est la Noosphère, signifiant auquel il a donné son éclatante aura,  qui m’a soufflé  Footosphère. Hé bien, est-ce que la Footosphère ne serait pas actuellement la pointe la plus avancée de la Noosphère ?  Alors il faudrait frapper de nullité le diagnostic pessimiste, que je faisais mien (je l’avoue), de crétinisation. J’attrape, dans le tome VII des Œuvres, titréL’activation de l’énergie (quelle énergie mieux activée que celle de deux fois onze dieux courant après un objet sphérique ?), quelques remarques : évidence directe d’une dérive absolue de l’Univers en direction d’une unité et d’une intériorité croissantes ; concentration de tout l’Humain en un seul système co-réfléchi de dimensions planétaires ; hyper-synthèse de l’Humanité sur elle-même ;  l’Homme, par effet de totalisation planétaire, accroissant chaque jour plus vite sa capacité et son intensité collectives de pensée ; la température psychique de la Noosphère ne cessant de s’élever ; nous « tombons » désormais à une vitesse constamment accélérée sur une unification à la fois organique et mentale.

Une Coupe du Monde, l’admirable déploiement de forces spirituelles qu’elle induit (pronostics, récits, commentaires, ferveurs optatives, voire critiques) cela n’est-il pas, du  phénomène évolutif et positif prédit et souhaité par Teilhard,  la  meilleure illustration ? Enfin, ce qu’énonce Teilhard en lettres capitales – D’APRES ET SUR LEUR VALEUR D’EXCITATION EVOLUTIVE, UNE SELECTION ET UNE CONVERGENCE GENERALE DES RELIGIONS, VOILA DONC, EN SOMME, LE GRAND PHENOMENE  DONT NOUS SERIONS PRESENTEMENT A LA FOIS LES ACTEURS ET LES TEMOINS – il est difficile de douter que la grand’messe du stade, sa diffusion mondiale, l’unanimisme émotionnel, dévotionnel qu’elle suscite, en soient l’actualisation.

Je m’amuse …

 

Teilhard n’a pas connu la footosphère, n’a pu évaluer la « température psychique », je veux dire le degré de crétinisation, de la Noosphère devenue footosphère. Optimiste comme il se voulait, il aurait simplement accusé le coup (la Coupe) : « Avec la montée du Collectif et des Masses, bien sûr, une première vague de servitude, de nivellement, de laideurs et de catastrophes nous frappe au visage.

Mais /…/ »  Ce « mais » ne me rassure pas. L’hypothèse où la complexité-conscience (pour une élite) et la footrerie (pour la foule) s’engraineraient entre elles, l’une et l’autre, l’une par l’autre en voie d’un fatal, d’un formidable développement se révèle, au vu, au lu, au ouï tapageurs de l’actualité, plus que plausible.

 

 

 

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de la retenue

DE LA RETENUE, S’IL VOUS PLAIT

Monsieur Wauquiez s’est enhardi à dire, l’autre matin, après le joli coup perpétré par une « chance pour la France » au marché de Noël de Strasbourg :

« Combien d’attentats commis par des fichés S devons-nous encore subir avant d’adapter notre droit à la lutte contre le terrorisme ? »

Cette incongruité lui a valu, de la part d’un imbécile dont le Dieu de miséricorde m’a fait la grâce de ne pas retenir le nom, une remarque rogue, rigoureuse, rectrice : il aura manqué de retenue.

 

Ce mot me semble avoir une infinie portée symbolique. (On aime beaucoup les symboles dans notre France en pâmoison). Souhaiter que soient … mis hors d’état de nuire ? expulsés ? exécutés ? …des individus dont le plus cher désir est d’abattre du français de souche (« sous-chien »), du blanc, du juif, du chrétien ou du musulman non fanatisé, eh bien un tel souhait ne doit pas franchir la barrière de nos dents.

 

Manque de retenue ! Retenue est ici une litote pour : censure. La vérité, c’est qu’on ne censure pas assez en France. Que Cherif Chekatt ait mis à mal une douzaine de personnes, c’est un fâcheux incident qu’il aurait fallu taire. Voilà la vérité ! On en sait trop, toujours trop, et d’abord le nom de ce pieux massacreur.

On me dira qu’il aurait pu, lui, d’abord, se retenir. Ah ! N’en demandez pas trop à un zélote d’Allah !

 

Manque de retenue : on a eu tort de divulguer les attentats de Toulouse, de Nice, de Paris. Ne serait-ce que pour éviter le risque de stigmatiser l’islam.

 

La retenue à la source, voilà la solution.

 

Le vrai problème n’est pas d’empêcher les attentats mais d’empêcher qu’on en parle, pas d’éliminer les « fichés S » mais d’éliminer toute incivilité à leur endroit.

 

Madame Nyssen, dont le passage au ministère de la culture a été trop bref, allait dans ce sens : « changer les mentalités ».

Oui, c’est dégoûtant cette mentalité française obsessionnelle, ces réactions indignées, ce vœu itératif que le pays soit nettoyé de …

Si proscrire absolument l’information est difficile, on devrait au moins la réduire, la replier sur les minima (je cite un grand écrivain).

Et puis (à cet exercice sont rompus nos gouvernants) pleurnicher, trémolos, mélismes compassionnels. Le don des armes, c’est pour les « fichés S » (quel jargon, grands dieux !), pour nous, « soumis », le don des larmes. Celles-ci, ne les retenons pas.

 

 

 

 

Olybrius!

       (Ecrit en juin 2014)

       Olybrius !

Faire le catalogue des quolibets, des brocards, des outrages dont est victime l’actuel Président de la République est aujourd’hui à la portée de n’importe qui. On peut rêver d’un opuscule exhaustif sur le sujet, et de conséquentes quintes de rire. Il suffira ici de rappeler l’heureuse trouvaille de Mélenchon : « capitaine de pédalo ». C’est cela même.

Esquisser alors une Anatomie de la Mélanchonie dont le Président serait le déplorable héros ? Mélancolique, vexé, humilié, morfondu, honteux serait-il comme le renard qu’un pool (le PS) aurait pris ? Eh bien non. Il faut parier au contraire pour son contentement, et qu’il croît à mesure que croissent l’impopularité et les railleries. On peut, toute considération politique laissée de côté, donner de ce contentement exponentiel trois motifs plausibles : 1) Le très classique amour-propre, le prurit de se pouponner une réputation. « Qu’on parle de moi en bien ou en mal », comme disait Zitrone, « peu importe. L’essentiel, c’est qu’on parle de moi » ; le nom « Hollande » vole quotidiennement sur mille et mille lèvres rieuses ; 2) Le facétieux parti pris du pire. Sachant la république à bout de souffle, les animaux du Cirque Bourbon très mal dressés et désormais indomptables, le pays que l’on continue d’appeler France un souk malpropre, sachant aussi qu’il n’est pas de taille pour le rôle à lui imparti par une conjuration de hasards et de courbatures François Hollande se sera résigné avec une secrète jouissance à être le plus dérisoire, le plus désopilant, le plus désastreux des présidents, un président clown ; 3) Poussons le pion encore plus loin : n’y aurait-il pas en ce souffre-siffleurs une volupté de la macération, une volonté d’atteindre à l’inspiration par les humiliations, de devenir un serpent d’airain à force d’avaler des couleuvres, bref de réaliser dans son errance politique une performance analogue à celle du gyrovague Benoît Labre qui se faisait gloire de sourire aux giclées de trognons de chou dont l’ondoyait la populace ?

 

Petit garçon j’entendais dire quelquefois à propos d’un quidam à mine patibulaire : « qu’est-ce que c’est que cet olybrius ? » Je ne savais pas alors qu’Olybrius avait été un des tout derniers empereurs de Rome. Son règne fut bref : trois ou quatre mois. La mauvaise fortune fait que notre Olybrius républicain sévit depuis deux ans. Je n’ai aucune compétence politique mais je risque la prophétie qu’il n’aura dans notre régime républicain, dont il aura précipité l’agonie, que très peu de successeurs, dont il n’importe guère de savoir si ce seront un Glycérius de « droite », un Julius Nepos du « centre » ou un Romulus Augustule de « gauche », car ce seront tous les trois des gugusses.

 

Le vrai Olybrius fut empereur malgré lui. L’actuel Olybrius de l’Elysée a voulu la présidence, louvoyé habilement jusqu’à l’avoir. Peu soucieux de présider quoi que ce soit je suis de ceux qu’une telle ambition étonne. Quod peto, hic est, est U

 

 

CYCLONE ET L’ENCHANTEMENT DE LA FRANCE

CYCLONE

 

 

Un cyclone dévaste la France

. Cyclone Irma, cyclone Maria …Je me rappelle à La Réunion avoir enduré sur ma route un soir tombant puis tombé une queue de cyclone, c’est-à-dire une interminable colonne de pluies épaisses. Le cyclone implique (s’explique par) de très basses pressions atmosphériques. C’est un cyclone mental (moral, spirituel) qui affecte la France depuis quelques décennies. La haine suicidaire de soi en procède. Quelques veilleurs l’ont fort bien analysée, je n’ajoute rien à leur analyse, mais je veux répéter à ma façon, souligner à ma façon que cette dépression spirituelle (mentale, morale) ne peut pas plus être évitée ou mitigée qu’une dépression atmosphérique ; il s’agit simplement de n’être pas pris soi-même dans le tourbillon, autrement dit de ne pas soi-même mentir et de n’être pas infecté par le mensonge ambiant.

Un cyclone est chaotique. L’actuel chaos mental de la France est patent, terrifiant. Nous sommes opposés à la peine de mort, sa suppression a même fait l’objet d’une loi. Mais nous assassinons bon an mal an quelque deux cent milles candidats à la vie, et  nous sommes le quatrième producteur d’armes dans le monde. Nousavons aboli l’esclavage mais nous sommes prêts à soumettre corps et biens des femmes pauvres à la rude servitude de prendre en charge un embryon jusqu’à la parturition au bénéfice de riches bourgeoises  en mal de progéniture. Nous affichons un zèle paroxystique en faveur des enfants qu’il faut préserver des attouchements libidineux (pédophilie) mais nous les initions à la sexualité et aux désirs sexuels dès le plus jeune âge cependant que sur le petit écran ils ont tout loisir de moralement se dépuceler. « Laissez mûrir l’enfance dans les enfants », cette sage consigne de Rousseau, en notre ère vulgaire (celle qui commence avec Voltaire), a été pratiquement déformée en « faites pourrir l’enfance dans les enfants ». Le mariage, alliance d’un homme et d’une femme, dont Spinoza dans son Ethiquedonne la définition la plus concise, précise et décisive qui soit, a subi une dévastation sémantique ; « mariage » est désormais un quelconque assortiment de vagins ou de verges et la procréation de mômes n’en est plus la finalité. Par ailleurs  l’état d’hébétude et de dhimmitude où nous nous trouvons (celle-ci étant un effet de celle-là) a pour résultat une kyrielle de contradictions dans lesquelles pataugent nos médias islamophiles. Ainsi  nous militons avec acharnement pour l’égalité entre les hommes et les femmes, donc pour la réévaluation de celles-ci ; or le Coran et la tradition islamique sont à cet égard (quand la taqïya ne produit pas ses bobards conjoncturels) très clairs, Dieu préfère les hommes. Ainsi nous multiplions les initiatives en faveur de l’animal ; la Déclaration universelle de ses droits a été proclamée le 15 octobre 1978 à la Maison de l’Unesco à Paris. Or notre pays est en proie à une virulente offensive « halal » et on sait ce que « halal », quand il s’agit de pratiques sacrificielles, veut dire. Pour l’Aïd, ce premier septembre, auront été cruellement égorgés peut-être plus de deux cent mille moutons. La liberté d’opinion, de confession, est en principe, dans notre démocratie, totale. Combien elle est limitée, on ne le sait que trop, et comment une sorte de Ku Klux Klan composé de clans inquisiteurs et hargneux fonctionne avec un zèle fanatique, multipliant les mises en accusation, les procès, et imposant aux médias une sévère censure. Nous accueillons avec mille salamalecs, tout joyeux d’être divers et divertis par la diversité, une religion qui menace de mort tout apostat et interdit sur ses fondamentaux toute critique. Nous suspectons les amoureux de la France traditionnelle, qui se disent parfois « identitaires », d’être des fascistes (à tel point que fasciste et français sont aujourd’hui, quand on donne à la notion de francité sa pleine valeur, des synonymes), mais que l’islam identitaire montre partout les dents ne nous inquiète pas. Nous nous pâmons d’allégresse à lagay pride, nous voyons une avancée de civilisation dans la possibilité pour chacun d’entre nous de choisir désormais son sexe et ses comportements sexuels ; or l’islam, auquel nous faisons les yeux doux dans l’espoir qu’il va se substituer au judéo-christianisme répressif et périmé, l’islam affiche une conception paranoïaque de la virilité et encaserne conséquemment chaque sexe dans le rôle que lui assigne éternellement la divine parole. Mais ces contradictions, et d’autres qui à cette heure m’échappent, se résument toutes en celle-ci :  nous aspirons à une évolution positive des mentalités, des modes de pensée, nous voudrions une société de plus en plus ouverte, et nous nous laissons coloniser par la plus close des religions, celle qui pose sur la tête de ses malheureux adeptes – je cite Renan, parangon du progressisme – « une espèce de cercle de fer ».

« Clash royale pub FR un océan de chaos vost fri » : cette annonce, elle-même lugubrement chaotique, paroxysme de niaiserie, me fut infligée par « Internet » l’autre jour. Il s’agit d’un film, d’un cyclone d’images turbulentes qui cherche à épouvanter et ne suscite qu’un bâillement. Je reviens au cyclone. Le plus subtil fomentateur de cyclones sociaux-politiques, au siècle dernier, fut Trotski. Il a perdu la partie contre Staline. Il est actuellement en passe, du moins en France, de la gagner. Les « islamo-gauchistes » (concrétion verbale atterrante) (monstre sémantique) sont peu nombreux mais les musulmans fanatiques, qui prolifèrent, leur fournissent des troupes aguerries. En vain l’on m’objecterait que Trotski affichait à l’endroit de l’islam une répulsion  et un mépris extrêmes. Ses disciples ont retenu de lui la leçon essentielle : ce sont, de tempérament, des agités, certains d’entre eux deviennent agitateurs, et  il ne leur importe aucunement de se référer aux textes canoniques du grand Ancêtre ; il leur suffit d’entretenir par quelque moyen et quelque slogan que ce soit, la turbulence (ça s’appelle dans le lexique de la secte « révolution permanente »). Les banlieues « sensibles » sont pour les maniaques de l’agitation un vivier de recrues wahhabites, salafistes ou du moins réfractaires à l’ordre établi ou ce qu’il en reste. Cyclone trotskiste et cyclone islamiste coalisent leurs vents méphitiques. Un parti acquis à la dhimmitude mais nommé par antonymie « la France insoumise » (encore un cas de chaos mental) leur offre grâce à son leader charismatique des sièges au Parlement. Rappelons, avec monsieur Erdogan, que l’islam, qui fut cyclone dès ses origines, a vocation à dévaster l’Europe comme Irma récemment les Antilles : « les mosquées sont nos casernes, les coupoles nos casques, les minarets nos baïonnettes et les croyants nos soldats ». Combien de mosquées aujourd’hui en France ? La dévastation est en cours.

 

 

L’ENCHANTEMENT DE LA FRANCE

Je me suis juré de n’attacher plus la moindre importance aux affaires françaises mais comme il m’est difficile d’ignorer, si prémuni que je sois contre le caquetage quotidien de l’ « information », certains faits dont le plus marquant n’est pas la peste islamique  mais son déni, il m’advient de temps à autre, chu de mon ciel interne tel un aérolithe, une métaphore topique. Ainsi me suis-je rappelé, hier, sans que rien apparemment m’y ait préparé, une batterie d’images de Bergson dans L’Evolution créatrice dont l’application à notre conjoncture politique, à l’enchantement de notre société (bien-) pensante, m’a amusé. Le passage à l’écriture ici m’est difficile tant je suis ému par le maelstrom des possibilités métaphoriques. Je répugne à faire un plan, tant pis si dans mon euphorie sarcastique je me mêle les pinceaux. Il existe des hyménoptères paralyseurs dont la tactique, aux fins de fournir à leurs larves une nourriture fraîche, consiste à paralyser les proies choisies en injectant leur venin dans les centres nerveux d’où dépend la motilité. Pour l’objet de mon propos la mise en place dans l’organisme France des larves islamiques en sorte qu’elles y trouvent à se sustenter jusqu’à la phase finale de leur métamorphose en terroristes intéresse les aires cérébrales de l’intelligence et du jugement. Bergson a retenu trois hyménoptères, la Scolie, le Sphex, l’Ammophile, dont les proies sont la cétoine, le grillon et la chenille.  Les trois espèces de guêpes musulmanes qu’il me plaît d’y faire correspondre seraient le « Frère », le « Salafiste » et le «Wahhabite », dont la nocivité ne fait nul doute, mais il faut souligner que nombre de leurs coreligionnaires, sans se réclamer précisément d’eux, contribuent notablement à leur infestation  et  leur infection. Qu’est-ce que le venin, en l’occurrence ? Quelques formules, quelques mots dont l’inoculation à haute dose aggravée par la fréquente répétition obtiennent chez la victime l’atrophie de l’intelligence et du jugement ou, pour dire autrement, une sorte d’hébétude, de léthargie, de pesant sommeil des facultés mentales. Ainsi a-t-on pu lire et entendre, repris, répété avec la même force incantatoire qu’un slogan maoïste ou hitlérien : l’islam est une religion de paix et d’amour. La simple consultation du Coran, la plus candide information historique infligent à ce slogan le plus implacable des démentis. Il n’importe. Ce mensonge d’une rare impudence n’est pas taxable d’imprudence. Le Français standard (le terme standard incluant politiciens et journalistes) est si chloroformé (formé à gober le bobard) (saisi dans le formol des idées toutes faites) que rien de ce qui touche à la réalité, sous l’effet du venin islamique, ne peut l’atteindre. Cela  est extraordinairement intéressant : qu’on puisse faire avaler à presque toute une population les plus énormes craques, la soumettre aux slogans les plus effrontés, a quelque chose de surnaturel. Ainsi le concept d’ « islamophobie », qui n’est qu’une casserole, a infecté le cerveau, et les « casseroles » (alias les mouchards) zélés à traquer les récalcitrants au dogme de l’islam « paix et amour » se multiplient. J’entendais encore l’autre jour, après les attentats de Catalogne, un dhimmi ânonner à la radio que des islamophobes, « il y en a toujours eu, il y en aura toujours » ; cet imbécile parlait comme l’Ecclésiaste, sur un mode involontairement parodique.  Dans la France en état de léthargie susurrer que, non la phobie (maladive), mais la peur de l’islam, raisonnable, argumentée, saine, virile, puisse se justifier et même engager à des mesures de protection tout autres que les aménagements timides et chaotiques d’un gouvernement d’impuissants, expose à une radicale incompréhension, conséquemment à une méchante suspicion.  Chaque fois donc que je m’expose à souligner la nocivité intrinsèque d’une religion où la haine du prochain va de soi je me heurte à un silence …oh ! pas le silence chargé jusqu’à la gueule dont parle un héros de Camus mais un silence ahuri, hébété, stupéfié, presque réprobateur, oui réprobateur. On n’a pas entendu; on a décidé, non, on n’a même pas décidé, abruti qu’on est, de ne pas entendre. Le cas le plus frappant de cette attitude léthargique me reconduit quelque vingt années en arrière (déjà !). Je conversais avec une épicière aux yeux battus, au visage blême ; elle me confia qu’elle dormait mal ; – « pourquoi ? » lui demandai-je ;- « les voisins du dessus, me dit-elle, jouent aux boules en pleine nuit  – qui sont-ils donc, ces galfâtres ? » Alors elle lâcha d’une voix mourante : « ….» ; je commentai tout de go : « qu’est-ce qu’ils fichent donc ici ? » A cet énoncé je sentis se peindre sur les traits fatigués de cette femme une espèce d’épouvante ; elle avait eu du mal à confesser l’identité de ses tortionnaires nocturnes, ma saillie, ma suggestion de renvoyer ces gens-là dans leur pays d’origine la laissaient atterrée. Je vois en elle l’image, le modèle typique du Français standard d’aujourd’hui.

Je reviens sur la métaphore qui a déclenché ce petit pamphlet. Mettre en cause les trois guêpes islamiques les plus venimeuses comme si elles avaient elles-mêmes fait la piqûre, à l’instar de l’ammophile du sphex ou de la scolie, est passablement erroné. Certes un Tariq Ramadan, un Tareq Obrou, un Rachid Houdeyfa  piquent, ils piquent, tant qu’ils peuvent (la piqûre s’appelle la taqîya). Mais la profonde léthargie du peuple français dans son ensemble et d’une notable partie de ses « élites » (mon réflexe : élites ? non, bélîtres) ne s’explique pas, en profondeur, par l’activité des hyménoptères médinois. Ceux-ci opèrent sur un organisme spirituel déjà infecté par la haine de soi et le syndrome suicidaire. Quel remède ? Les allocutions, les conférences, les cours, les livres qui tentent de réveiller un peuple assoupi et asservi ne manquent pas ; voilà trois ou quatre ans paraissait l’ouvrage Violence et Islam du grand poète Adonis ; tout récemment Annie Laurent dont la compétence et la lucidité ne sont jamais en défaut publie  L’islam pour tous ceux qui veulent en parler (mais ne le connaissent pas encore). Riposte sans nul doute à : Comprendre l’islam – ou plutôt pourquoi on n’y comprend rien. Le Dominicain Adrien Candiard, en sa candeur ( ?) ou sa trompeuse casuistique, est un de ces hyménoptères qui, dans l’Eglise même, infectent la conscience du vulgum pecus par le venin  de leurs gloses mi-figue mi-raisin.  Je ne suis pas sûr de comprendre tout l’islam, mais au Coran je comprends quelque chose et même bien des choses, notamment la virulence sectaire qui dès la Fatiha y transpire. Or ce Dominicain enchante les milieux catholiques officiels ; La Croix lui rend hommage ; le succès de son livre, qu’on prétend qui éclaire enfin ( !) la conscience française sur l’islam, est une preuve de plus de la léthargie consensuelle, du consentement léthargique à la dhimmitude par atrophie des facultés critiques. Imaginez  le journal La Croix, dans un généreux souci de vraie controverse, offrant en parallèle au diagnostic du Dominicain Candiard celui du Jésuite Boulad qui, ayant gardé les yeux ouverts et l’intelligence avertie, ayant de surcroît (né en 1931)  un demi-siècle d’avance sur son compère dans la connaissance théorique et pratique de l’islam,  ne s’en laisse pas, lui,  accroire. N’en doutez pas : ce Jésuite, empêcheur de dormir en rond, n’a pas bonne presse dans la Bonne Presse ni en général auprès des autorités ecclésiastiques. Quel remède à cette léthargie ? Comment réveiller un peuple abruti, hébété, privé des réflexes salvateurs de défense ? Quel prince Florimond dessillera les yeux, débouchera les oreilles de notre Belle France à langue de bois dormant ? L’Ammophile (je cite Bergson) happe la tête de sa Chenille et la mâchonne : c’est cela même, le cerveau national a été happé et mâchonné par une guêpe disons salafiste secondée par des idiots utiles.  Nos médias ronflent. Ce libelle n’est qu’un amusement ; le sphex islami que n’ayant point paralysé mes centresnerveux je calme mes nerfs par l’ironie.

POUR EN FINIR AVEC HOMERE

POUR EN FINIR AVEC HOMERE ?

 

 

En cet octobre, selon une tradition qui semble bien établie, des colonies d’étourneaux se rassemblent, le soir, sur les platanes du quai de la Daurade et l’on croirait, au vacarme de leurs pépiements, que grésille dans le feuillage un influx électrique. Je suis, de même (comparaison homérique ?) un arbre de citations, un grésillement, matinal, méridien, vespéral, nocturne, d’aphorismes, de poèmes, de sentences, de fragments du psalmiste, de péricopes évangéliques. J’ai assisté l’an dernier, à pareille époque, à un acte perpétré par je crus d’abord un sagouin je compris par après un employé municipal : armé d’un fusil il mitrailla les platanes et mit en fuite les oiseaux. Ceux-ci il est vrai ne se contentaient pas de bruire, ils caguaient sur le trottoir et le passant recevait d’aventure sur son crâne, chevelu comme celui des Achéens ou chauve comme celui du descendant d’Enée que je suis, l’obole non désirée d’une chiure.

 

L’Iliade travestie : Agamemnon, apprenant en songe qu’il prendra Troie, renverse un pot de chambre : : « Mais son réveil fut la ruine / Du pot contenant son urine / Ce pot sur une chaise était ; / Il chut, quand il se transportait […] / Un valet entra dans sa chambre, / Qui certes ne sentait pas l’ambre. / Il se boucha le nez et dit : / Atride a pissé dans son lit » (II, 43-46 et 55-58).

 

Candide, chapitre XXV : On se mit à table ; et, après un excellent dîner, on entra dans la bibliothèque. Candide, en voyant un Homère magnifiquement relié, loua l’illustrissime sur son bon goût. Voilà, dit-il, un livre qui fesait les délices du grand Pangloss, le meilleur philosophe de l’Allemagne. Il ne fait pas les miennes, dit froidement Pococurante : on me fit accroire autrefois que j’avais du plaisir en le lisant ; mais cette répétition continuelle de combats qui se ressemblent tous, ces dieux qui agissent toujours pour ne rien faire de décisif, cette Hélène qui est le sujet de la guerre, et qui à peine est une actrice de la pièce ; cette Troie qu’on assiège et qu’on ne prend point ; tout cela me causait le plus mortel ennui. J’ai demandé quelquefois à des savants s’ils s’ennuyaient autant que moi à cette lecture : tous les gens sincères m’ont avoué que le livre leur tombait des mains, mais qu’il fallait toujours l’avoir dans sa bibliothèque, comme un monument de l’antiquité, et comme ces médailles rouillées qui ne peuvent être de commerce.

Valéry, un peu plus tard, demandera à Gide : « Connais-tu rien de plus embêtant que l’Iliade ? » Gide répliquera : « Oui, la Chanson de Roland ». Enrique Escobar commente : « Gide sait, et note, que Valéry a tort ». Je sais, et note, que Valéry a raison. Dans son Journal Gide exprime son admiration pour les « six derniers chants « . Les six derniers ! Que fait-il des dix-huit autres ?

 

Il faut courir le beau risque, aujourd’hui, de penser comme Pococurante.

 

Je ne pensais pas, quand je lisais l’Odyssée puis l’Iliade, qu’échauffé jusqu’au rouge par ma lecture j’entrerais dans la lice du séculaire affrontement entre les Anciens et les Modernes et prendrais résolument le parti de ceux-ci, à la façon ou sans la façon de Michel Serres, convaincu que si les poèmes d’Homère ont grâce à leur facture et à leur patine un charme extrême son monde et ses monades méritent au mieux notre indulgence apitoyée, au pire notre répugnance et notre mépris. Cette querelle est de nouveau ranimée : de récents ouvrages homérophiles, signés Marcel Conche, Pierre Carlier, Pietro Citati, Daniel Mendelsohn, Sylvain Tesson, excitent l’intérêt public ; le dernier nommé a eu droit à une série d’émissions estivales sur une chaîne de radio très fréquentée et le sémillant petit livre qui en fut la concrétion a trouvé des milliers de lecteurs. Y a-t-il, par contre, des homérophobes ? S’il n’en est qu’un, ce sera moi. Précisons : dénigrer Homère, ce serait le signe d’un manque de goût atroce, pire, une insulte à la mémoire de l’Humanité ; tout au plus m’est-il permis de douter que l’Iliade soit le « si parfait » poème que prétendait Fénelon ; ce que je mets en cause, je l’ai dit, ce sont ses monades et son monde ; or comment éloigner la suspicion que si monades et monde homériques sont imparfaits l’Iliade et l’Odyssée ne le soient pas aussi ? Je ne juge point, faute de connaissance intime de sa langue, le poète en tant que versificateur et virtuose des tropes – c’est affaire de linguiste, de styliste ; mais je peux juger les comportements d’Achille ou d’Ulysse, d’Athéna ou d’Apollon, de Thétis ou de Calypso tels que le rhapsode les décrit ou raconte ; je peux aussi porter un jugement sur la philosophie ou la théologie (l’une et l’autre entremêlées), et ici en découdre à l’amiable avec Marcel Conche dont la très perspicace analyse laisse toutefois dans l’ombre ce qu’un extrême souci de vérité me force à mettre en évidence, surtout à propos d’Ulysse, contre lui.

   Je devrais dédier cette sorte d’essai brouillon et bouillant qui s’introduit dans mes Entremiens à mon amie Noémi Hepp. De quel savoir eût-elle enrichi, par sa thèse (Homère en France au dix-septième siècle), ma frivole méditation ! Mais j’ai fait de l’aude non sapere, une de mes maximes ; je ne suis pas érudit, l’anachronisme ne me fait pas peur ; ma chronique seule m’intéresse et je rapporte à elle, au petit bonheur, mon butin de lectures.

Homérophobe parce que chrétien ? Ce n’est pas en blasphémateur que Montaigne admet Homère parmi les « plus excellents hommes », que Fénelon voit dans l’Iliade un poème « parfait » ; c’est sans porter ombrage à sa foi chrétienne que Boileau, partisan résolu des Anciens, compose son odelette « Quand, la dernière fois, dans le sacré vallon,
La troupe des neuf soeurs, par l’ordre d’Apollon, 
Lut l’Iliade et l’Odyssée… ». Par contre l’abbé d’Aubignac soutenant qu’Homère « n’est pas un bon poète » se sait passible d’anathème. Il me semble bien qu’un bon catholique, au « grand siècle », se doit d’être homérophile. La situation spirituelle aujourd’hui est tout autre : l’effondrement du catholicisme produit en France des résurgences de paganisme. (Dans une terre mal cultivée, un jardin en friche, un sol pauvre prospèrent les mauvaises herbes et les fleurs parasites). Platon chassait Homère de sa république idéale. Dans notre démocratie atteinte de virose le monde et la philosophie d’Homère deviennent des substituts souhaités de l’Evangile. L’homérophilie, couplée avec l’homophilie, l’islamophilie et quelques autres philistinismes dont je n’ai cure, n’entre plus parmi les agréments d’une société policée où l’Eglise exerçait une police des consciences mais s’ajoute à l’armement des détracteurs de la religion fondatrice de la France et de l’Europe. La bonne nouvelle d’Ulysse supplante la bonne nouvelle du Christ ; eüs, qu’on rencontre dans l’Iliade, avec ses connotations de gravité, de bonté, de qualité essentielle (je pense selon ma pente à Eus, village en espalier du Bas-Conflent !), serait (je m’amuse à le suggérer) grâce à sa vertu phonique et littérale non moins que sémantique l’épithète propre à nous distraire de Jésus. Marcel Conche, si intéressé à imaginer une philosophie de l’Iliade, se donne pour un matérialiste soucieux de guérir ses disciples, autant qu’il se peut, de l’illusion religieuse ; la religion d’Homère lui plaît en ce que n’y croire pas, c’est défalquer discrètement de ses épopées les dieux qu’il y injecte ; suffit d’en faire les acolytes ou servites du Destin. Je ne crois pas plus que Conche aux dieux homériques ; je crois, au contraire de Conche, au Dieu d’Abraham d’Isaac et de Jacob. Quoique puissent imaginer à mon propos des sceptiques, nihilistes ou agnostiques à l’intelligence courte, il m’est loisible – c’est même un article de doute que j’insère dans ma profession de foi – oui, il m’est loisible de considérer le cas où le christianisme aurait finalement, à brève échéance, fait long feu, mais ce qui me paraît absolument hors de doute, c’est que le monde chrétien, le monde des monades chrétiennes, je ne dis pas dans ses réalisations et leurs réalisations, jusqu’aujourd’hui discutables, mais tels que les ont souhaités le Christ et les premiers apôtres, représentent un niveau d’humanité très supérieur à tous égards au monde et aux monades homériques.

Le prouver n’est pas mon intention. J’en ai acquis la certitude peu à peu, au fil de la lecture ; l’Odyssée m’a d’abord charmé, ne m’a  écoeuré que dans les derniers chants. L’Iliade dans mon histoire personnelle lui succédait : le massacre des prétendants devenait pour moi le prélude à des orgies de ventres et de cervelles crevés. J’ai alors, m’adjoignant au trio du tribunal d’Enfer, prononcé mon jugement : les héros d’Homère, un cheptel de brutes tribales, dignes recrues pour Daech.

 

Pichenettes à Nietzsche

 

 

. Je préfère un périple à une panoplie. Cependant je taquine Camus de longue date sur son choix d’Ithaque, donc d’Ulysse, à la fin de L’Homme révolté. L’Odyssée se termine mal : ce héros dont Camus voudrait naïvement faire le parangon de la vie bien tempérée se signale dans les derniers chants par un horrible massacre. J’écrivais naguère à Yves me le recommandant de préférence aux m’as-tu-vu de l’Iliade qu’Ulysse eût mieux fait de rester auprès de Calypso, d’y goûter paisiblement les charmes de l’immortalité et de la vénusté ; Antinoüs eût épousé Pénélope qui se fût enfin consolée de la perte de son époux. Les derniers chants du poème sont un théâtre de la cruauté non moins horrible que l’Iliade ; et la victoire impitoyable du maître de maison aidé de son fils sur les prétendants, quand on considère leur nombre, passe toute mesure et toute vraisemblance; Athéna chaque fois qu’il le faut détourne les coups : puérile intervention divine en faveur d’un massacre. Enfin le dernier chant me paraît aussi bousillé que les prétendants viennent de l’être ; il n’y manque pas un ultime massacre, comme si les auditeurs de l’aède, aujourd’hui lecteurs émoustillés, avaient encore soif de sang : le père d’Antinoüs pour venger son fils mort ameute une troupe de contribules ; le vieux Laerte, tout décrépit qu’il est, l’abat ; son fils et son petit-fils auraient taillé en pièce toute la troupe si ne les arrêtait un cri d’Athéna ; par un tour de passe-passe fantasmagorique la concorde est aussitôt scellée entre les deux partis, conclusion abrupte qui me rappelle la finale « ils se marièrent et furent heureux » des contes pour enfants ou romans à la Zénaïde Fleuriot. Ulysse jouit, dans la littérature universelle, d’un incomparable prestige ; son intelligence, voire sa virtuosité de menteur, sa nostalgie, ses vagabondages, son ancrage en font une sorte de type idéal ; il l’était, le note Nietzsche, pour les Grecs de la grande époque ; il l’est, sous l’une ou l’autre facette, pour les Européens depuis du Bellay jusqu’à Apollinaire, depuis Rabelais sous couvert de Panurge jusqu’à Joyce en son Ulysse parodique ; il l’est – je le répète – pour Camus au terme de son Homme révolté, il l’est aussi dans les dernières pages de L’opéra fabuleux d’Audisio. Je ne peux oublier qu’il a droit dans la Divine Comédie à un traitement exceptionnel qui, dans l’après coup de mon regard instruit par Léon Bloy sur les grandes œuvres et les grands aventuriers, en ferait un précurseur de Christophe Colomb. Mais Dante, en parfait catholique, l’a placé en enfer, dans les malebolge, parce qu’il fut un fourbe, un conseiller frauduleux. Il y expie, nous dit Virgile,  « l’embûche du cheval artisan de la brèche » –l’aguato del caval, che fe’ la porta -, aussi (et auparavant selon la chronologie) « la fourbe pour laquelle Déidamie morte se plaint encore d’Achille » – l’arte, per che morta Deidamia ancor si duol d’Achille : ces deux roublardises ont pour conséquence d’abord l’entrée en lice du plus redoutable des guerriers achéens et un paroxysme de massacres, puis l’infiltration perfide dans la cité haïe et son immonde sac, préludant à l’hécatombe que fera Ulysse, dix ans plus tard, des prétendants. Mais il est une saloperie pire encore à mon estimation, parce qu’elle n’est motivée que par une rage de vengeance : Troie est prise, la guerre est finie ; le vent porte Ulysse au pays des Kikones, alliés d’Ilion : « là, je pillai la ville et tuai les guerriers et lorsque sous les murs on partagea les femmes et le tas des richesses, je fis si bien les lots que personne en partant n’eut pour moi de reproches » ; le salaud s’octroie un satisfecit !

Dante n’a donc pas triché, biaisé, mitigé, atténué, attiédi : l’Ulysse qu’il admire n’est pas le geignard héros du retour à Ithaque mais l’audacieux transgresseur des colonnes d’Hercule dont il s’improvise le romancier. L’Ulysse de la fiction homérique, il l’assigne à la huitième infernale bolge. Tel ne sera pas le jugement de Nietzsche, interprète patenté, croit-il, de l’idéal grec. Je cite l’aphorisme 306 d’Aurore : « Qu’est-ce que les Grecs admiraient en Ulysse ? Avant tout la faculté de mentir et de répondre par des représailles rusées et terribles ; puis d’être à la hauteur des circonstances ; paraître, si cela est nécessaire, plus noble que le plus noble ; savoir être tout ce que l’on veut ; la ténacité héroïque ; mettre tous les moyens à son service ; avoir de l’esprit – l’esprit d’Ulysse fait l’admiration des dieux, ils sourient en y songeant – tout cela constitue l’idéal grec ! Ce qu’il y a de curieux dans tout cela, c’est que l’on ne sent pas du tout la contradiction entre être et paraître et que par conséquent, on n’y attache aucune valeur morale. Y eut-il jamais des comédiens aussi accomplis ? »

Nietzsche ne se sent pas à l’aise dans le monde dogmatique de Dante. « Dante : ou l’hyène qui versifie sur les tombes ». C’est un joli trait d’esprit, et une ineptie. (Nietzsche aura-t-il imaginé que son Zarathoustra l’emporte sur La divine Comédie ? Je crains que oui, c’est à crever de rire).

Les Grecs. Ce les expéditif trahit une culture à la grosse qui a décidé d’étendre indûment à tous les Grecs une appréciation qui au mieux concerne les Grecs nietzschéens. Tous les Grecs étaient-ils nietzschéens ? Ce n’est pas si sûr.

Ulysse ment. Admirable parce que menteur. A l’évidence je sens comme Dante, je suis chrétien. Satan est le père du mensonge. Ulysse est aux enfers, et il y est presque dans les trente-sixièmes dessous, parce que fieffé menteur. Dante a raison, Nietzsche a tort, et les Grecs qui auraient aimé Ulysse parce que menteur ont droit à mon mépris.

« Représailles rusées et terribles » : j’ai déjà dit ce que doit dire tout être de bonne extraction, chevaleresque, généreux, ennemi du ressentiment, sur le massacre des Kikones. Existaient-ils des Grecs assez ignobles pour approuver cette tuerie ? Le massacre des prétendants, quoiqu’il soit un cas de force majeure, n’est guère moins répugnant.

Est-il toujours « à la hauteur des circonstances » ? Quand les Kikones de l’intérieur accourent pour venger leurs compatriotes lâchement occis, c’est la débandade : « nous fuyons », avoue Ulysse, « le trépas et le sort ». Pris dans la tempête (au chant V de l’Odyssée) il « sent ses genoux et son cœur se dérober » : c’est la frousse. Par ailleurs je ne me fatiguerai pas à énumérer les circonstances où ce n’est lui, mais la déesse aux yeux pers qui est « à la hauteur ».

« Savoir être tout ce que l’on veut » ? Paroles en l’air. Ulysse n’est rien qu’Ulysse, forme signée, destin assigné. Savoir vouloir tout ce que l’on est me semble plus pertinent. Les autres formulations de l’aphorisme sont moins contestables ; je les quintessencie en ceci : savoir paraître tout ce que l’on veut paraître. Telle est la mètis, la ruse intelligente où, paraît-il, les Grecs excellèrent et essaient encore d’exceller – je puis me ramentevoir, l’été         196., une négociation quelque part en Attique avec une logeuse matoise. On discutera de la mètis biblique, inaugurée en Abraham : ce n’est pas ce qui fait le plus d’honneur à ce héros de la foi. Je préfère dire avec Jésus : « c’est oui, oui ; c’est non, non », ou avec Spinoza : « un homme libre n’agit jamais par ruse (dolo malo), mais toujours de bonne foi ». Ulysse, pour des hommes instruits par l’Evangile ou par l’Ethique, est un «comédien accompli » – je le veux bien ; n’ est qu’un comédien accompli, et cela le tient fort au-dessous du moindre des enfants de Dieu ou des princes de l’esprit. Mais en Ulysse homme de prouesses guerrières, nautiques, érotiques et sophistiques, l’écrivain Nietzsche se représente lui-même en ses ruses d’écriture, en sa stratégie littéraire de rendre indiscernables l’être et le paraître ; il a excellé, en effet, à disposer un jeu de miroirs tel qu’on ne peut nulle part surprendre son vrai visage.

Il y a tout de même une lacune dans le portrait brossé par l’aphorisme 306 : Ulysse est aussi, peut-être même d’abord, une masse de muscles, un des forts en poigne et en gueule du poème homérique. Quand il s’agit de répondre au défi d’Hector, plusieurs Argiens se présentent, Ulysse est l’un d’eux. En mainte occasion il prouvera qu’il est très doué pour la bagarre, et au finale se montrera tireur d’élite comme pas deux. Nietzsche camoufle ce don de nature, et pour cause : il est lui-même, quand il écrit Aurore, convalescent et ne sera plus désormais qu’en état de convalescence. Je ne peux lire l’Iliade sans y buter à tout moment sur non l’orgueil mais la grosse, la grasse vanité de ces fiers-à-bras qui ont volontiers le verbe haut ; Diomède notamment, guerrier di primo cartello, est un fort en gueule ; si j’eusse usé de vulgarité, je l’eusse surnommé « Merde de dieu ». Ils s’excitent, se défient, se ruent, se démènent, se déchaînent, tuent avec frénésie et dans leur exaltation méprisent le vaincu : l’apogée, si j’ose dire, de cette sale exaltation se découvre quand Achille ayant abattu Hector insulte et souille le cadavre. (La rixe, en Sorbonne, entre étudiants de « gauche » et de « droite », à laquelle par mauvaise fortune il m’arriva une fois ou l’autre non de participer – grands dieux ! – mais d’assister, était une piètre Iliade aux petits pieds). Les lecteurs les plus habilités à lire l’Iliade ne sont pas les sorbonnagres mais les bédouins de Mahomet, continués aujourd’hui par les islamistes d’Al Qaïda, Al Nosra ou Al ce que vous voudrez. Adeptes d’une religion brutale, close, vindicative, bornée. La vérité de ce monde homérique c’est, dans l’Iliade même, Thersite qui la déclare ; mais Thersite y joue un rôle méprisable ; il est l’anti-héros, l’anti-Ulysse, laid et lâche, objet de dérision et passible de horions. Je ne doute pas que les Grecs de la belle époque n’aient jugé cet homoncule avec la même cruauté méprisante que le prince d’Ithaque. Mais nous sommes chrétiens, nous le sommes depuis tant de générations que les plus apparemment réfractaires, par comédie ou perfidie, à la foi chrétienne ont acquis – Nietzsche même en convient – un degré de raffinement spirituel ignoré d’Homère sans doute et de ses personnages assurément. Thersite, dans le théâtre de Shakespeare, n’a pas meilleure apparence que dans le poème homérique (où l’on constate qu’une fois mis en scène et mis à mal il disparaît corps et bien) mais il y prend la parole, quitte à se faire rosser, à plusieurs reprises et dit aux bravaches épiques, Agamemnon ou Ménélas, Achille ou Ajax, leur fait, c’est-à-dire leur fatuité et leur faiblesse mentale. Troïlus et Cressida est une œuvre ambiguë, mi comique mi dramatique, dont aucun Grec n’eût été capable. Sur cette œuvre Nietzsche s’est tu, et je vois bien pourquoi : se risquer à un éloge de Thersite excédait son tempérament de kshatriya en chambre. Plus hardie, éprise de vérité, Simone Weil, dans sa belle méditation sur l’Iliade, reconnaît par deux fois que Thersite dit vrai. Elle aurait pu dire des héros de l’Iliade ce qu’elle a dit d’Alexandre, que seule une âme basse les pourrait admirer de toute son âme. Non, je n’aime de toute mon âme ni Agamemnon ni Achille ni Diomède ni (que Dante me pardonne) Hector ou Enée, grandeurs de chair, ni même Ulysse, grand de chair et d’esprit (d’un esprit confiné dans la mètis et qui ne doit qu’au chrétien Dante d’être un aventurier de la connaissance). J’approuve Thersite, je répète avec lui que la grande épopée de la guerre de Troie a pour cause minuscule une putain et un cocu –« all the argument is a whore and a cuckold » – et il me plaît avec lui de voir en Achille l’idole des adorateurs d’idiots – « idol of idiot worshippers ». Le chrétien Shakespeare ouvre la voie aux parodies et caricatures de Daumier ou d’Offenbach. De celui-là je contemple avec une jubilation inénarrable le portrait de Ménélas au gros bide ramenant dans le droit chemin une horrible fatma ; de celui-ci me désopile le couplet des rois, les éjaculations successives et grotesques du « bouillant Achille », de « l’époux de la reine » et du « roi barbu qui s’avance ». Sans doute le souvenir puis la réécoute de ce couplet bouffon m’ont-ils décisivement rendu allergique à la grandeur épique de l’Iliade mais je ne m’en dédis ni ne m’en repens. Il faut dégonfler ces baudruches guerrières : le ventre proéminent de Ménélas comme l’a dessiné Daumier exige qu’on le mette en perce ; à cela pourvoirait l’épée sanglante dont le dote le caricaturiste. Ces bravaches veulent la gloire, Achille est même célébré pour l’avoir préférée à une longue et paisible vie. Je l’en blâme. Ils se leurrent tous. Ils sont tous à la merci d’Homère, leur gloire est dans la dépendance de celle de l’aède, sans celui-ci elle serait, comme leur cadavre, tombée en poussière. Le chrétien Montaigne leur infligerait que « c’est à Dieu seul que gloire et honneur appartiennent ».

Je ne me dissimule pas que le moindre de ces forts en gueule – ce fut hier, comparable à la prise de bec d’Agamemnon et Achille, l’empoignade à l’aéroport d’Orly des rappeurs Booba et Kaaris – me flanquerait aisément une raclée. L’un de ces deux-là aurait déclaré : « je ne crains aucun individu marchant sur deux pattes » ; cette fière déclaration pourrait être soussignée par Agamemnon, Diomède, Ajax, Achille … Booba-Diomède, Kaaris-Achille … Le nombre de bravaches qui auraient laissé dans l’Histoire, si l’Histoire en avait pris note, des proférations de cette espèce, je le présume énorme. Même moi, petit format, petite prestance, petite bravoure, je me rappelle des occasions où emporté par la fureur je me sentais un Rigoulot ou un Tarzan ; j’étais alors, à titre provisoire, une éruptive grande gueule, de mon poing j’aurais mis k.o. mon compatriote Marcel Cerdan. C’est un fait que le plus débile des myrmidons (je ne parle pas d’Achille et de ses contribules) peut se croire, dans des moments d’effervescence, invulnérable. C’est un autre fait, celui-là plus effectif, que le don pugilistique n’a pas été également réparti à tous les individus marchant sur deux pattes. L’Iliade impose au fil du récit la précellence des surdoués et la vaine combativité des seconds rôles dont le nom s’éclipse aussitôt dans le sang ou l’insignifiance. Y a-t-il dans l’Iliade un héros qui compenserait son infériorité physique par son astuce ? Je n’en vois point. Nul Jacob, nul David dans la guerre de Troie. Jacob n’ignore pas qu’au pugilat il serait battu par son frère, et que pourrait David contre le massif Goliath ? Ce sont l’un et l’autre des artistes de l’évitement. Je crois jusqu’à cette heure avoir agi de pareille manière. Combien de fois me suis-je épargné une confrontation violente où j’aurais eu le dessous ? Y penser me réjouit. Mes virtuels vainqueurs sont sans doute tous en bière et je suis vivant. Lecteur de Mars ou la guerre jugée, lecteur du Grand Troupeau j’aurais tendance à considérer que le seul vainqueur est celui qui s’en tire : « je suis encore vivant », le mot ultime de Caligula dans le drame de Camus, me paraît pointer la vraie gloire, l’unique gloire mondaine ; Giono l’a énoncé en une formule adamantine qui fait écho à celle du dramaturge : « il n’y a qu’une seule gloire, c’est d’être vivant ». Rescapé de la formidable boucherie 14-18 il parle en connaisseur. La désertion n’est pas glorieuse mais mourir au champ qu’on dit d’honneur ne l’est pas non plus, ou c’est un fantôme de gloire dont on habille une ombre d’homme. On ne sait pas, dans l’Iliade, ce que devient Thersite après sa pitoyable prestation du chant II ; sa lâcheté le déshonore mais lui aura été concédée, au moins sur le mode de la réticence, la gloire d’être vivant. Dans une épopée subséquente il se comporte de façon ignoble avec Achille qui le tue à coups de poing. Que n’eût-il été instruit par Montaigne : « En quelque manière qu’on se puisse mettre à l’abri des coups, fût-ce sous la peau d’un veau, je ne suis pas homme qui y reculasse ». Cette astuce, Ulysse, tout vaillant qu’il est, dans l’Odyssée y a recours– c’est sous une peau de brebis – pour échapper à la fureur du cyclope. Il agit alors en rusé. Mais il aura eu son moment de lâcheté – du moins Diomède le taxe-t-il ainsi – quand les Danaens tous en corps cèdent à la panique. La vérité intus et in cute, c’est universellement, chez les braves comme les lâches, sauver sa peau. Achille est glorieux, de la gloire fugitive, débile, mendiante de bravos qui est la gloire à hauteur, c’est-à-dire à bassesse d’homme, tant que ses prouesses lui valent d’abattre l’ennemi, et son triomphe sur Hector le hisse sur le plus haut pavois ; mais quand il est tué (lâchement) par l’ignoble Pâris, sa gloire avec lui s’effondre, et c’est Pâris qui l’emporte enfin puisqu’il est, au terme de l’Iliade, encore vivant. Les braves se croient invulnérables tant que les cuirasse leur colère : « je ne crains aucun individu marchant sur deux pattes » …L’imbécile ! Diomède, Ulysse, Achille, Ajax, Hector sont des imbéciles de même calibre. Simone Weil dans sa belle méditation l’Iliade ou le poème de la force a bien souligné la misère humaine, dont nul homme n’est sauf, et comment elle est camouflée par le « secours de l’illusion, de l’ivresse ou du fanatisme », « l’armure d’un mensonge ». Qu’Ulysse, en un moment critique, se soit montré aussi lâche que Thersite ne peut, dans le chant VIII où cela paraît, servir de leçon, car la brève apostrophe de Diomède n’est qu’un friselis sur le courant épique, mais il est loisible d’y surprendre chez Homère l’intuition que la force n’est jamais qu’une faiblesse camouflée. Cette faiblesse se découvre çà et là, au gré des provocations : quand Hector au chant VII propose un combat singulier entre lui-même et quelqu’un des preux Panachéens, ceux-ci sont saisis de crainte et rabroués par Ménélas : «vous dont chacun demeure assis là, tel qu’il est, sans honneur ni courage ». Il est licite d’énoncer, fort de Simone Weil, femme forte s’il en fut sans le secours de l’illusion de l’ivresse ou du fanatisme, qu’il n’y a pas de braves qui n’ait physiquement ou moralement son talon d’Achille. Je vois au siècle dernier un héros qui se fût mesuré sans effroi aux héros d’Homère et l’eût peut-être emporté ; il aurait peut-être pu Achille en combat singulier, l’emporte sur lui en gloire : c’est Ernst Jünger. L’homme des orages d’acier s’en tire mieux que l’homme des rixes de bronze. Non seulement Jünger est encore vivant à la fin du grand casse-pipe 14-18 ; il persiste à vivre, sans qu’aucun Pâris ne le sabre, jusqu’à sa cent-troisième année, peaufinant sa gloire par examiner la guerre « comme expérience intérieure » et ne dédaignant pas les bénédictions de la paix. Mais Jünger est nietzschéen, donc pagano-chrétien, donc infiniment plus intelligent que les grandes gueules homériques. Je reviens au petit personnage que je me pique d’être : ni de bronze ni d’acier paré remparé. Je me sens, d’atavisme et d’instinct, un être fragile, menacé, peu confiant en ses muscles. Je répète, un myrmidon, au sens péjoratif. Eussé-je dû me confronter, j’espère que je n’aurais point failli. Mon Ange gardien m’a préservé. Je n’ai pas eu besoin de me mettre sous la peau d’un veau ou une toison d’ovin (comme Ulysse) pour sauver ma peau, jusqu’à ce jour d’octobre 2018, en ma quatre-vingt cinquième année …Encore là, vilain ? Eh oui, telle est ma gloire et en ce monde elle me suffit! « Qu’est-ce que les Grecs admiraient en Ulysse ? »….

 

 

…Pour en débattre avec Sylvain Tesson …

 

J’entre rarement dans la librairie Ombres blanches. C’est un mauvais lieu, où je me fais kidnapper ce qui me reste de confiance en moi par une ribambelle de bouquins dont je suis sûr qu’ils ont pillé mes idées et même raflé ma manière d’écrire. Ecrire après Auschwitz ? demandait assez naïvement Adorno. Ecrire après qu’on s’est fourvoyé à Ombres blanches ? Mais autant s’interdire la copulation parce que le commun copule. Je suis entré à Ombres blanches, l’autre jour, dans la pensée que j’y trouverais peut-être un ouvrage dernier cri sur l’épopée homérique. En effet un présentoir exposait diverses publications sur la Grèce antique, parmi lesquelles Un été avec Homère, signé Sylvain Tesson. L’auteur – il me faut le dire – par son style de vie s’appareille à Ulysse, avec cette différence, tout à son avantage, qu’il est un Wanderer par choix, qu’il se risque volontairement dans les régions les plus excentriques du monde et se livre à de périlleuses excentricités de toit, voire même de Soi. Je veux souligner par là que s’il me fait penser à Ulysse, ce n’est pas à celui d’Homère mais à celui de Dante en son parti pris d’anticiper (sans le savoir) Christophe Colomb. Fort éloigné de la foi chrétienne Sylvain Tesson s’accomplit toutefois sur une planète où a été plantée la croix, avec elle suscités un autre espace mental et spirituel, une autre configuration des choses que ceux, fort limités, où le roi d’Ithaque pouvait se mouvoir. (Ce n’est pas Athènes, mais Jérusalem, c’est le judéo-christianisme qui a permis par le vrai Dieu et la science ouverte le kath’olon et par là une démesure dont les Grecs n’avaient pas l’idée). Je rends donc hommage à Sylvain Tesson, et me sens, comparé à ce bourlingueur, un sédentaire apeuré, mais il me semble que je porte sur les héros homériques un regard plus distant, plus pénétrant, plus critique et – tant pis si je me vante – plus perspicace enfin que le sien.

« Nous sommes les enfants de notre paysage » : comme Durrell dit vrai ! L’Homère de Sylvain Tesson est l’enfant de son séjour d’un mois sur l’île de Tinos. Tinos fut pour lui une Circé, une magicienne : elle lui a par enchantement changé l’Iliade et l’Odyssée en « chanson d’amour ».La phrase princeps de la quatrième de couverture énonce calmement que ces poèmes « chatoient la lumière, l’adhésion au monde, la tendresse pour les bêtes, les forêts – en un mot, la douceur de la vie ». Notre paysage est ce qu’est notre âme ; notre lecture aussi. On ne parle jamais que de soi-même : Un été avec Homère est un été avec Sylvain Tesson.

Il n’est pas un mot de cette énumération qui résiste à un constat scrupuleux, que l’on ne doive contester. La lumière ? Eh bien, le soleil se lève, se couche plusieurs fois dans ces quarante-huit chants, je le concède ; je ne me fatiguerai pas à relever toutes les occurrences mais je suis sûr de ne pas me tromper si sa clarté y est très circonscrite ; j’ouvre au hasard le chant IX de l’Iliade, je n’y vois, en fait de chatoyante lumière, que, pressentie, « la belle Aurore aux doigts de rose » – c’est un artéfact littéraire, un poncif.

L’adhésion au monde ? Où est-il, le monde ? Dans l’Iliade, on n’y adhère pas, on s’y maintient tant bien que mal dans la vivacité du combat ou bien l’on s’y unit étroitement à l’état de cadavre ; dans l’Odyssée le malheureux héros a trop à faire pour sauver sa peau, son adhésion au monde est le brut vouloir-vivre, le minimal persévérer dans son être.

Tendresse pour les bêtes ? Ici j’éclate d’un rire olympien. J’ai porté à la fréquence d’un réflexe conditionné mon haut-le-cœur chaque fois qu’en hommage à une divinité on sacrifie, éventuellement par hécatombe, des bovins ou des ovins. Rien ne me dégoûte plus, chez Homère comme dans la Bible ou l’Enéide, que ces massacres perpétrés sans jamais la moindre touche d’émotion. Et comme je préfère le psalmiste –« Tu n’as pas voulu de sacrifice …Tu n’as pas demandé d’holocauste » – Osée –« c’est l’amour qui me plaît et non le sacrifice » -, Paul exigeant « les sacrifices spirituels » ! C’est la cruauté pour les bêtes, et non la tendresse, qu’exhibent les poèmes homériques.

Tendresse pour les forêts ? Sur l’indication de Calypso Ulysse, muni d’une hache aux deux joues affûtées, dévaste une « futaie d’antan » : pas l’ombre d’un souci écologique chez cet exterminateur ! Déjà le puissant Agamemnon, pour les funérailles de Patrocle, avait ordonné un énorme abattis de chênes sur les flancs de l’Ida. Tendresse ?

Enfin « la douceur de la vie » : ah ! je me demande éperdument où, quand, comment on se la coule douce dans Ilion, dans le camp achéen, quand, où et comment Ulysse, en proie aux tempêtes, au Cyclope, aux Sirènes, enfin aux prétendants, savoure la dolce vita. C’est Sylvain Tesson, je le répète, qui la goûte sur son pigeonnier vénitien face à Mykonos.

Je vois donc le monde homérique comme un monde qui serait admirable en effet, où la joie de vivre serait sertie de beaux sites, de beaux rites et de belles circonstances, si les hommes ne le ne la dégradaient pas par leurs vices et les désastreuses conséquences de ces vices. Sylvain Tesson assure que la géographie d’Homère « est la tendre scène qui porte la ronde de nos vies ». Je continue d’être effaré : tendre scène, le théâtre d’opérations de l’Iliade ? Tendre scène, le périple d’Ulysse ? La « rondeur des jours », c’est-à-dire de nos vies, ce n’est pas Homère qui me l’évoque, c’est Giono.

 

Le titre pétard pour en finir avec Homère m’est advenu non dans une calanque du Péloponnèse ou sur les hauteurs d’une île des Cyclades, mais à l’altitude balsamique de la Cerdagne. Je poursuivais dans ma chambre de l’hôtel Carlit à la faveur des longues soirées de novembre, la lecture de l’Iliade ; l’énorme bouffonnerie de ces héros occupés à s’entre-détruire m’induisait en humeur blasphématoire. J’éjaculai quelques notules : lire l’Iliade suscite un ennui épique ; meilleur ô combien serait ce poème si on l’échenillait de ses bagarres, si on le soulageait de ses monotones empilements de cadavres, si on y effaçait l’itérative et ridicule revendication de « gloire » de ces agités de l’épieu pour n’en retenir que les chatoyantes métaphores par lesquelles le poète compare leurs façons d’agir et de pâtir à des phénomènes naturels, des comportements de bêtes ou des péripéties de la vie ordinaire. Je ressassais – ressac cérébral –le fameux vers de Ronsard : « je veux lire en trois jours l’Iliade d’Homère », exploit qui dut, je le présume, se borner à cette fanfaronnade. Enfin je décrétai qu’il n’y a pas de héros dans l’Iliade mais un héros de l’Iliade : pas de héros par la raison que ces bretteurs sont tous saisis par la transe collective, forcés, stimulés par leurs dieux ; un héros, pour autant que l’Iliade est attribuable (ainsi que l’Odyssée ?) à un seul auteur, et c’est Homère. Un héros, une gloire. « Par les Muses seulement L’homme est exempt de la Parque » : Malherbe parle d’or. Les Agamemnon, Ménélas, Diomède, Ajax, Hector, Achille, Nestor, Enée et tutti quanti, poussière de noms à la merci de l’aède sans lequel ils ne sont rien. « Le nom », remarque Montaigne, « ce n’est pas une partie de la chose ni de la substance, c’est une pièce étrangère jointe à la chose, et hors d’elle ». Aussi pour en finir avec Homère, locution qui par fronde frivole trahirait mon impatience à endurer la lecture de milliers de vers de rififi, doit s’entendre non du poète lui-même, dont la gloire est, tant qu’il y aura des hommes épris de littérature, invulnérable, impérissable, mais du monde et des monades dont se font ses poèmes, du captieux chatoiement dont on pare ce monde et qui n’est qu’un chatoiement formel, du prestige qu’exercent   ces monades et qui ne se soutient que du génie de l’aède, prestige qui sans ce génie ne serait rien, n’est rien. Faut-il le dire plus succinctement ? J’admire Homère, j’admire l’Iliade et l’Odyssée, je n’admire ses « héros », ses « preux » ni dans leur fougue guerrière ni dans leurs ordinaires façons de vivre : pauvres mecs ! Je suis très heureux d’être Français en l’an 2000 et je plains sincèrement le mauvais lot des Achéens ou des Troyens de l’an moins 1200.

Sylvain Tesson procède par très courts chapitres. Il se rend ainsi très lisible. C’est, sur les textes d’érudition, un grand avantage que d’écrire d’une plume alerte et concise. Je lui sais gré d’avoir lu Homère pour de vrai en trente jours avec un enthousiasme comparable à celui pour de faux de Ronsard en trois jours. Ah ! Eussé-je son talent, je poursuivrais mon examen ironique-critique de l’Iliade et de l’Odyssée sur le mode du libertinage mental, produisant des tessons d’aphorismes au gré de mon humeur et de mon humour du moment. « Homère », écrit-il, « permet d’économiser l’abonnement à la presse ». Bravo ! Péguy déjà : « Homère est nouveau ce matin, et rien n’est plus vieux que le journal d’aujourd’hui ». Ne pas lire le journal : hygiène mentale. Valéry se l’enjoignit. (La dernière fois que j’ai acheté un journal, voilà six mois, c’était à l’instigation de mon ami Lucien M., pour une immonde photo du Monde). Certes il vaut mieux lire Homère que la presse, Tesson que le Time. Mais le journaliste (Gilles Denis) qui cite ce propos subversif (ô combien salubre !) s’écrie : « combattre ça avec vigueur ». Pensez ! Que deviendraient-ils, lui et ses congénères, en cas de crise des abonnements ?

Donne-nous chaque jour notre ration d’Homère, Seigneur, délivre-nous du Monde quotidien,

Thersite

           C’est à lui que spontanément j’en reviens, au risque de radoter. Tant pis ! Je sens en Thersite un alter ego. « Pour commencer avec Thersite » pourrait être un sous-titre de substitution au spécieux « pour en finir avec Homère ». J’ai déjà souligné, me semble-t-il, que Thersite, simple soldat, apparaît au chant II où il tient des propos défaitistes et se fait rosser par le capitaine Ulysse. Puis c’en est fait, il ne sera plus une seule fois question de lui ni dans l’Iliade ni dans l’Odyssée. Il faut comprendre qu’il est le repoussoir absolu de l’héroïsme, l’homuncule infâme, exclu de la glorieuse compétition. Il est le faire-valoir de tous les autres, ces bagarreurs qui, Agamemnon en tête, ont parfois une défaillance mais houspillés par un camarade ou insufflés par un dieu se reprennent et se re-ruent. Thersite est un faible, un lâche ; de surcroît laid de pied en cap, querelleur et poussant, au contraire des vociférations d’un Diomède, des cris aigus. Achille et Ulysse, qu’on peut dire les deux protagonistes d’Homère, l’ont en horreur. Il est donc, aux origines de la littérature occidentale, excellemment l’anti-héros. Cependant la mercuriale qu’il inflige à Agamemnon en sa courte tirade, se moquant du grand chef plein aux as et cousu de femmes, lui reprochant d’avoir dépouillé Achille de sa part d’honneur, est d’une admirable justesse ; elle est, environ trente siècles avant les mouvements modernes de révolte ou de révolution, le cri du prolétariat ; j’aurais aimé qu’au monarque Louis XIV, lui aussi cousu de femmes et scandaleusement dépensier, quelque paysan de la Garonne lançât de telles invectives et que le Duc de Saint-Simon les ait rapportées dans ses Mémoires. Thersite se fait tancer aussitôt par Ulysse qui l’accuse de parler comme un sot. Mais le sot, ici, c’est bien l’homme aux mille ruses, c’est bien le roi Ulysse qui use de son pouvoir régalien pour accabler un malheureux en la circonstance plus éclairé que lui ; les Achéens font chorus : plèbe massifiée, idiote, soumise au Chef. Comment n’estimerais-je pas Thersite intellectuellement supérieur à ces coagulés ? Simone Weil a l’honnêteté de reconnaître qu’il parle d’or. Mais elle omet de dénoncer le truquage : il faut pour que ça fonctionne bien dans l’épopée que les héros soient tous (ou presque) beaux et vigoureux et que l’anti-héros soit laid et faible. Je regrette que la mercuriale de Thersite ne soit pas confiée à Ulysse, lequel en cette scène n’a pas, sauf à castagner, le beau rôle. Mais si Thersite l’anti-héros avait les moyens physiques d’Ulysse, l’Iliade serait cul par-dessus tête, le monde homérique c’est-à-dire païen, renv        ersé. Le chrétien Shakespeare est plus fin qu’Homère. Thersite, dans Troïlus et Cressida, est loin d’être un beau jeune homme mais il n’est pas relégué dans un coin de la scène, intervenant une fois puis condamné à une éclipse totale ; il revient, jusque dans le dernier acte et l’on a beau le rabrouer ou le tancer, il n’en dit pas moins aux héros leur quatre vérités. Je pique dans sa première intervention quelques-unes de ses féroces saillies : Agamemnon ne vaut pas un clou ; Ajax n’a pas plus de cervelle que Thersite en a dans son coude, il « porte son esprit dans son ventre et ses boyaux dans sa tête ». Achille lui-même a droit à son paquet-cadeau: «  a great deel of your wit too lies in your sinews » – « tu as toi aussi une grande partie de ton esprit dans tes tendons. « Hector attrapera grand chose s’il fend le                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                       crâne à l’un de vous deux ; autant vaudrait croquer une noix pourrie et vide ! » ; à l’acte V enfin le héros des héros est traité par l’anti-héros d’ « idol of idiot worshippers » – «idole des adorateurs d’idiots ». Sur le mode de la bouffonnerie se donne à méditer ici la leçon pascalienne des ordres : les grandeurs de chair sont peu de choses au prix des grandeurs d’esprit. Il est certes difficile de parler de grandeur quand on examine Thersite dans Troïlus et Cressida en son rôle clownesque, mais il est incontestable qu’il l’emporte et de loin en esprit sur les guerriers, même Ulysse rangé parmi les fourbes et traité de « chien-renard ». Et tandis que dans l’Iliade, bourré de horions il chiale, à aucun moment dans la pièce de Shakespeare, il ne se démet de sa verve, de son cran – plus courageux, en vérité, ce bâtard mal foutu, que la tourbe des turbulents de l’épieu, plus capable qu’aucun autre de mettre le prix aux choses, ce prix qu’il leur affectait en toute justesse au chant II du poème homérique. Je le disais, je me sens un alter ego de Thersite : peu brave, susceptible de trembler de peur à la moindre menace d’agression, inférieur aux poings à la moindre crapule de banlieue « sensible », j’aurais probablement, si le sort m’avait, troufion, condamné à me battre, chié plus d’une fois dans mon froc. Mais qu’est-ce que cela prouve ? La force musculaire et nerveuse qui me manque, je la compense par ma verve de pamphlétaire, mes brûlots valent bien les kalachnikovs. On se rappelle que la plus grande autorité militaire depuis Alexandre, qui s’y connaissait comme pas un en hommes et en rififi prononça qu’« à la longue le sabre est toujours battu par l’esprit.

(Thersite dans l’Iliade n’est qu’un pleutre à la langue bien pendue, dont l’acuité spirituelle n’est pas mise en valeur. Je tente, après Shakespeare, de lui donner quelque rehaut. Mais dans les épopées cycliques il se distingue hélas par sa sotte méchanceté et c’est à bon droit qu’Achille d’un coup de poing l’extermine. Thersite tel que je le rêve, c’est Socrate, sur lequel Nietzsche, Achille aphoristique, peut exercer, en frère ennemi, sa pugnacité).

Bravoure et héroïsme. La vulgarité rédhibitoire de ces héros d’Homère, c’est qu’ils sont contraints par une nécessité clanique d’être toujours dans un paroxysme de force, et en dehors de la bagarre, de la bouffe et de la fornication, à quoi sont-ils aptes ? Montaigne déplore qu’en son siècle rares soient les gens qui s’intéressent à la culture de l’âme, la plupart étant instruits à ne considérer « pour toute béatitude que l’honneur, et pour toute perfection que la vaillance ». Evaluez le quotient intellectuel de …Diomède ! « L’Iliade ou le poème de la force », titre Simone Weil : loi de la guerre, loi de brutes. Trésor de la langue française : Maeterlinck : « les lourdes cuirasses de chitine » ; Colette : « Le corselet de dure chitine ». Le crétinisme est une chitine. Les héros homériques sont corsetés, cuirassés : la tenue vestimentaire, qui excite leur vanité – je les compare, dans leurs frou-frous de métal, à l’ex-cocotte devenue madame Swann et lancée dans ses luxueuses fouffes   à l’assaut du tout-Paris. Tout fiers, tout fats de s’être équipés comme des arthropodes, ils se croient, dans la surexcitation d’un moment, invulnérables, et cela est vrai pour quelques-uns d’entre eux que l’aède metteur en scène maintient en vie et en vedette jusqu’au terme de son épopée. Or, de cette bravoure, je ne fais aucune estime, de cet héroïsme peu de cas. En effet il est alimenté par la sensation enivrante de faire partie d’une Umma, d’être masse et massés par la colère et la haine qui sont comme une électricité d’ambiance, enfin par le concours des dieux qui ne sont que des prête-noms de la transe individuelle ou collective. J’ai assisté quelquefois, en Sorbonne, à des empoignades entre étudiants dits de « droite » et de « gauche » ; ces pugilats me semblaient parodiques, l’envers d’une gestuelle gracieuse et mesurée. M’y mêler, quelle que fut ma conviction du moment, m’eût paru grotesque. Peur de recevoir un mauvais coup ? Certes, cette peur entrait dans la composition de mon dédain. Je suis trop narcissique, trop épris de mon ipséité pour me commettre avec une bande quelconque de surmenés. Mais il m’est advenu, en de rares conjonctures, sous l’effet d’une violente colère, d’oublier mes fragiles parois de chair, d’être risque-tout, prêt à la rixe ; j’étais alors, dans un éclair d’emportement, Diomède ou Ajax, Enée ou Hector. Mais en dehors de quelques instants exceptionnels, très sûr d’être comme Thersite très faible je me tiens sur mes gardes et m’éloigne, candide comme la colombe, rusé comme le serpent, du ring où s’échangent les horions. Je me sens, me sais très faible, mais il n’est homme, fût-il homérique héros, qui ne le soit dès que sa cuirasse chitineuse, son dieu protecteur ou l’ambiance guerrière lui manquent. Dois-je faire une exception pour tel ou tel (Diomède, Ajax) que sa remarquable stupidité préserve de s’éprouver fragile ?. Simone Weil a énoncé en un apophtegme d’une lucidité décisive que tout être humain, même le plus doué dans l’ordre musculaire ou mental, est excessivement faible. Quel héros de l’Iliade est capable de le reconnaître, d’accéder par l’humilité au véritable héroïsme qui est non de chair mais d’esprit. Oui, il importe de situer l’héroïsme là où il est véritablement. Je le repère dans l’humilité, c’est-à-dire l’expropriation de soi ; comparé à un saint Jean de la Croix Diomède ou Ajax ne sont que des fiers-à-bras, des bravaches ; le vrai héroïsme se découvre dans la continuité d’une ascèse, non dans les spasmes d’une agression. Mais il m’est loisible d’admirer non dans le monde homérique mais dans notre monde contemporain combien plus passionné, passionnant que le monde homérique, de véritables héros que je puis comparer non à l’Ulysse de l’Odyssée mais à celui de la Divine Comédie : une traversée en solitaire de l’Atlantique sur un voilier, ou pour la première fois en avion par Lindbergh ; Guillaumet héros de l’aéropostale luttant seul cinq jours d’affilée sans dormir sans mourir dans les Andes, ces exploits rendent dérisoires ceux, involontaires et stochastiques, du roi d’Ithaque en son périple.  « Ce que j’ai fait », écrira cet as de l’aéropostale, « je te le jure aucune bête ne l’aurait fait », j’ajoute ni Achille, ni Ulysse. Et que dire de l’exploit – ils étaient trois il est vrai – de Collins, Armstrong, Aldrin dans leur capsule spatiale ? Celui-ci, catholique fervent, a communié sur la lune – rien de tel dans les gueuletons de l’Olympe et de la Troade – et il aura dit que Dieu touchant terre en Christ fut un événement plus considérable que l’homme touchant lune en Aldrin et Armstrong. L’enthousiasme homérique de Sylvain Tesson l’a rendu trop indulgent aux mêlées vociférantes de l’Iliade et trop distrait aux exploits de l’humanité éclairée par un Dieu plus crédible et moins ridicule que le lubrique et colérique Zeus. « Fumeuses promesses » du monothéisme, ose-t-il écrire. Mais non, c’est une civilisation monothéiste qui a permis aux hommes d’explorer leur planète comme jamais Ulysse ne l’eût seulement imaginé et de   taquiner la lune, « la lune que regardait Homère »[1], autrement que par métaphores, au prix – je veux encore le souligner – non d’une bravoure de va-t-en-guerre, mais d’un vrai courage dont les preuves les plus saillantes ne sont pas fournies par des guerriers mais par des aventuriers. Oui, l’homme moderne, disons depuis Christophe Colomb, se qualifie par des formes d’héroïsme dont Homère n’avait pas l’idée, dont l’Odyssée n’offre que les chétifs prodromes. Me revient à l’instant l’expédition polaire du Cimmérien Shackleton et comment au prix de calculs ingénieux et de risques pris il se sauva lui-même d’un extrême péril, et tous ses hommes. Quelle pâle figure tu fais, Ulysse, piètre marin, pilleur de villes et vil tueur, auprès de ce héros de l’Eire chrétienne!

 

Jean Mambrino, dans son poème La nuit du vingt juillet 1969, évoquent les astronautes d’Apollo 11, leur « Odyssée plus fabuleuse que les fables »…

« Deux femmes, sur une rive antérieure, presque aussi lointaine que les plages de l’Ithaque imaginaire, attendent et prient, leurs visages levés vers la lune que regardait Homère »

Les myrmidons. C’est une espièglerie toute française que d’avoir produit avec ce mot un cas remarquable d’énantiosémie. En effet si myrmidons désigne la peuplade thessalienne dont Achille est le roi, il y faut saluer, Homère étant caution, des guerriers d’une valeur exemplaire. Mais, sitôt qu’il a cessé de marcher « sous la conduite de Patrocle » (je cite le Littré) le myrmidon devient un jeune homme de petite taille, un individu de peu de force, voire insignifiant, ridicule.

Mon petit essai (mon essai myrmidon) n’aurait guère d’intérêt si ne s’y insinuait le perfide soupçon (perfide à l’égard du paganisme) que les grandeurs de chair (celle du myrmidon Achille) sont ridicules, insignifiantes auprès des grandeurs d’esprit ; c’est en ce sens que Thersite, avec la caution de Shakespeare et contre la bigoterie homérique, l’emporte par sa verve sur les valeureux héros.

 

 

 

L’Iliade et le Bédouin[2]

On n’en finirait avec Homère que si l’on en finit avec notre civilisation. Or cette fin est non seulement possible (on le sait, on le brame depuis Spengler et Valéry), mais (ce que ni Valéry ni Spengler n’ont entrevu) probable depuis que l’islam, avec le concours généreux des élites européennes, procède à une calme ( ?), méthodique et hypocrite invasion de l’Europe. La France actuelle, dont son Président nous assure qu’elle n’a pas de culture spécifique, a déjà ouvert largement ses fesses consensuelles. Quand la chari’a – mot entré dans nos mœurs, désormais d’usage aussi courant que camembert ou chorizo – y aura les pleins pouvoirs, il se peut que le Coran, qui dispense de tout autre livre, frappe les vieux textes helléniques d’obsolescence et d’impertinence.

Hé bien, ce propos dissimule une réalité que je m’étonnerais d’être le premier en notre « postmodernité » de mettre en relief. Certes Mahomet, illettré ou non, ne savait rien du monde et de la littérature grecs – c’est une des lacunes de sa Révélation – mais il aurait aussitôt reconnu en Pâris ou Achille (sauf à déplorer leur vermine de dieux) des alter ego. La guerre de Troie est unique, mais la razzia bédouine a eu lieu, cent fois et cent fois, avant Mahomet avec Mahomet consécutive et conséquente à Mahomet, hypocritement justifiée par le prosélytisme, comme elle avait lieu cent et cent fois aux temps homériques. La grande affaire de la razzia, pieuse ou impie, ce peut être (prétexte sournois) la soumission au « Dieu » unique, mais c’est d’abord et enfin la rafle des bêtes, des femmes et autres biens. Une variante turque fut le devchirmé, une rafle originale, aux fins d’en faire des janissaires, de garçons chrétiens. Ces immondes horreurs se perpétuent. La récente promotion médiatique d’un club de djihadistes désignés par l’acronyme Daech a largement diffusé des prouesses d’exterminations comparables à celles que rapportent discrètement l’Iliade ou l’Odyssée ; on connaît également celles dont se flattent en Afrique divers groupes armés – le plus fameux étant Boko Haram – dont la religion rétorsive s’alimente de fureur guerrière, de viols, de séquestrations et de déprédations. Que la guerre de Troie soit une histoire de putain et de cocu ne la rend pas exemplaire, même si sa singularité l’a portée, grâce au génie d’Homère, au tout premier plan de la littérature universelle. Le tout courant des expéditions argiennes, que les héros (Achille, Pâris …) rappellent çà et là, c’est exactement la razzia : on attaque un territoire, une cité, on pille, on brûle, on viole, on égorge, on emporte le butin, véhicules, bétail, femmes, armes et ustensiles, textiles divers ; et l’on se glorifie, on se réjouit, on festoie : tout pour la tripe, et pour le vit. La grande vie, quoi ! (Ah ! M’opposera-t-on Alkinoos, son fastueux accueil, la grande fête qu’il organise, le concours prestigieux de l’aède, Homère en miroir ? Oui, dans l’Odyssée, l’exception qui confirme la règle, l’hapax qui appâte les gogos). Je serais tout de même étonné d’être le premier à formuler cette évidence – Sylvain Tesson, prévenu contre l’islam (non sans raison), n’en souffle mot, mais que dit, là-dessus, Marcel Conche ? que dit Jacqueline de Romilly ? – : le lecteur tout désigné d’Homère, ce n’est pas le sorbonnagre, ce n’est pas l’helléniste émérite, c’est Abou Bakr al Baghdadi.

Les « prétendants » (mnêstêres) sont désignés ainsi parce qu’ils cherchent à épouser Pénélope. Elargissons le sens de ce mot, élargissons cette « prétention » ; elle s’affirme, se concrétise dans l’occupation du lieu et la mise à sac des biens. C’est à l’échelle de la France, voire de l’Europe, qu’opèrent dans notre actualité les « prétendants ». Un de nos écrivains dessillés a produit le concept de « grand remplacement ». Il s’agissait, à Ithaque, de remplacer Ulysse supposé mort auprès de sa femme et, à lui substitué(s), de rafler la mise, c’est-à-dire le petit royaume. Il faudrait être aveugle pour ne pas entrevoir qu’une telle opération de « prétendants » est en cours aujourd’hui même, plus qu’hier, et bien moins que demain, sur notre territoire, dans nos terroirs. Certaines voix de l’islam ne le camouflent pas : la religion du minaret doit remplacer la religion du clocher. La razzia des corsaires se continue par la dévastation réglée, grâce à tous les avantages que donne une législation imbécile, des richesses du pays d’accueil. On appelle « chances pour la France », à la faveur d’un antonyme que jamais les Grecs n’auraient imaginé, des hordes hardiment lancés à l’assaut de nos salaires minimum, de notre sécurité sociale, de nos résidences à bon marché, de nos multiples subventions. Ne pas oublier nos Pénélopes, souvent plus faciles à capter que l’épouse d’Ulysse. L’épisode de Cologne (viols en série)au nouvel an 2016 donne le ton. Nos Télémaques, c’est-à-dire nos « identitaires », ces nostalgiques de la France française, sont d’ores et déjà exclus de nombre de banlieues « sensibles » et s’ils prétendent à Poitiers s’opposer à la construction d’un édifice à minaret susceptible de faire un pied de nez à Charles Martel ils s’exposent à une peine de prison.

Dois-je déplorer qu’on n’use point, à l’encontre de ces migrants, de la radicalité d’Ulysse ? Convient-il de les exterminer, comme les « identitaires » ne laissent pas en douce de le souhaiter ? Je me déjugerais si j’abondais en leur sens. Je suis chrétien. Toute vie humaine est sacrée. Ce que le roi d’Ithaque ne pouvait faire dans son palais investi, ce serait possible dans la France 2020 à un gouvernement qui ne fût pas de pleutres et de pitres : au grand remplacement remédier par un grand déplacement ! Mais je sors ici de mon sujet. Dans le palais d’Ithaque ils sont une centaine, tous jeunes (neoi, kouroi) : l’horreur du massacre s’aggrave du parti pris par un homme mûr (quarante ans pour le moins) d’occire des êtres à peine adultes. Il serait scandaleux d’occire systématiquement des Maghrébins ou des Africains sub-sahariens, des Afghans ou des Pakistanais que leur jeunesse et leur chômage ont exposés à des prédications d’imams fanatiques. Mais il est également scandaleux de fermer les yeux, d’obturer les ouïes à la réalité d’une invasion migratoire qui expose nombre de nos Télémaques à un exil intérieur et nombre de nos Pénélopes à des harcèlements sordides et des accouplements triviaux.

 

Yeats

Le grand poème Vacillation s’achève sur une altercation fictive infiniment courtoise entre Yeats et son ami catholique Von Hügel, amorcée par un court dialogue entre l’âme (qui représente l’ami) et le cœur (qui le représente lui-même). Que choisir ? Athènes ou Jérusalem ? Isaïe ou Homère ? La prophétie ou la poésie ? Le paganisme ou le christianisme ? Yeats tranche, non sans …vacillation : «Homer is my example and his unchristened heart » – « Homère est mon modèle, et son cœur sans baptême ». Yeats, d’Homère, qu’il ne lit pas dans le texte original, n’a guère retenu qu’un épisode bref et charmeur, paisible et ésotérique, celui de la grotte des nymphes, près de laquelle s’éploie un olivier, dans laquelle ruchent des abeilles, et qu’une image allégorique, le retour d’Ulysse à Ithaque figurant le retour de l’âme en sa patrie ; l’âme, qui désigne le christianisme dans Vacillation, vire au plotinisme, par Porphyre, dans le filigrane du poème ; dans le même chant XIII de l’Odyssée, que j’ai le tort d’avoir lu sans omettre un vers, je constate que la déesse Athéna, bonne à tout faire du héros, voit déjà, et elle exulte, les prétendants arroser de leur sang et cervelle tout le sol du manoir ; de cela, Yeats n’a cure, Porphyre, je le présume, non plus. Mais il y a autre chose dans la stichomythie de Vacillation : à la dernière réplique de l’âme « -Look on that fire, salvation walks within » « regarde-le, ce feu, le salut y marche » (ce sont les braises sur la lèvre d’Isaïe), le cœur oppose : »-What theme had Homer but original sin ? », « le seul thème d’Homère, le péché originel ? »[3] Ici je me sens, moi chrétien comme Von Hügel, en parfait accord avec Yeats : Homère ne traite que du péché, cette évidence est une foudroyante réplique à l’idée naïve, distraite, de Tesson selon lequel « l’acceptation païenne du poème de la vie conduit à la joie simple ». Allez demander ça à …ici j’énumère sur le mode elliptique les dizaines de jeunes gens massacrés en Troade et dont les noms sont rapportés, les centaines, voire les milliers d’autres qui n’auront même pas eu droit à recevoir un nom.

 

Le bouclier d’Achille

 

Mais Sylvain Tesson, qui est le contraire d’un sot, mieux encore le contraire d’un fanatique, dément au fil de ses pages donc de sa réflexion sa naïveté liminaire et je dirais protocolaire : comment, invité à parler à France Inter, ne paierait-on pas tribut au paganisme tribal qui tente d’investir l’Europe chrétienne ? Décrire, méditer le bouclier d’Achille ne le distrait peut-être pas de « l’acceptation païenne de la vie » qu’il prête imprudemment aux héros d’Homère mais le contraint à mettre en doute « la joie simple » qui, dans l’une et l’autre épopées, ne paraît que circonscrite, circonstancielle, vite éteinte. A moins qu’on verse au compte de la joie les satisfactions de la tripe éventrée et conséquente réplétion orgiastique. Il est difficile d’accorder « la joie simple » avec la guerre. Trouve-t-on une seule fois dans les vingt-quatre chants de l’Iliade un homme qui jouisse de la bouleversante révélation du ciel infini offerte au prince André blessé dans le grand roman de Tolstoï ? De cette obstétrique de la joie Homère est indemne, ses héros orphelins.

Titres d’alinéas d’Un été avec Homère : « la joie est un interlude », « la guerre, notre mère », « l’inéluctabilité du combat », « la bête en soi ». L’Avant-propos nous convie à entendre dans l’Iliade et l’Odyssée la « chanson d’amour adressée à notre part de vie sur la terre ». La géographie d’Homère (alinéa « Consentir au monde ») est « la tendre scène qui porte la ronde de nos vies ». Mais trente pages plus loin on lit : « Ce n’est ni l’amour ni la bonté qui mènent le monde, mais la colère » ; que sont devenus l’amour, la tendresse ? Consentir au monde, c’est consentir à ce que son exacte figuration soit inscrite sur un disque de métal. « La panoplie du réel » – locution irréprochable – c’est en effet le bouclier d’Achille. Autant dire, que le réel, c’est la guerre, Héraclite, Nietzsche, Carl Schmitt, Julien Freund sont les épigones d’Homère. Sur ce bouclier sont représentées toutes les façons humaines de vivre à l’époque où il écrit, et celles aussi de mourir. Il est, écrit Tesson, « le Google Earth du dieu Héphaïstos ». Que ce soit un dieu métallurgiste « aux pieds tournés vers l’arrière », laid autrement que Thersite mais non moins que Thersite, auquel soit confiée la réalisation de ce disque-synopsis ne me semble pas réjouissant, tout au contraire. Si le monde est bien ce qu’il est tel que le représente cet artisan – et, je le répète, tout invite à penser qu’il n’a cessé depuis Homère d’être tel – à savoir un monde où les joies simples et familières, les reliques de l’âge d’or sont supportées, donc minées, par la guerre endémique, ne pas en espérer un autre serait une forme de castration ; et se plaindre de ce monde d’aujourd’hui – 2018 – sous prétexte que les moyens de destruction et de pollution s’y sont multipliés et aggravés, sans apercevoir qu’il n’est pas en rupture mais en continuité avec celui de l’homérique bouclier, c’est véritablement se mettre le doigt dans l’œil. Non, le monde d’Homère n’est pas tendre, n’est pas harmonieux, « la mécanique des astres » n’y trouve pas son reflet, mais bien la dynamique des affrontements sanglants. On s’est beaucoup moqué des lendemains qui chantent – mensonge de l’utopie ; il faut aussi se moquer des avant-hier qui dansent – mensonge de la nostalgie. « What theme had Homer but original sin ? »

 

Achille plutôt qu’Ulysse

 

Ce sont les deux protagonistes des deux épopées. Dans l’imaginaire collectif et transhistorique il semble qu’Ulysse l’emporte sur Achille, celui-ci recommandé à notre mémoire moins par ses pieds légers que par, malgré ceux-ci, n’avoir pas rattrapé la tortue. Je reste, pour ce qui me concerne, sous le charme trompeur de L’Homme révolté où Camus, essayant de trouver une issue au monde d’Héphaïstos continué malgré qu’il en ait avec le judéo-christianisme et le marxisme-léninisme, propose en guise de médication le retour à Ithaque et à son suzerain. Je me suis assez moqué de cette solution, après Jeanson et Sartre, pour n’y pas revenir. J’ai déjà dit, étrillant Nietzsche, ce qui m’empêche d’admirer Ulysse de toute mon âme. A mesure que j’avançais dans ma lecture de l’Iliade, consécutive à celle de l’Odyssée, j’inclinais à lui préférer Achille. Or j’ai frissonné de joie, l’autre jour, découvrant que telle était la préférence d’Hölderlin. Frisson bis quand j’appris que Marcel Conche est plus « captivé » par Achille que par … Hector. Que par Ulysse ? Sur le ring de la civilisation occidentale où les lettrés depuis deux ou trois millénaires mettent en scène les deux héros l’avantage aux points, selon comme on les considère, va à l’un ou à l’autre, et je vois bien moi-même comment, si je donne au bout du compte la victoire à Achille une autre façon, que dis-je bien d’autres façons de voir m’inclineraient vers l’homme de la mètis. Je me permets toutefois de dire ou redire qu’il commence et finit mal ; la piété de ses dévots escamote ou bémolise ces deux anicroches : il commence (je mets à part le service de domestique rendu à Agamemnon au chant I) par sottement accuser Thersite de sottise et le frapper lâchement ; il finit, assez là-dessus, par un affreux massacre dans une rixe où ce n’est pas lui, à l’évidence, mais Athéna qui tient le pompon. Achille, il est vrai, s’il s’agit de massacre, nul, pas même Ulysse, ne le surpasse. La plus abjecte de ses tueries, pourquoi le dissimuler ? c’est l’égorgement, en guise de satisfaction donnée à Patrocle, de douze brillants fils d’Ilion. Je veux ici, par contraste, violemment, citer la dernière lettre de Théophane Vénard à son père : « Un léger coup de sabre séparera ma tête, comme une fleur printanière que le maître du jardin cueille pour son plaisir. Nous sommes tous des fleurs plantées sur cette terre que Dieu cueille en son temps, un peu plus tôt, un peu plus tard. Autre est la rose empourprée, autre le lys virginal, autre l’humble violette. tâchons tous de plaire, selon le parfum ou l’éclat qui nous sont donnés, au souverain Seigneur et Maître ». Une telle lettre est l’exécution capitale de tous les héros homériques, Achille inclus, qui, comparés à ce sublime chrétien, à cet épistolier sublime qui, sachant son exécution imminente, est capable d’atténuer le chagrin de son père au prix de charmantes fleurs de rhétorique dont l’on chercherait en vain l’équivalent dans l’Iliade, font figure de prétentieux ferrailleurs.

Hölderlin, lui, enjolive, idéalise ; une sobriété hyperbolique lui sert en quelque sorte de drogue de Circé pour voir en beau tout ce qui porte la marque de la Grèce antique. Son Achille (« c’est à cause de son Achille que j’aime et que j’admire le plus le poète des poètes ») est un adolescent à la force léonine, tout intelligence et grâce, la « fureur aveugle » d’Ajax lui est épargnée, il n’est pas profané dans la mêlée de Troie ; Hölderlin passe l’éponge sur son délire de massacreur, évite, pieux et chaste, de considérer que son « jeune dieu » serait moins éperdument agressif s’il n’était pas l’éraste ou l’éromène de ce « compagnon charmant », Patrocle, hélas trépassé. Chut ! Censure. (La première colère d’Achille est déclenchée par une question d’honneur, dit-on (dit-il ?), la question de sexe n’y est-elle pour rien ? J’ai du mal à le croire). Hölderlin écrit encore, toujours victime de son protocole d’idéalisation, qu’Achille enfin se réconcilie avec Priam : oui, mais à quel prix ! « une honnête rançon » – honnête est une litote ; il y a chez ce preux un côté mercanti, un sens prosaïque du troc ; et Priam le sait bien, il sait bien que ce n’est pas un héros magnanime mais finasseur à qui il a à faire ; je me représente ça à la manière d’une négociation de souk : « tu veux ton fils ? aboule le fric » ; qu’on me pardonne cette grossièreté, j’exagère le côté troc pour compenser l’idéalisation dévotionnelle. Priam donc sait de quoi il retourne : soulevant « les beaux couvercles de ses coffres, il en tire … », plus dix talents d’or, plus, plus …Hölderlin insinue plaisamment qu’Ulysse «est une poche emplie de petite monnaie », Achille, lui, serait de l’« or pur » ? Taratata ! (Citati insinue qu’il « hait la logique de l’échange », eh non ! il ne méprise pas « une honnête rançon »).

…. « Achille était haut de corsage : L’or éclatait en ses cheveux : Et les dames avecque vœux Soupiraient après son visage : Sa gloire à danser et chanter, Tirer de l’arc, sauter, lutter, A nulle autre n’était seconde : Mais /…./ S’il n’eût par un bras homicide, Dont rien ne repoussait l’effort, Sur Ilion vengé le tort   Qu’avait reçu le jeune Atride /…./ Notre âge aurait-il aujourd’hui   Le mémorable témoignage   Que la Grèce a donné de lui ? » Ces vers, signés Malherbe, méritent notre approbation pour autant qu’ils énoncent ce truisme qu’Achille doit sa célébrité à la guerre de Troie ; sinon ils témoignent d’une asepsie, d’un escamotage et d’une stupidité dont je ne sais si je dois plutôt m’irriter ou rire. Asepsie : l’horrible et multiple massacre rapporté par le poème homérique n’est plus dans l’Ode au duc de Bellegarde qu’un terne de vers pasteurisés ; escamotage : la frénésie meurtrière qui dans l’Iliade s’alimente (même si cela y est pudiquement tu) à la rage sodomite n’a d’autre motivation dans l’Ode que la réparation d’un tort ; stupidité : n’est-il donc pas venu à l’esprit de Malherbe que dépenser tant de talent guerrier au bénéfice d’un cocu ne signale ni une prouesse morale ni un grand caractère ? Non, ce n’est pas un « magnanime exemple » ! Mais Malherbe est notre Hypermarché Mammouth de l’hyperbole, et la mythologie ne manque pas de lui fournir, Homère à l’occasion, de prestigieux éléments de surenchère verbale à des fins de coruscante flagornerie. Je dois dire qu’Albert Camus quelque trois siècles et demi plus tard se montre en prose lyrique aussi aseptisé, aussi escamoteur que l’emphatique Malherbe : « …le combat reprend avec Achille et la victoire est au bout, parce que l’amitié vient d’être assassinée ». On sait ce qu’il en est de cette amitié, il est faux qu’elle ait été « assassinée », et c’est une étrange distraction chez un homme très prévenu contre la peine de mort que d’avoir oublié (mais avait-il lu l’Iliade ?) qu’avant le « bout » de la « victoire » – laquelle sera un ignoble massacre – le fanatique aura, pour faire bonne mesure, c’est-à-dire passant toute mesure, ajouté au palmarès de sa pique meurtrière l’égorgement de douze jeunes Troyens. La strophe de Malherbe est belle, l’essai de Camus est beau : beauté menteuse. Ce que Nietzsche énonçait à propos des « grands hommes », « méchantes petites fictions, imaginées après coup, » vaut pareillement pour les héros épiques.

J’aime et j’admire Achille, moi, sans l’idéaliser. Sa colère, qui est le branle et le branle-bas de l’Iliade, inspire au philosophe Alain un propos sévèrement lucide sur les effets désastreux de cette passion et, en contrepoint, un bel éloge de Montaigne et de sa plus belle page, selon lui, où l’homme des Essais paraît, dans un temps de guerres et de pillages, tranquille, pacifique, sur son seuil. Je déteste Achille en colère. Je l’aime et admire non pour ses razzias (le côté bédouin), non pour ses exploits guerriers (le côté brute) ; qu’il soit fils d’une déesse, eu égard à ce que je pense des divinités homériques, ne me le rend nullement vénérable. Je l’aime et admire  pour l’intuition qu’il a de sa précarité, pour sa lucidité sur la condition humaine. Je ne puis certes l’admirer ni l’aimer quand il chiale parce que frustré de Briséis, même si c’est une question d’honneur, quand il se rue en fou furieux parce que privé de Patrocle, quand il inflige au jeune Lycaon suppliant, par ivresse de vengeance, un coup d’épée mortel, suivi d’une veule exultation de vainqueur et de sarcasmes indignes d’un preux, enfin quand il traîne dans la poussière et outrage le cadavre d’Hector. « La vaillance /…/ s’arrête à voir l’ennemi à sa merci /…/ la pusillanimité /…/, n’ayant pu se mêler à ce premier rôle, prend pour sa part le second, du massacre et du sang » ; c’est « la canaille du vulgaire » qui s’exerce à « déchiqueter un corps à ses pieds » : signé : Montaigne. Par ailleurs j’emprunte à Nietzsche ce fort joli trait : « l’admiration s’adresse à l’évangile de la tortue ». Veut-on en effet raccourcir Achille (au sens métaphorique et jacobin), on susurrera que son vrai titre de gloire c’est d’avoir fourni matière à un des plus fameux paradoxes de la pensée grecque. (Que penserait le philosophe Conche de cette suggestion impie ?). Mais, même en ce moment le plus inglorieux pour lui, où j’incline à le juger méprisable, il a ce mot lucide, cette juste appréciation de sa martiale prépotence : « le sort brutal et le trépas me guettent. L’heure viendra – le soir, à midi, le matin ? – où quelqu’un, au combat, m’arrachera la vie à mon tour, de sa lance ou d’un trait de son arc ». Pour un peu je verrais ici un trait de préchrétienne humilité.

Bien d’autres mots d’Achille m’émeuvent. Sa riposte aux propos d’Ulysse dépêché pour le fléchir, au chant IX de l’Iliade, sont implicitement une désapprobation, voire un mépris de la mètis. Il commence fièrement : « Divin fils de Laërte, Ulysse aux mille ruses –polumèchan’Odusseu – il me faut déclarer franchement, sans ambages, ce que j’ai dans l’esprit » ; et il continue, insiste : « Je le hais autant que la porte d’Hadès, celui qui cache au fond de son cœur sa pensée et qui dit autre chose. Non, je parlerai, moi, comme il me semble bon. » Quel camouflet ! Quelle fière leçon de l’homme libre (je repense à la définition de l’Ethique) à l’homme de mauvaise foi ! Suivent des énoncés en forme d’apophtegmes, portée universelle et intemporelle : « Un même honneur attend le couard et le brave. Meurent également le lâche et le héros ». (C’est la mise à plat des prétendues valeurs héroïques). Lorsqu’il assure qu’il « aimait du fond du cœur » sa captive Briséis, on peut l’en croire. On peut l’en croire aussi quand, au mépris des activités de guerre il dit que « la vie est un bien qui ne se reprend pas » ; aussi conseille-t-il aux Argiens, au lieu de risque la leur, de renoncer à combattre autour de Troie. Ces simples et fortes paroles, je ne me rappelle pas qu’Ulysse en ait jamais proférées qui aient le même accent de souveraine lucidité. Il m’émeut encore, ce roi de Phthie, dans le portrait que trace de lui Phénix : on découvre l’enfant qu’il fut, enfant gâté de la nature écrit Hölderlin (« la beauté n’est dévolue qu’aux enfants ») ; l’amour de son précepteur, le détail intimiste du vin que le môme recrache, mouillant la tunique de ce « vieux père », insinuent dans cette épopée d’adultes forcenés l’image d’un guerrier que son enfance, un instant évoquée, nimbe d’une grâce immarcescible. En va-t-il de même pour Ulysse ? Euryclée, au chant XIX de l’Odyssée, s’écrie : « Ulysse ! mon enfant ! » et un peu plus loin, quand elle l’a reconnu : « Ulysse, c’est donc toi !… c’est toi, mon cher enfant !… » Exclamations émouvantes, mais c’est peu ; le récit de grand-papa Autolycos qui raconte pourquoi il a nommé « Ulysse » son petit-fils puis comment celui-ci, hardi adolescent, fut blessé à la cuisse par un sanglier géant, ce récit, interpolé ou non, n’a pas la force évocatoire de celui de Phénix.

Achille excite encore la sympathie par son amitié amoureuse avec Patrocle, amitié, si l’on oublie les débordements de fureur de l’endeuillé, digne du « parce que c’était lui parce que c’était moi » de Montaigne; on est avec lui en profonde sympathie lorsqu’il tente d’embrasser l’âme de l’ami et gémit de ne le pouvoir pas, lorsque Priam l’incitant à se souvenir de son père les voici tous deux sanglotant sur leurs deuils respectifs ; pris de pitié, Achille alors prononce des paroles amères et lucides sur le misérable sort des humains, leurs vicissitudes, l’alternance des maux et des biens, telles qu’Ulysse n’en aura jamais proféré de plus pénétrantes ; il en prononce d’autres, non moins pathétiques, lorsque celui-ci le retrouve aux enfers : « J’aimerais mieux, valet de bœufs, vivre en service chez un pauvre fermier, qui n’aurait pas grand-chère, que régner sur ces morts, sur tout ce peuple éteint ! » C’est dire, avant l’auteur de La Naissance de l’Odyssée, qu’ « il n’y a qu’une seule gloire, c’est d’être vivant ». La gloire d’Ulysse, par où il surpasse évidemment Achille, c’est donc d’être vivant, de l’être par-delà le dernier chant de l’Odyssée. Mais c’est également la gloire de Thersite.

 

 

ENCORE THERSITE

        Quel combattant est-il ? Reste-t-il toujours à l’arrière ? Après la semonce et les horions que lui inflige Ulysse, est-il tenu pour nul aux armes et mis hors de combat ? Sa gloire, à lui aussi, au terme de l’Iliade, c’est d’être vivant ; lors de sa visite à l’Hadès Ulysse ne le rencontre pas ; il devrait y être cependant puisqu’Achille, si l’on en croit le Cycle troyen, l’aura tué de son poing hyper viril. Mais un Thersite, pour le monde épique, c’est une morve, un glaire, un moins que rien. La doxa des lecteurs se range au parti pris homérique : Thersite est un repoussoir, voilà, tout est dit ; à l’opposite des divins héros il est le pauvre type, le tchandala, sur lequel tout épigone de Nietzsche doit hurler haro. Cependant si, comme le pensait Chateaubriand, gloire et honte ne sont qu’une poussière de phrases, héros et anti-héros confondus dans une même absence, n’existant que par la prouesse épique, il faut admettre que, si minime soit-il (selon le chiffrage des vers à lui consacrés), Thersite parce qu’il a été nommé participe de la seule gloire qui vaille, la gloire littéraire. Il jouit ainsi du même prestige que le fameux Erostrate qui, incapable d’être architecte, se fit incendiaire et se trouve ainsi gratifié de la même gloire au moins qu’Eratosthène avec lequel ma vacillante mémoire le confond quelquefois. Je dirais que Thersite est à Ulysse ce que, si l’on admet que le temple d’Artémis brûla le jour où naquit celui que Montaigne appelle « le premier des hommes », Erostrate est à Alexandre.

Je suis un Thersite de l’écriture, une mite critique, un empêcheur de louer en rond. Réévaluer Thersite, contre la doxa épique et à sa traîne la tourbe des dévots d’Homère, me paraît une exigence éthique. Ah ! je sais bien qu’il le fallait, pour que l’Iliade fût l’Iliade, ce repoussoir, c’est-à-dire un personnage aussi répugnant par sa mauvaiseté que par son aspect physique, également odieux à Achille et à Ulysse, donc aux deux super-héros. Je le répète, Simone Weil a l’honnêteté, le courage, elle, de souligner qu’il a des paroles justes, proches, note-t-elle même, de celles d’Achille. Il est lâche, paraît-il. On veut bien le croire. Cependant cette sorte d’insultes est assez fréquente dans le poème et peut atteindre même la crème des preux. De sa lâcheté il n’est donné aucun signe. S’il n’est pas brave (participe-t-il au combat parmi les hommes du commun ? a-t-il été mis sur la touche ?), il est assurément courageux par son franc-parler, jouant un peu le rôle de fou que lui prêtera Shakespeare. Il faut en effet du courage, quand on est fiché comme une chiffe, pour se ficher des « rois » et susciter le rire du troupier. A-t-on remarqué (mais non ! on préfère ici ne pas remarquer) que retournant contre les Achéens l’imputation de pleutrerie dont il est lui-même passible il les traite de « cœurs débiles », les rabroue : « Achéennes » et non plus « Achéens » ? En cette année 2018 où la remémoration des horreurs de la « Grande Guerre » a permis de juger plus équitablement les défaitistes et les mutins, où le consentement à cette Guerre, avec le recul et le calcul des dégâts, paraît avoir été une folie, je suis porté à penser, contre Homère bien sûr, mais avec Simone Weil, que Thersite n’a pas tort, que les Achéens si son avis avait été suivi se seraient épargnés un tombereau d’hécatombes, que le satané Ulysse qui, en ce moment décisif, pousse, lui seul, ses pairs au combat, n’a droit ici, pour peu qu’on échappe à l’effet de serre mentale du climat épique, qu’à notre mépris, d’autant qu’il tirera, lui, son épingle de ce sinistre jeu. Enfin je ne sais si, dans cet épisode, je dois mépriser plutôt la racaille des rois qui se croient d’essence supérieure voire céleste, ou la plèbe achéenne.

Athéna, cette garce (j’exagère ? Zeus la traite de « chienne » !), que ne transforme-t-elle Thersite, à l’envers de ce qu’elle fit pour son roitelet chéri qu’elle camouflera en loqueteux, en un gracieux jeune homme à l’opulente poitrine, aux jarrets sveltes, à la noble encolure, à la belle toison crânienne ? Mais imaginer un Thersite de belle apparence, « divin », ce serait l’épopée cul par-dessus tête. Il faut – c’est une des indigences spirituelles de ce monde égéen – que le héros ait à la fois les qualités physiques et mentales ou alors que son crétinisme (Ajax à cet égard exemplaire) (énormément moins futé que Thersite) ne soit jamais souligné. Mais il y a une autre manière, moins scandaleuse, de subvertir la donne de l’épopée : au lieu de faire de Thersite un facile repoussoir dans une optique simpliste où les héros s’enlèvent sur un zéro, faire de ce zéro un être pathétique, un mal fichu qui exerce la compassion bouddhique ou la chrétienne charité. Pour un peu, je dirais qu’il est le seul christ que mérite le monde homérique. Si cela paraît trop fort, je l’imaginerais version primitive du Roraff alsacien.

 

LA GLOIRE     La gloire – kudos, kleos, euchos – ce n’est pas la célébrité éclatante et pérenne, c’est d’abord et peut-être enfin ne pas montrer le cul, se lancer à l’assaut ou soutenir l’assaut sans fléchir, sans fuir. On est secoué par un spasme de gloire chaque fois qu’on transperce ou percute et qu’on fait choir un ennemi. Cette gloire est momentanée, réversible, à la merci du secours que l’on reçoit ou non d’un dieu[4]. Un hurlement de triomphe la consacre. Le super héros accumule les gloires énumérables, espérant ainsi (y songe-t-il ? apparemment oui) obtenir un trophée mémoriel pour les siècles des siècles. Le récit épique est un récital de gloires multipliées et instantanées ; la compétition guerrière est comme un marché de gloires que l’on achète à plus ou moins grand prix selon que l’adversaire est plus ou moins costaud. Certains de ces glorieux héros ne connaissent que des succès, donc que des bravos, que des gloires – ah ! qu’ils sont braves ! Je n’ai pas besoin de nommer Achille et Ulysse. L’un et l’autre Ajax sont invulnérables. Diomède en revanche, grande gueule s’il en est, a certes un palmarès de gloires éblouissant mais il a été blessé une fois par le désastreux Pandare.

 

Ces héros cependant ne suscitent pas l’entière admiration du Thersite ou si l’on préfère du roraff que je me flatte d’être. D’une part – je l’ai déjà noté – ils sont, comme ce sera le cas de tous les hommes d’armes dans la suite des âges, bardé, lardés, cuirassés, la plupart d’entre eux (du moins ceux qui comptent) chez Homère pourvus d’un bouclier jusqu’à sept peaux. Ce revêtement confirme l’illusion d’invulnérabilité que suscite l’effet de serre des rangs serrés et l’enveloppe sonore des hurlements. J’ai toujours admiré et plaint les hommes que diverses fonctions, pas seulement la biffe, exposent à se visser sur le corps une panoplie. Je me souviens de mon malaise chaque fois qu’il me fallait, durant mes « classes » au camp algérois du Lido, monter la garde   empaqueté que j’étais dans une lourde capote et un brelage qui ne cessait pas de m’oppresser dans les temps de repos. Je constate que revêtir une veste ou un manteau m’est pénible ; je l’évite presque systématiquement. Les costumes d’apparat, mondains ou ecclésiastiques, m’impressionnent en ceci que je plains ceux qui se résignent à les porter ; je n’aurais été volontiers ni évêque ni mainteneur aux jeux floraux. Si je me retourne vers la Grèce antique, ce n’est pas celle d’Agamemnon qui me charme, oh que non ! mais bien celle de Platon, celle des exercices gymniques, celle de Socrate ému de voir Lysis ou Charmide nus. Sans doute – Montesquieu l’a noté avec regret – ces mœurs de palestre dévirilisent, mais si l’idéal de virilité est un Ajax ou un Diomède, je le méprise.

D’autre part il est patent que le courage de ces héros est sujet à des variations atmosphériques, dépendant toujours des millibars de l’assistance ou de la désaffection divines. Le seul Achille est à lui seul un cyclone je dirais de hautes pressions, donc exempté de la peur et de l’escampette. Il est vrai qu’à la différence de tous les autres qui n’ont de motivation objective pour la bagarre que de rendre à un cocu son épouse infidèle et d’en profiter pour une grande razzia il se bat, lui, pour venger son ami mort, et quel ami ! Les rares épisodes d’héroïsme pur sont par ailleurs ceux où deux individus s’affrontent sans que les dieux ou les camarades l’éperonnent : le duel de Ménélas et de Pâris est un de ces épisodes ; à l’autre bout du poème Hector quand il se décide à affronter Achille et sachant qu’il sera vaincu est un parangon d’intrépidité. Sylvain Tesson a des paroles embrasées, après Pietro Citati, sur l’héroïsme homérique. Ma façon courtoise et crue de mitiger son effervescence serait de lui signifier qu’il a été, qu’il est peut-être encore, lui, pour autant que je sois renseigné sur sa vie, un héros plus admirable non seulement que tous les énergumènes de la guerre de Troie mais qu’Ulysse en son odyssée, parce qu’il se risque périlleusement, lui, et solitairement, par choix. J’ajouterai, en guise de pédale de sourdine aux vivats que la gent lettrée en sa tranquille assiette adresse aux héros de l’Iliade, qu’Homère a ignoré – et cela rétrécit sa perspective des possibilités humaines – l’héroïsme des grands actes de la foi. Certes, Agamemnon acceptant de sacrifier sa fille Iphigénie montre, dans cette décision extrême, une force morale ô combien supérieure à celle qui l’excite à tuer Odios ou Déicoon. Mais ce meurtre sacrificiel, faute duquel les vents favorables à l’expédition vers Troie ne se lèveront pas, a eu lieu dix ans avant l’Iliade. Mais il a un côté horrible et Lucrèce loin de le célébrer dans son grand poème en fait son argument majeur contre la religion. Eh bien, Abraham levant le couteau sur son fils, seul, sans que le houspillent un Ménélas et un Ulysse, représente un héroïsme infiniment plus admirable. Et quel héros homérique réalise l’exploit du jeune David contre le géant Goliath ? Ulysse avec Polyphème ? Laissez-moi rire ! Cet épisode de la Bible, si on le transposait dans l’Iliade, donnerait par exemple à Pandare une chance d’abattre Diomède ou même à Lycaon d’abattre Achille (je blasphème !). Les exploits d’Abraham ou de David ne sont pas simplement des instantanés, ils retentissent dans l’histoire d’Israël et intéressent le devenir du monde : le temps, avec eux, « est de la gloire ». Cet énoncé, je l’emprunte à saint Josémaria Escriva : « Pour nous, qui nous employons aux affaires de l’âme, le temps est de la gloire ». Cette gloire, dans la patience et longueur de temps, ridiculise, pulvérise, anéantit la « gloire » précaire, pugilistique, criarde et vaniteuse des héros de l’Iliade. Ce ne sont pas eux, ou alors il se trompe, qui font écrire à Bergson que « l’adoration des héros » aurait été « le culte reconnaissant voué par la Grèce à ceux qui, étant les plus forts, voulurent être les meilleurs, et n’usèrent de leur force que pour venir en aide à l’humanité souffrante » : il n’y a pas un vers, pas un individu dans l’Iliade, qui ne soit à l’opposite de ce parti pris hautement, noblement moral. Sylvain Tesson n’a pas tort de penser que l’évangile des Béatitudes est aux antipodes de la doctrine grecque de l’héroïsme, telle (devrait-il préciser) qu’il la trouve chez Homère (Bergson en imagine une tout autre), mais combien il est naïf s’il ne s’aperçoit pas qu’il y a un héroïsme des Béatitudes, auprès duquel celui de la doctrine homérique est dérisoire et, si l’on admet avec Camus que la virilité « n’a que faire du tambour » (de la cuirasse, de l’épée, du bouclier, du casque, ô pitoyable Pâris !), c’est sa version la plus grossière, la plus basse qui asticote les héros d’Homère.

 

 

Maritain évoque la « confiance héroïque » en l’amour « fou » de Dieu. Cette pensée est inintelligible pour un héros homérique. Même Ulysse, l’idée qu’il eût une « confiance héroïque » en Athéna serait farfelue.

 

La gloire, dans l’Iliade, est de tuer. On y tue, tue, tue. Gloria ! Gloria ! Gloria ! Sanctus païen. Répugnante et obsédante boucherie.

La première Olympiade est datée de 776 avant Jésus-Christ. On ignore quand fut achevée l’Iliade mais il est probable – cela pour moi ferait sens – que sa rédaction finale est antérieure à la première Olympiade. Les Jeux olympiques son comme la reprise quadriennale et l’extension des jeux funèbres en l’honneur de Patrocle. Le chant XXIII de l’Iliade, une fois que le répugnant Achille a égorgé deux chiens puis douze jeunes Troyens, fait trêve à l’effusion du sang. Le sport, c’est la guerre par d’autres moyens, la guerre civilisée : la gloire du podium olympique, si futile soit-elle, est du moins acquise décemment, artistement. Dans les plus périlleuses épreuves d’empoignade faire souffrir l’adversaire va de soi, l’occire serait hors jeu, et honteux. (Je pense à la boxe : si on a pu l’appeler « noble art », je ne m’affranchis pas de l’idée que c’est en raison des horions dangereux qu’on y échange mais sans jamais mettre les vies en péril). La Grèce des Olympiades s’élève un cran plus haut que celle des Argiens enragés. Le sport spiritualise la violence. Exulter parce qu’on tue, c’est l’indice d’une mentalité grossière, c’est la marque de la brute. Napoléon fut un terrifiant stratège des massacres mais quand il énonce que le sabre est enfin toujours vaincu par l’esprit il se situe à une distance christique des brutes d’Homère. Au contraire le fameux et détestable verset du sabre, comme on l’appelle, dans le Coran, indique hélas que Mahomet, si c’est bien lui (l’archange Gabriel étant hors de cause, évidemment), n’avait pas l’esprit plus affiné que celui de Diomède ou Ajax. Aussi n’a-t-il pas supporté que le « prophète » Jésus soit tué : être tué est honteux, tuer est divin, glorieux. « Tuez-les » est une pieuse et répétitive consigne du Coran. Un musulman qui tue un infidèle, un « associateur » (moushrikoun) est promis à la gloire édenique. Il ne faut pas s’étonner que Mohammed Merah ait pu s’enorgueillir d’avoir exterminé sept frères humains (dont une fillette de huit ans) avant d’être occis et donc admis au paradis d’Allah. Les guerriers de Daech ou d’al Nosra ou de Boko Haram, les tueurs de Coptes en Egypte, enfin les musulmans partout où la chance leur en est offerte – au Bataclan par exemple à Paris – se couvrent de gloire. Il est évident pour moi, comme pour toute personne qui aura été sensible au message du Christ ou de Bouddha ou de Lao-tseu, qu’ils se couvrent de honte. Chaque fois qu’un héros d’Homère exulte sur le corps d’un ennemi c’est de honte, non de gloire qu’il se couvre aussitôt ; aucun hexamètre me dissuadera de penser ainsi. La religion des héros d’Homère est toute charnelle. Leur gloire est bestiale. La religion de l’esprit impute la gloire aux prouesses de l’esprit ; il n’est aucune prouesse de l’esprit dans toute l’Iliade ; mais l’Iliade, elle, est une prouesse de l’esprit. La gloire du héros de la charité est supérieure encore à celle du héros de l’esprit. Etre tué, alors, est glorieux ; c’est cette gloire qui auréole les martyrs, ces hommes ou ces femmes qui, inoffensifs et décidés à l’être, préfèrent mourir qu’attaquer ou même se défendre. Le martyrologe catholique serait incompréhensible pour Achille ou Hector, sans doute aussi pour Homère. Je crains, comme Gide ou Valéry, de m’embêter à la Chanson de Roland ; je ne la lirai donc pas (quoique cinq fois plus courte que l’inexorable Iliade) mais je parie qu’aucun paladin de Charlemagne ne se lâcherait, vainqueur, à l’exultation obscène d’un homérique preux.

Où en sommes-nous, aujourd’hui ? Je reviens à la querelle des anciens et des modernes. En octobre 2006 paraît l’ouvrage de Bernard Knox : L’Iliade poème du XXIe siècle. Ce titre est symptomatique. On n’imagine pas, dans l’ambiance actuelle, une Chanson de Roland poème du XXIe siècle. La question n’est pas de contester la précellence de l’Iliade sur toute autre épopée, même l’Odyssée (quoique ici je dispute), même Mirèio. Il s’agit de constater que la vague et vogue actuelles d’Homère sur le marché est connexe à un affaiblissement, affadissement, voire effacement du sens chrétien et un retour en force du paganisme ou de ce qu’on imagine le paganisme (lequel à la vérité n’est plus qu’un cadavre embaumé). Le petit livre chatoyant de Sylvain Tesson est un indicatif : on y apprend qu’il faisait meilleur vivre au temps d’Ulysse que sous le déprimant régime des monothéismes. Mais ce que Tesson omet de dire, et qui pourtant éclaire d’un jour sinistre l’actuelle mentalité française (et sans doute allemande et anglaise, peut-être aussi espagnole), c’est que la religion des Bédouins, à la différence du judaïsme ou du christianisme, a des affinités remarquables avec celle des Argiens. Allah, comme Zeus, donne la victoire et avec elle la gloire braillarde d’avoir tué le kafir, les kouffar. Dans le moment même où j’écris ces phrases notre désastreux ministre de l’Intérieur s’apprête à recevoir chez nous (que signifie « nous » à l’heure des grandes fractures sociales ?)130 djihadistes rescapés de l’armée de Daech en déroute, auxquels on continue par hypocrisie juridique d’accorder la qualité de « français ». Ne nous faisons pas illusion : ces « enfants », comme on les appelle (on, le mensonge officiel), reviennent tout fiers sinon d’avoir tué du moins d’avoir tenté de tuer, et l’islam le plus arriéré dont ils sont infectés leur fait un devoir de massacrer en Europe s’ils n’ont pu massacrer au Proche-Orient. L’Iliade poème du XXIe siècle est un petit livre très compatible avec le Coran.

Ce qu’est par contre la gloire chrétienne, ce matin même une illustration bouleversante m’en est offerte par le mensuel Magnificat et l’article consacré par Marie de Chamvres aux frères Jaccard. Ceux-ci ne se peuvent prévaloir d’avoir tué qui que ce soit ; leur gloire aura été, « prothésistes aux mains nues », de rendre à la vie, au Cameroun d’abord puis, voyageurs plus aventureux qu’Ulysse, dans plus de trente pays, des hommes dont la lèpre faisait des morts vivants. Je ne suis moi-même qu’un faiseur de phrases rencogné dans le confort bourgeois, mais il me revient, me souvenant de l’Evangile – « que votre parole soit oui, oui, non, non » – de mettre en lumière crue le départage historial entre les gloires méprisables de ce monde (celles du guerrier homérique ou coranique) et la seule gloire qui vaille, celle du Golgotha. J’ajoute qu’à la rigueur je me vois équipé de pied en cap à la manière d’un preux de l’Iliade, drogué de slogans et/ou d’alcool, me ruant au combat et bientôt abattu, c’est sûr ; mais se mettre des années durant au service des lépreux à Douala, comme les frères Jaccard, cela exige une endurance dans le vrai courage (excluant la colère) qui m’excède absolument.

 

« Il n’est rien de plus naturel à l’homme que de tuer », note Simone Weil. Elle écrit encore ceci (imaginez Ajax ou même Ulysse tombant sur ce fragment d’un Cahier ) : « Quand dans l’homme la nature, étant coupée de toute impulsion charnelle, étant aveugle et privée de toute lumière surnaturelle, exécute des actions conformes à ce que la lumière surnaturelle imposerait si elle était présente, c’est la plénitude de la pureté. C’est le point central de la Passion. Il y a rédemption, la nature a reçu sa perfection. L’esprit, auquel seul appartient la perfection, s’est fait nature pour que la nature reçoive la perfection »

Dans une chrétienté, tout autrement que dans une peuplade homérique ou une Umma coranique, tuer aurait dû, devrait cesser d’être naturel, et plus encore d’être glorieux.

HOMERE ET LE MONDE HOMERIQUE

 

On a donné le nom d’Homère à une collection d’aèdes anonymes mais l’Histoire a conféré un haut titre de glorieuse réalité à ce trou noir. Deux ? (C’est la thèse du chorizonte, reprise me semble-t-il par Citati). Plusieurs ? Qui tranchera jamais ? La surprise, c’est le feu d’artifices depuis vingt ou trente siècles qui multiplie les éloges dithyrambiques d’un poète qui n’aura peut-être jamais existé. Homère joue dans la mémoire des classiques le même rôle que Philomène dans la piété du Curé d’Ars : celle-ci est une fiction mais la foi de Jean-Marie Vianney la dote de pouvoirs salvifiques ; Homère n’est qu’un nom mais de ce nom le photographe des personnages imaginaires a tiré d’innombrables et vénérables clichés. Montaigne me sidère. Cependant ma sidération ne se justifie pas : Montaigne emprunte ses clichés (littéraires) à la littérature de l’antiquité, à ce sujet profuse. Quel écrivain futé (peut-être Borges) s’avisa de faire par jeu la critique minutieuse d’un roman dont il était l’unique non-auteur. Quand je lis, dans le chapitre Des plus excellents hommes les trois pages consacrées par l’essayiste au poète de l’Iliade et de l’Odyssée, je suis tout près de faire mon mea culpa. En effet l’inexistence d’Homère, à peu près avérée aujourd’hui par les doctes, devient hautement improbable si l’on se fie à Horace, Ovide, Lucrèce, Manilius, Aristote (ah ! Aristote !) et Alexandre son élève, Cléomène, Plutarque, Alcibiade, Hiéron, Panaetius et même Mahumet second (ceux-là que dans cet ordre mentionnent les Essais). Cas unique, je crois, dans l’histoire des littératures : une gloire telle qu’elle sécrète l’homme conjectural qui sans elle se disperserait en spectres. Inexistence avéré par les doctes, écrivé-je ? En 2010 Alexandre Farnoux publie chez Gallimard un précieux petit livre: Homère le prince des poètes. Sylvain Tesson expose avec brio les trois thèses que l’on discute dans le Landerneau de l’érudition : « un génie pur, barbu et aveugle », ou « une collectivité de rhapsodes », ou « un alchimiste recueillant dans un vase unique les sources multiples ». Pietro Citati préfère une quatrième thèse : « Premier Homère », « second Homère », écrit-il ; cet amoureux a trouvé l’Iliade et l’Odyssée amoureux dans la même coque – casque ou caïque : philippine !

« Quandoque bonus dormitat Homerus », écrivait Horace. Le bon Homère somnole quelquefois. Je somnole souvent à la lecture de l’Iliade, je défie Ronsard de la lire en trois jours ; même en trente je n’en viendrais pas à bout. On s’y bat trop et je m’en bats les flancs. Qui, parmi les doctes, ou même les fantaisistes comme Sylvain Tesson, ose ce franc, ce rude, cet abrupt aveu ? Je ne sais à la vérité s’il arrivait à Homère d’entrer en somnolence, mais je sais, d’un savoir très éprouvé, qu’il frappe ses lecteurs aujourd’hui comme hier d’un assoupissement surnaturel. Il les enchante. Il les promène dans un équivalent du palais d’Alkinoos d’où ont été expulsés tous les aspects de la vie sordides, brutaux, ignobles, imbéciles. Ulysse plus qu’aucun autre profite de ce coup de baguette magique, de cette drogue de Circé, de ce passez muscade. J’en donne aussitôt un exemple : Hélène, au chant IV de l’Odyssée, raconte l’incursion d’Ulysse déguisé en mendiant à Troie, et entre autres détails comment de son long poignard il fait en ville un grand massacre : l’horreur et l’invraisemblance de cette saloperie, qu’on imagine inventée par cette femme à tous égards soupçonnable, ne sont pas relevées par mes lecteurs. Jacqueline de Romilly multiplie les litotes d’indulgence, les atténuations, voire les distractions. Hector, note-t-elle, souhaite à son petit garçon (je la cite) « de montrer plus tard plus de vaillance que lui » mais elle omet la suite : « puisse-t-il rapporter d’un ennemi tué les dépouilles sanglantes, et que sa mère alors en ait le cœur en fête » – youyous de barbarie. Elle avoue que les intrigues divines frisent parfois –« frisent » – la comédie sans jamais aboutir au burlesque – jamais, vraiment ? Aucun des héros « n’est jamais lâche » – jamais ? j’ai constaté mainte fois le contraire. Le poème, assure-t-elle, corrige leur cruauté : j’ai du mal à le discerner. Pietro Citati mérite une mention exceptionnelle pour son admirable exercice d’admiration : La pensée chatoyante. Qu’est-ce que chatoyer ? Briller tout en changeant de couleur selon les jeux de la lumière, briller pour séduire. L’Iliade chatoie-t-elle ? La panoplie, peut-être, les splendides armes. Mais c’est l’Odyssée – « Ulysse et l’Odyssée », sous-titre – qui intéresse Citati, ce sont les chatoiements de l’Odyssée dont il se fait le commissaire-priseur, fascinant parce que fasciné. De même pour Sylvain Tesson, par réflexion, ça chatoie dans l’Odyssée, comme, il le fait accroire par ressac, dans l’Iliade. Ce chatoiement, celui de la ceinture d’Aphrodite, c’est le poikilon – le bariolé, l’irisé, le diapré, le chatoyant – notion

« Laisse du vieux Platon se froncer l’œil austère » … Platon exile Homère de sa République, non sans regret, voire non sans repentir. A quoi m’amusé-je ici ? A me moquer, avec un extrême respect, de la gent littéraire qui perpétue une admiration excessive, à mon gré, pour ce personnage fabuleux, duel sans doute, pluriel peut-être. Pour en finir avec Homère ? Alors je serais un zoïle. Il m’est opportunément rappelé, en ce matin de décembre frileux où les brouillards enveloppent de leur châle mouvant le clocher des Jacobins, que Zoïle fut un critique d’Homère ; et jouer le rôle de critique d’Homère dans l’Iliade des littératures (où il tient la place éminente d’Ulysse) c’est comme jouer le rôle de Thersite dans son Iliade. Je suis Thersite ; serai-je encore zoïle ? Quelle disgrâce ! Littré : « Comment avez-vous pu imaginer, mon cher et illustre maître, que j’aie eu l’intention de vous comparer à Zoïle ? je ne suis ni injuste ni sot à ce point-là » ( d’Alembert à Voltaire). « Peu s’en fallut que le Zoïle couronné /Caligula/ , condamnant à l’oubli les noms d’Homère, de Virgile et de Tite-Live… » (Diderot). « On prétend que ce fut l’envie qui l’engagea à écrire contre Homère, et que c’est ce qui a fait que tous les envieux ont depuis été appelés du nom de Zoïles » (Boileau). Il est à penser que ce Zoïle, quel qu’il soit, a rendu à Homère le plus grand service qui soit par s’être mis au ban de la société des belles lettres par son impiété à l’endroit du poète des poètes. Comment dire du mal d’Homère sans encourir l’opprobre de n’être qu’un zoïle ? Zoïle a rendu définitivement indécente la critique de l’Iliade ou de l’Odyssée. Que l’infortune d’être un zoïle me soit épargnée ! Le dithyrambe, s’agissant d’Homère, est de rigueur ; s’y soustraire est se prêter au plus cinglant mépris. Aussi ne m’y risquerai-je pas. Je fais chorus. Et je ne fais pas chorus seulement par complaisance. Je crois sincèrement au génie d’Homère, et je serais un barbare si je tenais pour négligeable son éclatante renommée qui fut comme une aspersion de grâces sur la Grèce. Ah ! j’ai avoué – péché véniel ? – m’ennuyer aux bagarres itératives de l’Iliade. Je veux confesser encore un méchant soupçon : il me semble que Platon, dans la République, dit préférer que l’on parle de ce qu’on sait, ou du moins fait la différence entre le poète qui décrit un siège et l’artisan qui le menuise ; je soupçonne qu’Homère, comme son Démodocos ou son Phémios, ne connaît la réalité des affrontements guerriers que sur sa lyre. Lorsque je fus employé à la radio militaire, à Alger, une de mes corvées fut d’inventer des récits de baroud ; je m’en acquittai de mon mieux, mais n’ayant jamais servi dans une unité combattante mon mieux était un médiocre simili, je ne tardai pas à recevoir un message poli mais ferme d’un baroudeur qui, nullement zoïle mais crûment qualifié, me signifia ma futilité de soldat d’opérette. Je soupçonne Homère de n’avoir jamais tenu une arme ; cela ne l’empêche pas de les décrire, et le harnachement, en termes bien astiqués. Je n’étais pas, moi, un bon homéride.

   Pour en finir avec Homère, non. Mais pour en finir avec Ulysse, oui. Je n’ignore pas les éclatants mérites du personnage ; ils ont fatigué cent générations de thuriféraires, Albert Camus (ah ! je ne cesse pas de rire des dernières pages de L’Homme révolté) a eu l’indécence de le choisir en modèle de vie astucieusement ajustée à la fin des fins aux possibles humains. Je veux bien que par-delà l’Odyssée, son odyssée achevée ainsi que (prédite par Tirésias) sa randonnée ultérieure, il devienne en effet un tel modèle (de petit roi ou de grand bourgeois). Mais je ne m’intéresse qu’à ce qu’il paraît dans les poèmes signés Homère. S’il existe, jusqu’à Citati inclus, des chorizontes, peu enclins à admettre que l’Iliade et l’Odyssée soient imputables à un seul aède, je tendrais pour ma part à considérer qu’Ulysse, poikilos, artistement mais hasardeusement   poikilos, diapré, bariolé, comme la bunte Kuhe de Nietzsche, est plusieurs, composé de pièces tant bien que mal ajustées, un puzzle tel que les traits constants (la fameuse mètis) ne suffisent pas à configurer un être humain vraisemblable ; ce n’est pas un homme, c’est un substrat – hupokeimenon – de péripéties, un montage de séquences disparates. Duhamel, en un accès d’exaltation, avançait qu’aucun héros d’Homère n’est tout d’une pièce : c’est faux pour la plupart d’entre eux, mais pour Ulysse il faut dire qu’il est en pièces détachées puis cousues à la diable. Les dévots m’objecteront qu’il est versatile, versicolore, que telle est sa fuyante, sémillante, scintillante, chatoyante identité ; ils se feront forts d’un discours très à la mode depuis les aphorismes de la Volonté de puissance, selon lequel la notion de sujet serait captieuse. A quoi je rétorque, avec Goethe, sur ce point inattaquable, indépassable, que tout être vraisemblable est une forme signée, une personnalité. Ulysse est versatile, versicolore, parce qu’il a échappé, à la manière du vif-argent, à son (à ses) concepteur(s) qui lui ont conservé son nom avec son caméléonisme : géniale supercherie poétique. Citati choisit de s’émerveiller : Ulysse est polytropos, souligne-t-il, homme aux mille forme ; je le crois, moi, un homme multiple, mille et un hommes, monstre à ranger parmi les créatures fantastiques ; pour le prendre au mot et ruser avec lui, il (n’) est « Personne », il n’est pas une personne, mais une pluralité de personnes.

Nul mieux que Pietro Citati n’a montré comment nous (« nous », lecteurs occidentaux, fils spirituels de la Grèce, héritiers d’une Weltanschauung classique) lisons Homère, et surtout l’Odyssée, avec une miraculeuse inattention (c’est moi ici qui m’exprime) à tous les aspects sinistres ou sordides de l’aventure et du héros. Le poème, écrit-il, est enveloppé d’une vapeur, ou nimbe, ou halo suprême, ou voile ; il emprunte encore au lexique de Proust le fondu, la patine, le vernis des maîtres. (Pourquoi pas, aussi, n’en jetez plus, la pruine ?). Cet enrobement, ce camouflage, le poème le doit aux Muses, et nous devons, nous lecteurs, à Hermès, de clore nos paupières, d’entrer dans « une torpeur très profonde une possession, un coma, un nuage obscur »… Eh bien je dois confesser, sans orgueil mais sans vergogne, que de cette bienheureuse cécité, chère, paraît-il, aux Muses, et de la conséquente indulgence plénière accordée au héros (Ulysse) je n’ai pas été favorisé. Une fois de plus, je me flatte d’être le jeune garçon du conte d’Andersen : si le roi est nu, je le vois nu ; disparaissent la vapeur, le nimbe, le halo, le voile. Pietro Citati, en lecteur fasciné fascinant, en artiste du verbe, les maintient jusqu’au bout de son beau livre ; aura-t-il été servi par sa relative ignorance de la langue grecque ? Sylvain Tesson a-t-il lu Homère autrement que traduit par Jaccottet ou Brunet ? Il est, lui aussi, sous le charme du chatoiement, mais au fil de ses chapitres le chatoiement, parce qu’il n’évacue tout de même pas les horreurs de l’Iliade (trop de casques !), s’écaille. Sauf que leurré par le certificat millénaire d’utopie consolatrice décerné à Homère il s’exalte – c’est sa dernière citation – à la parole en effet magnifique de Priam : « Tout est beau dans ce qui se dévoile ». Hélas ! Cet aphorisme totalitaire est un contre sens. πάντα δὲ καλὰ θανόντι περ ὅττι φανήηι, (« tout est beau, même mort, de ce qu’on voit de lui ») ; Priam songe à Hector voué à une mort prochaine, inéluctable, et compare le hideux cadavre d’un vieillard (lui) à celui d’un jeune homme (son fils). Le lecteur fasciné métamorphose un énoncé contingent, local, affectif, subjectif, en une formule cosmique digne de Heidegger. Il faudrait ignorer l’Iliade pour ignorer ce qui s’y « dévoile » à tout moment de hideur dans l’abattage des « héros » : Oenomaos « tombe dans la poussière ; sa main racle le sol » …un exemple entre cent ; non, Oenomaos mort n’est pas beau.

Le monde de l’Iliade est un monde de merde. Celui de l’Odyssée est-il rassurant, réconfortant, capable de nous distraire de nos inquiétudes et de répondre à notre désir profond ? Je comprends que des Européens du vingt-et-unième siècle bombardés de « smartphones », de « podcasts », de « nanobiotyx », rêvent de l’Idylle et la reportent à l’époque du fictif Ulysse. Je ne me nourris pas de cette drogue, mais du pain vivant de Notre Seigneur Christ. Le monde qui m’exalte n’est pas dans les deux fois vingt-quatre chants d’Homère mais dans les deux fois vingt-quatre préludes et fugues du Clavier bien tempéré. C’est là « le meilleur des mondes », comme l’a écrit avec une sereine acuité André Tubeuf. C’est le monde de l’Amen promis aux dernières mesures de la Messe en si mineur. Je peux demander à l’Iliade ou l’Odyssée un divertissement, une échappatoire à la quotidienne routine ou aux soucis d’une société désaxée ; en aucun cas je ne me résignerais à croire que ces Grecs dont l’hospitalité si vantée repose sur la razzia – on pille, on viole, on tue les uns pour combler de cadeaux les autres – soient dignes de mon acquiescement à leur barbare civilisation.

Sylvain Tesson commet à plusieurs reprises, dans ton sémillant petit livre, l’imprudence d’opposer aux « monothéismes » qui rêvent d’un ailleurs hypothétique (le paradis, le Royaume de Dieu) le monde homérique où les corrélats objectifs, les choses telles qu’elles sont, en leur densité, leur diversité, leur authenticité, suffisent aux hommes tels qu’ils sont, qui se contentent de leur finitude et d’un bonheur continu dans cette finitude. « N’aspire pas, ô mon âme, à la vie éternelle, mais épuise le champ du possible » : Homère aurait pu signer cette Pythique. Or l’idée que la vision « païenne » du poète de l’Iliade et l’Odyssée nous libère des arrière- ou des outre-mondes est parfaitement fausse. Je n’en veux pour preuve que l’existence dans sa géographie mythique de la Schérie. La Schérie est l’antipode épique des terres achéennes ou troyennes. Le royaume d’Alkinoos est un ersatz de Royaume de Dieu : on n’y connaît pas le choc des armes, on n’y pratique pas la razzia, on y danse, on y joue, on y mange, on y converse, on y écoute le rhapsode ; c’est véritablement le lieu de l’Idylle où rien de nuisible n’est à craindre. Les Phéaciens sont les Thélémites du second Homère. La Schérie est le seul Eden dont son imagination était capable, une île ou un archipel inscriptibles par feinte sur une carte mais à la vérité un autre monde, l’autre monde, par contraste avec l’Hadès et même avec Ithaque.

ENCORE ULYSSE

J’ai le tort de lire l’Iliade et l’Odyssée en grec, du premier au dernier vers ; lecteur cruel, impie, je chasse vapeur, nimbe, halo, voile. Je lis Homère comme je lis Mahomet. J’ai appris, par mainte expérience, j’apprends par l’actuelle ambiance française d’hébétude et d’hypocrisie, comment il est non seulement possible mais fatal, dans un climat spirituel délétère où l’ « islamophobie » est presque un délit, de ne pas lire les versets mortifères du Coran. Je constate, mais avec plus d’étonnement, que les poèmes homériques jouissent dans la mentalité de nos humanistes de la même immunité et que par exemple les vers ou les séquences de vers qui ne montrent pas Ulysse sous un beau jour sont méticuleusement ignorés.

J’incline à croire qu’il y a plusieurs Ulysse et non qu’Ulysse est plusieurs (polytropos), mais comme la tradition – unanime ? – a retenu qu’ « il se succède à lui-même » sans soupçonner qu’il pourrait se scinder en des personnes successives ( de l’Iliade à l’Odyssée, puis dans l’Odyssée), c’est l’Ulysse « aux formes multiples » (polytropos) dont je veux ébrécher quelque peu l’image canonique.

Tout le bien qu’on pense de lui (« on » désignant aussi bien lui-même et ceux qui ont affaire à lui dans les deux épopées que les lecteurs de celles-ci jusqu’à récemment Pietro Citati et hier Sylvain Tesson), je serais un sot de gros calibre si je le dédaignais. Qu’il soit intelligent, plus ô combien ! qu’Ajax ou Diomède, qu’Agamemnon sans nul doute, qu’Hector ou Achille assurément, peut-être même que Nestor, je n’en disconviens pas, et que sa ruse soit un des éléments de sa singulière intelligence, je le reconnais volontiers. Qu’il soit brave, sa physiologie, sa musculature l’y disposent ; mais il est également courageux, plusieurs épisodes le prouvent. Voilà. C’est bien. C’est tout.

Je m’amusai tout à l’heure à me moquer discrètement d’un aphorisme de Nietzsche. Ce dévot d’Ulysse ne devait pas ignorer, tout de même, que l’homme de la mètis ne fut pas, dès l’Iliade, du goût de tous : Achille le méprise, Agamemnon loue une fois son grand cœur ignorant le mensonge mais, sans crainte de se déjuger, le juge « maître en tromperies mauvaises ». Que dirait de lui Thersite si au lieu de lâchement le tabasser et le menacer il lui donnait la parole ? Ce qu’il dit dans la pièce de Shakespeare : « chien-renard ». Les tragiques le présentent sous un méchant jour : incarnation, remarque Jacqueline de Romilly, du menteur, du démagogue, du politique (je dirais politicien) toujours prêt à réclamer la mort des innocents. (Qui ne sait que sans son zèle de rhéteur à la langue bien pendue Iphigénie aurait échappé au sacrifice ? Il faut l’entendre dans la version de Racine : « songez-y, vous devez votre fille à la Grèce » …salaud !). J’ai déjà approuvé Dante qui l’a fourré, en tant que fourbe et fraudeur, dans les malebolge. Bref, je ne suis ni effronté ni farfelu ni fausse note si je m’avise de n’avoir pour lui, quelque péan qu’entonne en sa faveur l’orphéon des ébaubis, qu’une médiocre estime.

« Laisse du vieux Platon … » Ah ! Son œil n’est pas austère lorsqu’il imagine l’âme d’Ulysse choisissant pour sa prochaine existence le sort d’un simple particulier vivant sans souci. Ce sera donc un Ulysse tout autre que celui qui a sur les ondes tempétueuses de quarante-huit chants défrayé et défraie encore la chronique universelle. Je ne m’épuiserai pas à signaler tout ce qui me le rend rébarbatif et même quelquefois répugnant. Je l’ai déjà un peu taquiné tout à l’heure en saboulant le fragile esquif aphoristique sur lequel l’embarque l’aconier Nietzsche. Il me plaît de le soustraire à l’admiration trop peu nuancée de ses dévots.

Sylvain Tesson :

« Seul Ulysse parviendra à réparer ce qu’il a défait.

Seul Ulysse effacera ses outrances.

Seul Ulysse rejointoiera le monde.

Seul « Ulysse l’endurant » sera digne de la liberté qu’il avait d’abord déshonorée en l’usant ».

Les énoncés 1   et 2 sont manifestement faux. Je demande comment Ulysse réparera le massacre des Kikones. (Ce n’est qu’un trait de sa malfaisance).

L’énoncé 3 flotte dans l’air nébuleux d’une approximation sans assises : rejointoyer le monde, quésaco ?

J’insère ici, parce que c’est de même acabit, l’insinuation exaltée de Pietro Citati, selon lequel tout le savoir artisanal de la Grèce serait dans ses mains, Ulysse, l’homme à tout faire ? Emporté par son élan admiratif l’excellent critique lui impute même la construction du cheval de Troie, alors qu’on le doit, comme le dit l’aède Démodocos au chant VIII de l’Odyssée, au modeste Epeios.

L’énoncé 4 n’offre aucune prise ni à l’acquiescement ni à la désapprobation; il est aussi vaste et vague que certaines éjaculations pieuses ; il me laisse dans l’hébétude.

Lequel des lecteurs fascinés ose écrire que tous les héros sont à un moment atteints de folie guerrière sauf lui, Ulysse ? J’ai vérifié le contraire. Lequel prétend qu’il n’est jamais un vainqueur arrogant ? Sauvé du javelot de Socos par Athéna il plastronne, fanfaronne : « le noir trépas te guette », « tu vas …me procurer la gloire » ; il triomphe, exulte bassement : « tu seras déchiré par les oiseaux de proie ». Lecteurs enchantés, ne vous leurrez pas : Ulysse au combat est aussi féroce, aussi vulgaire que les autres, et dans l’un et l’autre poème à mainte reprise ne s’en tire que par le secours d’Athéna. Celle-ci n’aurait plus, paraît-il, dans l’Odyssée, son « caractère agressif et destructeur ». Comment donc, Citati ? S’adressant au fils de Laërte, au chant XIII : « Oui, toujours et partout, quand nous devrons agir, je serai près de toi, sans te manquer jamais. Ces seigneurs prétendants qui dévorent tes vivres, ah ! je les vois déjà, de leur sang et cervelle, arroser tout le sol ! » Au chant XVI elle confirme : « je serai là, tout près, ne rêvant que bataille ». La garce, m’écriai-je tout à l’heure. Je confirme. Aussi le massacre des prétendants ne sera-t-il pas seulement une dégoûtante boucherie, mais par son invraisemblance une lugubre bouffonnerie : c’est Don Quichotte faisant un abattis des marionnettes de maître Pierre.

Je ne vois, dans la péripétie de cette reconquête de son palais d’Ithaque par Ulysse, rien d’admirable et enviable que sa performance de tendre le grand arc et tirer droit au but. Ulysse est un balèze. Bravo ! On le sait de reste. Je ne suis qu’un plutôt chétif chrétien ; la force physique impressionne mes nerfs, ma chair ; mon esprit et mon cœur, si elle ne s’exerce pas dans les joutes sportives ou pour la défense de l’opprimé,   la méprisent. Qu’on n’argue pas en faveur de ce survolté qu’il punit des êtres coupables d’avoir abusé de l’hospitalité sacrée ? A cette faible défense du héros j’ai déjà opposé que la religion de l’hôte est pratiquée chez Homère par des individus qui n’hésitent pas à dévaster, piller, violer, quand et où ça leur chante, et on est en droit – que dis-je ? en devoir – de considérer que le massacre perpétré par Ulysse au bout de l’Odyssée en son palais est le contrepoint, dans la même tonalité, de celui qu’on devine au bout de l’Iliade – Troie dévastée et pillée. Je n’insiste pas sur le pitoyable état d’esprit qui tire vanité de la vengeance – « voyons si je pourrais obtenir d’Apollon la gloire de l’atteindre ». Dans la galaxie chrétienne le mot sublime de l’Aquinate – « un acte de vrai pardon vaut la création d’un monde » – manifeste un rehaut d’humanité.

Enoch Arden, héros de Tennyson dans le poème éponyme, après sept ans de vie conjugale quitte sa femme et ses enfants, se fait maître d’équipage pour les tirer de la misère. Naufragé, il retrouve le bourg familial après dix ans d’absence mais son ami Philippe a pris sa place auprès d’une épouse persuadée qu’il a péri en mer et lui a donné un autre rejeton. Enoch, découvrant, sans se découvrir, leur bonheur, décide de ne pas le troubler, ne se fait pas reconnaître ; ils ne sauront qui il était qu’une fois mort. Je ne serais pas assez sot pour prétendre qu’Enoch Arden est un poème plus beau que l’Odyssée mais sot je serais certes si je ne jugeais point que ce malheureux marin malgré lui, en sa discrétion, son tact, son charitable choix de se sacrifier pour une femme, un ami, des enfants qu’il préfère à lui-même, ravale Ulysse au très bas rang des propriétaires querelleurs. La volonté d’impuissance est ici un cran, non, mille crans au-dessus de la volonté de puissance dont le roitelet d’Ithaque offre une image déshonorante.

Ulysse et ses compagnons : il les perd tous, provoque aussi (sans l’avoir voulu il est vrai) la perte de quelques Phéaciens. L’Irlandais Shackleton en Antarctique, au prix de risques pris comme jamais n’en prit Ulysse et d’un calcul intelligent des possibilités qui le met très au-dessus de l’homme aux mille (médiocres) ruses, sauve tout son équipage.

 

Ulysse a souffert de tant d’éloges – partiellement mérités (n’en pas faire le détail) – que le brocarder un peu, le déprécier un tantinet me semble un acte de justice. Je ne peux lire ou proférer son nom sans me référer à Camus et à la fichue idée qu’il a eue, par dévotion à un spécieux hellénisme, de le prendre à la fin de son Homme révolté pour le parangon de la sagesse, de la vie comme on dit à hauteur d’homme.

 

Avec Horkheimer et Adorno, analystes subtils qu’une dose discrète de marxisme a habilités à ne pas se laisser trop séduire par les oripeaux chatoyants de l’épopée, Ulysse perd son prestige épique ; il en gagne un autre, moins chatoyant, devient le « prototype de l’individu bourgeois ». La pieuse pensée qu’il représenterait enfin en son domaine d’Ithaque récupéré, restauré, réanimé, le type idéal de la seigneurie paysanne telle que tente de le concevoir en notre âge de ferrailles l’utopie écologiste, cette pieuse pensée, Horkhemer/Adorno la congédient sine die. Ulysse n’est qu’un type astucieux qui pressent, précurseur de Hegel, l’Aufklärung à venir et la moderne ruse de la raison dont sa mètis serait une première ébauche.

Mais l’épisode des Sirènes a retenu plus particulièrement l’attention de notre couple savant. Ulysse en sort encore moins prestigieux. Il est le patron, seul admis selon son dessein à jouir du chant enchanteur ; ses compagnons font figure de prolétaires. Transposé sur la scène moderne il serait le bourgeois qui paye cher une bonne place à l’auditorium pour se délecter aux Préludes de Debussy ou à l’Ulysse de Dallapiccola, musique raffinée pour laquelle les gens du RMI ou du RSA n’ont pas d’oreille. Epigone d’Adorno/Horkheimer dans le chant des sirènes, premier chapitre de son Livre à venir, Maurice Blanchot s’exprime, lui, sur le mode de la franche raillerie : « Ulysse, l’entêtement et la prudence d’Ulysse, sa perfidie qui l’a conduit à jouir du spectacle des Sirènes, sans risques et sans en accepter les conséquences, cette lâche, médiocre et tranquille jouissance, mesurée, comme il convient à un Grec de la décadence qui ne mérita jamais d’être le héros de l’Iliade, cette lâcheté heureuse et sûre /…/ » Vlan ! Achille jubilerait, mais toi, Nietzsche ? Ton type (idéal) du Grec de l’art antique, comme tu le désignais en ta Naissance de la tragédie, ne serait-il qu’un graeculus ! « Il obéit au destin et aux conseils de Circé », susurre Pietro Citati : faible défense. Le destin ! (Avec majuscule, si vous voulez). Il a pour moi, tel que l’invoque le poème homérique, à peu près la même vertu dormitive que le fameux « c’est votre léthargie » dans la pièce de Regnard. Que penser enfin du bref récit de Kafka ? Le Silence des sirènes a exercé la subtilité de l’école lacanienne. Mais il me semble qu’il faut d’abord et enfin considérer l’aspect humoristique et subversif du récit : les sirènes se taisent, Ulysse non seulement s’enchaîne mais aussi se bouche les oreilles. Libre à un dilettante du Séminaire XX d’imaginer en cet Ulysse kafkaïen le pressentiment du silence du Père, perceptible par le mystique sourd aux rumeurs du monde. Je m’en tiens, avec délectation, à l’évidente parodie : un Juif sensible aux voix bibliques, et plus concerné par Judith et Holopherne que par Ulysse et Polyphème, se moque et de ce bourlingueur malgré lui et de ces aphones divas.

Je m’amuse trop à dauber Ulysse ou ses dévots pour me dispenser de le voir au lit avec sa Pénélope tels que les imagine Daumier : la couette est d’importance, le polochon turgide à souhait, madame penche vers monsieur en une torsion disgracieuse un visage aux traits ingrats que ne flatte pas une tignasse noire, raide, plaquée. Lui, c’est comme le Géronte des comédies ; il a, avec un nez excessif et un bonnet expansif, la mine peu héroïque d’un birbe qui mentalement refait ses comptes. Cette caricature, me dira-t-on, est scandaleusement non conforme au personnage comme l’Odyssée achève de le produire. J’en conviens, mais l’hagiographie d’Ulysse me lasse à la longue, et un éclat de rire sacrilège me fait du bien.

Il faut enfin – il le faut pour ne pas barboter dans un classicisme convenu (ne pas oublier que classis, c’est d’abord une affaire nautique) – soustraire Ulysse à ses prétendues prouesses de navigation. La parole est ici à Jean Giono, notre Homère provençal, dont l’œuvre vaut bien l’Iliade et l’Odyssée. Giono, narrateur d’un talent exceptionnel (« l’un des plus grands narrateurs que la littérature ait produits », affirme un de ses plus savants interprètes), imagine Ulysse en héros d’une bourlingue miteuse qui le fait échouer de femme en femme ; ce qu’il fit dans la guerre de Troie ne le distingue aucunement ; il révèle en revanche, au fil de l’intrigue, un vrai courage « pour les seuls exploits de la langue ». Ainsi excelle-t-il à raconter ses aventures comme on les lit dans l’Odyssée, mais ce ne sont que des craques. C’est son fils, Télémaque qui, lui, à l’instar de Sylvain Tesson, vit très réellement des situations périlleuses mais à la différence de son père hyper doué pour mentir et se rendre crédible (ou de Sylvain Tesson sémillant sur France Inter et sur papier Corlet) il est, lui, si peu doué pour dire qu’il se rend inaudible. Cet Ulysse revu, rectifié, remis à sa juste place, Giono l’a pourtrait tel qu’en lui-même enfin la vérité le change dès la phrase-seuil de son prodigieux roman : « aplati sur le sable humide ». Oh ! Le premier mot suffit : aplati. A plat, comme un pneu de berline. Il ne (nous) roulera plus. Nous l’écouterons avec plaisir, sa faculté de mentir (oui, Nietzsche !) est épatante ; pour le reste, « ma gloire », claironnait-il dans la fable homérique, « touche au ciel », « il se dilate à l’infini » susurre un de ses laudateurs. Blagues ! « Aplati ».

Je ne sais si Chirico quand il peint le retour d’Ulysse a eu connaissance de la naissance de l’Odyssée. Son tableau en est l’abstraction et l’abstract. La douzaine de chants homériques consacrés au retour se résument en, se stylisent en, se réduisent à 60×80 centimètres de toile et les divers paysages de la bourlingue se concentrent en une pièce très ordinaire dont la porte entrouverte ne concède à un éventuel amateur d’aventures qu’un couloir désespérément anodin. La mer, ses périls, ses Charybde et Scylla, ses Calypso et Polyphème, ses Sirènes et Lestrigons, ce n’est qu’un tapis aquatique bleu délavé aux bords blanchâtres sur lequel pagaïe en son frêle esquif l’homme aux mille ruses, vêtu ici de probité candide et de lin blanc. Chez Giono Ulysse allait tout de même de mastroquet en mastroquet, de gourgandine en gourgandine. Ici, immunisé contre les péripéties il se borne à un « voyage autour de ma chambre ». Il y a deux sièges dans cette pièce, à droite une chaise en bois blanc – facture Ikéa ? – d’une éprouvante banalité ; à gauche un fauteuil rouge très bas sur patte mais pourvu d’un dossier démesurément haut. Sur la chaise est prêt à s’asseoir un étudiant ou une étudiante ; sur le fauteuil je vois un helléniste, fatalement érudit, non pas un Victor Bérard – car celui-ci a fait réellement les mythiques voyages d’Ulysse – mais un de ces rats de bibliothèque rongeurs de bouquins et maniaques d’élucubrations qui frétillent aux prouesses d’un héros imaginaire. Le prof (sur le fauteuil) apprend au potache (sur la chaise) combien sont héroïques les héros de l’Iliade, combien héroïque le héros de l’Odyssée, quel champ d’émerveillement se déploie ah ! dans les poèmes homériques, par contraste avec le sale monde d’aujourd’hui. Mais lui (le prof) et lui (le potache) ne se représentent chaque épisode de l’Iliade ou de l’Odyssée que dans les cadres nécessairement étriqués d’une pagination. Ils n’ont, pour revivre les péripéties du fabuleux périple d’Ulysse, que des tracés hypothétiques en in-octavo et une écume de signes écrits. C’est cela même que signifie par le médium de la toile peinte le spirituel Chirico.

En finir avec Ulysse est un devoir, un jeu, une riposte salubre aux clichés poisseux de la tradition. L’Odyssée à deux reprises, au chant II, le présente comme ce « roi de jadis », dit Télémaque, « qui fut pour tous, ici, le père le plus doux ». Quel âge avait-il donc ? Télémaque en fils pieux (chez Giono il sera fils à l’épieu) se fait hagiographe. Ce « père le plus doux » est un pet-en-l’air casanier, sentimental. Un peu plus loin c’est Mentor qui répète : « père des plus doux ». Qui le peut croire ? Au chant V Athéna, en bonne élève, reprend, telle quelle, la locution élogieuse de Mentor : « père des plus doux ». Ce pieux toilettage du héros ne résiste pas à ses rôles successifs dans le cours de l’Iliade, à sa fureur vengeresse au bout de l’Odyssée et surtout – détail négligé, je le parie, par les neuf dixièmes des lecteurs – à la promesse qu’il fait à Pénélope, en propriétaire soucieux de renflouer son patrimoine – biens et troupeaux, « je saurai moi-même en ramener en prise, et beaucoup » (chant XXIII) : razzias. Il n’a donc rien appris. Ulysse le bédouin. Mettrait-on en doute que ce très doux père – fiction de l’affection– ne soit un pillard né ? Bellamy termine son Demeure : pour échapper au mouvement perpétuel par un retour à la sagesse d’Ulysse. Encore un qui s’y laisse prendre, qui se fie, en essayiste talentueux, au beau mais trompeur quatrain de Du Bellay : « Heureux qui comme Ulysse a fait un beau voyage / mais non ! ce fut un voyage affreux / …Et puis est retourné, plein d’usage et raison Vivre entre ses parents le reste de son âge ». Mais non ! Ni usage, ni raison. Pillard à perpétuité.

L’Hubris

L’hubris comme la mètis sont des lubrifiants. Déjà le terme exotique, en lieu du mot simplement français, a un effet d’onction, ou d’estompe, ou de glissando. En qualifiant Ulysse par sa mètis on le soustrait à l’inculpation grave, humiliante d’être un fieffé menteur et par ses fraudes ou mensonges un artisan d’iniquités. Mètis a la vertu d’un euphémisme ; c’est poudre aux yeux. « Glissez, mortels, n’appuyez pas .. » Dans son roman parodique Giono, lui, appuie, souligne, insiste, avec une cruelle et joviale délectation ; elle insiste aussi, Calypson, dans le poème de Ronsard auquel la Naissance de l’Odyssée emprunte ses épigraphes. Mètis innocente presque ; mètis fait valoir une virtuosité langagière, un art incomparable de faire des dupes ou de se tirer d’embarrassantes situations ; « Personne », en réponse à Polyphème, est un chef-d’œuvre de la mètis. La mètis a offert à deux éminents universitaires une belle occasion de s’interroger, par-delà Ulysse, sur le …miracle grec. Moi, disciple de Jean l’évangéliste, dévot de Spinoza, j’ai pour la mètis telle que la pratique Ulysse le même mépris que ne dissimule pas Achille et je répète que Dante, en chrétien, était fondé à le fourrer dans les malebolge de son Enfer.

L’hubris, elle, met en cause à peu près tous les personnages masculins de l’Iliade, plus Hélène (je lui sers infra son petit paquet) ; dans l’Odyssée après avoir usé jusqu’à la corde les cent ficelles de sa mètis Ulysse se livre à l’hubris la plus véhémente, odieuse, paroxystique. Qu’est-ce que l’hubris ? Imprudemment Sylvain Tesson, citant Simone Weil – « ce qu’ils veulent, ce n’est rien moins que tout » – juge que cette formule en est une éclatante définition. Non, non. La petite Thérèse de l’Enfant Jésus s’écriait – parole prémonitoire : « je veux tout ! » ; elle ne pouvait alors se souvenir que saint Jean de la Croix assurait : « depuis que je me suis mis en rien je trouve que rien ne me manque ». Ces frénétiques de l’Iliade ne veulent pas tout ; ils veulent Troie, et le cocu (Ménélas) veut sa putain. Pas toute, disait de la femme un psychanalyste retors. La vue de ces Achéens en colère est courte : aller de razzia en razzia, se sentir comblé quand on tue viole et pille, ce n’est pas aspirer à la totalité, mais à quelques avantages étriqués, quelques agréments transitoires. Notre hubris, à nous actuels dévastateurs et pollueurs de la planète, est plus catastrophique et spectaculaire que celle des héros homériques – Sylvain Tesson a beau jeu de s’en émouvoir – mais si ceux-ci font moins de ravages c’est simplement parce qu’ils ont moins de moyens ; la raison cartésienne a une autre envergure que la raison odysséenne mais Ulysse n’était. pas plus sage qu’Oppenheimer. Cher Sylvain (ah ! ce beau prénom écolo !) je préfère comme vous au programme Apollo le programme Apollon –celui que suggère Montaigne à la fin des Essais. Il en cuit toujours de souiller le Scamandre, j’ajoute, pour la rime, qu’il en cuit toujours de ne pas écouter Cassandre, et Cassandre en notre siècle abruti de fake news c’est la Vierge Marie qui prodigue, depuis la Salette et Lourdes, ses avertissements mais que le monde actuel écoute si peu que pour un peu il ne la jugerait pas plus créature crédible qu’Iris ou Athéna, Héra ou Aphrodite.

 

Hélène

 

Ah ! Celle-ci, Aphrodite ! …L’hubris, ce n’est pas seulement l’aveugle violence des armes, c’est encore la frénésie culière. « Ne faites pas la guerre, faites l’amour » : épaisse sottise de ce slogan. « Si vis pacem, para bellum » ? Si vis bellum, para amorem. « Si tu veux la paix, prépare la guerre » ? Si tu veux la guerre prépare l’amour. C’est une claire leçon de l’Iliade. Dans le De natura rerum Lucrèce d’entrée de jeu salue Vénus et l’implore de convertir Mars à la paix, le soumettant à ses charmes. Les vers sont très beaux, la pensée très imbécile. Dans l’Odyssée l’aède Démodocos conte la facétieuse anecdote des amours d’Aphrodite et d’Arès. Or celui-ci, à aucun moment de l’épopée guerrière on ne le voit, si ce n’est contraint par Athéna, disposé au repos. Quant à l’autre … Je suis de ceux qui vouent à Ménélas, Pâris et Hélène, à ce trio maudit, un mépris que ne peut jauger aucune sonde tant il est abyssal. De grâce, érudits, ne m’opposez pas, en manière de circonstance atténuante, les mœurs de la civilisation égéenne. Il y a des pratiques dont la tolérance, de quelque tradition qu’elles se recommandent, est scandaleuse. Excision et infibulation des filles doivent être éliminées, au moins au nom de Vénus, du moindre recoin tribal de la planète. La qualité de cocu, je comprends qu’on ne s’en prévale point. Ce n’est cependant que pointille ! Le Cocu magnifique n’est pas une pièce imaginable dans la Grèce homérique, pas plus que chez des peuplades qui autorisent que dis-je qui préconisent le port de la burqa. Cependant le mot, que rapporte Montaigne, d’un gentilhomme qui avait établi avec sa promise un contrat sans bavure et sans TVA – « Bonjour, putain – Bonjour, cocu » – indique un haut degré de civilisation et mériterait d’être propagé dans les deux hémisphères, voire en Arabie saoudite. Où veux-je en venir ? A ceci évidemment que Ménélas aurait eu avantage, pour lui-même certes, et ô combien pour ses compatriotes, à prendre la chose à la légère. N’avoir pas préféré la patience du cocuage aux horreurs du carnage le frappe d’ignominie. Dans le camp opposé, le bellâtre Pâris, fléau de Troie, méprisable au regard de son frère Hector, sollicité par le sage Anténor de rendre l’Argienne Hélène, s’y refuse ignoblement. Cocufiant et cocufié l’un et l’autre pareils en ignominie : responsables de …centaines ? …On en recense 54 chez les Achéens, 201 chez les Troyens (un indice, parmi d’autres, de la préférence accordée quoi qu’on die à ceux-là par Homère) mais ne sont comptés, comme plus tard dans les Mémoires de Saint-Simon, que les preux. La piétaille ne compte pas. Quant à Aphrodite … j’aurais tort de la traiter de salope, non qu’elle ne le soit, comme la plupart de ces dieux qu’égaie le casse-pipe, mais soucieux d’être un écrivain respectable je me dois d’avoir du tact, autant dire de la litote. Ah ! Tant pis ! Je me lâche. Salope ! Cela me fait du bien. « Salope ». Lorsque Pâris, nonobstant sa couardise et affrontant Ménélas en combat singulier, est d’abord sur le point d’être étranglé par la courroie de son casque, puis occis d’un coup de pique, la sinistre déesse par deux fois le dérobe à la mort et ce faisant assume (quelle idée ! elle n’assume rien !) la responsabilité de la poursuite des combats et de la grande tuerie. Pour achever cette sale œuvre, « la divine », jouant le rôle d’entremetteuse, engage Hélène à aménager à Pâris le plus exquis des repos du guerrier. Pour autant que l’on se fie au récit de l’Iliade, qu’on prend au sérieux cette débâcle de meurtres coupée de quelques séquences d’amour ou de pitié, « la divine Aphrodite », déesse de l’amour, est le fauteur par excellence de cette guerre inexpiable. On sait de reste qu’elle l’est d’abord pour avoir offert à Pâris en récompense de sa flatterie le rapt et le raptus d’Hélène. Ai-je dit salope ? Grands dieux ! Eh bien, oui.

Quant à Hélène … Elle a inspiré à Camus de fort belles et fort sottes pages : L’Exil d’Hélène s’achève sur le vœu frivole, inconsidéré, que « les murs terribles de la cité moderne » tombent « pour livrer, « âme sereine comme le calme des mers », la beauté d’Hélène ». Que cette beauté soit désastreuse, qu’elle soit grosse non de sérénité mais de salacité et de méchanceté, qui mieux qu’Homère nous impose de le croire ? « Nous avons exilé la beauté, les Grecs ont pris les armes pour elle ». La formule est joliment aseptisée : une prise d’armes ! (ça exsude le cérémonial, la solennité). S’ensuit un éloge de la pensée grecque, toujours soucieuse de limite. Limités, ces combattants frénétiques dont le grondement suggère au poète le bruit énorme des flots tumultueux ? Camus s’ajoute à la légion de ces effarés que le dégoût de l’Europe moderne, à laquelle ils doivent leur succès littéraire, précipite dans une aveugle dévotion à une Grèce chimérique. Il suffit d’en remettre une couche chaque fois que la crue vérité d’un texte offense la piété de l’humaniste qu’on ne laisse pas d’être. Patrocle est mort. « Tout est perdu. Mais le combat reprend avec Achille et la victoire est au bout ». L’euphémisme ici fait doublement merveille : on escamote que le combat d’Achille, c’est un des moments d’hubris les plus scandaleux de la littérature, que « la victoire au bout », c’est l’horrible, démesuré sac de Troie.   Nous avons exilé Hélène ? Dieu merci ! Qu’elle ne s’avise pas de revenir, nous lui botterons le c… Camus dédaignait les « courtes certitudes » de l’humanisme mais il fait droit, dans ces pages frivoles, à l’humanisme des grandes dilutions. Je pique encore, dans cet Essai aussi beau que spécieux, une remarque naïve : « Ulysse peut choisir chez Calypso entre l’immortalité et la terre de la patrie. Il choisit la terre, et la mort avec elle ». « Une si simple grandeur », ajoute-t-il. Mon lorgnon d’ironiste m’empêche ici de voir une quelconque grandeur. La plus que probable vérité, c’est que sept années d’affilée à copuler avec Calypso, si callipyge soit-elle, sept années à éjaculer, jouissif, entre les cuisses de je veux bien la plus charmante des nymphes, y a-t-il rien de plus lassant, à la fin ? Le Club Med, même avec Brigitte Bardot, à perpète, quel emmerdement ! Ah ! Qu’on ne m’oppose pas que le pauvre homme est retenu de force. Et ses mille ruses, alors ? Clamence, l’imprudent, aura rêvé « d’un amour complet de tout le cœur et le corps, jour et nuit, dans une étreinte incessante », mais ça se borne, dans son rêve à « cinq années durant, et après quoi la mort » : ci-ogygie.

Elle a droit, certes, Hélène, à des circonstances atténuantes que ne mérite pas, garce des garces, Aphrodite. La circonstance la plus atténuante, à mon goût, c’est la superbe photo qu’a prise d’elle – ce n’était pas une prise d’armes – le peintre Gustave Moreau. On a pu dire que la beauté ferme la bouche. A moins qu’elle ne suscite la loquacité des vieux Troyens. Il y a bien des façons d’innocenter, au moins d’excuser Hélène. Le sophiste Gorgias, que l’actuelle sophistique s’efforce de réhabiliter contre Socrate, a tenté son éloge. Ses arguments ne sont pas meilleurs que ceux faufilés dans les poèmes homériques. On fait grand cas des paroles émouvantes que lui adresse Priam : « tu n’es coupable en rien, pour moi, mais les dieux seuls sont coupables de tout ». On peut noter aussi qu’Hector ne lui en veut pas. Elle-même, s’adressant à son beau-frère, se traite par deux fois de « chienne », récidive dans l’Odyssée. Cependant elle ne pense pas autrement que Priam : c’est la faute aux dieux. C’est aussi la faute à Pâris dont elle déplore la mollesse. Eh bien non, je ne me paie pas de cette spécieuse monnaie. Les dieux homériques sont des commodités pour se dispenser du vrai héroïsme qui n’est pas dans le cliquetis des armes mais dans le courage de rompre avec l’intime fatalité. A Priam, je dirais seulement qu’il a trop fait l’amour (cinquante rejetons !), au sens trivial, et, pas plus que le « Prophète » médinois, n’est dès lors habilité à voir clair, ni en lui-même ni dans les affaires domestiques ni dans les affaires du monde. S’il eût exercé sa paternité selon l’esprit, il aurait excusé Hélène, mais l’aurait priée de déguerpir et aurait gourmandé Pâris fermement. Quant à Hélène, l’héroïsme qui lui était imparti c’eût été, bravant l’ignoble Aphrodite et ses menaces, rompant avec son amant qu’elle méprise, de se délier, délivrant Troie de sa funeste présence. Qu’elle soit belle, nul n’en peut douter ; qu’elle soit basse, prise dans la poisse des ébats libidineux, nul n’en peut douter non plus, mais il n’y a que Thersite (moi) qui aie le toupet de le dire.

Je ne peux parler d’Hélène sans parler de la femme dans le monde homérique. C’est le statut de la femme en ce monde qui explique – je ne dis pas qui excuse – le comportement, que j’ai qualifié d’inadmissible, et de Ménélas le cocu et de son frère Agamemnon chef des troupes argiennes et de Pâris le voleur et de Priam le vénérable roi de Troie, à l’égard d’Hélène. Francis Ponge après qu’il a épinglé les « conneries de Lamartine et de Victor Hugo » (Pour un Malherbe) en lâche lui-même une de gros calibre en affirmant qu’à l’époque de son illustrissime poète l’ «ordonnance du masculin et du féminin » était « aussi réussie qu’au temps de la guerre de Troie ».

Belle ordonnance, en vérité ! Je répète : le mode ordinaire de vivre exige la razzia. On se pourvoit de femmes par le rapt. Celles-ci sont des objets sexuels et serviles, éventuellement promus à la dignité conjugale. Leur psychisme est primaire. Il semble bien que la satisfaction des organes génitaux, subie ou non, les garantit contre la rancune, la nostalgie, le regret poignant des liens familiaux brisés, bref la mémoire. Briséis, dont Achille a tué les frères, l’époux, et dévasté la cité, accueille volontiers, semble-t-il, l’idée de devenir l’épouse légitime de l’assassin ravisseur. Le rapt – je l’induis de ma patiente et méticuleuse lecture – a la même vertu, dans l’Iliade et l’Odyssée, que la tuerie. Pâris, raflant Hélène au mépris des lois de l’hospitalité et du lien conjugal, a beau déclencher une calamité horrible, il est, en dialecte algérien, un louette, il a réussi un très joli coup : qu’elle est belle, la belle Hélène ! Les vieux Troyens sont subjugués. Elle jouit de Pâris comme Briséis eût joui d’Achille. Priam, qu’en Français du vingt-et-unième siècle de l’ère chrétienne je juge avec une extrême sévérité, car il avait pouvoir de dessaisir Pâris de sa capture et d’éviter ainsi la ruine de son peuple et de Troie, a un faible pour un fils qui a fait une si belle prise et pour la prise elle-même ! C’est l’esprit de la razzia. Ce qu’on rafle n’a-t-il pas plus de prix que les biens loyalement acquis ? Et l’on s’en remet lâchement à Zeus, grand ordonnateur des incontinences, comme le Prophète à Allah.

 

Les dieux le Destin

              

Le Destin est, dans les palais de ces petits potentats ou dans la lice de ces guerriers valeureux ou couards, la bonne à tout faire.

 

Ah ! Les lecteurs les plus envoûtés par le récit homérique sont contraints ici de concéder qu’Offenbach est déjà en germe dans Homère. Le destin, s’il s’agit d’Hélène, est enfant de pute. Dans tous les cas il est une faible, une lâche dérobade, une façon veule de se disculper, et par ailleurs une destitution des valeurs héroïques. Cent fois dans l’Iliade la prouesse ou la débandade, la victoire ou la défaite du ou des combattants sont imputés à Héra ou Apollon ou Athéna ou Zeus ou …ou …Il se fait dans ce poème une compote – un compost ? – d’hommes et de dieux. Ceux-ci sont-ils des « moments de l’homme », comme le notait le philosophe Alain ? Oui, des « moments », des motions. Ils galvanisent ou tétanisent. Rien ne se décidant que par eux, ce serait leur intervention qui décide du succès ou de l’insuccès, d’un parti pris ou d’une dérobade, si eux-mêmes n’étaient pas soumis au Destin. Seul Thersite – de là, mon héros favori – semble insoupçonnable de divine infection, en cela porte-parole (héraut) de la piétaille, de tous les combattants innommés (innommables) dont la vie et la mort sont sans importance, donc ne relevant ni du Destin ni des dieux. Thersite, s’il n’est une ébauche simiesque de Socrate, est une première esquisse du philosophe cynique. Il était habilité, si Homère avait eu pour lui un rien d’indulgence, à dire à Hélène, comme aux « preux », ses quatre vérités. Les autres, hommes ou dieux, sont en effet des marionnettes que manie ce machiniste majuscule, le Destin ; Zeus lui-même n’y peut rien ; il pèse le oui et le non sur sa balance d’or ; le Destin est la balance, le dieu des dieux acquiesce, n’y pouvant rien. Quelle différence avec la pesée des âmes dans l’eschatologie chrétienne ! Il faut affirmer, avec les cinq fffff de la Fête-Dieu à Séville dans Iberia, contre la fiction homérique du Destin la réalité biblique de la liberté telle que l’expérimente tout homme ou femme véritablement homme ou femme, capable donc de casser, comme Athéna la courroie du casque de Pâris, la ligature des réactions mécaniques et des attachements libidineux. « Etre tiraillés comme des marionnettes par les instincts, les bêtes féroces, les androgynes, les Phalaris, les Néon le peuvent aussi », Marc-Aurèle aurait pu glisser dans son énumération les Agamemnon, Ajax, Pâris, Hélène.

« Des moments de l’homme » ? Ce n’est que partiellement exact. Il y a des moments du poème où à l’évidence les dieux ont leur statut original, où leur action ne peut aucunement s’interpréter comme une modalité de l’action humaine : quand Pallas Athéna saisit la javeline d’Achille fichée en terre et la lui remet en main, Achille lui-même n’aurait pu le faire ; quand Zeus assis sur l’Olympe rit des crêpages de chignons entre ses subalternes ou pèse les destins des misérables mortels sur sa balance, il est le dieu des dieux, diablement dieu, rien que dieu (imbibé d’Ubu) ; quand se déchaîne le Scamandre et qu’en riposte Héphaïstos allume un énorme incendie, ce sont là miracles – comme on dirait en langue chrétienne – dont le plus doué des « preux » serait incapable. J’ai d’abord adhéré au propos d’Alain ; je l’ébrèche. Il me faut enfin le nier. Non, les dieux d’Homère ne sont pas des moments de l’homme, cette interprétation rationaliste est courte, spécieuse. Il y a un surnaturel homérique, parfaitement ridicule, mais irréductible.

 

Thersite encore

 

Thersite. Mon regret qu’il ne soit pas présent à l’instant critique où Ménélas ne traîne plus que le casque de Pâris sans la tête de Pâris dedans ; cet incident lui inspirerait une saillie originale : ils sont tous, Ménélas en tête, s’écrierait-il, des casques, rien dessous en fait de cervelle.

Thersite. Simone Weil par deux fois met en relief sa lucidité, détonante dans un monde d’aveugle brutalité : « Thersite paie cher des paroles pourtant parfaitement raisonnables, et qui ressemblent à celles que prononce Achille ». « Des paroles raisonnables sont parfois prononcées dans l’Iliade ; celles de Thersite le sont au plus haut degré. Celles d’Achille irrité le sont aussi ».

J’eusse été un benêt si je m’étais imaginé que j’étais le premier en date à m’intéresser à Thersite et à prendre son parti contre la pègre des roitelets. Mais c’est tout récemment que faisant ma petite enquête j’ai découvert en l’arlésien Favorinus, aussi mal foutu que lui, le premier en date recensé ( ?) de ses défenseurs. Salut, Favorinus, je suis provençal, moi aussi ! Mais à ma surprise Thersite a été nombre de fois réhabilité au dernier siècle. Je ne devrais pas en être surpris. Homère, en son monde clos de potentats prétentieux et ignares, n’avait pas le moindre pressentiment de la dialectique du maître et de l’esclave ; ou, pour le dire plus simplement, rien dans sa conception du monde, ne laissait filtrer le soupçon que tout homme dans le principe vaut tout homme ; Hegel le marque bien : c’est le christianisme qui a inventé l’éminente dignité de la personne. S’ensuit, avec la révolution industrielle, l’avènement du prolétariat et en conséquence le parti pris par des écrivains généreux de ces damnés de la terre, autant de Thersites, des Thersites aussi seront les bidasses de la grande boucherie 14-18. Il n’y a pas que Thersite qui soit laissé pour compte, dans l’Iliade ; il a la chance, au moins, lui, d’y être nommé ; des milliers d’Argiens ou de Troyens, qui ne sont pas les « preux », meurent sans que d’eux l’aède ait le moindre souci ; les douze victimes égorgées en l’honneur de Patrocle par Achille, n’ont pas droit à un mot de compassion. Horst Lommer oppose Thersite à Agamemnon dans un dialogue où l’imbécillité de celui-ci est patente : «- Portez-vous bien, amis, et dites-vous que la vérité ne peut en aucun cas être étouffée, car elle est bien plus forte que ses ennemis ».Agamemnon ne comprend pas. «- Je n’entends qu’une voix – C’est la voix des opprimés que tu entends, Agamemnon, la voix de vos victimes ». Le «Thersite démagogue » de Max Weber, dans la même veine, est avant l’heure un « gilet jaune ». Je trouve par ailleurs significative au plus haut degré la réhabilitation du personnage par le Juif Stefan Zweig en contraste avec son exécration par le nazi Alfred Rosenberg, celui-ci aryen, argien en sa moelle, tout disposé donc à applaudir Ulysse accablant le malheureux de menaces et de horions. Mais si indécent soit-il de penser que Nietzsche ait pu cautionner l’idéologie hitlérienne, il n’est pas évitable de considérer que Thersite pour l’auteur du Crépuscule des idoles est une excellente version grecque du tchandala, parfaitement minable et ….éliminable.

 

 

Encore les dieux

     Les Grecs croyaient-ils à leurs dieux ? Paul Veyne, en érudit doublé d’un artiste des approximations fines, a répondu à la question en historien et en philosophe. Je ne vise pas si haut. Lecteur d’Homère au premier degré – le texte, tout le texte, rien que le texte – mais consciencieux, méticuleux, pointilleux … inquisiteur ? cherchant la petite bête ? le petit dieu ? Peut-être les Grecs croyaient-ils à leurs dieux. Quel était le gradient de leur croyance, le plus savant érudit ne peut pas plus en décider que moi-même du degré de ma foi catholique. Je ne crois pas à leurs dieux, voilà. Je n’y croyais pas lisant (d’abord) l’Odyssée ; j’y ai cru encore moins lisant (ensuite) l’Iliade. Si j’avais patience, si je faisais thèse (d’autres déjà ?…), je mettrais en catalogue leurs malices et manigances.  Lisez seulement, écrivais-je à mon ami Rémi Soulié, le chant où intervient le divin crêpage de chignons , j’ajoutai : « Zeus Ubu, cul sur l’Olympe, se fend la rate tandis que ses sous-fifres s’enguirlandent et se tabassent. De l’Offenbach, je vous dis, du Daumier et de l’Offenbach ». Je supplie tout lecteur de l’Iliade de lire l’Iliade, sans rien caviarder. Lisez ce que vous lisez, cette sage, salubre consigne, je la propose après Péguy, Nietzsche, Chestov : chacun à sa manière l’a énoncée ; ces maîtres de lucidité, de perspicacité, de pénétration spirituelle savaient trop bien que l’art de lire sans truquage, sans escamotage, sans exclusion de ce qui offusque, est rarissime. Cependant, s’il s’agit des dieux ou du divin chez Homère, même Jacqueline de Romilly, chaste érudite, académicienne irréprochable, admiratrice de la Grèce en général et de son poète fondateur en particulier, n’évite pas de concéder, par simple honnêteté, que la cour olympique se rend quelquefois ridicule.

La dévaluation du « divin » dans l’Iliade, comparable à une dévaluation monétaire (le krach du mark après le casse-pipe) tient à trois causes : a) les dieux pullulent, b) ils se mêlent des affaires humaines, c) les hommes sont eux-mêmes divins, souvent presque des dieux. Ce n’est pas sans motif que j’ai nommé la monnaie allemande : ces preux, ces héros, tous divins peu ou prou et plutôt prou que peu, sont – quoiqu’il soit plus topique, historiquement plus exact de les ranger parmi les Bédouins fanatisés – des précurseurs du nazisme. Mais je ne sache pas un panégyriste des hitlériens ou des mahométans qui ait divinisé ses tueurs d’élite. Mahomet eût été scandalisé ô combien d’être pris pour une hypostase d’Allah ! L’Iliade est une pouillerie de « dieux », le « divin » l’infeste, l’infecte. Je n’ai pas fait le compte des héros divinisés, et combien de fois chacun l’est; même le plus déplorable et méprisable d’entre eux – Pâris – est affublé à l’occasion de cette épithète flatteuse. Il est trop facile de dire qu’elle n’est qu’une clause de style.

Emily Dickinson : « But sustenance is of spirit     The Gods but dregs » – les dieux ne sont que des drogues. On ne saurait mieux dire. L’Iliade et l’Odyssée sont droguées de dieux. Les héros y sont des gueux de gloire. Cette gloire s’obtient par le meurtre, aimé des dieux. Quel cloaque !

Comparé à ce monde homérique le monde chrétien éclate de sustenance, de subsistance, de grâce, de tact, de goût, de raffinement spirituel. S’endieuser y est la vocation de tout homme, mais qui serait assez niais, même dans un Carmel ou une Chartreuse, pour qualifier de « divin » sœur Félicie ou frère Polycarpe ? Ai-je lu où que ce soit : le divin François de Sales ? Le divin Benoît Labre ? On accole l’épithète « saint » à des êtres exceptionnels dont la prouesse n’a pas été de faire gicler cervelle et tripes du prochain mais d’accepter le martyre ou le lent et long supplice d’une vie sacrificielle ; et on n’est saint qu’au terme d’un méticuleux procès. Sans doute est-il assez commun de parler d’un « saint » homme ou d’une « sainte » femme, mais ce sont qualifications incidentes et discrètes. J’ai infailliblement à l’esprit l’admirable, décisive réplique du chrétien Eudore, dans Les Martyrs, à la païenne Cymodocée (qui sait son Homère et s’en délecte). Un esclave délaissé se trouve sur leur chemin, Eudore s’incline devant lui, l’appelle frère, lui donne son manteau. « – Etranger, dit la fille de Démodocos, tu as cru sans doute que cet esclave était quelque dieu caché sous la figure d’un mendiant pour éprouver le cœur des mortels ? – Non, répondit Eudore, j’ai cru que c’était un homme ». Le philosophe Alain cite à plusieurs reprises, dans ses Propos, ce maître-mot de la révolution évangélique. Il y a certes plus d’énergie virile, d’intensité héroïque en ce maître-mot qu’en toutes les bravades et ruades des héros argiens ou troyens ; la civilisation chrétienne à son acmé représente, par la préméditation de mépriser les accidents de la différence sociale, une prouesse transcendant le commun préjugé ; au reste les chrétiens seront rares, au cours des âges (Chateaubriand lui-même ressemble fort peu à Eudore), à adopter en vérité ce mode d’évaluation et ces pratiques d’amour fraternel. Saint-Simon, catholique pur sang, disciple de Rancé, convaincu du néant des valeurs mondaines, est constamment imbu de son titre et de ses prérogatives de duc. A toute époque, en toutes cultures, le rejeton de l’homme et de la femme a tendance à suivre sa pente vers le bas, c’est-à-dire à se croire né de la cuisse de Jupiter. Dans le monde homérique s’il n’est pas recensé de naissances coxales il ne manque pas de preux qui se puissent targuer d’ascendance divine.

Comment croire une seconde, quand on a reçu le baptême, à cette pouillerie et fripouillerie de divinités vicieuses, querelleuses, quinteuses ? Ils (les Grecs) y croyaient. Je veux bien le croire. Moi, je n’y crois pas. J’y crois si peu que le poème homérique fait quelque peu les frais de mon incroyance. Chaque fois qu’apparaît, pour qualifier un « preux », la fatale épithète (le divin Achille, le divin Nestor, Ajax beau comme un dieu…) je souris d’un sourire dédaigneux. Cependant, si je fais abstraction du caractère puéril et pervers de cette divine vermine, si je la nettoie de ce qu’elle a de rien qu’humain trop humain, je vois bien comme elle présage et s’appareille au peuple biblique des intercesseurs. Ce qu’est Athéna pour Ulysse, Apollon pour Hector, l’archange Raphaël l’est pour moi, et je suis aussi persuadé que le furent ces héros qu’il est intervenu, intervient, interviendra encore à mainte reprise dans mon existence ; plutôt taillé en Thersite qu’en Diomède ou Ajax je crois qu’il m’a mainte fois protégé dans des circonstances où ma chère personne eût été lésée ; il me tient lieu de bouclier, me garde contre les embûches, m’épargne l’accident. Mon Athéna, c’est la Vierge Marie ; celle-là est une garce, Marie une femme véritablement divine dont la douceur, la tendresse, la maternelle sollicitude ne se démentent jamais et s’offrent universellement. Quelle prière de l’Iliade se peut comparer au Salve Regina chanté en chœur de tout cœur par des moines ? Or il y a la différence entre Athéna et Marie que celle-là est une fiction, celle-ci une femme réelle ; Marie n’est pas le petit nom casuel, conventuel de la Sophia ou de la Grande Mère, elle en est l’humble incarnation historiquement datable. J’ajoute que je crois, comme les héros d’Homère, que l’archange Raphaël peut se dissimuler par exemple en un volatile ; je ne doute pas qu’à Wilmington Delaware un certain après-midi de juillet 1965 où je me morfondais dans ma chambre le geai bleu qui à ma prière vint se poser sur la branche qui frôlait la fenêtre n’ait été son émissaire ; il me paraît peu douteux, quoique son intervention me reste obscure, que le pinson qui un jour de mai, tandis que je me baladais au-dessus de Luchon (vers l’Hospice de France), se percha sur un monticule de déblais – lieu peu propice aux harangues – d’où il m’adressa une furieuse mercuriale n’ait été dépêché par une puissance invisible. La mythologie homérique, quand je la considère en chrétien, me semble une ébauche licencieuse et foireuse, chahutée, chaotique et lugubrement comique de notre religion révélée. Et celle-ci serait-elle un mythe, comment ne pas voir que ce mythe a une consistance, un corps de doctrine, une profondeur mystique dont le mythe de l’Ubu Zeus et de sa clique d’excités est tout à fait dépourvu ? « Dieu sensible au cœur » : essayez d’acclimater cette formule au mont Ida !

(Mais quand Athéna conforte Télémaque pauvre en mots, lui disant : « il t’en viendra du cœur, et quelque bon génie te soufflera le reste », elle anticipe Jésus et l’Esprit-Saint).

Les héros sont tous peu ou prou, plus ou moins divins mais leur divinité, tout de même douteuse, métaphorique et emphatique, semble à l’épreuve (au fil de ma lecture) se découvrir une extrême indigence et impuissance. Sommes-nous des marionnettes maniées par le Démiurge ? C’est, dans l’Iliade et l’Odyssée, certain. La « glorieuse liberté des enfants de Dieu », qu’exalte et qui exalte saint Paul, est un thème complètement étranger au monde homérique. Les héros, si doués soient-ils, sont à la merci des dieux. Ils devraient, en conséquence, faire preuve de modestie et s’il serait cocasse et anachronique de leur conseiller en manière d’hommage à Zeus ou ses sous-fifres l’hymne latine et catholique – non nobis non nobis, Domine, sed nomini tuo sit gloria -, on est tenté de les prendre en pitié quand on les voit tels des chiens acharnés à se disputer l’os à moelle de la « gloire » qui chaque fois devrait revenir non à Achille ou Hector mais à Apollon ou Athéna.

C’est grâce aux dieux. C’est la faute aux dieux. Cette lâche défausse est à l’œuvre dans le cours de la narration. Pâris, Hélène ne sont pas fautifs. Le sage Priam, que je crois qui a perdu la cervelle à force de forniquer (sa marmaille, cinquante rejetons), excuse lui-même sa bru. Quel Argien songerait à dire à Ménélas ses quatre vérités ? Combien d’occis pour un cocu ? On gagne, on perd, on copule, on viole : c’est la faute aux dieux. Et pour les apaiser ou se les rendre propices on tue le bétail à tire-larigot. Mais les dieux eux-mêmes sont impuissants, soumis au Destin non moins que les hommes. Le grand Zeus n’est pas maître des plateaux de la balance, et ce n’est pas lui, à la fin des fins, qui décide du sort d’Achille ou d’Hector. Comparé à cet embrouillamini, à ce misérable jeu de défausses, la parole du mythe platonicien – « Dieu est innocent » – indique un nouveau palier de la culture et de l’esprit.

 

Les dieux sont dans l’Iliade et l’Odyssée comme les petits oignons dans la paupiette de cochon.

Antinoüs, dans le roman de Giono : « Les dieux ? Peuh ! Des mouches sur les bras gluants du vigneron ! »

 

« Les Grecs », écrit Camus, « malgré le préjugé courant, n’ont jamais divinisé l’homme ». N’avait-il donc pas lu Homère ? « Chacun dit à l’autre qu’il n’est pas dieu », dit-il sagement. Or les preux de l’Iliade s’entre disent dieu à outrance.

 

« Lors de la victoire du Christ », écrivait Heine, « les dieux furent contraints de fuir ignominieusement ». Mais n’étaient-ils pas dans le principe frappés d’ignominie par leur multitude, leurs manières d’être ? Les poèmes homériques n’offrent pas domicile, certes, à la « tourbe de dieux minuscules » dont se moque saint Augustin, mais les dieu majuscules qui s’y agitent et s’y commettent avec les hommes en de basses et capricieuses intrigues méritent-ils plus d’estime ?

 

« Les dieux des Grecs », écrit Hegel, « n’étaient que des puissances particulières de l’esprit ». C’est encore trop les flatter. Il écrit aussi que ce sont des « facéties enjouées et frivoles» issues d’une verve fictionnelle. Je les vois, à la lecture de l’Iliade ou de l’Odyssée, comme des fumerolles du plexus ou des flatulences du ventre. Pour que les dieux se résorbent en Dieu il faut que l’homme soit compris en sa liberté absolue, et c’est « seulement pour le chrétien », souligne Hegel, « que l’homme vaut en tant que tel, dans son infinité et son universalité ».

 

L’autre monde

  

      « O le pauvre amoureux des pays chimériques ! » Le plus chimérique de tous les pays est celui-ci même, ce monde-ci, quand on feint de l’imaginer le meilleur des mondes et qu’on taxe de chimère, faute d’imagination, l’autre monde ou Royaume de Dieu. C’est une des idées-phares de Sylvain Tesson : le monde d’Homère est ce monde -ci, il n’en est pas d’autre, et il n’y a pas de raison d’en souhaiter un autre. On reconnaît la leçon de Nietzsche. Déjà Thoreau mourant, à un prêtre qui lui suggérait de se préparer à l’au-delà : « s’il vous plaît, un seul monde à la fois ». Thoreau ne se doutait point, à l’heure de son agonie, qu’il pastichait Montesquieu : « Les deux Mondes .- Celui-ci gâte l’autre, et l’autre gâte celui-ci. C’est trop de deux. Il n’en fallait qu’un ».

L’idée que les deux mondes se gâtent l’un l’autre, si l’on (s’) y tient, est sotte. Emise par Montesquieu dont les sentences ont une troublante lueur d’oracle, je devrais m’abstenir de la juger telle. Eppure … Quel bipède pensant est à l’abri de la sottise ? Il me suffit de penser à Claudel, follement épris de ce monde et follement assuré que l’autre lui est promis et déjà quelque peu instillé, pour accorder au trait d’esprit de Montesquieu exactement la seule valeur qui lui soit imputable, celle d’un espiègle trait d’esprit. Nul écrivain français n’a insisté avec plus de finesse et de force sur la simple jouissance d’être ce que l’on est dans le monde tel qu’il est, que l’auteur des Essais. Montaigne était catholique, et s’il n’affiche guère, dans sa prose, le souci des fins dernières et de l’outre-tombe, rien ne nous autorise à croire qu’il n’en avait cure et que la perspective de se continuer outre-Périgord n’ait pas fait d’heureux à jours dans la prose de sa vie quotidienne.

« Un seul monde à la fois » ? Autant dire : un seul monde à la faux. L’outil mortifère n’est pas connu d’Homère, du moins sous son aspect symbolique, mais les milliers de victimes accumulées sous les murs de Troie, toutes à la fleur de l’âge (les Nestor semblent épargnés), n’auraient peut-être pas goûté comme le peut un flâneur du Massachussetts les délices de cet unique monde ; et les compagnons d’Ulysse, croqués par Polyphème ou Scylla, victimes de Poséidon, j’incline à croire que l’idée d’un autre monde ne leur aurait pas déplu. Il faut être bien embourgeoisé ou écologisé pour se distraire résolument du surnaturel.

Or il est faux, manifestement faux, que le monde homérique soit un et suffisant tel qu’il paraît. L’Iliade est un monde de carnage et de pillage, avec des entractes festifs – on bouffe, on baise. On ne jouit pas de la nature, on ne la contemple pas. Seul l’aède (le fictif Homère), grand pourvoyeur de métaphores, le peut. L’Odyssée, qui est une épopée très supérieure à l’Iliade, quoi qu’il soit important de penser le contraire si l’on veut penser comme il faut,[5] sauve Ulysse, çà et là, des misères de ce monde par l’évocation de quelques autres mondes où en effet l’on pourrait se satisfaire de vivre et de mourir ou même ne pas mourir. Ulysse, sept années durant, comparables somme toute aux sept années bibliques de vaches grasses, jouit auprès de Calypso d’un bonheur voluptueux, susceptible de perdurer, Club Med’ à perpétuité, Marquises Gauguin à gogo ; ça ne lui suffit pas, tant pis pour lui ! (Je répète que son insatisfaction, ses pleurs au bord du rivage, si émouvants pour les âmes sensibles, sont tardifs ; il a joui, bien joui, d’amours adultères, pendant nombre de saisons, mais à la longue « il ne goûtait plus les charmes de la Nymphe » – ouketi hèndané numphè). J’ajoute : 1) cet homme « polytrope » (aux mille tours) – c’est le premier vers de l’Odyssée – comment se peut-il qu’il ait perdu l’esprit tant d’années durant au point de ne pas imaginer quelque stratagème de fuite ? 2) que n’a-t-il du moins supplié Athéna sa fidèle protectrice ? et celle-ci, pourtant si attachée à lui, qu’a-t-elle attendu, alors que sa réclusion lui brise le cœur –daietai êtor –, pour lui porter secours ? Ogygie est un autre monde, un paradis. Autre monde aussi le pays des Cyclopes, pasteurs, amateurs de viande et de fromage, peu aimables à l’homme mais entre eux bien disposés, dignes (mais oui mais oui !) de virgiliennes Bucoliques. Autre monde encore et surtout la Schérie d’Alkinoos où Ulysse reçoit un accueil somptueux de la part de gens qui ignorent les armes, s’adonnent aux jeux, se délectent à la poésie. La Schérie, oui, voilà l’incontestable autre monde, l’heureux complément de celui-ci, le paradis fictif où par grâce épique le héros trouve un havre momentané. « Un seul monde à la fois », ce n’est pas, à l’évidence, la leçon d’Homère. Que peut-on opposer à cette évidence ? Le séjour de Télémaque chez Nestor ? On bâfre, on boit, on se couche et on dort. Bien. Mais de cela, en régime chrétien, en espérance du Royaume, est-on privé ? Chez Ménélas, de même, on bâfre, boit et dort, mais le vieux cocu ne laisse pas de répandre des larmes sur ses sept années d’errance et le meurtre de son frère Agamemnon. Je veux être juste : « nous choisirons Ithaque », écrivait imprudemment Camus dans la dernière page de son Homme révolté. Ithaque ! « La terre fidèle », certes ; « la pensée audacieuse et frugale » – je suis plus dubitatif ; « l’action lucide » – s’agit-il des ruses d’Ulysse pour se rapatrier sans dommage ? « La générosité[6] de l’homme qui sait » – quoi ! ce massacreur de première ? Camus a voulu mettre en valeur le choix humain rien qu’humain très humain du bonhomme : Ithaque plutôt qu’Ogygie, mais, je l’ai déjà souligné, ce choix n’est pas héroïque : le paradis de Calypso est à la longue plus captieux que capiteux. Sylvain Tesson est plus malin, qui propose au terme de son essai, en guise de modèle d’une existence idéale, en ce monde rien que ce monde, le porcher Eumée. Les Euméenides, ce serait l’homme bienveillant sur une terre bienveillante, « modestement dressé dans le rayonnement de l’existence ». Eumée, il est vrai, n’a pas son pareil, dans les poèmes homériques (j’excepte les Phéaciens) : il est l’homme excellemment, probe, sobre, fidèle, hospitalier, humble, consciencieux, indemne de ruses, incapable de malversations ou de malveillance, attaché à la terre et aux simples biens de la terre, bref méritant plus qu’Ulysse les éloges qu’à celui-ci adresse la Doxa, il est même susceptible de figurer le bon serviteur selon l’Evangile. « Ah ! qu’Hélène et sa race auraient dû disparaître et sans laisser de trace ! » : Eumée dit sur la guerre de Troie ce que le roi Priam en sa benoîte indulgence n’a osé dire. Mais, tel qu’il se dit lui-même au chant XIV de l’Odyssée, loin de représenter un mode d’être idéal dans un monde idyllique il est condamné, en l’absence du maître bien aimé, à une vie toute de tristesse. Pour un peu je verrais en lui, me fiant à ses paroles expresses, une figure du biblique serviteur souffrant, qu’insulte le méchant chevrier Mélantheus. Une fois Ulysse reconnu il prend sa part dans le combat contre les prétendants et enfin rasséréné chez Laerte tranche des viandes et mélange le vin aux sombres feux : très succincte ultime prestation, après quoi le poème l’abandonne à un sort qu’on veut bien croire lumineux et harmonieux. Non, les Euméenides ne trouvent pas leur site dans le poème homérique, la vie d’Eumée, dans l’enceinte de l’Odyssée, n’est que douloureuse épreuve et bref soulagement final ; on ne saura rien de l’hypothétique champ d’émerveillement où, paraît-il selon la Doxa païenne, elle devrait se poursuivre. Le Paradis, c’est toujours après, c’est-à-dire ailleurs.

 

Le monde homérique est binaire, comme tous les mondes pensables et à vue humaine possibles, quoi qu’en pensent de facétieux amateurs d’un paganisme dont le seul site est celui de leur cervelle experte en coquecigrues. Le Mal et le Bien. Refuserait-on, de primesaut, à reconnaître dans l’Iliade et l’Odyssée le Mal et le Bien, il faudrait être frappé d’une grave obstruction mentale pour n’y pas reconnaître le Malheur proliférant et les rares, brefs moments (agapes, fornications, rhapsodies ) de Bonheur. Mais le Mal et le Bien, le Mal surtout, y sont bien repérables. Achille, en un de ses moments d’exceptionnelle lucidité, évoque les Prières qui s’appliquent à marcher sur les pas de la Faute ; celle-ci a de bonnes jambes, les autres tentent de les rattraper, « pour réparer le mal ». Interprète face à Priam de l’amère sagesse universelle « deux jarres », dit-il, « chez Zeus reposent dans le sol : l’une contient les maux, l’autre enferme les biens ». S’il est une région du monde ou une tranche de temps où l’on puisse passer par-delà les biens et les maux, le récit homérique ne la situe que dans des Encantadas mythiques, autant dire de fallacieuses fables.

 

Dans ce monde homérique de petits potentats les sites sont, si l’on excepte la patrie d’Ulysse, identiques, identiques les façons de vivre : un bédouinisme maritime ; une mosaïque de peuplades toutes (sauf les Phéaciens) pareilles : mêmes razzias, mêmes agapes, mêmes copulations, mêmes hécatombes, mêmes croyances aux mêmes olympiens et aux même présages. Comme je m’y serais ennuyé ! L’uniformité de l’actuelle clientèle Hilton ou naguère des bourgeois en haut de forme, entichés de légions d’honneur, d’adultères et de duels. Que je me rende à Arné « lourde en grappe », à Thisbé « reposoir des colombes » à « Aulis la rocheuse », la seule différence attractive est celle des toponymes ; dans la réalité, ça se différencie comme les « destinations » du Club Med. Ainsi le monde homérique est-il un monde désespérément fermé, étriqué, aux courtes perspectives, sans dilatation tellurienne ni dilatations de l’âme, où des hommes de petit format mental se condamnent à répéter leurs petites épopées de guerre et paix. A ce monde archaïque, tribal, cloisonné, où l’art de s’entre-piller et s’entretuer est le nec plus ultra il me plaît d’opposer celui où Christophe Colomb découvre l’Amérique et René Daumal le Mont analogue, celui où par la grâce d’un Normalien plus intelligent qu’Ulysse la guerre de Troie n’aura pas lieu. C’est aussi le monde de l’espérance, dont les utopies sont le miroitement ou la meurtrière. L’au-delà, celui des grandes Odes, n’est pas pour une évasion de l’ici-bas, c’en est le côté ouvert. Ne pas croire à la vie éternelle c’est croire à la vie étriquée. Je ne fais, en accouchant de ces propos, que souligner avec insistance et sans craindre cette insistance combien le monde homérique est moins intéressant, moins vaste, moins attractif que le nôtre ; comme je remercie le Ciel de n’y être pas né!

Il est stupide d’imaginer que parce qu’on attend un au-delà de ce monde on serait inapte à en jouir intensément.

 

Ce que représente de plus charmant et chatoyant le bouclier d’Achille, le chapitre XXXI du prophète Jérémie le représente, sans bouclier, avec moins de faste descriptif mais non moins d’allégresse persuasive. Sans bouclier ! Le monde homérique, c’est la guerre ; dans le monde biblique une ère de paix se laisse entrevoir. Encore une fois, la (surnaturelle) espérance, qui manque si cruellement au meilleur des Achéens ou des Troyens.

 

O mort, où est ta victoire ? Achille, le Tarzan des Myrmidons, capable à lui seul de terroriser mille Troyens (exagération épique), sait non seulement qu’il trouvera plus fort que lui, mais que « meurent également le lâche et le héros » : quel camouflet aux fanfaronnades de l’héroïsme ! « Après tout il n’y a que la mort qui gagne », c’est vrai chez Homère avant que l’énonce Staline. Elle ne gagne pas chez la nymphe Calypso. A laquelle je préfère la Vierge Marie.

 

En finir avec Homère ?

Que non !

En finir avec Ménélas cocu ; avec Patrocle et Achille co-culs. En finir avec les héros, la bagarre, la coquetterie et le cliquetis des armures et des armes. Avec la putasserie humano-divine et divino-humaine.

Avec cette marmelade d’hommes et de dieux.

Avec ces soudards enragés qui se disputent un cadavre comme des chiens un os.

 

 

Je n’admire aucun homme, dans ces épopées ; leur vantardise, leur paillardise, leur balourdise (Diomède), leur roublardise (Ulysse), leur qu’on-se-le-dise (la   gloriole) me paraissent méprisables. J’admire Eumée. Je l’admire comme Sylvain Tesson et comme lui je souligne que le poète le qualifie de « divin ». Or pour une fois, cette seule fois (S.T. manque de le noter), l’épithète n’est pas accolée au nom d’un preux par un acte réflexe, une bavure stylistique ou un réquisit de l’hexamètre ; elle honore un subalterne. C’est, dira-t-on, un prince déchu ; Homère peut-être le donne-t-il ainsi discrètement à entendre ? Je ne crois pas. Par deux fois, au chant XIV – on ne saura qu’au chant XV qu’il est le fils du roi de Syros – en quelques vers il est « divin » au même titre que les roitelets de l’Iliade. Il m’est permis – c’est une remarque narquoise, un pied-de-nez aux thuriféraires du paganisme – d’insinuer qu’en Eumée Homère salue un de ces pauvres auxquels l’Evangile promet la béatitude, et c’est parce qu’il est pauvre, non en tant que païen, mais en tant qu’homme simplement, sainement, voire saintement homme, qu’il représente un mode d’être admirable et transcendant les ethnies, les tribus, les mœurs, les appartenances religieuses. En disciple momentané de Spengler, je verrais en lui l’éternel paysan (ou pasteur) par contraste avec Ulysse le roitelet improductif, le bédouin magnifique, pillard, bavard, roublard, soudard. C’est Eumée, non Ulysse, qu’aurait dû choisir Camus, à la fin de L’Homme révolté, comme prototype de l’homme dûment et simplement homme, frugal, fidèle, fiable, et c’est tout à l’honneur de Sylvain Tesson plus subtil en l’occurrence que la plupart des lecteurs d’Homère, d’avoir vu en Eumée « le premier homme réel », non contaminé par des divinités factices et falsifié par des paroxysmes, que l’Odyssée, non l’Iliade, nous donne en effet à voir, et ce serait un argument pour avancer, contre Montesquieu et cent autres, que le second poème, dans l’ordre de l’excellence, l’emporte sur le premier.

 

Dans l’Iliade et l’Odyssée ne sont admirables véritablement que l’Iliade et l’Odyssée, c’est-à-dire la littérature. Toute la gloire de ces poèmes revient à Homère ; la « gloire » que prétendent acquérir les énergumènes de la guerre de Troie n’est qu’une fumée. Comment ne me ferait-elle pas rire, moi qui chante à la messe le gloria in excelsis Deo ? Ces roitelets me paraissent aussi ridicules que prétentieux. La gloire d’estourbir son prochain est ignoble, ne mérite que le mépris. (C’est celle que cautionne Zeus : « je veux accorder à l’armée ennemie la gloire de tuer.. »)[7]. Plus respectables sont, à la fin de l’Iliade, les jeux funèbres en l’honneur de Patrocle : le sport, alors, prend le relais de l’affrontement guerrier ; la gloire, fugace étincelle, d’un vainqueur à la course des chars, à la course à pied, au pugilat, au tir à l’arc, au lancer de pique, est aujourd’hui encore celle des épreuves variées de tous les championnats et jeux olympiques. On crie bravo et l’on tourne la page.

Sont admirables toutefois, dans ces poèmes, outre Eumée, outre les Phéaciens dont l’existence n’est que fiction dans la fiction, un petit nombre de femmes ; ni Hélène certes, ni les déesses, surtout pas Héra la virago à l’œil de vache, mais Pénélope ou Andromaque, Hécube ou Cassandre. Sont admirables aussi, quand ils ne s’étripent pas « pis qu’d’la volaille » comme dit la chanson, à certains moments, tel ou tel des protagonistes : Achille justifiant son retrait du combat, Hector embrassant son fils, même Diomède dans sa rencontre avec Glaucos ; Ulysse évidemment, quelque mal que je me sois amusé à en dire (par défi à la distraite Doxa), non tant pour certains de ses stratagèmes ou sa loquacité de fabulateur, que pour son entretien avec les ombres infernales, sa rencontre avec Nausicaa, ses retrouvailles avec une épouse irréprochable, quoi encore ?… Mais, je le répète, aucun de ces personnages n’arrive à la cheville du poète qui, seul, par les prestiges d’un grand style, les sauve du néant où l’Histoire les eût assignés. Ce qu’on doit dire d’Homère doit se dire également des aèdes qui interviennent dans l’Odyssée : Phémios qui à Ithaque charme les prétendants (chant I) et que Télémaque sauve de la furia paternelle (chant XXII), le phéacien Démodocos, « aède divin » (l’épithète ici est de mise) qui dans la grand’salle du palais d’Alkinoos continue, Homère bis, le récit homérique de l’Iliade.

J’éprouve une sorte de nausée lorsque je lis, au chant XXII, que Phémios, épouvanté, craignant d’être occis, se jette aux genoux d’Ulysse comme Lycaon naguère aux genoux d’Achille. J’enrage quand force m’est de constater qu’un homme d’une essence supérieure (le poète l’emporte en humanité ô combien ! sur le guerrier, voire même le romancier) (Ulysse est l’un et l’autre, rien de moins, rien de plus) doit s’abaisser devant un individu qui non seulement ne le vaut pas mais doit dans le principe à ce suppliant de n’être pas voué aux oubliettes. Nul peut-être mieux que Malherbe, lui-même contraint de célébrer la spécieuse grandeur des « grands » mais ne doutant pas que le souvenir de cette grandeur est à la merci de sa célébration, n’a affirmé avec une éclatante autorité la suprématie du poète sur toute autre catégorie ou fonction.

Ithaque est le monde du péché. Phémios, à contre-cœur, y fait cependant merveille. La Phéacie est le monde de la grâce. C’est là que le poète paraît en gloire, que sa prestation est prestigieuse. Il faut toutefois considérer ceci : les six chapitres dévolus à l’épisode phéacien (le quart, donc, de l’Odyssée) constituent, comme en avant-première des Mille et une nuits, un enchâssement qui lui-même sert de sertissure aux narrés d’Ulysse. Celui-ci se trouve ainsi, sans qu’aucune didascalie le suggère, rival de l’aède, découvrant donc sa propre vertu d’aède et par là exhaussé à un niveau de performance où j’aurais tort de ne pas, comme Alkinoos, le congratuler. Démodocos continu l’Iliade (Phémios aussi), Ulysse conte l’Odyssée. L’homme aux mille ruses, devenant ici une sorte d’homme aux mille et une runes, dame le pion au rhapsode, lui rafle presque la mise. Qui, le plus, charme Alkinoos et sa cour ?

Ils sont curieux, ces Phéaciens.Ils ont en commun – c’est certain – avec la communauté panachéenne ou troyenne, de s’intéresser aux intrigues des dieux (les Amours d’Arès et Aphrodite) mais par ailleurs ne semblent pas s’intéresser à leur propre histoire. Pardi ! Ils n’en ont pas. C’est un des traits distinctifs de leur petit paradis. Aussi leur divin citharède ne les chante pas, il chante la querelle d’Achille et Ulysse ou l’épisode du cheval de Troie qui secouent de sanglots celui-ci, non ses hôtes, on comprend bien pourquoi. Ceux-ci sont des dilettantes ; tout leur est bon, apparemment, qui soit festif et de bonne facture. L’aède à leur service est sûr de leur plaire, ils seront chaque fois fidèles au raout. Le poète moderne envie à bon droit Démodocos et son public de Phéaciens. C’est une plainte itérative, modulée sur tous les tons, que son dérisoire statut dans une Europe où les affaires sont plus que jamais les affaires. Yves Bonnefoy, invité par l’Université du Mirail, se fait entendre par environ deux mille oreilles : moment exceptionnel ; les auditeurs sont-ils charmés ? J’en doute. Je suis moi-même, après quelques dizaines de vers lus pourtant par l’auteur avec une parfaite diction, au bord du bâillement. Je gage qu’on eût réitéré l’invitation la semaine suivante le grand amphi eût été aux trois quarts vide. Les prestations poétiques ne rassemblent que des groupies. Quand Jacques Dupin se produisit à « Ombres Blanches », qui se délectait sinon quelques braisés de L’Embrasure   et quelques vieilles dames désoeuvrées ? Je ne résistai pas plus d’une paire de minutes. Mais ce que les poètes d’aujourd’hui ne peuvent pas, Homère le peut si Sylvain Tesson le présente, le cite, le commente avec brio sur France Inter. La radio reconstitue une communauté de Phéaciens.

Homère ? Homme erratique. Homme duel ? Pluriel ? Plus je m’attarde sur les deux poèmes, plus je les compare, moins je juge sérieuse l’hypothèse qu’un seul poète en soit l’auteur[8]. La thèse des chôrizontes me plaît ; je me joins à eux, ne serait-ce que par l’investiture savante et sapide que le mot me confère. Etre un chôrizonte (à prononcer comme (t)chorizo) me pose. Deux Homères, comme deux Hélènes. Toutefois, s’il n’en est qu’un, son portrait le plus probable est dû à Tamas Galambos, de six ans mon cadet : sur un fond bleu marine se détachent une tête, un cou, un haut de buste comme sauvés des eaux, vert-de-gris, tachetés ; la calotte crânienne, laurée, est un compost de fleurs (de rhétorique ?). Un tel portrait dissuade la psychologie, suggère l’horizon mythique, l’énigme abyssale d’un homme identifiable au génie méditerranéen.

Mais notre Homère, comme le dit Boutang, c’est La Fontaine. Ulysse n’est pas absent des fables, il y fait une honorable figure, seul rescapé des charmes de Circé. Qu’il échoue piteusement à convaincre ses compagnons de retrouver figure humaine ne plaide pas en faveur de sa mètis (le lion, l’ours, le loup l’enfoncent par le brio de leurs répliques!) mais, ainsi que le fabuliste l’énonce en guise de morale, il se qualifie par n’être pas esclave de lui-même. Mais ce qui fait du recueil des deux-cent-quarante fables (dix fois vingt-quatre chants homériques) un monde infiniment supérieur à celui de l’Iliade et de l’Odyssée, c’est que la razzia n’y est pas en honneur, la guerre y est tenue pour ce qu’elle est ; les animaux y jouant des rôles très divers y sont mieux que des créatures à sacrifier obsessionnellement en sacrifices obscènes. Il faut lire lire et relire La Fontaine avec Boutang.

 

J’étais dans mon année géniale : douze ans, communion solennelle, prix d’excellence au lycée Lamoricière, Oran, sur la photo de classe l’œil clair, le tif rebelle, l’allure leste. Monsieur Bron suggère à ses élèves de quatrième A de faire un petit poème sur la rencontre de Nausicaa et d’Ulysse. Je m’exerce avec amour, patiemment, à produire un dizain d’octosyllabes; ce poème est perdu, je le déplore. Nausicaa est une merveilleuse figure de jeune fille ; seule Shakuntala, dans les écritures sanskrites, lui est comparable, illustrée par un charmant quatrain d’Apollinaire. J’écoutai l’autre jour Barbara Cassin confesser elle aussi sa prédilection pour cet épisode de l’Odyssée. Ulysse qui dormait se réveille, aperçoit « la vierge charmante », émerge nu des broussailles, « corps gâté par la mer », , se jette suppliant à genoux. Ah ! Voilà l’Ulysse que je peux aimer. Il en est un autre, en hors texte : c’est une tapisserie d’après Simon Vouet où on le voit avec Télémaque et le chien Argos : trio – j’oserais dire trinité – qu’avivent des couleurs chaudes, ambrées ; père vénérable, fils affectueux, l’un et l’autre penchés vers la bête qui semble ici la mascotte de leur bonheur domestique. (Rien de tel, on s’en doute, dans le roman parodique de Giono).

 

CHIENS     Mais par ailleurs quel dégoût j’éprouve pour l’insulte « chien », « chienne », prodiguée tant par un dieu pouacre ou une déesse poissarde que par un preux tout fier de traiter ainsi, ignoblement, l’ennemi abattu! Je méprise une société où cette insulte est monnaie courante : j’ai connu, je connais, par mes lectures et par mon expérience personnelle, des chiens admirables. Tel est Argos dans l’Odyssée, qui grâce à un remuement de queue, un pleur d’Ulysse et un éloge d’Eumée, donne à l’espèce canine le rehaut qu’elle mérite et à l’espèce des héros insulteurs une note d’infamie. En régime chrétien – « chien de chrétien » est une amabilité musulmane (n’ai-je pas dit que les Argiens étaient des Bédouins ?) – le chien est un animal assez apprécié pour qu’un grand Ordre ait appelé ses membres Domini canes, « chiens du Seigneur ». Mon patronyme serait une déformation de Saint Roch, lequel est toujours flanqué de son chien. On trouve dans le Tiers Livre : « En cestuy instant Pantagruel aperçeut vers la porte de la salle le petit chien de Gargantua, lequel il nomme Kyne, pour ce que tel fut le nom du chien de Thobie ». On peut voir Kyne relevant de sa présence nombre de peintures médiévales: ainsi dans le « portrait d’un couple en son intérieur » de Jan van Eyck. A ses « Noces de Cana » Véronèse, qui ne lésine pas sur le personnel, fait l’appoint subreptice d’un pointer. Je compte parmi mes souvenirs précieux, les très riches heures de ma modeste existence, quelques rencontres canines et parfois câlines : au Col de l’Arc (Vercors), deux patous se précipitent vers moi, gueulant comme Diomède ou Patrocle, et soudain apaisés se flanquent l’un à ma droite l’autre à ma gauche, je promène la main dans leur pelage neigeux, soyeux. Si je criais « chien » à un de mes conchitoyens, pensant à ce couple sympathique, ce ne serait pas une insulte mais une congratulation. Au plateau de Beille un husky, quoique entraîné dans la meute, me salue, en une seconde, d’un coup de langue ; d’un coup de langue aussi et d’un œil attendri, à l’Hospice de France, un border collie, que j’ai, il est vrai, régalé d’un pâté, me remercie. Rappellerai-je ici la bâtarde Kirk traitant avec messire Jean à tu et à toi ? Bravant l’interdit elle grimpe au premier étage du mas, gratte à la porte de ma chambre, m’invite à la balade. J’obtempérais. Je frémis d’aise, aujourd’hui encore, vingt ou trente ans plus tard, me souvenant de son allégresse quand je me décide à descendre l’escalier derrière elle…. Quelle digression ! Ai-je oublié Homère ? Non. Je répète, avec une véhémence accrue par ce retour sur ma petite histoire, que la fréquence de l’insulte « chien » ou « chienne » dans le récit homérique signale, avec chaque fois la vilenie du vainqueur, sa mentalité digne d’expériences pavloviennes. Cave canem : méfie-toi, bipède pensant : au traitement que tu réserves au chien j’évalue la qualité de ton esprit et de ta civilisation.

J’ai connu un chien, lorsque j’habitais rue Daniel Hirtz à Strasbourg, qui s’appelait Ulysse. Cet Ulysse-là, dont il me plaisait d’apercevoir le mufle débonnaire, n’aura pas commis le centième des exactions et déprédations du héros épique. Mais la pauvre bête, pourquoi l’avoir affublée d’un nom qui signifie « mauvais coucheur », ou même (Citati) « celui qui hait » ? J’apprends que l’on recense en France, aujourd’hui, près de trois mille Ulysse, tous des hommes. Rien que des hommes ? Pas de chiens ?

 

La métaphore         Tranchons dans le vif. Disons avec une clarté impérieuse, impérative, ce que chacun sait mais que peu s’aventurent à dire nettement : les poèmes homériques, l’Iliade surtout, valent surtout, et presque exclusivement pour celle-ci, par leurs métaphores. L’Iliade, « ce poème si parfait », osait écrire Fénelon. C’est la perfection du charnier. Montesquieu opine : le cliché a force de loi même sur l’auteur de L’Esprit des lois qui en l’occurrence manque d’esprit. A mesure que je lis ou relis, à mesure que j’avance dans ma réflexion, force m’est de penser que le même rhapsode n’a pu signer l’Iliade et l’Odyssée et que celle-ci l’emporte à bien des égards sur celle-là, sauf en brio métaphorique. La métaphore, voilà où l’un et l’autre Homère, où l’Homère pluriel, voire l’Homère singulier (si l’on y tient) excellent. Et quand je l’affirme, ce n’est pas à la façon du philosophe Alain qui voit le procès métaphorique excellemment à l’œuvre dans la transposition de la physiologie en théogonie (il faudrait dire plutôt théagonie). Je le cite : « Jupiter donne aujourd’hui la victoire aux Troyens, cela veut dire que les genoux achéens n’avancent plus. Ces métaphores sont toutes vraies ; le trait reste juste ; la scène est surnaturellement ce qu’elle serait physiologiquement ». Il est vrai que ces métaphores sont vraies mais – ne l’ai-je assez dit ? – ce mixage, cette mélasse, ce pêle-mêle, cet imbroglio d’hommes et de dieux, de dieux tavelés d’humanité, d’hommes tamponnés de divinité font un cirque vicieux dont seul Jésus-Christ, vrai Dieu et vrai homme, délivrerait les marionnettes homériques et leurs célestes doublets. (J’avais envie d’écrire, au prix d’un anachronisme, leurs célestes douilles). La merveille, la profuse merveille –ce sont les tropes, qui relèvent (en tous sens) l’atrocité. J’ouvre au hasard : « comme monte, dans les vallons d’une montagne, le bruit des bûcherons …tel monte, de la terre immense, le fracas que font les combattants… » ; « comme l’on voit tourner une vache plaintive autour du jeune veau qu’elle vient d’enfanter /…/ ainsi veille le blond Ménélas sur Patrocle ». La guerre de Troie n’a lieu, ses héros n’ont lieu, elle n’est, ils ne sont, selon mon jugement, justifiables d’avoir lieu que pour susciter une floraison merveilleuse d’images empruntées au monde domestique ou naturel. Diomède, Achille, Ajax didyme, Ulysse m’importent peu ; qu’ils aient existé ou non est un objet d’enquête futile ; suffit qu’Homère les ait mis en scène. Mais les comparaisons que suscitent ces guerriers et leurs mêlées, voilà qui me ravit. Je rends grâce ici à Sylvain Tesson qui intitule la dernière partie de son essai : Homère et la beauté pure. Mais le dernier chapitre – « l’épithète pour dire le monde »- met en valeur des mouches stylistiques de peu d’intérêt, voire ridicules : Héra a des yeux de vache ? Cela me fait rire ; Athéna des yeux de chouette ? Je souris. Qu’Achille soit « divin visage » ou « cher à Zeus » me laisse de marbre. J’approuve son chapitre sur « la poésie pure ». Je déplore en revanche que le titre-pétard « l’explosion des mots » l’induise à tirer parti d’une belle trouvaille de Glaucos (en l’occurrence poète inspiré) – « telles les races des feuilles, telles les races des hommes : tantôt tombant sous le vent, tantôt s’accroissant innombrables, sous la poussée des forêts, quand survient la saison printanière ; ainsi des générations : l’une croît et l’autre s’efface » – pour exalter la vision païenne du monde comme si Homère-Glaucos ne disait pas ici comme le psalmiste. Qui pis est, arguer de l’infinie prodigalité de la nature pour mettre en exergue notre vacuité n’est qu’un sophisme usé, une ruse de la déraison. « Peut-on observer un nuage d’étourneaux ou un banc de sardines, en croyant encore à notre propre importance ? » Eh bien, il importe de souligner que notre importance, notre absolu surplomb se marquent par la capacité de poser une telle question.

 

ENCORE LA GLOIRE

 

Elle se dit d’au moins trois mots : kleos, kudos, euchos. S’il faut de l’un à l’autre apercevoir quelque nuance, voire une hiérarchie, je ne suis pas en état d’en décider. Que m’importe ! L’érudit tel que le caricature Montherlant compte les virgules dans la Comédie humaine. Je pourrais, excusé par la fatigue mentale du grand âge, compter dans l’Iliade et l’Odyssée les kleos, kudos, euchos, évaluer la signification du choix pour tel ou tel héros, tel ou tel exploit, de l’un ou l’autre de ces vocables. Baste !…

Je l’ai di le redis, j’insiste, je souligne, je hausse l’épaule, je fais un pied de nez : la « gloire » comme l’entend le rhapsode, comme il la rameute à tout moment, c’est la qualité suprême que l’on acquiert en tuant un ennemi. J’ai pouvoir sur lui, et quel pouvoir ! Je le peux, je l’ai pu. Il gît là, à mes pieds, que dis-je ! je pose sur son ventre dont peut-être s’écoulent les tripes un pied de vainqueur. Plus j’en aurai occis, plus me gonflera cette quotité d’exploits glorieux. Ainsi la gloire d’Achille, quand il abat troyen sur troyen avec la puissance d’un Briarée aux cent bras, serait, si Homère avait eu l’idée d’un palmarès, la plus éclatante – prix d’excellence. La gloire terminale d’Ulysse, remarquons-le, ce n’est pas de son exploit du tir à l’arc – la flèche à lourde pointe passant toutes les haches – qu’il l’attend, mais du consécutif massacre : « il est un autre but /…/ voyons si je pourrais obtenir d’Apollon la gloire de l’atteindre ». Athéna, au chant I de l’Odyssée, avait houspillé Télémaque : «Tu le sais, il ne s’agit plus de te montrer enfant : l’âge en est désormais passé. Ignores-tu la gloire qu’a conquise Oreste dans le monde, en ayant tué cet assassin, Egisthe le rusé, qui lui avait tué son père ? » Voilà : la gloire se conquiert par le meurtre. Je demande, subreptice, sournois, subversif, si Egisthe, lui aussi meurtrier, n’est pas ipso facto glorifiable. Non, répond la renommée. Il tue par ruse, comme Pâris par ruse tuera Achille. Mais cela peut se discuter.

Les gloires bien assises, bien assurées – celles de la richesse, de la position sociale, de la belle apparence (la panoplie, la peau, les pretintailles de l’équipement) – sont implicites. L’Iliade est un grouillement de roitelets qui n’ont pas tous le même statut ; Agamemnon, ce « roi barbu qui s’avance bu qui s’avance bu qui s’avance », est le cacique ; Achille, auquel il rafle Briséis, n’est pas son égal, et le sait. Mais ces divers roitelets, si leur statut différencié ne leur confère pas littéralement la gloire (kleos kudos euchos), il les y habilite par la qualité péri-, para-divine ou tout bonnement divine qui leur est allouée. On n’a chance d’être glorieux, chez Homère, que par la grâce d’une généalogie (fils de quelque Important), d’un patrimoine, de cadeaux somptueux ou/et de richesses raflées (razzias).

Cette « gloire » futile, éphémère, misérable, je répète insolemment mais justement qu’il la faut imputer à la divinité plus qu’au héros. C’est transparent dans l’épisode du massacre des prétendants dont l’ignoble gloire en vérité revient à Athéna, laquelle, me rappelant Jésus et les « douze légions d’anges » dont il refuse le service, promet à Ulysse qu’étant déesse elle l’assistera si bien que « cinquante bataillons » de pauvres mortels ne tiendraient pas contre lui. De fait sa victoire complète ne serait pas concevable sans une assistance divine. On peut en dire autant de tous les hauts faits narrés dans l’Iliade : le vainqueur chaque fois n’est vainqueur que par la grâce du Destin et d’un dieu. Et puis – je le redis avec Montaigne et Chateaubriand – cette gloire est un leurre. Qui sont « Achille », « Ulysse » … ? Des cosses vides, des bonshommes qui se sont cossés (je trouve dans Littré ce verbe topique) à d’autres bonshommes ; des noms, rien que des noms, de l’écume verbale. Vanité des vanités ! « Sarocchi » ? Trois syllabes enfouies dans le sable des temps. En revanche si ce petit essai sur Homère vaut quelque chose, si la postérité ne s’en torche pas dès le trentième exemplaire vendu, j’aurai plus de consistance dans la mémoire des hommes que tous les héros de l’Iliade ou de l’Odyssée grâce à mon estran de phrases gardant trace de ce que je fus. Achille ? Je dirais aussi bien : chicorée, Hécatonchire. Achille n’a pas plus de réalité pour moi que le géant Briarée ou les mots qui le jouxtent dans le Larousse : Achille, achillée. Il a droit, comme tant d’autres glorieux Achéens ou glorieux Troyens, à l’index nominatif numérique de la Pléiade. Belle affaire !

Il faudrait, pour ne pas se moquer de la « gloire » homérique, n’avoir jamais eu accès à la Bible. « Ne crains pas », dit le psalmiste, « quand l’homme s’enrichit, quand s’accroît la gloire de sa maison. A sa mort, il n’en peut rien emporter, avec lui ne descend pas sa gloire ». Cette sévère leçon, il ne semble pas qu’Ulysse et Achille dialoguant dans l’Hadès l’aient apprise. Le premier, incurable de vanité, félicite l’autre d’exercer sa puissance sur les morts. Imbécile ! Achille lui inflige en retour une des paroles d’or de l’Odyssée : « J’aimerais mieux, valet de bœufs, vivre en service chez un pauvre fermier, qui n’aurait pas grand’chère, que… » Il lui avait dit dans l’Iliade, autre parole d’or : « Un même honneur attend le couard et le brave ». Mais mourir ne l’a pas instruit : il rêve des exploits guerriers qui, s’il était « là-haut », l’illustreraient encore, espère que son fils l’a dûment relayé « au front de la bataille » et que son père garde pouvoir sur les Myrmidons. Bref, dans le temps et le lieu mêmes où la gloire n’est plus qu’une défroque il continue, obnubilé, inconvertible, à la priser, à mentalement la repriser !

« Dans Ta gloire tu me prendras », prie le psalmiste.

« Qui donc est ce roi de gloire ?   C’est le Seigneur,

Dieu de l’univers,   C’est lui, le roi de gloire ».

 

LA QUERELLE           Je reviens enfin sur la querelle des Anciens et des Modernes et m’affiche parmi ceux-ci, derechef, avec pétulance, alacrité, et un amical pied-de-nez à des amis qui se croient dans le progrès innovant parce qu’ils sont « de gauche » et me fixent dans la tradition conservatrice sous prétexte que je serais « de droite ». (J’ai beau assurer ces bretteurs que cette discrimination droite/gauche sent le moisi, qu’elle signale des esprits marinant dans une saumure de délectations jacobines et moroses, rien n’ébranle leur rance certitude). Houdar de la Motte fut de ceux, lors de la fameuse querelle, qui mettaient en doute l’insurpassable excellence des poèmes homériques. Je ne me pique pas de défendre ses productions, notamment sa prétendue réfection de l’Iliade qui fit pousser des cris d’orfraie à une madame Dacier hurlant même à l’ «attentat », mais je ne vois pas, sauf à se mettre une taie sur l’œil, qu’on puisse tenir pour débiles ses arguments, sauf s’il s’agit de déplorer qu’ils ne soient pas assez détergents. « Les dieux et les héros, tels qu’ils sont dans le poème grec », écrit-il, « ne seraient pas de notre goût » – c’est peu dire, ils sont quelquefois répugnants ou même ridicules ; « beaucoup d’épisodes paraîtraient trop longs », je souligne, moi, pires que les longueurs, les lassantes réitérations d’affrontements meurtriers. Ce dont Houdar ne pouvait avoir l’idée, je peux constater par ailleurs que maints récits de combat, depuis son Discours sur Homère, grâce à l’extension des conflits, aux progrès de la stratégie, de la tactique et de l’armement, grâce aussi parfois à l’engagement personnel du narrateur, sont beaucoup plus intéressants voire littérairement plus attractifs que ceux de l’Iliade. Fénelon, soucieux de mitigation, concèdait : « Je ne saurais douter que la religion et les mœurs des héros d’Homère n’eussent de grands défauts ». A quoi Houdar : « vous passez condamnation sur ses dieux et sur ses héros. En vérité, si, de votre aveu, les uns ne valent pas nos fées, et les autres, nos honnêtes gens, que devient un poème rempli de ces deux sortes de personnages ? » Je trancherais volontiers le débat avec Jean Boivin. Son Apologie d’Homère (en 1715) reconnaît que « la religion des païens était /…/ pleine d’absurdités » – cela tombe en effet sous le sens dès qu’on a cessé de mettre le sens en veilleuse -, qu’elle était « purement poétique ». Oui, je veux bien, mais cette poésie, pour un lecteur porté à rire des fariboles de la gent olympienne et de la fatuité des olibrius à cuirasse, est pleine de tavelures qui en gâtent la saveur. Et puis, ce qui était inconcevable à l’heure où se terminait le « grand siècle », aujourd’hui en ce début du troisième et sans doute dernier millénaire français maints esprits, parfois non des moindres, non contents de célébrer le « chatoiement » des poèmes homériques s’évertuent à en réévaluer contre ce qu’ils appellent par mépris la mythologie chrétienne les religieuses absurdités. J’ai lu, simplement, honnêtement, virilement, véritablement lu les 12109 vers de l’Odyssée et les 15649 vers de l’Iliade en lecteur pour lequel le Dieu du Sinaï et le Christ du Thabor font une dérision du Zeus de l’Olympe.

Une déferlante de pseudo-païens recouvre l’Europe hier encore chrétienne et suscite des lectures d’Homère aveugles, plus que ne l’était celui-ci, à son monde poétique. Athènes doit évincer Jérusalem, l’Iliade et l’Odyssée les testaments bibliques, donc il faut que l’Iliade et l’Odyssée présentent une mixture d’hommes et de dieux attrayante, ceux-ci nous guérissant du Dieu de Moïse ou de Jésus, ceux-là par leur style de vie archaïque et écologique humiliant notre complexité, notre trépidation, nos tracas, nos traumas modernes. Ma lecture critique s’expliquerait-elle donc par ma réaction chrétienne à cette épidémie de néo-paganisme ? Je ne le crois pas. Si véritablement un avatar nouveau du paganisme devait prendre dans le magma mental contemporain, ce n’est pas la religion d’Homère qui lui donnerait fût-ce un semblant de consistance. Je le répète, j’ai lu d’abord l’Odyssée, avec (dans la double acception du mot) agrément, quoique les derniers chants, où le héros et sa secourable déesse se comportent fort mal, m’aient mis, si cette locution est ici tolérable, la puce à l’oreille. Avec l’Iliade je fus bientôt édifié. Ce n’est pas seulement l’ennui, comme Valéry, qui me prit, c’est le rire et le dégoût. J’ai déjà dit par ailleurs comment seule une illusion d’optique (celle par exemple de Sylvain Tesson) peut nous inspirer la nostalgie des temps et de la cité homériques. Ce qu’écrira Longin environ huit siècles après Homère – « les hommes égaux aux dieux considéraient que la nature /…/ nous introduisait dans la vie et le cosmos comme dans une grande assemblée en fête » – passe auprès de nos rétro-utopistes pour la réalité même vécue par Ménélas ou Enée. Dois-je le répéter à coups de marteau ? Je suis très heureux de vivre en 2019 et non en moins 1250 de l’ère chrétienne. Contemporain de Ménélas ou d’Enée et parmi eux tel que je m’éprouve aujourd’hui dans ma singularité j’aurais été aussi mal à l’aise, aussi à l’étroit, aussi piégé dans d’insupportables rapports sociaux que je le serais aujourd’hui dans une tribu de Bédouins. Je conçois que l’on ait le goût de vivre à l’époque d’Eschyle ou de Socrate, non à celle où il faut sacrifier une jeune fille pour obtenir un vent favorable. Le Zeus des Suppliantes peut m’émouvoir. Que (re)dirai-je de celui de la farcesque Iliade ? Voyons-le au Chant XX. Il fait Za-Zeus (« je veux rester assis dans un pli de l’Olympe »), dieu d’opérette s’offrant le divertissant spectacle des hommes qui s’étripent, et engageant ses subalternes à entrer eux aussi dans la mêlée. Et que peuvent les héros ? Il paraît qu’Achille à lui seul est capable de défaire tous les Troyens – style matamore ! Mais Héra craint que son courage ne défaille, car Enée qui le provoque est assisté par Apollon ; ainsi découvre-t-on, ici encore, que l’héroïque virilité de ces guerriers dépend toujours de la testostérone divine (mâle ou femelle) quand ce n’est pas de quelque bouclier forgé par Héphaïstos ou de quelque armet de Mambrin. Achille (assisté, on doit l’induire) s’ébranle tel un lion (ça pullule, dans l’Iliade, le lion) et face à Enée se met à le brocarder avec une arrogance de primate ; Enée alors le mouche avec esprit : « comme toi, je sais dire injures et menaces /…/ ce n’est pas par un babil d’enfants que nous allons vider notre querelle… », – nous faut-il donc « nous quereller, semblables à des femmes ? » (Un crêpage de chignons !). Je m’avise ici que le bouillant Achille, le sublime preux cher à Hölderlin, se couvre en l’occurrence de ridicule. Qu’importe que par après il se rue « tel un incendie », « comme un dieu », sur les Troyens dont il fait un terrifiant massacre, comparable à celui de don Quichotte mettant en pièces les marionnettes de maître Pierre ? Je le trouve, moi, encore ridicule, non moins que le héros de Cervantès, en cet incendie d’exploits, et il n’a pas l’excuse de la folle générosité du chevalier errant….

J’ai déjà confessé, sans la moindre honte, que les deux cent quarante fables de La Fontaine sont plus opulentes, plus excitantes, plus pénétrantes, plus amusantes, plus poignantes que les deux fois vingt-quatre chants d’Homère. Tolstoï aurait dit un jour de Guerre et paix : « Sans fausse modestie, cela ressemble à l’Iliade ». Ressemblance ? Nullement. A moins qu’il suffise de composer un roman où s’entrelacent guerre et paix pour que l’Iliade s’inscrive dans ses marges ou s’y faufile en palimpseste. Non, Guerre et paix ne ressemble pas à l’Iliade, c’est trop évident. Je veux bien admettre avec George Steiner des « affinités entre la vision d’Homère et la vision de Tolstoï », reconnaître chez celui-là comme chez celui-ci « le décor antique et pastoral, la poésie de la guerre et des champs, l’importance capitale de la sensation et de l’action physique », mais, ces constats accueillis, je ne peux me soustraire à l’évidence que la vision du grand romancier, en sa complexité et ses nuances, que son gradient spirituel sont tout autres que ceux du rhapsode. A la vérité Guerre et paix, sauf pour la prosodie, est une œuvre très supérieure à l’Iliade à tous égards, même en ce qui concerne les épisodes militaires. Il suffit d’un oculaire nettoyé des pieuses buées de la tradition pour découvrir le caractère héroï-comique de cette guerre de Troie qui met en lice des roitelets tribaux pour une affaire de putain et de cocu. Il faut en croire Thersite. En revanche l’idée de considérer sous un aspect comique le roman de Tolstoï ne pourrait venir qu’à un stupéfiant imbécile ; il y va, dans Guerre et paix, du destin de l’Europe, d’un gigantesque déploiement de forces, d’un éblouissant kaléidoscope de personnalités, de nuances exquises dans leur Stimmung, bref, n’en plaise ou n’en déplaise à Nietzsche, d’un affinement de la bête humaine par le christianisme.

 

Climat mental d’un temps ; la mode, le must, la Doxa ; ce qu’il est de bon ton de croire ou ne pas croire ; ce qu’il importe de lire ou ne pas lire. Mais encore, et plus subtilement : le climat spirituel où l’on se situe, les affinités électives, l’exigence intime de l’âme au point de sa trajectoire où elle est parvenue, ce à quoi elle aspire, ce à quoi elle donne son assentiment, et ce qu’elle écarte ou qui lui répugne. Je ne savais pas, quand j’ai ouvert l’Iliade, comment je réagirais à ce chef-d’œuvre incontesté du genre épique ; j’étais sans préjugé, ou plutôt j’avais le préjugé favorable de la tradition humaniste. A mesure que j’avançais de chant en chant je déchantai. J’ai conscience que ma lecture d’Homère est discordante. Diabolus in musica. Que dis-je discordante ? Blasphématoire ! J’ai insinué un parallèle scandaleux entre l’Iliade et le Lutrin. Un autre parallèle s’impose, plus sérieux. Si l’engouement torpide pour Mahomet et sa clique de tueurs n’était pas au programme de l’actualité, si les razzias mahométanes, qui se continuent aujourd’hui en France par la rafle systématique de tout ce que les lois ordinaires et les régimes d’exception autorisent, n’étaient pas estompées dans une brume de je-ne-veux-pas-savoir, le rapprochement entre les Danéens et Daech tomberait sous le sens et la juste réprobation qu’attirent les séides d’al-Baghdadi devrait s’étendre aux roitelets homériques. Achille, « divin preux », dans le grand moment où il se réconcilie avec Agamemnon, rappelle, sans le moindre soupçon de vergogne, qu’il a « ravagé le bourg de Lyrnessos » où il s’empara de la belle Briséis. Brisons-là : ces mœurs sont barbares. Un homme éveillé au goût (guerre du goût ! guère de goût dans notre actualité) ne peut que les juger tels.

 

Un mot du philosophe Hegel, qui vaut pour la Grèce classique, l’Athènes de la belle époque, vaut a fortiori – ô combien ! – pour la Grèce homérique : « Nous ne pouvons pas plus partager les sentiments d’un peuple qui se prosterne devant Zeus, Minerve, etc. que les sensations d’un chien. »

 

POUR ASTEROPEE

 

Il n’est pas question de conclure. Chaque fois que je crois en avoir fini avec mon ire contre l’héroïsme homérique elle est relancée par le ressouvenir de quelque exploit d’un de ses « preux ». J’ai relu récemment le chant XXI : Achille et Zeus s’y distinguent si bien que pour celui-là, en une salve de grossière irritation j’écrivis à mon ami Donald Burness : « Cher Donald, je lis l’Iliade, et je tiens Achille pour un pauvre con ». Il me répondit aussitôt : «The Iliad is a declaration of the horror of war. You are dead right ».

Je ne résiste pas à revenir à Hölderlin : Achille, « mon héros favori, à la fois délicat et fort, la fleur la plus parfaite et la plus éphémère du monde des héros » ; il entre « peu en action », Homère ne veut pas « le profaner dans la mêlée devant Troie ». (Satisfait de cette formule, Hölderlin la bisse). On trouve dans son caractère, paraît-il, « un prodige de l’art ». Il est un jeune homme « tour à tour plaintif et vengeur, indiciblement touchant, puis terrible et cela successivement jusqu’au bout ; au paroxysme de la douleur et de la rage, l’orage épouvantable éclate, puis finit par s’apaiser » …Ce vocabulaire aseptisé, chloroformé ne résiste pas à la lecture du chant XXI, pour peu que l’on veuille le lire – il semble qu’Hölderlin ne s’y soit pas astreint, ou qu’il ait quelquefois, à l’instar du vieil Homère, somnolé durant la lecture.

Il tue, tue, tue, « poussant des cris affreux » –smerdalia iachôn. Ces gueulades me semblent ridicules, mais à chaque vocifération meurtrière le Péléide sent, je le présume, s’élever d’un degré le thermomètre de sa gloire. Cette tuerie épique bat déjà son plein dans la dernière section du chant XX. Et je suis déjà sceptique, dédaigneux, railleur : aurait-il donc cent bras comme Briarée pour abattre pareille besogne ? « Tout vaillant que je suis, il ne m’est pas facile de lutter contre tous », s’exclame-t-il. Mais non, cela lui est facile, il lutte contre tous, et les eût tous occis si l’aède n’avait pas cru bon de prolonger la guerre de Troie au-delà même de l’Iliade. L’hyperbole épique de ces exploits me laisse railleur : je ne peux y croire. Ce preux n’est qu’un Fierabras ! L’invraisemblance, déjà patente au chant XX, devient énorme quand au vingt-et-unième au bord du Xanthe il « coupe en deux la foule des Troyens » ; ceux-ci pris de panique se jettent dans le fleuve où le « divin héros », qui était en rase campagne un prodigieux incendie, se change en un monstrueux dauphin qui les poursuit et pourfend de son épée. Enfin, c’est le bouquet ! « il ramasse vivant douze jeunes Troyens, » hors du fleuve les tire, leur attache les mains … ». Je m’esclaffe! Il me faudrait, pour jeter à ce mendiant de gloire la moindre obole de bravos, lui restituer de vraisemblables capacités d’homme. Ce n’est ici qu’un hécatonchire. Ou un avatar de la déesse Kali.

Je récapitule : Achille, non tel qu’est jeté un bref éclairage sur son enfance, non tel que sous sa tente on le voit caresser les cordes d’une cithare (volée), mais tel qu’il se découvre en héros guerrier à l’oeuvre dans les derniers chants du poème, ne m’inspire aucune sympathie, aucune admiration, mais bien plutôt du dédain et même du mépris autant pour sa férocité que pour sa hâblerie et sa bestialité.

1) Pied léger ? Podas excellemment okus ? Podôkès ? (Athlète olympique ). (Marathonien prestigieux ?). Le Jamaïcain Bolt, qui le bat au sprint – c’est plus que sûr (même si le Péléide franchit d’un seul élan la distance d’un jet de javelot) – est un chrétien qui ne s’en croit pas mais croit et prie le vrai Dieu. Mieux, le Polonais Grzegorz Polakiewicz, unijambiste, pied à pied, de son seul pied, gagne lentement, pas à pas, en pieux pèlerin, Saint Jacques de Compostelle : qu’est-ce, en regard de cet exploit, que la vélocité du petit roi des Myrmidons ?

  • Courageux ? Il ne l’est, puisqu’il est assuré de ne point périr jusqu’à l’heure fixée par le destin, puisqu’il est armé d’armes forgées par un dieu, puisque sa fureur le préserve de s’effrayer.

3) Crédible en ses exploits ? Aucunement. Crédible en sa personne même ? Aucunement. J’évoquais les chants XX et XXI. Voici le chant XVIII : avec le concours d’Athéna le héros se pose, mieux qu’en surhomme, en phénomène cosmique et miraculeux : une flamme jaillit de son front et brûle infatigable (Moïse !), il crie, son immense cri telle une trompette (Jéricho !) épouvante les Troyens par trois fois bouleversés (le terne évangélique !), douze d’entre eux en perdent la vie. (Achille aura-t-il, à la différence du Christ, soudoyé douze légions d’anges ?). (Avant-première des douze Troyens pêchés dans le Scamandre ?). Héros à contre-Bible et contre-vérité, Briarée mythique[9].

4) Le mobile et le moteur de son ire dévastatrice sont des plus vulgaires : ressentiment, vengeance ; il ne jouira plus avec l’ami Patrocle des plaisirs vénériens ; pas un atome d’esprit chevaleresque dans cette frénésie.

(Est-il besoin de préciser que je ne blâme point leur relation vénérienne, que j’ai mémoire, en aval de l’Histoire grecque, du bataillon sacré de Thèbes, corps d’élite composé, dit-on, uniquement de couples amoureux dont le zèle au combat était attisé par le zèle pour le partenaire érotique ? Dans le cas d’Achille, c’est l’excès de l’homme vexé – c’est par sa faute que son ami meurt – et frustré – il ne pourra plus forniquer avec lui – qui me répugne).

 

 

 

 

5 ). S’ensuit, après le massacre, une diluvienne épidémie de larmes ; Achille chiale, chiale, chiale, et par contagion ça chiale dru autour de lui. Ils auraient pu faire, comme les petites vieilles de Baudelaire, un fleuve (un Xanthe) avec leurs pleurs.

6) Les funérailles de Patrocle sont indécentes. Tant de preux sont morts, qui n’ont droit dans le poème qu’à un bref avis de décès! Pour celui-ci, celui-ci seul, c’est toute l’armée achéenne qui est mobilisée, et un énorme, scandaleux sacrifice de bêtes, d’arbres et d’hommes. Avoir sollicité et obtenu un si fastueux déploiement de moyens pour le bénéfice de son moi emphatique trahit en Achille un atroce manque de tact.

Puis-je déclarer tout net que ce deuil, ce ruissellement de pleurs, cette cérémonie d’obsèques me laissent de marbre?

Et me reprochera-t-on sottement de ne pas être indulgent à des mœurs archaïques ? Eh bien je lis l’Iliade non telle que la lisaient les anciens Grecs, avec la loupe ou les verres correcteurs de l’historien, mais tel que je suis et sens, selon ma Weltanschauung, en homme naïf mais lucide et probe de ce vingt-et-unième siècle.

 

Retour à Hölderlin. J’enfonce le clou. Hölderlin, je ne l’ignore pas, est un astre alpha au ciel de la poésie, il a même excité la méditation orphique de quelque philosophe. Je ne suis qu’un myrmidon (au sens dépréciatif) de l’esprit. Cependant, avec une hardiesse qu’appointe l’évidence, je suis en mesure, en droit, en devoir de constater que l’Achille d’Hölderlin est un être fantastique, une coquecigrue, ou, pour le dire trivialement, un truquage qui répète, mais sur le mode d’une candeur éthérée, le truquage homérique du héros. La candeur éthérée n’est pas sans effets pervers : Hölderlin, Heidegger, Hitler …un mauvais génie de l’Histoire a fait lever les H et marcher le Führer. Achille, cette « belle brute », ce sinistre chevalier, je le vois en fasciste, ou même en nazi, au gré d’Alfred Rosenberg.

Or Henri-Irénée Marrou, dans son Histoire de l’éducation dans l’antiquité, lâche ceci : « Beaucoup plus que l’Ulysse du Retour, c’est la noble et pure figure d’Achille qui incarne l’idéal moral du parfait chevalier homérique ; il se définit d’un mot : une morale héroïque de l’honneur. C’est dans Homère que chaque génération antique a trouvé ce qui est l’axe fondamental de cette éthique aristocratique : l’amour de la gloire ». Noble et pure figure, ce soudard saoul de rancune et de vengeance ? Glorieux, ce pseudo-héros invulnérable qui doit ses exploits au Destin et à des dieux complices ? Honorable, ce pleurnicheur si on lui fauche sa captive, ce courroucé nec plus ultra puis cet éperdu sanglotant parce qu’on lui a tué son chéri ? Hölderlin n’aura eu peut-être que le tort d’imaginer Achille comme les Grecs eux-mêmes se l’imaginaient. Mais alors quelle déception ! Si Marrou ne se trompe, c’est le mythe grec qui prend du plomb dans l’aile. Une civilisation qui incarne en Achille un idéal moral est méprisable. Je me tourne vers Simone Weil : elle a tout à fait raison de souligner au début de son beau texte sur l’Iliade que « le vrai héros » en est la force – commandée – je l’ajoute – commanditée par des dieux farcesques. Mais sur l’aspect sordide, veule, vulgaire des combats et notamment d’Achille au combat elle est pour le moins discrète. Et ses dernières lignes me feraient accroire, si je n’avais pas lu le poème en lecteur méticuleux, qu’un esprit « s’est transmis de l’Iliade à l’Evangile ». Non ! Je l’ai assez dit, l’esprit de l’Iliade, c’est celui de Daech, celui de la razzia mahométane. Mais Simone Weil était déterminée par sa singulière idiosyncrasie à exalter la Grèce, Homère fatalement inclus, au détriment des Romains et des Hébreux, et à prêter au poème homérique des vertus imaginaires. Ainsi affirme-t-elle son « extraordinaire équité » ; « c’est à peine si l’on sent que le poète est grec et non troyen ». A peine ? Quand Achille exterminateur ne trouve devant lui qu’un grouillement de trouillards, que penser de cette équité ? Maints autres indices… Mais, dis-je, il s’agit d’exalter le génie grec et de déplorer l’imperméabilité des Romains et des Hébreux à la « commune misère humaine ». Aucun texte de l’Ancien Testament, paraît-il, « ne rend un son comparable à celui de l’épopée grecque, sinon peut-être certaines parties du poème de Job ». Mais combien l’emporte en humanité le poème de Job sur le poème d’Homère, il me suffit pour en être convaincu de comparer à la dérisoire balance de Zeus, joujou du destin, la balance de Job sur laquelle la douleur pèse plus lourd que le sable des mers, cette balance qui inspira un beau titre au juif Léon Chestov, bien résolu, lui, à préférer Jérusalem à Athènes. Et on lit dans le psaume 61 : « sur un plateau de balance, tous ensemble ils seraient moins qu’un souffle », parole qui vaut bien les plus fortes paroles de l’Iliade et donne à soupçonner que le psautier biblique vaut bien l’épopée homérique. Mais je reviens à Achille : le puéril, l’égoïste et grossier amour de la gloire de ce reître rageur, comment ne pas lui préférer, avant l’amour christianisé de la gloire chez le chevalier courtois, l’amour patriotique de la gloire chez le légionnaire romain ?

Romain moi-même par la branche paternelle, donc, suspect de partialité (héréditaire, tandis que la partialité de Simone Weil est historiale), j’inclinerais à consacrer en héros de la morale héroïque de l’honneur, et me référant à l’Iliade non à l’Enéide, Enée plutôt qu’Achille : le chant XX où ils s’affrontent donne en effet, quoique le rhapsode ne l’ait pas voulu, l’avantage au Troyen et dans le plan du thumos – le courage – et dans le plan du nous – de l’intelligence. Du courage : Enée note que le Péléide est sans cesse assisté d’un dieu et se fait fort, s’il jouissait de la même assistance, de ne lui être pas inférieur ; il rappelle d’ailleurs à Achille que « c’est Zeus qui fait grand ou petit, à son gré, le courage des hommes » ; puis courageusement, sans divine assistance, il assaille ce guerrier hors pair qu’il sait pourtant divinement assisté. De l’intelligence : Achille plastronne, fanfaronne ; Enée le mouche, par trois fois : a)cesse de jacasser, de menacer ! b)Ne restons point là plantés à nous agonir d’injures ! c) Ne faisons pas les femmelettes à nous lancer des mots bilieux! Il est patent qu’Achille, en cette joute verbale, n’a pas le beau rôle, et s’il l’emporte sur Enée (sauvé par Poseidon) dans la joute des armes c’est par la vertu de son divin bouclier. Enée reçoit ici (Homère l’aura-t-il à son insu prophétiquement annoncé ?) son investiture : l’Enéide est préparée, justifiée, et il n’est pas sûr que l’épopée virgilienne, quelque « froideur », « déclamation » ou « mauvais goût » que Simone Weil y déplore (il faut, dans son système d’évaluations, que Virgile faille), soit inférieure à l’épopée homérique.

Mais j’ai intitulé cette séquence : pour Astéropée. Enée a son content de réputation. Astéropée ? Qui a entendu parler d’Astéropée ? Qui, des auteurs que j’ai lus, le mentionne ? Le savant Paul Wathelet, qui chiffre à environ 350 les Troyens ou alliés nommément désignés dans l’Iliade ne l’a pas, à ma connaissance, mentionné. Grâce à la langue française, Astéropée forme avec épopée une rime léonine. (En grec : Asteropaios assone assez avec epopoiia). J’y filigrane l’astre et l’Europe. Astéropée est le dernier guerrier qu’affronte Achille avant d’être mis en déroute par le Scamandre. Achille fond sur lui (très sûr de l’emporter), le brave Péonien fait front, menace, lance ses deux épieux, blesse de l’un d’eux Achille au coude ; ç’aura été le seul guerrier à infliger au Péléide une blessure, donc à ébrécher son aristie ; une fois de plus (déjà avec Enée) l’or de l’écu, cadeau d’Héphaïstos, arrête le second épieu ; Astéropée s’efforce alors d’arracher à la falaise le javelot de son adversaire qui l’a manqué et s’y est fiché, il n’y parvient pas, alors de son glaive Achille perce le ventre du Péonien désarmé – quelle prouesse ! – puis le toise bêtement, se targue béatement de sortir du grand Zeus. A l’évidence ici, et sans nul doute contre le dessein du rhapsode, c’est le vaincu auquel il convient, en toute justice, de rendre hommage. Glorieux Astéropée !

 

 

En deçà de l’Iliade, tu dans cet admirable poème, tu par Agamemnon son père, il y a l’affreux sacrifice d’Iphigénie qui excita au chant I de son De natura rerum la verve horrifiée de Lucrèce que la natura deorum graecorum rendit justement impie.

Telle fut l’alternative : ou fille sacrifiée ou cocu mortifié.

 

Comment ne pas s’indigner quand on réfléchit à ceci que pour le contentement du blond Ménélas et de la belle Hélène rentrés à Sparte (l’un et l’autre décatis), suite à, grâce au massacre de mille et mille jeunes gens, il aura fallu d’abord qu’une toute jeune fille, interdite d’amour et de maternité, soit offerte en sacrifice ?

Tout ce que je sais d’Achille tel que me le découvre l’Iliade me fait certain que la parole du Christ « la gloire, je ne la reçois pas des hommes » n’aurait pas trouvé accès en sa faible cervelle plus qu’en celle d’Abou Bakr al-Baghdadi.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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[2] Ibn Khaldun : « leur naturel est d’arracher aux autres ce qu’ils possèdent : leurs moyens d’existence sont à la pointe de leurs lances, et ils ne connaissent, pour ce qui est de prendre le bien d’autrui, aucune limite à laquelle ils se tiennent; au contraire, chaque fois que leurs yeux tombent sur un troupeau, un objet, un ustensile, ils se l’approprient de force ». C’est la razzia, à quoi excellent les ethnies homériques.

[3] Je donne la traduction d’Yves Bonnefoy, en ajoutant « originel » dont l’a privé une curieuse réticence.

[4] Les spasmes de cette gloire instantanée, flambeau puis mégot, traversent les âges et se produisent en mille circonstances de succès : un récital, un match, une banderille bien plantée, voire un rot de digestion, un étron bien poussé. Cela est vieux comme la vieille humanité. Que l’on s’enfle un laps de temps, cela est pardonnable ; si l’on insiste on risque de se mettre dans le mauvais cas de la grenouille sanctionnée non par la crevaison fabuleuse, mais par un éclat de rire. C’est cet éclat de rire qui me secoue aux exploits de Diomède ou d’Ajax, etc.

[5] (Montesquieu : « la navigation d’Ulysse, le plus beau poème du monde, après celui qui est le premier de tous ». Après dans le temps, peut-être ; sur l’échelle des valeurs, non. Montesquieu savait-il assez de grec pour justifier son évaluation ? Il cédait au préjugé).

 

[6] Pierre Carlier, dans son Homère (Fayard, 1999), note : « Les rois homériques, plus soucieux d’accumuler des richesses que de les distribuer, ne ressemblent guère aux big men mélanésiens dont l’autorité repose sur la générosité /…/ La générosité n’est pas une vertu homérique ».

[7] Chant XII, vers 453-4 : kudos orexô kteinein

[8] (Pierre Carlier) « L’hypothèse la plus simple est donc d’attribuer les deux épopées à deux aèdes différents ».

[9] Ici une note en bas de page (avec un pied-de-nez à Aragon), pour faire saillir la différence entre les grosses ficelles de l’amplification épique en Grèce ancienne et le raffinement spirituel de l’anecdote rapportant un haut fait vraisemblable au siècle des « Lumières ». Chamfort :

« Un Américain, ayant vu six Anglais séparés de leur troupe, eut l’audace inconcevable de leur courir sus, d’en blesser deux, de désarmer les autres, et de les amener au général Washington. Le général lui demanda comment il avait pu faire pour se rendre maître de six hommes. « Aussitôt que je les ai vus, dit-il, j’ai couru sur eux, et je les ai environnés » .

orthodoxie

ORTHODOXIE

 

Il y a environ trois lustres je décidai, sur un coup de tête que j’espérais se transformer en coup de cœur, dans un élan d’effronterie calculée (car je savais que c’est l’hérésie qui avait la vogue), me faire apologiste de l’orthodoxie, exactement de l’orthodoxie catholique. Maurice Montabrut m’avait prêté Orthodoxy de Chesterton ; je fus émerveillé par la verve de cet Anglais à l’esprit voltairien qui retournait au bénéfice du Credo des Pèrers le brio, les saillies ironiques du philosophe de Ferney ; je constatai qu’une autre orthodoxie, insidieuse, camouflée, celle de l’Encyclopaedia Universalis, l’avait écarté de sa grande nef, lui concédant     la portion congrue dans une chapelle latérale de son Thesaurus. Orthodoxy, pensai-je, est aujourd’hui à récrire. Un autre Anglais de première grandeur que l’Encyclopaedia avait eu plus de mal à dissimuler dans un bas-côté, John Henry Newman , encore qu’elle affichât sa préférence pour Newman Paul, l’acteur aux yeux bleu fascinants, m’avait rebuté par la concaténation argumentative de sa Grammar of assent – ah ! que n’avais-je choisi plutôt l’Apologia pro sua vita ! Mais Chesterton, quoique je fusse fort différent de lui par le tour de taille et le tour d’esprit, convenait mieux à mon tempérament intellectuel ; je me trouvais avec lui dans une connivence d’humour et d’humeur, et me sentais une envie de le continuer, si faible que fût mon talent, dans son allègre combat contre le nouvel « Infâme », « l’opinion », écrivait Joseph de Maistre, l’Opinion (je la dote d’une majuscule) qui « pourchasse la fidélité dans toute l’Europe », discrimine aujourd’hui dans son Agenda Europa diary les fêtes chrétiennes, préfère on le soupçonne le Ramadan au Carême et les boucheries Halal à l’Agneau Pascal.

L’orthodoxie catholique suppose une fidélité au Pape, Souverain Pontife, donc une attention religieuse à l’enseignement, écrit ou oral, qu’il prodigue. Joseph de Maistre a célébré la Papauté et avec elle « la sainte Eglise romaine » dans un puissant ouvrage. Notre pape pénultième fut Jean-Paul II ; lui succède aujourd’hui Benoît XVI. L’un et l’autre s’imposent, dans des styles très différents, par leurs qualités intellectuelles et spirituelles. Le premier a de surcroît, par ses façons très libres à l’égard de la camarilla vaticane, son charisme de sociabilité, son œcuménisme très ouvert, son humble patience à soutenir l’épreuve physique et l’humble courage de ne pas la dissimuler, inauguré dans l’histoire des hommes une sainteté qui fût donnée à voir par des milliards de gens sur des millions d’écrans. Si d’une part s’afficher catholique ultramontain expose, en France, aujourd’hui non moins qu’hier, au mépris ou à l’irritation, d’autre part il serait mal venu de contester que, de tous les personnages officiels « à la une » ces dernières décennies non seulement en France mais dans le monde, Jean-Paul II fut de loin le plus considérable, le plus digne d’admiration, et il me semble que l’on pourrait, de son successeur certes moins expansif et moins prisé par les peuples ou les médias alarmés de son conservatisme (comme il se dit), avoir une non moindre estime. Je m’expliquerai sur cette évidence, pour moi, qu’il y a d’excellentes raisons de les préférer aujourd’hui comme hier non seulement aux chefs d’état les plus doués, aux tribuns de la plèbe les plus véhéments ou aux oligarques les plus rusés, mais aussi aux penseurs (dont j’hésite à suggérer une sélection) (un titre tout de même, une date : 1966, Les Mots et les choses), à ces penseurs qui depuis le concile Vatican II ou le petit séisme de mai 1968 sont les diastases de la fermentation intellectuelle.

Si l’enseignement de Jean-Paul II ou de Benoît XVI a pour moi un prix incomparable, ce n’est pas, je le confesse, par son exceptionnelle qualité philosophique ou littéraire. Un articulet d’André Comte-Sponville me servira ici de pierre de touche. Celui-ci réagissait dans Le Monde, voilà du temps, à l’encyclique Fides et ratio, et faisait observer, avec beaucoup de tact mais non sans une pointe d’ironie, qu’à la différence du Pape condamné par obligation professionnelle aux énoncés dogmatiques et à l’affirmation d’une « vérité reconnue comme définitive », lui, athée, ne se targue pas de la certitude d’avoir raison. Il concluait, en voltairien bonhomme : « Il est vrai que je ne suis pas Pape. J’essaye simplement d’être philosophe ». C’est, avec les gants de l’ironie, caresser une fois de plus le vieux motif d’une incompatibilité entre le vrai exercice de la pensée à tous risques et la reddition inconditionnelle à une vérité qui aura déjà été trouvée. Comte-Sponville prélevait dans l’Encyclique des phrases qui, détachées de leur contexte, sont évidemment une offense au libre examen : « Il faut ancrer son existence à une vérité reconnue comme définitive, qui donne une certitude qui ne soit plus soumise au doute » ; ou : les « énoncés dogmatiques formulent une vérité stable et définitive », transmiçse par « la sainte Tradition, la sainte Ecriture et le Magistère de l’Eglise ». Prises telles quelles, osé-je dire que ces formules me déplaisent, voire me hérissent, quoique je ne sois pas un philosophe professionnel, autant qu’elles déplaisent , peut-être hérissent l’auteur d’Une éducation philosophique ? J’adresserai cependant à Mr Comte-Sponville deux reproches. Le premier s’adresse à un ex-marxiste rédimé en grand bourgeois de la culture classique : quand on est philosophe il est loisible de converser agréablement avec d’aimables collègues et disciples  dans le jardin d’Epicure ou le gymnase d’Académos et de se livrer avec eux à toutes les délices du doute ; quand on est pape, on doit s’intéresser plutôt qu’aux ploutocrates du savoir à des gens, des myriades de gens pour lesquels le doute, méthodique   ou pathétique, serait un luxe, et qui veulent précisément ces certitudes dont se moque un virtuose de la dialectique ; le dogmatisme est, pour ces cerveaux que le libre examen, si seulement ils en étaient capables, aurait toute chance de conduire dans quelque cul-de-sac de secte, un dispositif de balises, comme la signalisation lumineuse sur une route ou une piste d’envol qui préserve la machine mentale des écarts néfastes.

Mon second reproche va plus loin, va, je l’espère, jusqu’au noyau de mon option. Je le dédoublerai. D’abord il convient, si l’on ne se résigne pas à lutter contre   le dogme catholique avec les armes dérisoires et rouillées d’une ironie vieille comme Voltaire et vouée à finir en saillies minables de Canard enchaîné ou de Charlie-Hebdo, de considérer que ces dogmes, formés et formulés au long des siècles avec le concours de penseurs de premier ordre tels   saint Augustin et saint Thomas d’Aquin (auxquels l’articulet donne un coup de chapeau), ne sont pas la concrétion singulière d’un individu qui fort de son pouvoir sur les croyants aura décidé de mettre un cran d’arrêt à sa quête intellectuelle en dissuadant ceux-ci d’entreprendre la leur. Montaigne l’insinuait avant Nietzsche, Onfray naguère le claironnait : toute philosophie est l’histoire mentale, morale et même physiologique de son philosophe ; une grande philosophie, la philosophie d’un « grand » homme se signale par un point de vue original sur les choses et le cours des choses, l’homme et sa destinée ou son errance sans destinée. Le Pape n’est ni Nietzsche ni Heidegger ni un satellite de Heidegger ; Benoît XVI s’entretient avec Habermas mais n’est pas situé dans le même Bulle qu’Habermas ; combien de philosophes depuis belle lurette (la « lurette » ne régressant pas, ce semble, en deçà de So sprach Zarathoustra) annoncent la fin de la métaphysique, pris au reste l’un après l’autre en flagrant délit de fausse sortie (c’est un petit jeu analogue à celui de « je te tiens tu me tiens par la barbichette ») ; le Pape n’a pas à s’emparer d’une place forte dans la guerre des systèmes de pensée, n’a pas à se couler dans la dernière mode intellectuelle, n’a pas même à se régler dans ses énoncés sur les dernières trouvailles de la science ; tout au plus – j’y reviendrai – peut-on attendre de lui qu’il parle à ses contemporains un langage qui ne leur soit pas inintelligible, qu’il ne s’enferme pas ignorant le train du monde dans sa Bulle ou ses bulles dogmatiques sans tenter un effort non d’adaptation, mais de traduction. Bref on ne requiert pas de lui qu’il soit génial, qu’il enrichisse la culture mondiale d’une Weltanschauung nouvelle, mais bien qu’il redise, si possible dans la tonalité et avec les variations (au sens musical) les plus propres à répondre aux attentes de l’époque, le message pérennel que l’Esprit a confié à Pierre et à son Eglise. Simone Weil[1] estimait que la philosophie « est une, éternelle et non susceptible de progrès », que Platon a déjà tout dit, que « le seul renouvellement dont elle soit capable est celui de l’expression », qu’ »il faudrait écrire des choses éternelles pour être sûr qu’elles seraient d’actualité ». Ce que Simone Weil disait de la philosophie doit se dire a fortiori d’une théologie fondée sur la Bible et sur ce Jésus-Christ qui eut l’audace de se dire « la vérité ».

Et puis – c’est l’autre volet – quand il oppose à la certitude du croyant un «moi, je ne suis pas certain d’avoir raison », Comte-Sponville pèche par une feinte humilité qui camoufle un ton supérieur que s’arroge la philosophie. Car d’une part je ne sache pas que Jean-Paul II ni aujourd’hui Benoît XVI se soient jamais piqués d’ »avoir raison » dans l’acception commune, celle de l’escrime argumentative, celle de Julien Benda quand il disait sur un ton méprisant qu’ « avoir raison n’est pas littéraire». Il y a dans la fureur d’avoir raison une marque d’égotisme ou même de puérilité, une appropriation sectaire. Rien de tel chez nos Souverains Pontifes : ils se battent contre l’attitude rationaliste au nom de la raison en toutes ses latitudes et longitudes, ils se font fort non pas d’ »avoir raison », mais d’avoir assez de raisons pour confirmer par la raison la vérité des énoncés dogmatiques. D’autre part – je n’entre pas ici dans l’esprit d’aucun Pape et je puis imaginer que ma façon de penser n’est pas du tout la leur ! – il me paraît que c’est faire un méchant procès   au « croyant » doté d’une intelligence ouverte que d’imaginer qu’il colle aux énoncés dogmatiques comme une arapède au roc. L’hypothèse, obstinément ravaudée mais irrémédiablement spécieuse, que la tabula rasa, ou doute radical, par quoi débute toute philosophie digne de ce nom, serait interdite au chrétien qui s’appuie déjà sur un bloc de certitudes et conséquemmentt n’est pas habilité à être philosophe se heurte à ceci que nul penseur, chrétien ou non chrétien, n’a jamais pu échapper à un donné préalable à tout travail de la pensée. Les énoncés dogmatiques de l’institution ecclésiale ne ressortissent pas à la philosophie mais il me semble que si un philosophe, du moins dans notre Bulle de civilisation, les tient pour obsolètes et désormais impertinents sans plus ample réflexion il est aussi blâmable qu’un géologue que les éboulis seuls intéresserait, incurieux des marnes ou des calcaires. Le Symbole de Nicée est une donnée culturelle au même titre que la Déclaration des droits de l’homme. Comte-Sponville a-t-il évalué leur juste prix ces fide data ? Pour moi j’avoue une curiosité sans cesse attisée pour les éboulis, je veux dire aujourd’hui la rocaille d’écrits détachée des massifs   de Marx, Nietzsche ou Freud ; spontanément j’y vais plus volontiers qu’aux Encycliques ; cela va de soi : surfer sur la vague immédiate du temps, quelle griserie ! « Je mets à la voile » … Divertissement. Mais un soupçon, par-delà l’ »ère du soupçon » un post-soupçon m’exerce : cette poche de naphte qu’est le Credo catholique n’est-elle pas une inépuisable réserve d’énergies ? Ce type qui a dit une fois : « je suis la vérité », à qui Pierre, le Pape princeps, a dit qu’il avait « les paroles de la vie éternelle », ne pose-t-il pas à toute conscience éveillée un problème qu’il est imprudent, frivole, d’éluder ou de résoudre à la légère ? Les énoncés dogmatiques si contestables soient-ils au regard de l’intelligence critique, se veulent fondés sur l’enseignement de cet homme assez exceptionnel pour que la pensée qu’il est Dieu-homme ne cesse pas vingt siècles plus tard non seulement d’alimenter la controverse et de susciter la religieuse adhésion mais aussi de produire des martyrs et des saints. Or ces énoncés, le « croyant » que son éducation, son tour d’esprit, sa culture ont exercé à réfléchir ne peut se contenter de les avoir assimilés et de les répéter en élève docile. Sa fidélité non seulement ne lui interdit pas, lui recommande de les creuser, de les sonder, voire – ici je me sépare de Jean-Paul II – de les soumettre au doute. Newman disait que mille difficultés ne font pas un doute : la formule est jolie, adroite ; elle ne me satisfait pas : une difficulté n’est-ce pas un doute virtuel, un doute en bourgeon ? Je hasarderais que les doutes sont comme ces comédons qui altèrent un visage destiné à refléter sans points noirs la lumière divine et que le doigt de l’orthodoxie éliminera d’une pression plus efficace si l’assiste la raison. « L’athée que je suis » /…/ n’est « pas certain d’avoir raison » : de ce doute André Comte-Sponville se targue et s’honore ; le chrétien que je suis répond que s’il confesse en Eglise le caractère certain et immuable de la doctrine élaborée par des siècles de méditation et d’adoration il n’est lui-même, pas plus que le philosophe, « certain d’avoir raison », il peut être troublé en son for intime, traverser de mauvaises passes de scepticisme, et son affirmation du Credo requiert de lui le concours sans cesse sollicité d’un Intelligo. Jean Guitton prête à son M. Pouget, dans le célèbre Portrait, l’aveu : « Il y a des moments, maintenant que j’approche de ma fin, où j’ai des questions qui tendraient à l’incrédulité » ; Albert Camus, faisant une honnête recension de l’ouvrage, ne manque pas de relever cet aveu qui le conforte dans son incroyance. Il ne cite pas la phrase suivante : « Ces tentations, je les chasse ». C’est peut-être là toute la différence, exulterait Comte-Sponville, entre le philosophe qui héberge les tentations, les cultive dans sa serre mentale, courant le risque de la pensée jusqu’à éventuellement fracasser les vitres, et le catholique qui choisit toujours en dernière instance, s’il est fidèle, l’orthodoxie et les solides murs du sanctuaire plutôt que cette serre – le poêle aurait dit Valéry après Descartes – où mûrissent dans une tête pensante les idées les plus rares, les plus exotiques, les plus subversives, les plus dérangeantes. Mais si loin qu’il aille le penseur en chambre, athée ou non, tourne confortablement autour de lui-même, et il y a peut-être plus d’audace à se battre avec le Credo comme Jacob avec l’Ange en un combat dont l’issue n’est jamais certaine que de promener son incertitude du mythe d’Icare au mythe de Sisyphe, ou des Evangiles à leur exégèse. De Loisy ou de Pouget, de l’un et l’autre de ces catholiques, il serait imprudent de prétendre que le second parce qu’il aura fermement tenu bon dans la foi traditionnelle contre la dérive moderniste aura vécu une vie intellectuelle moins périlleuse que le premier, hérétique virtuel condamné par le Pape Pie X mais terminant sa carrière au Collège de France. La plupart des penseurs qui se risquent à penser au mépris ou en marge de l’Eglise sont des professeurs bien établis dans leur chaire, poussés par le vent de l’Opinion, incertains peut-être d’avoir raison mais certains du plaisir et du prestige qui se peuvent tirer de cette incertitude et certains de la suprématie de la raison sur toute autre voie d’accès à la vérité. (On a envie de les houspiller avec Proclus : « laisse /…/ la considération rationnelle, car la raison est au-dessous de toi »). Alain, esquissant un parallèle entre son maître Lagneau, le seul grand homme, dit-il, qu’il ait connu, et Lachelier auquel il ne marchande pas son estime, souligne qu’à la différence de Lagneau celui-ci, parce que catholique, travaille au filet. « Oh ! derrière M. Lachelier il y a l’Evangile ». Mais qu’importe qu’il y ait ou non un filet si le gymnaste exécute bien ses figures ? S’il est aussi adroit au jeu de la vérité que le philosophe non adossé à l’Evangile ? Alain ne laisse pas d’insinuer ici que, tout étant « réglé pour le fond », la pensée ne s’exerce plus que « professionnellement dans le détail des choses ». Manque de courage intellectuel ? Cela n’est pas dit, mais …Par ailleurs le même Alain reconnaît au chrétien comme au stoïcien le courage, précisément, parmi ses vertus caractéristiques. Les Souvenirs concernant Jules Lagneau datent de 1925. C ‘était plus facile en ce temps-là d’être un penseur chrétien que ça ne l’est dans la période où André Comte-Sponville peut afficher un matérialisme tranquille et souriant. Passons cependant sur la conjoncture politique et sociale. Il me paraît assez futile, ou fanfaron, de préférer une « liberté de l’esprit » qui court des « risques » à la même liberté (dira-t-on qu’un Lachelier était contraint ?) qui n‘en courrait pas ; la grande affaire n’est-ce pas de gagner l’autre rive ? si l’on y arrive mieux sur la nef de saint Pierre que sur une barcasse radicale-socialiste je ne vois point de raison de ne pas choisir plutôt celle-là ; je suis moins hardi ? qu’importe ! il est peu philosophique de priser la hardiesse comme si elle était la reine des vertus. Mais il me paraît assez léger, assez peu perspicace d’imaginer que la « liberté de l’esprit », si l’Evangile est « derrière », ne court plus de « risques » ; je gage au contraire qu’elle court, à se confronter avec d’une part le roc originel et les sédiments dogmatiques, d’autre part les savoirs successifs qui semblent se coaliser pour ruiner toute confiance dans l’institution ecclésiale et son message fondateur, des risques tout aussi sérieux que ceux courus par un esprit dont la liberté ne laisse pas de toucher des coupons à la banque Marx, Darwin ou Freud, si ce n’est même Lénine, Mao ou Changeux.   Pour en finir sur ce chapitre, quel catholique exercé à penser n’aura-t-il pas l’une ou l’autre fois, à titre personnel, en un moment de déprime, envisagé qu’il fut la dupe d’une grande illusion ? Ce fut la tentation extrême de Thérèse de Lisieux. Celle aussi du père Pouget, un jour de peine : « Vae mihi qui cogitare ausus sum ». Et puis, cette infatuation du risque ne relève-t-elle

 

        Etre chrétien, c’est accorder à Jésus-Christ une confiance que l’on n’accorde à nul autre. Etre catholique, c’est de surcroît accorder à l’Eglise de Rome le privilège insigne, exclusif de Le continuer et même, selon la métaphore paulinienne, de constituer Son corps. Il est évident que l’on peut être chrétien sans être catholique ; il est non moins évident que l’on peut ne pas être chrétien du tout, ce serait même, dans la spire de culture où nous nous mouvons, la règle commune, et c’est presque un impératif catégorique dans les régions du globe soumises à l’islam ou au maoïsme. Ni la religion athée issue de Marx ni celle du Dieu de terrifiante miséricorde issue de Mohammed ne m’ont jamais séduit et il n’y a aucune chance que jamais elles me séduisent. Non, ce contre quoi je dois me défendre, c’est le culte des « grands hommes ». Poser la question : suis-je prêt à renoncer au Christ, Son message et son Eglise (comme on renonce à Satan, ses pompes et ses œuvres) et à vénérer « la république des génies », selon l’expression de Schoepnhauer, ces génies qui seraient tels les trente oiseaux du Simorgh le nec plus ultra, le clair et triomphant substitut de Dieu ? Au début de ce culte des « grands hommes » il y a Auguste Comte, son calendrier où les saints de l’Esprit-Saint sont remplacés par les saints de l’esprit. Et l’on en trouvera bien, non pas trente seulement – chiffre mystique – mais autant qu’il y a de jours dans l’année. Quel serait le jour de la saint Lagneau (qui n’est pas l’Agneau mystique) (dont le Dieu n’était pas catholique) ? Ce fut le seul « grand homme » d’Alain ; Alain fut le « grand homme » de Maurois. Simone Weil, élève d’Alain, était convaincue qu’il y a des « hommes authentiquement grands » ; mais à la différence de Comte ou de Nietzsche et de maint autre elle était également convaincue que « n’importe quel être humain » peut ac céder à ce qui pour elle primait tout, qu’elle prisait par-dessus tout, et qu’elle nomme « le royaume de la vérité ». Son évolution, telle que la découvre son autobiographie spirituelle, est à cet égard exemplaire. Fasciné par les dons prodigieux de son frère André elle ne doute pas d’abord qu’il existe un « royaume transcendant » qui soit l’apanage des génies – André en est, elle non, croit-elle – et il s’en faudrait de peu, semble-t-il, qu’elle n’estimât comme Nietzsche que l’espèce humaine ne vaut que par produire, fatalement en très petit nombre, des êtres qui aient accès à ce royaume transcendant. Ce n’est, écrit-elle, qu’après « des mois de ténèbres intérieures » qu’elle acquiert « pour toujours la certitude que désirer la vérité et faire « perpétuellement un effort d’attention pour l’atteindre » est une condition certes nécessaire mais certes suffisante pour devenir soi-même un génie, donc accéder au royaume. Autant dire, à la confusion d’un Nietzsche, d’un Comte et tutti quanti, qu’il n’y a pas « de grands hommes », ou que la grandeur humaine est accessible même aux plus petits, le seul, le décisif critère étant le désir continûment attentif de la vérité. André avait-il ce désir continûment attentif ? Ce n’est rien moins que sûr. Simone l’avait-elle ? Nous savons que oui ; elle en donne un gage, dans le même texte rappelant ses dix jours de 1938 à Solesmes où malgré d’intenses maux de tête elle parvient grâce à « une extrême effort d’attention » à suivre les offices et à y trouver « une joie pure et parfaite ». Simone Weil est un de ces rares grands esprits qui, tels Pascal (qu’elle évoque à propos de son frère), n’hésitent pas à reconnaître que la vérité pour être découverte et accueillie n’exige pas de dons exceptionnels. Tout près donc de se rallier à la « petite voie » décrite et prescrite aux moins doués par la petite Thérèse de Lisieux. On voit où mène cette réévaluation : à revenir, nonobstant le positivisme, au catalogue des saints, à suggérer que le Curé d’Ars ne fut pas un moindre génie qu’Ernest Renan,   que celui-ci n’aura peut-être intégré l’Académie française qu’en perdant le royaume transcendant. Paul Valéry inclinait à mépriser Jésus-Christ   qui n’est évidemment pas un « grand homme » ; il était beaucoup mieux qu’un « grand homme », Simone Weil le savait ; Il était la vérité. Si le critère de la vérité patiemment, intensément désirée est décisif, Thérèse de Lisieux vaut Nietzsche de Sils-Maria, Victor Hugo ne l’emporte pas sur Bernadette Soubirous. Etc. « Les premiers seront les derniers, les derniers seront les premiers ». Ce paradoxe, cette pensée affichée, comme je le fais, avec l’indiscrète montre de quelques noms, je ne sache pas que Simone Weil s’y soit risquée mais je ne crois pas qu’elle m’eût démenti. Seule la subversion évangélique, les épîtres de Paul autorisent une pareille effronterie. Comment un Littré, un Renan, un Zola – c’était la belle époque de « l’avenir de la science » confondue avec la vérité – auraient-ils traité le sot qui ose équipoller dans l’ordre de l’esprit une bergère illettrée au grand romancier naturaliste, à l’auteur d’une Vie de Jésus savante et démystifiante, au disciple totipotent d’Auguste Comte ? Tout de même celle qui a écrit dans L’Enracinement qu’il « est infiniment préférable d’avoir composé le Cantique de saint François d’Assise /…/ plutôt que toute l’œuvre de Victor Hugo » n’avait pas sur la vérité et les êtres qui y accèdent le point de vue de Littré, Renan ou Zola. Tranchons le mot, ou le déni du mot : il n’y avait pour elle pas plus de « grand homme » au sens trivial – pas même son frère – qu’il n’y en avait pour Pierre Reverdy (« la notion de grand homme   est devenue suspecte et ridicule ») ou Joë Bousquet ( à Gaston Puel : « n’oubliez jamais, il n’y a pas de grands hommes »). Cette pensée est très précieuse pour des esprits médiocres comme le mien. On n’évitera jamais quand on n’est pas un « grand esprit » et qu’on se permet de juger que les grands esprits n’ont pas tout l’esprit et surtout pas la fine pointe de l’esprit, de passer pour un homme de ressentiment et de s’attirer les foudres de Zarathoustra, de ses vicaires et bedeaux, mais on peut s’appuyer sur de grands esprits eux-mêmes assez grands pour humilier la grandeur de l’esprit devant l’humble et tenace dévouement à la vérité. Il m’arriva de remuer cette mauvaise pensée que les grands esprits, ou les génies, avaient accès à un déchiffrement du monde dont je n’étais pas capable ; je pus me croire, par rapport à un …Foucault, un Deleuze, ou tel de mes condisciples de Louis-le-Grand devenu coqueluche des milieux universitaires, comme un chien labrador par rapport à moi ; je prends pour exemple le labrador ayant eu loisir d’observer l’un d’eux dans ses efforts désespérés quelquefois pour répondre à des paroles humaines par mieux que des aboiements et entrer avec ses maîtres dans une relation non seulement de connivence mais d’intelligence . Je m’imaginai que ces princes de l’esprit non seulement excellaient dans leur domaine (philosophie, sciences) – cela ne faisait aucun doute et ne me troublait point – mais avaient sur le sens ou le non-sens du monde, l’énigme de l’être, le fonds de l’espèce humaine, un regard d’une exceptionnelle acuité, que j’étais, comparé à eux, un aveugle, je supposai que ma piété chrétienne, ma fidélité canine à l’Evangile et, pire, à la tradition catholique s’expliquaient par une incapacité congénitale à me placer sur l’orbite de ces grands esprits. Bref, je m’infligeai la note humiliante qu’un épigone d’Auguste Comte doit infliger en toute rigueur à un attardé de l’âge théologique ou métaphysique. J’attisai cette mauvaise pensée par une autre comparaison, plus insidieuse, plus maligne, que je pouvais faire entre moi et tant de gens dont l’intellect était à l’évidence plus mal dégrossi que le mien, bipèdes à peine pensants dont j’aurais dit sans aménité ce que disait Renan du « vrai croyant » en islam, qu’une « espèce de cercle de fer » entoure sa tête. (Midi sonne au clocher du Taur ; j’interromps ce propos et je dis l’Angelus, avec le tableau de Millet en fond de décor mental, souriant de la risée dont un tel aveu me rend justiciable). Un autre cercle, pensai-je, entoure la mienne ; c’est pourquoi je m’emprisonne dans l’idée que Jésus-Christ est l’Homme-Dieu, supérieur aux grands esprits ; en vérité ceux-ci, à la faveur d’une crise décisive de la conscience européenne et des avancées consécutives de la science, circonscrivent Jésus-Christ dans une spire parmi d’autres de l’illusion religieuse. Voilà ma mauvaise pensée. Bien avant de la soumettre au dépuratif de Simone Weil je l’évacuais par l’acte simple de dédaigner ces grands esprits qui n’étaient même capables de se garder un corps valide et faute de cette capacité périssaient misérablement avec l’illusoire consolation de s’assurer « contre le néant /…/ en faisant des œuvres qui restent ». J’emprunte cette formule creuse à Ernest Renan dans un discours où il rend à Littré un très vibrant hommage. Or on dit que Littré, cet esprit totipotent, ce disciple hors pair d’Auguste Comte, ce positiviste de la plus stricte observance, venu à terme, considéra son insondable néant plus que son Dictionnaire ou son nom dans les dictionnaires, et accepta de se faire baptiser. Exact ? Légendaire ? Méfions-nous des bigots de tout bord. Il me plaît de solliciter de l’Histoire – et cela aucune instance au monde ne m’en déboutera – que Littré, sur le bord de l’abîme, comprit que la positivité n’était plus de mise …Ces grands esprits ne se rapetissaient pas à mes yeux seulement par le sic transit. La plupart d’entre eux hors de leur spécialité découvraient des faiblesses souvent ridicules : Sartre, fort habile dialecticien, dramaturge honorable, romancier intéressant, se fourvoya en politique ; Jacques Monod, savant di primo cartello, eut l’imprudence de commettre un ouvrage de philosophie où il déploya une redoutable incompétence. Sa raison qui l’avait si bien servi en biologie moléculaire lui joua de méchants tours quand il la mit sur le hasard et la nécessité. Quant aux philosophes …ils ne me sont sibyllins que dans l’antre de leur jargon ou quand ils traitent de quelque sujet très délicat, très ardu, très abstrait ; se risquent-ils à aborder les questions triviales de morale ou de politique, leur carapace de hérisson découvre un ventre un mou. Derrida ? Me déride la seule éventualité qu’il serait le der des ders des termites de la « déconstruction ». Serres ? Oui, notre Montaigne … Abscons, pour moi, quand il médite dans les marges de Leibniz, limpide et fragile quand il traite avec espièglerie la question du parasitisme.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[1] Ceci est rappelé par Robert Chenavier dans son article « Actualité de Simone Weil ? », paru dans les Cahiers Simone Weil (mars 2011).

après une lecture de Mohammed Arkoun Islam et Coran

APRES UNE LECTURE DE MOHAMMED ARKOUN

ISLAM   ET   CORAN

 

Aborder une fois encore la question de l’islam tel que je me le représente et tel qu’il se présente dans notre médiacratie exige que je rentre mes griffes et que mes miaulements d’insatisfaction soient poussés en triple piano dans le département le plus grave de la tessiture. Que le lecteur, c’est-à-dire moi-même, ne s’attende pas cependant à des méchancetés ou des railleries. Le souvenir tout chaud des meurtres commis par l’infâme Merah à Toulouse et Montauban, l’image de cette fillette saisie aux cheveux et flinguée au nom d’Allah Miséricordieux risquerait de m’entraîner à de grossières invectives et à la détestation sans nuances d’une religion dont se réclament certains de ses membres pour de telles perpétrations. Et s’il n’y avait que Merah ! Pour déterminée que soit notre médiacratie à étouffer les prouesses meurtrières de l’Islam urbi et orbi elle ne peut éviter, par la bande, par articulets, entrefilets, titres minuscules, commentaires succincts ou « sucrés »(avec l’espoir qu’on ne lira pas), de signaler (furtivement), ici ou là (je veux dire partout), en Irak, en Iran, au Pakistan, au Soudan, au Nigéria, en Egypte, même en Tunisie où le « printemps »[1] arabe fut arrosé aussitôt par le sang d’un prêtre catholique, des assassinats programmés ou anecdotiques. Mohammed Arkoun savait, et il en souffrait, combien l’islam, quand il s’y met (s’y mahomet ?), est « bête et méchant » (ainsi l’est-il devenu selon A.bdelwahab Meddeb qui a la nostalgie, me semble-t-il, d’un islam de jadis, andalou, ni méchant alors, croit-il, ni bête). Entrant avec lui en dialogue posthume je souhaite m’abstenir, au risque de n’y parvenir pas (je lui en demande pardon), de toute agressivité réactive et de dire ce que je lui concède et ce que je lui refuse avec cette courtoisie que recommande un des versets assurément inspirés du Coran. Sois attentif, ô mon esprit ! Sois mesuré, prudent ! Quand un Musulman se comporte avec tant d’intelligence et de tact, tâche de n’être pas inférieur à la tâche que tu t’assignes d’entrer avec lui en débat.

 

J’ai des raisons de me sentir proche de Mohammed Arkoun. J’eus la chance de le rencontrer, d’échanger quelques paroles avec lui. De ce bref entretien je n’ai retenu que des propos railleurs sur l’islam de l’Arabie saoudite, l’hypocrisie qui y fait le fond de la religion, l’art avec lequel mesdames et messieurs à peine l’avion décolle de ce territoire que certains dévots ont le culot d’appeler une grande mosquée, les unes se dévêtent de leur moucharabieh textile, s’attifent, se parfument, se pomponnent, bref se changent en femmes, les autres se mettent à tenir des propos lestes cousus d’alcool à grandes lampées. Au diable, n’est-ce pas, le saint Coran ! Mohammed Arkoun – était-ce au terme de cet entretien ou dans un entretien ultérieur ? – me pria de lui adresser la prière de Thomas d’Aquin pour l’étude, ce que je fis en lui signalant, par courtoisie, que le plus strict des mu’minoun pourrait la dire tout entière, sans y rien retrancher sauf les derniers mots sur le Christ « vrai Dieu et vrai homme ». J’ai appris, lisant ses entretiens, publiés avec Rachid Benzine et Jean-Louis Schlegel, en 2012, sous le titre La Construction humaine de l’islam, qu’il avait été pensionnaire au lycée de garçons d’Oran dont je fus moi-même l’élève, et cela renforce l’amitié que d’emblée j’avais éprouvée pour lui. Il remarque en passant que l’on comptait sur les doigts d’une main, dans ce grand lycée Lamoricière, les élèves issus comme lui de l’ethnie arabe ou berbère, et qu’à ce seul signe l’on est en droit de douter que la colonisation ait été une œuvre exemplaire de justice. Un de ses professeurs fut, en classe de philosophie, Vié-le-Sage ; ce fut aussi le mien. J’ignorais que monsieur Vié-le-Sage fut un discret partisan de l’Algérie indépendante. Arkoun en fut-il averti ? En eut-il le pressentiment ? Je ne sais. Je manquerais à mon devoir d’honnêteté – je n’ose dire de transparence – si je ne soulignais qu’à l’époque (année 1949-1950) où je recevais mes premières insufflations de bergsonisme je n’étais en état de penser ni en philosophe ni en politique. L’Algérie était française, Oran était une ville française, les « indigènes » comme on les désignait ne se mêlaient à nous que pour le petit commerce ou le cirage de nos chaussures confiées à des « yaouleds », petit peuple jovial et frénétique, qui maniaient avec entrain le chiffon et la brosse pour un très modique salaire. Cet aveu ne me coûte, ne m’honore ni ne m’accable : jusqu’aux toutes dernières années de l’ »Algérie française » je ne doutai point que l’Algérie ne fût française et ne dût le rester. Quant à l’islam, je n’y attachais aucune attention. Le peu que j’en savais, je le tenais peut-être des frères Tharaud. Certes je m’étais offert le Coran du Club français du livre dans la traduction du levantin Hamidullah, islamologue érudit, islamophile fanatique, musulman convaincu que sa religion est la seule véritable, mais je n’avais guère de goût à lire sourate après sourate des séquelles d’imprécations ou des consignes de morale élémentaire dont l’Evangile me pourvoyait à suffisance. Et avec qui aurais-je discuté du Coran ? discuté le Coran ?

 

Sans doute ne m’apparut-il pas alors ce qui aujourd’hui me frappe, me sidère et me rend, quand je compare la Bible au Coran, dédaigneux de celui-ci : il n’est pas une seule des cent quatorze sourates où l’on assiste fût-ce à l’amorce d’un dialogue entre le prophète et son Dieu. Un tel constat suffit à mettre en doute l’idée d’un état islamique compatible avec l’exercice réel de la démocratie, car qu’est-ce qu’une démocratie sinon un régime où nul homme, nul clan, nulle tribu ne détient la vérité, celle-ci s’élaborant dans les conflits et leur résolution toujours conjecturale et fragile ? Et un autre constat : Arkoun, qui pourtant ne se dérobe pas aux sérieuses difficultés que pose au lecteur averti le texte coranique, n’a pas un mot sur ce mode de révélation où tout est asséné, martelé, tombant du ciel comme un caillou sur le crâne de l’anthrope.

Son propos cependant n’est pas celui d’un homme qui, pour avoir appris par cœur le Coran (avoue-t-il) (performance qui à la fois me stupéfie et me désole tant je suis persuadé qu’il est bien des textes qui méritent le « par cœur » mieux que ce ramas de versets quelquefois très beaux, souvent répétitifs jusqu’au radotage, çà et là rancuniers, voire vindicatifs), en aurait eu la tête trop pleine et devenue inapte à la critique argumentée. Arkoun n’ignore rien des spéculations les plus audacieuses de la philosophie française moderne et contemporaine. Dans la ligne de Heidegger et de ses épigones parisiens il voudrait, non pour le détruire comme on l’en accuse, mais pour le sauver, « déconstruire » le Coran, le déconstruire afin de l’arracher à l’Islam comme des chrétiens ou des ennemis du christianisme tentent de soustraire les évangiles à l’autorité de l’Eglise. L’Islam, du moins ce qu’il est devenu – cela qu’il est aujourd’hui en Europe, où le confisquent frères musulmans, salafistes, wahhabites – lui répugne. « Bête et méchant », comme Meddeb il le dirait ; il le dit en termes plus discrets. La plus conne des religions ? Ce mot de Michel Houellebecq est prophétique. Il faut apprécier à son juste prix le constat consterné que fait Arkoun de ses vains efforts pour entrer en dialogue avec des « gardiens de la foi » (les oulémas) : « La parole, le débat ne sont donc pas seulement impossibles, je suis rejeté a priori. Il est impossible d’aborder un sujet intellectuel ou d’employer un argument philosophique puisqu’ils ignorent de quoi il est question ». Même, ajoute-t-il, avec Tariq Ramadan, réputé pourtant habile propagandiste et controversiste futé : « Nous parlons ensemble pacifiquement (ou plutôt je l’écoute parler, /…/ mais les présupposés sont tels que des trésors de dialectique et de patience de ma part n’arrivent à rien ». Que faut-il en induire ? La solution de Jean-Pierre Millecam, obsédé par l’hypothèse où islam et christianisme se ressemblant seraient convertibles l’un en l’autre, c’est que l’islam « n’existe pas » (sic), et je serais tout prêt à entendre cet énoncé favorablement si l’on me démontrait qu’il fut une époque où il exista de sorte que le verdict terrible de Michel Houellebecq soit à l’évidence controuvé. Eh bien, oui, cet Islam a existé, existe encore, même aujourd’hui, partout où des musulmans acceptent d’entrer avec des chrétiens dans une relation de mutuelle bienveillance qui féconde, fortifie, assouplit l’intelligence de ceux-ci et de ceux-là. J’en puis témoigner moi-même par les petits séjours que j’ai faits en Syrie ou au Liban. Par ailleurs il en est de l’Islam à peu près ce qu’il en est du communisme : le psittacisme médiatique a fait un slogan de sa « chute », sa « fin » ; or le communisme n’a jamais commencé ; plus exactement il avait commencé avec la commune de Kronstadt mais on sait (non ! on ne sait pas, censure !) que Lénine, Trotski et Toukhatchevski s’entendirent comme larrons en foire pour mettre brutalement terme à une expérience qui contrariait leur idéologie ; et l’on sait (non ! on ne sait pas) qu’un rescapé de l’utopie bolchevique, Platonov, dans son roman Tchevengour, a conté avec beaucoup de talent comment il n’est pas de pire adversaire du communisme en vérité que le communisme idéologique. (Ainsi une autre dupe, dessillée, repentie, de cette exécrable utopie, Jorge Semprun, affirmait naguère que nulle part la classe ouvrière ne fut aussi maltraitée qu’au pays des Soviets). De même il y a fort à penser que l’islam originaire n’a pas plus existé jusqu’aujourd’hui que le communisme, le prétendu âge d’or des premiers califes étant lui-même dès l’après-Médine infecté par de sanglantes querelles (comme le sera plus tard aussitôt importé en Espagne l’islam andalou), si bien que distinguer de l’islam l’islamisme c’est distinguer un fantôme vénérable d’une réalité.

 

Il s’agit pour Mohammed Arkoun de sauver non l’islam, mais le Coran de l’islam, déplorant qu’on ne parle dans les médias que de celui-ci et qu’on se réfère peu à celui-là, essayant de soustraire le Livre et le Prophète à leurs lamentables interprètes dont la vilaine besogne ne date pas d’aujourd’hui. Or je crois qu’il y échoue, je crois que sa tentative, soulignée, de réfléchir non en théologien mais en anthropologue est impuissante à disculper l’un et l’autre – le Prophète et le Livre – d’un vice rédhibitoire et d’attitudes ou d’énoncés incompatibles avec les exigences minimales d’une société ouverte et d’une civilisation universelle. Voici, au fil de ma lecture, les points sur lesquels j’ai achoppé.

Lisant dans Tristes Tropiques le jugement que porte Lévi-Strauss sur l’islam, Arkoun s’étonne et sanctionne : « Quant à ce qu’il a dit dans ce livre sur l’islam, il a surtout montré son ignorance. Oui, c’est surprenant de lire ces propos sous la plume d’un grand esprit ». Permettez-moi, cher Arkoun, à mon tour de m’étonner et de vous sanctionner. Que dit Lévi-Strauss de l’islam dans Tristes Tropiques ? Il raconte d’abord un ridicule incident de burqa dont il est victime en Inde dans un train où une famille musulmane, plus précisément un mari musulman paranoïaque supporte mal sa présence. S’ensuit un alinéa (une dizaine de lignes, pas plus) où chaque mot semble avoir été pourpensé, pesé au trébuchet. Cette succincte analyse, quand je la lus, me fit frissonner de la plus vive joie, ce fut comme un orgasme intellectuel. Bravo, me dis-je, c’est exactement ce que j’ai ressenti mainte et mainte fois durant mon séjour en Tunisie et dont j’eus confirmation assez récemment, dans un train moi aussi, entre Montauban et Toulouse, où un jeune Maghrébin qui me demandait si je croyais en Dieu quand il apprit que j’y croyais certes étant chrétien fit tomber entre lui et moi un mur (une sourate) de non-audition et se tint dès lors rencogné, renfrogné dans le mutisme[2] . Je cite ces lignes si perspicaces selon moi de Lévi-Strauss : « Grande religion qui se fonde moins sur l’évidence d’une révélation que sur l’impuissance à nouer des liens au-dehors. En face de la bienveillance universelle du bouddhisme, du désir chrétien de dialogue, l’intolérance musulmane adopte une forme inconsciente chez ceux qui s’en rendent coupables ; car s’ils ne cherchent pas toujours, de façon brutale, à amener autrui à partager leur vérité, ils sont pourtant (et c’est plus grave) incapables de supporter l’existence d’autrui comme autrui. Le seul moyen pour eux de se mettre à l’abri du doute et de l’humiliation consiste dans une « néantisation » d’autrui, considéré comme témoin d’une autre foi et d’une autre conduite. La fraternité islamique est la converse d’une exclusive contre les infidèles qui ne peut pas s’avouer, puisque, en se reconnaissant comme telle, elle équivaudrait à les reconnaître eux-mêmes comme existants ».

 

  • J’aurais aimé que Mohammed Arkoun ne se contentât point ici de jouer au professeur qui rature la copie d’un trait décisif et fiche un zéro à ce médiocre écolier que se découvre l’auteur de Tristes Tropiques, mais qu’il énumérât et expliquât les attendus de son jugement. Que m’opposerait-il, à moi qui, je le répète, ait vingt et trente fois fait l’expérience de cette allergie, de ce réflexe conditionné, de ce rude horresco ? Qu’il n’est lui-même aucunement passible d’une appréciation aussi accablante ? Certes ! Et ils sont ainsi, sur l’une et l’autre rive de la Méditerranée quelques … centaines ? milliers ? de Musulmans pour lesquels la profession de christianisme chez un interlocuteur loin de produire un refus d’entendre horrifié attiserait un désir de dialogue. (N’ai-je pas été membre à Tunis du groupe de réflexion islamo-chrétien ? imagine-t-on un Abdelwahab Charfi se faisant tête de mort quand le père Caspar commentait un évangile ?). Pour ceux-là, l’analyse de Lévi-Strauss est fausse. Mais pour ceux-là seulement. Il y a plus à dire : dès le principe, la religion de Mohammed se veut un substitut au christianisme et au judaïsme, à leurs Ecritures qu’ils ont falsifiées. Il va de soi à partir de ces prémisses que tout juif, tout chrétien qui persistent à tenir la Bible pour vénérable et à se maintenir dans leur croyance et leur dévotion sont des pauvres d’esprit, des attardés qui n’ont pas compris que Mohammed accomplissant les prophètes antérieurs les annule, que lire Jérémie ou Isaïe est un signe de paresse spirituelle, qu’imaginer Jésus-Christ « fils de Dieu » et Dieu même est un énorme blasphème. L’horresco, le retrait sont inscrits dans les gènes de l’homme islamisé. Il lui faut, pour devenir intelligent, c’est-à-dire comprendre qu’il n’est peut-être pas le nec plus ultra de l’univers, le favori exclusif d’Allah, frotter fortement sa cervelle à la cervelle d’autrui. Arkoun était en Islam de ces esprits d’élite capables de soupçonner le risque pour l’islam d’avoir manqué la juste appréciation de Jésus-Christ.
  • Son refus d’accorder à René Girard que seul le christianisme a dépassé le couple de la violence et du sacré se déclare d’abrupt, sans explication. Or un tel dépassement, on concèderait à un bouddhiste que sa religion de la pitié universelle l’y incite, mais il est patent que le Coran ne le permet pas. A preuve l’obligation de sacrifier à certaines dates, lors de certaines fêtes, de malheureux animaux et de les sacrifier d’une façon barbare – on pense par contraste aux fulminations des prophètes bibliques contre cette illusion sanglante de plaire à Dieu par des hécatombes de bœufs ou de brebis alors que le seul sacrifice efficace serait celui d’un cœur chaste et pacifique. A preuve encore la recommandation coranique du talion, c’est-à-dire la réitération obsolète du vieux précepte œil pour œil dent pour dent : « O croyants ! la peine du talion vous est prescrite pour le meurtre, un homme libre pour un homme libre, l’esclave pour l’esclave, et une femme pour une femme » (sourate II). Quelle grandeur, inconnue de ce Mohammed rancunier et vindicatif (mais Arkoun est bien timide quand il s’agirait de s’interroger sur les défaillances morales du Prophète !), dans ce mot de Thomas d’Aquin : « pardonner aux hommes, les prendre en pitié, c’est œuvre plus grande que la création du monde » ! Comment dissimuler que l’évangélique prescription de ne pas rendre le mal pour le mal, de rompre la chaîne satanique des rétorsions fut ignorée du chamelier koreïchite et qu’à cet égard sa prédication, très en recul sur celle de Jésus-Christ, était grosse d’interminables violences ?
  • Aussi l’admonestation – « il faut absolument s’interdire de dire /…/ que l’islam serait une « religion du sabre » », l’indignation – « je m’insurge contre le regard méprisant et repoussant porté sur l’islam « religion du sabre » » – sont-elles stupéfiantes. Trois pages d’Elias Canetti, dans son livre Masse et puissance, disent succinctement ce que l’Aquinate dans sa Summa contra gentiles disait plus succinctement encore, et qu’il faut un exercice désespéré de torture mentale pour ne pas approuver. L’islam est à l’évidence une religion du sabre, évidence historique, évidence actuelle (partout dans le monde une progression de la foi en Mahomet par des arguments explosifs), évidence coranique (je ne me fatiguerai pas après mille et un autres à repérer dans le Coran les versets qui incitent au meurtre et j’y reviendrai cependant à propos de la tristement célèbre, justement déplorable sourate 9, le Prophète n’aurait-il pas alors « pété les plombs » ?). Cette admonestation, cette injonction me rappellent, mais dans un tout autre climat mental, le cri trissé ou même quadrissé de Maurice Bellet quand il avoue ne pas comprendre ne pas comprendre les (nombreuses !) péricopes évangéliques où le Christ attire sur les pécheurs la peine éternelle avec un luxe d’images terrifiantes qu’on ne peut reprocher aux imagiers du Moyen Age d’avoir peintes ou sculptées. Ici un prêtre animé par une foi insoupçonnable voudrait que le Galiléen n’ait pas prononcé certaines paroles qu’on serait tenté d’imputer au « Dieu pervers ». Là, que se passe-t-il ? « Il faut absolument s’interdire de dire que… » De quelle hygiène relève cet interdit ? Et pourquoi cet absolu ? Espère-t-on parce qu’on aura dégrevé l’islam d’une mauvaise réputation qu’il se réformera, s’attendrira, rentrera ses griffes, remettra l’épée au fourreau, ôtera du livre sacré les versets …sataniques ? Je veux bien que cette manière de suspendre le jugement, de ne pas infliger au coupable le verdict de réprobation lui offre une chance de s’amender ; cela est vrai d’un individu, et je crois en effet que pour bien des musulmans le sabre n’est pas l’argument décisif de la foi et que les incriminer ce serait remuer en eux les cendres d’un fanatisme presque éteint. Mais ce qui vaut pour l’individu ne vaut pas pour la secte et le système, surtout à l’heure où les pétro-dollars laissent espérer aux mecquois une revanche sur la Rome pétrinienne. Les vicaires d’Allah urbi et orbi se recyclent en sicaires dont l’armement, de la mitraillette au missile, a évolué ; ils se rendraient célèbres à ce titre si l’Opinion n’avait décidé de faire de l’islamophobie un péché mortel, annulant donc à mesure qu’urbi et orbi leur liste s’allonge les morts victimes de l’islam. « Je m’insurge contre /…/ » Je serais tenté, moi, de m’insurger contre l’Opinion et de craindre que la peur de l’islamophobie ne trahisse une mentalité de munichois. Tel qu’est l’islam, redoutable par ailleurs dès ses origines, aujourd’hui ne pas le craindre me semble l’indice d’une âme frivole ou intoxiquée. Ce que j’accorde à Mohammed Arkoun, c’est que l’islam n’est pas seulement une religion du sabre. Qu’il suscite, en tant que « religion du sabre », c’est-à-dire aujourd’hui du terrorisme multiforme et aujourd’hui comme hier de la coercition exercée partout où il a le pouvoir sur les « infidèles » (les Coptes, par exemple !), un regard « repoussant et méprisant », qu’il doive susciter un tel regard, voilà qui me paraît indiscutable. Mais par ailleurs, d’une part chez des penseurs de haut niveau (d’une stature tout autre que celle des « oulémas » ou « talibans »), d’autre part chez une foule de petites gens pour lesquels le Coran est une école de piété, d’honnêteté, de vertus familiales et sociales et un garde-fou contre les délires du libertinage, il mérite en effet d’être reconnu avec sympathie comme l’une des plus estimables façons d’être ensemble religieusement, pourvu – j’y reviendrai – qu’on l’émonde de quelques pratiques barbares, héritage de cette jâhiliyya qu’on se flatte à tort d’avoir exorcisée.

L’islam, qui fut une religion du sabre, ne l’est plus, la civilisation chrétienne l’ayant pourvue d’armes plus sophistiquées, donc d’arguments plus décisifs pour affirmer l’excellence du dieu coranique. L’Arabie wahhabite exporte ses missionnaires à grands frais cependant qu’elle ne cesse de passer commande à la France, à la Grande-Bretagne, à l’Amérique yankee, à qui encore ? d’un matériel qui suffirait, au cas où quelques sourates se découvriraient captieuses, à en garantir cependant la véracité. Contester que l’islam ait été une religion du sabre et continue de l’être avec des sabres superlatifs devient une prouesse de sophistication si l’on s’avise seulement de le comparer aux prescriptions évangéliques : « je vous envoie comme des agneaux parmi les loups » – où pareil envoi dans le Coran ? L’expédient de l’épée n’est pas ignoré des évangélistes. Dans saint Luc Jésus enjoint à ses disciples de vendre leur manteau pour en acheter une, et sitôt après, quand on lui en présente deux, déclare : « c’est assez ». Paroles évidemment ironiques. Un peu plus loin quand l’un d’eux tranche l’oreille du grand-prêtre, Jésus arrête là les frais de contre-offensive et s’empresse de guérir le mutilé. En saint Matthieu Il profère cet aphorisme dont la portée anthropologique et historique est infinie : « tous ceux qui useront de l’épée périront par l’épée ». Tel fut le cas de Ses agresseurs. Tel fut, tel sera le cas des islamistes. Tel fut, tel sera le cas des chrétiens quand ils usent pour le dessein de convertir d’arguments frappants. Ainsi l’islam selon les fluctuations de la conjoncture est-il vainqueur ou étrillé. Il a su, naguère, ce qu’il en coûte de se mesurer à la puissance israélienne, mais l’état hébreu n’est pas lui-même à l’abri de péripéties catastrophiques.

Bessif …Dans mon Oranie natale combien de fois ai-je entendu ces deux syllabes ! Je ne savais pas alors qu’elles peuvent servir de résumé humoristique à la sourate IX dont nul n’ignore qu’elle est testamentaire et détestable, appelant les mu’minoun à la guerre sainte contre ….tous ceux qui ne se font pas adeptes du Coran, y compris (quoi qu’on die) les juifs et les chrétiens s’ils ne consentent pas à la suprématie des émissaires d’Allah ou même si …. Un point très sensible, que je soumettrais volontiers à de hautes instances cléricales/oulémales, c’est qu’en effet cette sourate (la seule où ne soit pas invoqué en exergue le Dieu tout entrailles) supporte une lecture qui range chrétiens et même juifs (ceux-ci taxés de tenir Uzaïr pour le fils de Dieu !) parmi les exécrables polythéistes dont la piété exige la mise à mort. Voilà quelques lustres un débat courtois opposait à Toulouse le Père Jomié catholique, et le Professeur Morabia, communiste : celui-là soulignait que la notion de jihad a trait surtout à l’effort personnel de conversion sur le chemin de Dieu, celui-ci lui opposait que neuf fois sur dix le jihad désigne la guerre armée pour l’extension de l’islam. Morabia était natif d’Egypte. Les Coptes lui auraient donné mille fois raison.

   L’argumentation d’Arkoun, pour atténuer l’effet désastreux que peut (que doit) produire le « petit » jihad, c’est-à-dire le recours aux armes pour propager la religion, dans tout esprit que l’Opinion n’aura pas intoxiqué, me paraît étrangement faible. Il s’agirait de « protéger », écrit-il, « la parole de Dieu » : la protéger seulement ? Allons donc ! A l’époque, écrit-il encore, les chrétiens font de même. A l’époque peut-être, au septième siècle de l’ère que l’on dit chrétienne. Oublierait-il que durant trois cents années environ ces agneaux envoyés au milieu des loups et armés par ironie d’une ou deux épées ont fait exactement au contraire ? Le sang qu’ils versaient en témoignage était le leur, non celui des réfractaires à leur foi. L’Inquisition, remarque-t-il encore. Mais dans les nations islamisées l’inquisition est partout, de tous à tous, de chacun à chacun, j’entends encore un jeune Irakien sous les arcades du Capitole toulousain crier son « ras le bol » au poids insupportable que fait peser dans son pays sur les consciences la religion des sourates. Arkoun insinue aussi que les catholiques seraient gênés par le livre de Josué. Il est exact que certaines pages de la Bible, et pas dans Josué seulement, sont si répugnantes à un esprit épris de justice et de paix que l’hérésie marcionite, qui refuse «  l’Ancien Testament » s’est faufilée jusqu’à nous à travers les âges – Simone Weil s’en réclame, et s’en réclament aujourd’hui encore nombre d’intellectuels agacés par la politique israélienne ou l’emprise juive sur les médias. Mais il me semble que ces pogroms perpétrés par le peuple hébreu entrant en terre promise doivent inquiéter les juifs plus que les chrétiens, et il est certain que ceux-ci comme ceux-là comprennent la Bible comme une longue histoire d’alliance et une purification progressive de la conscience et des mœurs. Rien de tel dans le Coran dont les révélations resserrées en quelque trois lustres d’une vie d’homme excluent une pédagogie évolutive. »Tuez », « tuez » ! Que de fois, bon sang ! Suffit-il de dire que l’on tue aujourd’hui encore dans des guerres civiles, que la riposte au 11 septembre new-yorkais fut meurtrière ? Eh oui, les hommes semblent nés moins d’Adam que des dents du dragon : s’entre-tuer est un de leurs hobbies. Mais comment ne pas s’indigner qu’un Livre qu’on dit divinement inspiré le prescrive ? Il y a dans les Evangiles nombre de ces « paroles fort violentes », insupportables à Maurice Bellet, sur la géhenne qui attend les pécheurs : j’en conviens, mais il faut préciser que les mu’minoun de Jésus-Christ ne sont aucunement appelés à collaborer pour la peine afflictive avec la puissance divine. La grande idée biblique et chrétienne c’est que le châtiment est l’affaire exclusive de Dieu. Il ne manque pas dans le psautier d’appels à la vengeance – et on préfère dans bien des communautés monastiques les mettre entre parenthèses – mais nulle part le psalmiste n’implore ou n’est averti de lui-même se venger. Enfin Arkoun a l’honnêteté de souligner que le Pape ne prononce pas de fatwas, non sans avouer sa gêne à l’abus qu’en fait l’islam contemporain. Mais le Livre sacré n’est-il pas farci de fatwas ?

La catastrophe de l’islam, parce que c’est la maldonne originelle du Coran, c’est de n’avoir pas compris que la rédemption (le rachat des captifs de la mort) ne pouvait se faire par l’épée, bessif, mais par le renoncement à l’épée, comme l’illustre dans les évangiles ce moment de la Passion où Jésus refuse le secours des armes humaines ou angéliques. Une des très graves erreurs de Mohammed, c’est d’avoir inconsidérément répété la fable selon laquelle un quidam aurait été substitué au Christ sur la croix. Interprétant mal cet événement climatérique il ne s’est pas aperçu qu’il interprétait mal l’épisode abrahamique du Mont Moriah. Le bessif d’Abraham, homme pacifique, absolument prémuni contre les violences du petit jihad, intéresse sa pathétique relation avec son fils. Loin de lui l’idée de combattre pour, s’il en a une, sa religion. Kierkegaard est ici l’herméneute le plus clairvoyant : dans l’instant qu’il lève le couteau Abraham est seul, et ce n’est pas un kufar, un impie, qu’il lui est demandé d’immoler, mais sa propre chair effarée et consentante. Acceptant sa propre immolation le Christ met fin aux immolations substitutives. Le bessif ne concerne que lui. A sa suite les chrétiens propageront leur foi, du moins trois siècles durant, par leur propre sacrifice, non par celui de bêtes innocentes ou de nations rétives. Par après …Faut-il redire aux sourds obstinés à ne pas entendre, avec le catholique Pierre de Ronsard que Jésus-Christ « sans conduire aux champs ni soldats, ni armées, Fit germer l’Evangile ès terres Idumées », ou avec le protestant Jacques Ellul ? «  Lorsque les chrétiens agissaient par la violence et convertissaient par force, ils allaient à l’inverse de toute la Bible, et particulièrement des Évangiles. Ils faisaient le contraire des commandements de Jésus, alors que lorsque les musulmans conquièrent par la guerre des peuples qu’ils contraignent à l’Islam sous peine de mort, ils obéissent à l’ordre de Mahomet ».

Je voudrais croire qu’un islam revu et corrigé, recyclé dans la (post)-modernité, essarté de ses sourates ou versets obsolètes et obstinément rancuniers, dédouané de ses contingences arabiques et historiques, un Islam repensé par des musulmans aux vues larges, à la dialectique fine, à l’esprit œcuménique, tels qu’un Mohammed Arkoun, un Abdelwahab Meddeb, un Abdelmajid Charfi, d’autres …, bref un Islam qui ne serait plus « bête et méchant » ne serait plus passible d’être appelé « religion du sabre ». Je voudrais le croire, mais je ne le crois pas, ou alors ce ne serait plus l’islam, le Coran aurait été échenillé de ses bévues, le Prophète guéri de sa berlue et dessillés ceux qui le tiennent, comme madame Pernelle tient Tartuffe  pour un « dévot personnage », pour le « Beau Modèle », Tel qu’est le Coran, telle qu’est la dévotion confinant à la bigoterie dont il est l’objet, tel que passe pour avoir été Mohammed auprès des oulémas et mu-minoun endoctrinés, il ne peut être, quelque effort que fassent des musulmans de haute lice pour l’adapter sinon aux conditions de la démocratie universelle, du moins à un idéal d’universelle sympathie, que cette « religion du sabre » qu’il a été dès ses origines. Ne connaît-on pas la fable du scorpion et de la grenouille ? Le scorpion est un scorpion. Priez-le de se délivrer de son venin et de son dard ! Tant qu’il n’aura pas brisé l’un (c’est le « sabre »), évacué l’autre (ce sont les versets assassins), sachez, grenouille, frog (tiens ! c’est un sobriquet pour français), que toutes ses promesses, captieuses ou candides il n’importe, ne le retiendront pas d’obéir pieusement à sa nature de scorpion.

J’ajoute une remarque sur la Fatiha. Elle a été souvent comparée au Notre Père. Elle serait la patenôtre des Musulmans. Du moins est-elle la prière islamique par excellence, celle que nul mu’min n’évite de connaître par cœur et de réciter s’il est pieux plusieurs fois par jour. Selon Arkoun la Fatiha devrait inspirer à l’énonciateur « la crainte d’être lui aussi non croyant ». Je veux bien que ce soit le cas si l’énonciateur est à l’instar d’Arkoun une haute conscience morale, s’il a été formé à la pensée du péché et du repentir. Mais prise à la lettre, au premier degré de l’énonciation, que dit cette prière apéritive ? Que le fidèle ne soit point de ceux « qu’encourent Ton courroux », qui s’égarent. Comparez au Notre Père : « remets-nous nos dettes comme … ». Ici le devoir souligné de ne pas faire grief. Là un bref discriminant, un doigt pointé sur les impies, la pointe du sabre émergente : une implicite déclaration de guerre.

 

  • Question drastique : Mohammed fut-il un imposteur ? Le cas le plus critique (le plus comique) – Arkoun ne l’élude pas – est celui de la sourate 33 où Mohammed, épris de l’épouse de Zaïd son fils adoptif, se fait conter par l’Ange une version décente de sa convoitise et signifier par celui-ci que « ce n’est pas un crime pour les croyants d’épouser les femmes de leurs fils adoptifs après leur répudiation ». Ta ta ta ! La supercherie est grosse. Je ne peux que je ne pense à l’histoire biblique de David et d’Uri le Hittite. Faute moins que vénielle, certes, dans la sourate 33 où il s’agit seulement d’évincer Zaïd par la (peut-être comminatoire) persuasion, faute très grave dans le livre de Samuel puisque Bethsabée n’est acquise par le roi qu’au prix de la mort tramée d’Uri. Du moins le récit biblique souligne-t-il et la faute de David et son repentir à la suite de la remontrance que lui adresse sous forme de parabole le prophète Nathan. Dans le Coran Mohammed est nanti d’impeccabilité.

Le Sceau des prophètes, n’ayant pas mis les scellés sur sa semence, eut à la différence du Christ – souligne Arkoun – « une vie sexuelle intense ». Peut-être même quelques-uns de ses thuriféraires l’auront-ils doté d’un pouvoir de séduction supérieur à celui d’un Casanova, d’un pouvoir d’érection supérieur à celui d’Hercule, d’un réservoir de substance séminale supérieur à celui du verrat romanesque de Giono. Je m’émerveille. Mais …le soupçon surgit que l’activité des gonades pourrait avoir quelque incidence sur celle des méninges, que le don prophétique pourrait être perverti par le désir érotique, bref qu’il y a mille et un risques pour Mohammed d’avoir quelquefois confondu les monitions de l’archange avec ses motions libidinales. C’est ce que l’on est en devoir d’induire de l’épisode saillant de Zaïd. Qu’on se reporte à la Bible : aucun des prophètes n’y est tracassé par le prurit sexuel. La plupart d’entre eux au contraire se prononcent avec véhémence contre le libertinage et la débauche. Si Dieu demande à tel d’entre eux (Osée) qu’il s’unisse à une putain, c’est pour illustrer par cette obscénité l’adultère du peuple élu avec les dieux étrangers. Cela semble une loi spirituelle infrangible que l’attention à l’Esprit-Saint comme le nommeront les évangélistes exige une sainteté préalable, c’est-à-dire une rigoureuse abstinence physique et mentale de tout ce qui troublerait cette attention. « Comme un poupon chéri mon sexe est innocent », ce plaintif aveu de l’ermite d’Apollinaire ne suffit pas à garantir l’intégrité de la transmission du message si l’esprit est pollué par les fantasmes. Or il semble bien que Mohammed, après que la fidélité conjugale puis les longues méditations solitaires l’avaient prédisposé à son incontestable charisme de prophète, offrant à son poupon chéri mainte occasion folâtre ait gâté sa clairvoyance çà et là par des images salaces. Quelques versets du Coran s’indignent avec grossièreté que Dieu ait pu avoir un fils ( (VI, 100-101 ; XIX, 88-93) : c’est que Mohammed n’imagine pas, empoissé qu’il est dans les images charnelles, un engendrement qui ne soit pas l’effet d’une fornication. Aussi bien n’imagine-t-il le paradis que comme une rave party, une folle partouze où le droit de cuissage devenu divine licence s’exercera sans lassitude sur des myriades de houris relayées (LII, 24) par des beaux garçons dans un hourra éternel. Condamné, quoi, le fidèle, au coït à perpétuité ! Quelle chute dans la basse atmosphère quand on compare cet autre monde si décalqué sur ce monde-ci à l’autre monde évangélique, aussi différent de celui-ci que l’est de celui-ci le ventre ou l’œuf prénatal. Dans l’Eden second le bref plaisir obtenu ici-bas très bas par les secousses de l’intercourse sera transcendé en jouissance de tout l’être enfin délivré de la sexualité, c’est-à-dire de la mort. Du moins c’est ce que le message du Christ donne à entendre. Comprend-on bien qu’un Dieu qui n’a à offrir à ses dévots dans son paradis que les mêmes délectations que ceux-ci ont déjà goûtées dans la vie triviale n’est qu’une Idole, la projection dans un Ciel illusoire des lourds fantasmes de leur libido ? Comme il est troublant que cet Allah supposé infiniment au-delà de tout ce qu’il est possible de concevoir, affecté de 99 Noms vénérables plus un centième trop mystérieux pour être nommable, n’élève pas ses mu’minoun ressuscités plus haut que la petite routine des fornications !

  • De même qu’il n’est pas possible de présenter l’Andalousie des califes comme un modèle de civilisation pacifique et tolérante sans reléguer dans l’ombre nombre de ses aspects, de même l’on ne peut rendre le Coran présentable à un esprit de haute exigence intellectuelle et spirituelle sans camoufler tel verset, voire telle neuvième sourate qui fait tache, qui rebute, qui répugne. Même Arkoun, si courageux, si honnête pourtant, si hardi à s’exposer à la Neuvième (qui n’est pas avec chœurs, moins encore avec cœur), pratique le camouflage, et il y a tout lieu de penser que les courants mystiques en Islam ont opéré un tri, ont mis en valeur quelques très hautes inspirations – ainsi dans la sourate 24 les fameux versets de la lumière -, oubliant, mitigeant ou négligeant le reste. Mais les Pères Blancs, Frères de Foucauld, Dominicains, depuis quelques dizaines d’années font précisément ce que fait Arkoun, et le font même, sous couleur de dialogue irénique et sympathique, avec un zèle émouvant, très soucieux d’arrondir les angles sinon de supprimer ce qui serait anguleux, stranguleux. La haine islamique des chrétiens, pour ces chrétiens, semble n’être qu’un accident de l’histoire récente ou une réaction aux Croisades.

On doit à la collaboration de Mohammed Arkoun et de Louis Gardet, l’un et l’autre extrêmement qualifiés, L’Islam hier-demain, ouvrage paru en 1978 chez Buchet-Chastel. Or l’un et l’autre, dont l’honnêteté pourtant est insoupçonnable, semblent s’être donné le mot pour éliminer ou élimer du Coran certains mots, voire certains versets par trop désastreux. Je prends tout à trac deux ou trois exemples. Sur la question si délicate de la femme, ni l’un ni l’autre certes n’a le culot d’un Hamidullah statuant que celle-ci est singulièrement bien traitée dans le saint Livre, mais ni l’un ni l’autre ne prend le risque de mettre dans tout son jour le verset 34 de la quatrième sourate où il est dit sans ambages, crûment, drûment, que la femme est inférieure à l’homme[3] – que c’est ainsi (commenté-je) pour l’éternité et que Le deuxième sexe est à brûler pour l’éternité. C’en serait assez, cet apartheid de la femme, pour contester que l’Islam soit une religion universaliste. Gardet le croit pourtant, Arkoun, lui, émet des réserves, mais ni l’un ni l’autre ne s’interrogent sur les versets à mon sens névralgiques où le Prophète se vantant d’avoir émis ses prophéties en langue arabe confesse par là même, quelle que soit sa prédication par ailleurs, que les musulmans dont l’arabe n’est pas la langue seront toujours des fidèles de seconde catégorie – on ne le voit que trop dans des pays comme le Pakistan où une population inculte farcie de sourates pour elle inintelligibles ne retient du Coran que le plus étroit fanatisme.

La question de l’esclavage est emblématique des contournements de difficulté. Une façon humoristique de la traiter serait de considérer avec Jean Paulhan que toute société, qu’elle l’avalise ou non, le légalise ou non, a ses esclaves, et, hors humour l’on n’a pas manqué de dénoncer dans la société moderne l’esclavage du prolétariat dans les usines ou les mines, mais – ce serait une variété d’humour noir – le puissant mouvement de libération inauguré par le manifeste communiste a eu pour effet spectaculaire quoique longuement nié la constitution du Goulag, et la Chine aujourd’hui encore, sous la rubrique du maoïsme héritier de Lénine, entretient des millions d’esclaves dans de véritables camps de concentration. « La raison religieuse », note Arkoun, « jamais /…/ n’a dénoncé l’esclavage ». C’est une manière d’innocenter le Coran. « Jamais » ? Il y a tout de même une parole de l’apôtre des gentils qui, sans le dénoncer précisément, signifie sa virtuelle abrogation qu’implique une « raison religieuse »: il n’y a plus dans une société chrétienne « ni juif ni grec, ni esclave ni homme libre, ni homme ni femme ». Comparons à cet énoncé décisif celui du Coran, non moins décisif (sourate 16, versets 73 et 74) : «Dieu vous a favorisés les uns au-dessus des autres dans la distribution de ses dons. Mais ceux qui ont été favorisés font-ils participer leurs esclaves aux acquits de leurs mains ? Dieu vous a élevés les uns au-dessus des autres dans les moyens de ce monde ; mais ceux qui ont obtenu une plus grande portion ne vont point jusqu’à faire participer leurs esclaves à leurs biens, au point que tous soient égaux. Nieront-ils donc les bienfaits de Dieu ? » . C’est clair comme eau de roche : Dieu veut de toute éternité qu’il y ait différentes catégories d’hommes, certains mieux dotés que d’autres ; de même que la femelle est à jamais inférieure au mâle, de même l’esclave est à jamais, sauf magnanimité du maître ou circonstance exceptionnelle, condamné à l’esclavage. Référons-nous aussi aux lumineux versets de la sourate 23 « Heureux sont les croyants /…/ qui bornent leur jouissance à leurs femmes et aux esclaves que leur a procurées leur main droite ». Arkoun se dérobe ici et à la mise en montre et au commentaire. Malek Chebbel, qui met en lumière la traite des nègres comme l’Islam la pratiqua bien avant les Européens, avec plus d’ampleur que ceux-ci et moins de scrupules, ne cache pas, lui, que le Coran peut légitimer cette désolante pratique. « Plusieurs versets », note-t-il, «  entérinent /…/ l’infériorité de l’esclave par rapport à son maître ». N’oublions pas encore le verset 27 de la sourate 30 : « Prenez-vous vos esclaves, que vos mains vous ont acquis, pour vos associés dans la jouissance des biens que nous vous avons donnés, au point que vos portions soient égales ? Avez-vous pour eux cette déférence que vous avez pour vous ? » Louis Gardet, évitant de citer ces versets désastreux, emprunte les voies tortueuses d’un contournement par atténuations, corrections et indulgence analogique. Le Coran serait suspect ? Attrapons un hadîth : « n’oubliez pas qu’ils sont vos frères ». Soulignons que « le statut d’esclavage reste, pour le musulman du moins, un statut d’exception ». (La réserve « pour le musulman du moins » est impayable). Remarquons que « l’acceptation de l’esclavage par les mentalités du temps n’est peut-être pas très différente en Islam de ce qu’elle fut aux débuts du christianisme ». (Ici encore le style d’approximations atténuatives « peut-être », « pas très », vaut son pesant !). Appelons à la rescousse saint Paul : Ephésiens, 6, 5-9 ; Philémon : 8, 21. Gardons-nous de citer la déclaration révolutionnaire susdite –« il n’y a plus ni Juif ni … »-  qu’on chercherait en vain, quelque délicatesse qu’il eût à l’endroit de son esclave Mus, même chez un Epicure, et dont aucun stoïcien ne propose l’équivalent. Gardet ne dissimule pas cependant, sauf à ne pas insister sur le commerce du cheptel africain inauguré par l’Islam des siècles avant les négriers européens, que l’esclavage   perdura dans les régions du globe gouvernées par la Sourate. L’Arabie séoudite, note-t-il, ne l’a aboli qu’en 1962. Mais il ne dit pas le traitement que les Mecquois réservent jusqu’aujourd’hui à la main-d’œuvre importée. Le mot de Renan sur les martyrs de Lyon – « La servante Blandine montra qu’une révolution était accomplie. La vraie émancipation de l’esclave, l’émancipation par l’héroïsme, fut en grande partie son ouvrage » – éclaire, d’une lumière d’autant plus crue qu’elle émane d’un penseur des Lumières, le tournant éthique du Nouveau Testament par rapport auquel, sur cette question de l’égale dignité de tous les êtres humains, le Coran marque un affligeant recul que parviennent mal à cacher des subterfuges rhétoriques ou des logia non authentifiés. Il n’y a pas trace de Blandine au pays de …Aïcha. Ah ! j’ai tort : l’Arabie ne manque sûrement pas de Blandines, aujourd’hui comme hier, victimes de l’Islam comme l’est Asia Bibi au Pakistan.

 

L’allergie à la religion coranique prend quelquefois des formes excessives. Dans ce moment de l’histoire planétaire où les ressources du pétrole permettent à maint état islamisé une arrogance et une ingérence dont l’Europe se défend mal ceux ou celles que l’épreuve ou une conscience avertie immunisent contre la séduction exercée par les missionnaires d’Allah courent le risque d’être par trop virulents dans la critique. Mon ami Alain S. me communique ce texte d’Imran Firasat, apostat de l’Islam, adressé au Comité constitutionnel espagnol :

« Le coran n’est pas un livre sacré religieux mais un livre violent, débordant de haine et de discriminations.

Le coran est un livre horrible qui incite une communauté appelée « les musulmans » à s’engager dans le djihad, à tuer des innocents et à détruire la paix dans le monde.

Le coran est responsable de tous les actes terroristes commis ces dernières années dans lesquels des milliers de personnes ont perdu la vie.

Le coran est un livre infâme qui oblige les croyants à conquérir le monde entier et à imposer un pouvoir absolu coûte que coûte.

Le coran est un livre qui, en toute légalité, permet et encourage la violence et la haine, ce qui le rend incompatible avec le monde moderne, Espagne comprise.

Le coran est un livre qui établit des discriminations directes entre les personnes.

Le coran est un livre qui n’autorise ni liberté d’expression ni liberté de religion.

Le coran est un livre qui impose des souffrances et tortures aux femmes par ses prescriptions misogynes et injustes.

Le coran est un livre qui enseigne les divisions plutôt que l’unité : les croyants ne sont pas autorisés à créer des liens d’amitié avec les non musulmans, car le coran les considère comme des infidèles.

Le coran est une menace considérable pour la liberté de la société espagnole. C’est un livre qui prêche clairement le djihad, le meurtre, la haine, la discrimination et la vengeance. »

Une telle véhémence dans le décri n’est pas admissible. C’est ignorer tant de versets, voire de sourates qu’un homme de bonne foi sinon de foi ne peut qu’admirer. Saint Thomas d’Aquin, sévère pour le Coran, ne cache pas qu’il comporte de sages consignes ; celles-ci, remarque-t-il seulement, non sans pertinence, se rencontrent dans toutes les traditions spirituelles. Imran Firasat, passant la mesure, déconsidère sa cause. Il n’est pas le seul. On voit en Europe se multiplier les pamphlets contre le Prophète et sa religion cependant que celle-ci avec l’affreuse chari’a tend à y devenir conquérante et ouvertement agressive. Mais les détracteurs frénétiques de l’Islam le seraient moins s’ils ne savaient ou ne sentaient la supercherie ecclésiastique, les atténuations caramélisées de clercs que le souci de dialogue invite indûment à édulcorer le Coran. J’ai pris l’exemple d’un prêtre hautement qualifié, Louis Gardet, d’un point particulièrement disputé, celui de l’esclavage, pour montrer comment la charité peut écorner la vérité. Un recteur d’Al-Azhar aurait proféré, paraît-il, vers les années 70 que l’islam est la « religion de l’amour ». Je veux bien qu’on le cite (j’ai moi-même entendu naguère sur une radio laxiste ce mensonge impudent), pourvu qu’on le raille! Prétendre que l’islam est la « religion de l’amour » relève ou de l’imposture ou de la « Bêtise au front de taureau ». Imaginez Hitler déclarant son amour du peuple juif au camp de Dachau-Allach.

Arkoun ? Revenons à lui. Je suis très frappé du mixte d’audace et de réticence que l’on trouve dans ces Entretiens. J’apprends par ailleurs que Mohammed Talbi, lui-même penseur connu pour sa finesse et sa largeur de vues, s’effraie d’une pensée qui sous couleur de « déconstruire » le Coran viserait subrepticement à le détruire. Je ne crois rien de tel, mais ce que je crois, c’est qu’à son insu même, manœuvré par sa rigueur intellectuelle et son vœu d’attaquer de front les points les plus sensibles, Arkoun ébranle une Maison dont il a le plus grand mal à se faire le défenseur tant il lui paraît évident qu’elle est en ce début du troisième millénaire sapée à la base par le crétinisme de nombre de ses adeptes. Osé-je insinuer que ces Musulmans d’Afrique du Nord, surtout quand leur origine est berbère, sont construits mentalement, comme le sont les roches physiquement pour le géologue, de diverses couches culturelles ? Le vieux filon chrétien qui dort dans le passé de la race affleure dès qu’ils se forment aux méthodes critiques de la modernité, laquelle s’est développée contre le christianisme mais peut engager des victimes du formatage islamique dans une régression intelligente vers le formatage chrétien.

Ebranler la Maison ? Essayer de l’étayer par de nouveaux soutènements ? A certains indices l’on serait fondé à soupçonner chez Arkoun un double jeu, le seul qu’il puisse jouer dans une société où la liberté de penser est très sévèrement restreinte. Il défendrait le Coran éternel, contre l’Islam actuel, avec une imprudence calculée, des arguments si fragiles que le Livre saint apparaîtrait enfin pour ce qu’il est, un recueil assez chaotique et rabâcheur d’inspirations diverses, les unes divines les autres chauvines, qui eut son temps, qui ne perdure aujourd’hui que comme un Mein Kampf de peuples prétentieux et humiliés. Ainsi son insistance à parler de la sourate 9, sa conjecture qu’elle a valeur de testament, sa perplexité ( ?) à constater qu’elle est la seuls à se passer de la « Basmala  liminaire », écrit-il, comme si le Prophète avant de rendre l’âme avait eu scrupule d’invoquer la divine miséricorde en exergue à une série d’imprécations et de discriminations meurtrières – car, faut-il le répéter ? le meurtre des polythéistes y est prescrit et parmi ceux-ci n’importe quel fanatique a licence de compter les chrétiens adorateurs du Christ en sus de Dieu et même (c’est le comble !) les Juifs qui font un fils de Dieu de leur Uzaïr (confusion du toponyme – c’est à Uzaïr qu’il est enterré – et du patronyme, Esdras). Le vieil homme amer et décati semble ici expectorer sa bile, sans que l’Archange Gabriel s’en soit le moins du monde mêlé. Oui, je soupçonne Mohammed Arkoun s’exposant à cette sourate d’avoir tenté sinon d’en soulager le Coran du moins de s’en être lui-même soulagé. Il fait partie de cette élite, hélas trop petite et persécutée, de musulmans prêts à écheniller le Coran de ses versets sataniques (ceux-ci étant plus nombreux que ceux qui valurent une fatwa à Salman Rushdie), sataniques pour autant qu’à l’évidence ce n’est pas le message de Gabriel qu’ils transmettent mais les préoccupations casuelles d’un homme irascible et concupiscent.

 

« L’Islam est la plus complète négation de l’Europe » : ce mot décisif de Renan, ce serait un beau défi que de le faire mentir. Pour l’heure, pour quelques heures encore, la prophétie de Renan se vérifie : l’Islam envahit l’Europe, le pire Islam, celui de ces oulémas qui sont la consternation d’Arkoun, de Meddeb, de quelques autres. Cet Islam-là est à l’évidence la plus complète négation de l’Europe ; l’opium médiatique pour endormir les consciences ne peut avoir de l’effet que sur des consciences que le foot et le foutre ont suffisamment préparées à gober toutes les coquecigrues. Une France (pour ne parler que de « mon » pays) où l’abattage rituel des moutons va de soi n’est déjà plus tout à fait la France ; dans quelques années on peut imaginer l’arrachage de nos plus beaux vignobles puis la métamorphose de Notre-Dame en mosquée. Dans ce moment même de notre décomposition mentale de hautes instances ont décidé d’étendre la notion de mariage à la collusion sexuelle entre deux hommes ou deux femmes. « Mal nommer les choses », je récite Camus, « c’est ajouter au malheur du monde ». C’est en effet un malheur que d’ajouter aux dérives du désir une subversion de l’ordre symbolique. Un Bourgogne n’est pas un Bordeaux, un vinaigre de Xérès n’est pas une huile de Nyons. L’assortiment de deux verges ou de deux vagins n’est un « mariage » que par violence faite au mot, et c’est un mal. Je dirais que, de même, une France islamisée, wahhabitée ne serait, ne sera plus la France. S’agit-il donc, instruit par le très lucide Renan, de bouter hors cet Islam désastreux, dont les premières victimes sont les mu’minoun eux-mêmes ? Je réponds sans ambages : oui, et Arkoun, si je l’ai bien compris, répond oui avec moi, me conforte dans un oui viril, franc.

Poussons encore plus loin. A quel degré de fanatisme brutal, de crétinisation religieuse l’islam peut atteindre, on en eut l’illustration récente au Pakistan moins avec l’incarcération de la chrétienne Asia Bibi coupable d’avoir souillé l’eau d’un puits islamique en osant y boire qu’avec le récit confiée par elle à Isabelle Tollet du drame de sa voisine de geôle, jeune mariée musulmane  : la moto conduite par son mari, lui aussi musulman, dérape, l’engin s’en va heurter une statue du Prophète ; sacrilège ! on les met en prison, bien sûr pas dans la même ; et Zarmina en est morte. J’imagine l’effet que ce récit, dont l’authenticité ne semble pas douteuse, eût produit sur un Mohammed Arkoun. Si j’apprenais, moi chrétien, que des instances ecclésiastiques sanctionnent de la sorte un couple chrétien dont le péché mortel aura été le heurt par leur Honda d’une statue représentant le Christ ou la Vierge, je serais au comble de l’indignation, de la honte, et sur le bord de jeter l’anathème contre ma religion. A vrai dire je n’ai jamais lu nulle part à propos d’aucune croyance le récit d’une inculpation aussi stupidement sinistre. Houellebecq n’a-t-il pas dit sur l’Islam exactement ce qu’il faut dire ?

 

Mais ce que répondrait Arkoun et que je réponds avec lui c’est que jamais au grand jamais la lettre ni l’esprit du Coran n’autorisèrent et n’autoriseront de si monstrueuses aberrations. Sauver donc le Coran de l’Islam ? Me voici rendu, après un examen dont je ne me dissimule pas la sévérité (encouragée par un penseur musulman de haute lice), à ce dialogue islamo-chrétien dont je fus naguère partie prenante et dont je continue malgré l’obscène offensive aujourd’hui des oulémas contre l’Europe aux croulants parapets à ne pas désespérer. Pourvu que … Je reprends le mot terrible (terriblement lucide) de Renan : « L’islam est la plus complète négation de l’Europe ». Tel qu’il était au temps de Renan, tel qu’il est « aujourd’hui plus qu’hier et bien moins que demain » en sa version wahhabite, salafiste ou Tariq Ramadan, c’est vrai, sinon que l’Europe se reniant aujourd’hui elle-même on ne voit pas pourquoi elle ne se couvrirait pas de mosquées, ses femmes de burqas, ses étals du sang de bêtes rituellement massacrées. La crétinisation par le shoot est en bonne voie, elle se complètera de la crétinisation par la chari’a, dont les musulmans, je le redis, sont les premières victimes. Mais ce désastre (en cours) est-il inéluctable ? N’y a-t-il pas moyen de sauver, non seulement le Coran de l’Islam – c’est l’option d’un Meddeb, d’un Arkoun -,mais (c’est la mienne et peut-être aussi mais subtile, subreptice, la leur ) le Coran du Coran ?

…Sourate 17, verset 88 : «  Dis : si les hommes et les jinns s’unissaient pour produire quelque chose de semblable à ce Coran, ils ne produiraient rien qui lui ressemble, même s’ils s’entraidaient ». Un musulman doué d’esprit comprendra qu’un étranger à la religion islamique s’esclaffe à une parole aussi outrecuidante, où le manque de tact, de goût, de hilm soit aussi flagrant et désopilant, où l’on sent le brocanteur, le charlatan qui fait de la réclame, le mercanti que ses fonctions auprès de la riche Khadîja auraient dû prémunir contre cette sorte de pub. N’importe qui a la plus petite expérience de la littérature universelle sait fort bien que, si l’on veut s’exprimer sur le mode emphatique et publicitaire, autant peut en être dit de bien des livres, à commencer par les Psaumes ou Job, et l’on ne manquera pas de souligner que la Divine Comédie à maint égard est une œuvre considérablement plus époustouflante que le Coran. Dois-je mentionner le Tao, les Upanishad ? … Quant aux évangiles, ou ce sont les divagations de grands bêtas qui se sont laissé enfariner par un bluteur de balivernes, ou ce sont des témoignages qu’aucun homme, aucun djinn de soi-même n’aurait le culot de produire. Ce qui est vrai dans cette assertion ampoulée où il est visible que le Prophète fait du tam-tam pour se rendre crédible, c’est qu’aucun livre comme celui-ci n’a eu jusqu’aujourd’hui le pouvoir d’écarter de la Bible des millions de lecteurs et de rendre vraisemblable pour ceux-ci la fiction d’une dictée divine. Ce constat pourrait engager le juif ou le chrétien, l’un et l’autre accusés par Mohammed d’avoir falsifié leurs Ecritures, à juger sans indulgence et même avec mépris une Ecriture qui s’arroge sans autre preuve que l’énonciation péremptoire de ce Mohammed le privilège d’une exclusive authenticité.

Je veux tenter en chrétien une échappée œcuménique en adoptant un point de vue érasmien. Première remarque : l’Islam est satanique – ainsi pensait, nonobstant sa profonde empathie, Louis Massignon ; ce jugement est confirmé par une parole testamentaire du père Voillaume, héritier spirituel de Charles de Foucauld, insinuant que le Diable n’aurait rien trouvé de mieux que l’Islam pour tenter de détruire le christianisme. Deuxième remarque : nous avons mérité la prise de Jérusalem puis celle de Constantinople par l’infidélité de Byzance aux préceptes évangéliques, et je me dispense, tant nos médias sont diserts sur le sujet, d’énumérer les atrocités dont le catholicisme romain s’est rendu coupable. Nous méritons maintenant la peste coranique dévastant l’Europe, celle-ci ayant renié ses racines chrétiennes et s’abandonnant au matérialisme hédoniste. Et si je cédais à la tentation de poursuivre sur ce mode sarcastique je n’hésiterais pas à dire qu’il vaut évidemment mieux fréquenter la mosquée et se plier à la routine quotidienne des cinq prières que de lire aujourd’hui dans le journal L’Equipe au prix d’une heure perdue le récit des matches qu’au prix d’autres heures perdues l’on aura regardés la veille à la télé. Il me paraît évident que notre civilisation « occidentale », performante dans les techno-sciences, est, s’il s’agit d’héroïsme, de sagesse ou de sainteté, fort en régression sur les façons anciennes de penser. De là le regain d’intérêt, l’actuelle vogue, chez des esprits débrouillés, de l’épicurisme, du stoïcisme, du cynisme, du cyrénaïsme voire de la sophistique etc s’ils sont férus de culture latino-grecque, ou du taoïsme, du bouddhisme, du tantrisme, du confucianisme etc s’ils inclinent vers l’Extrême-Orient. Il n’y a donc pas à s’étonner qu’un Riberi, dont la tête est mieux faite pour donner dans un ballon que dans des idées, se convertisse à l’islam qui lui offre avec son catéchisme sommaire un supplément d’âme que lui refuse le stade.

Ne nous arrêtons pas à passer en revue la longue liste des crimes commis au nom du Christ, mais contre son enseignement, depuis qu’un empereur se fit chrétien, ni la liste non moins éprouvante des crimes islamiques, hélas autorisés pour nombre d’entre eux par le Coran, liste qui journellement s’allonge en tout pays où l’islam tient le pouvoir. N’ironisons même pas sur l’impayable imprudence du Prophète (sourate V, verset 17 ) assurant que Dieu, pour punir les chrétiens d’avoir falsifié leurs écritures, a « suscité entre eux l’inimitié et la haine qui doivent durer jusqu’au jour de la résurrection ». Certes c’est un des versets du Livre les plus ridicules quand on se rappelle que trois siècles durant les chrétiens se signalèrent par l’amour fraternel et qu’à peine trente ans après l’Hégire les musulmans se livraient déjà au jeu peu édifiant de s’étriper en sorte qu’un autre verset fameux (III, 110), « vous êtes la communauté la meilleure surgie parmi les hommes » ne peut produire chez un lecteur averti que suffocation ou dérision. Ah ! Le lecteur averti qui aura poussé la patience de me lire jusqu’à cet alinéa risque d’être convaincu qu’en désaccord avec l’autorité ecclésiastique, en rupture franche avec l’œcuménisme et notamment l’esprit d’Assise tel que le suscita Jean-Paul II je tends à préconiser, sur le mode optatif (le seul qui me soit permis), la désacralisation radicale du Coran qui, loin de rendre superflu tout autre écrit comme l’idée en fut prêtée (à tort) au calife Omar, viendrait se ranger sur les rayons de la bibliothèque universelle en bonne place mais sans suprématie aucune, conséquemment à souhaiter l’élimination de la croyance et des rites religieux dont le Coran est fauteur. Eh bien, ce lecteur se trompe. Et c’est ici, après ce détour hérissé de dards, que je voudrais rejoindre Mohammed Arkoun en posant avec lui, écartés les clichés du commérage médiatique, la question d’un islam qui ne serait ni bête ni méchant, c’est-à-dire d’un Coran épépiné de tout ce qui induit ses sectaires à l’être.

 

Que l’islam soit condamné à disparaître, c’est infiniment probable. Son expansion actuelle ne doit pas faire illusion. Le savent les musulmans éclairés. Le Coran sent trop le naphte. « La désagrégation terminale de l’islam », comme dit Dantec, se laisse pressentir à certains indices dont la prétention salafiste de revenir à l’Umma originelle n’est pas le moindre cependant que les sectaires de cette obédience sont déjà entre eux en bisbille (incident tunisois, ce mois d’août 2012, à propos d’une mosquée). Cependant cette désagrégation, cette disparition ne concernent, me semble-t-il, que les formes actuelles dominantes d’un mouvement religieux appelé à perdurer pour le bien commun de l’espèce humaine et les exhortations ou adjurations d’un Livre qui fut à quelque égard divinement inspiré, cela pour moi ne fait pas de doute, et comment ce Livre, cette religion se seraient-ils maintenues vaille que vaille jusqu’aujourd’hui, si des pépites d’or pur n’y étaient pas mêlées à l’or noir de la vindicte, de la rouerie et de la confusion ? Je dirais même, et je l’exposerai tout à l’heure, comment il importe que la prière coranique persiste à côté des prières chrétienne ou juive pour autant qu’elle répond à des sensibilités locales et à des routines ataviques, cependant que celles-ci (les prières juive ou chrétienne) souffrent, elles aussi à leur façon, de monomanies héréditaires. Ce qu’énonçait Camus au terme de son Homme révolté – « chacun dit à l’autre qu’il n’est pas dieu » – autrement énoncé donnerait : chaque religion dit à l’autre qu’elle n’est pas aussi universelle dans ses pratiques qu’elle le prétend.

Nul relativisme, cependant. Chrétien, j’entends bien qu’il n’y a aucune soustraction à faire dans les évangiles et j’ai la certitude que Celui qu’ils attestent est beaucoup plus qu’un prophète. Catholique, je me veux, pour autant que m’assiste l’Esprit-Saint, fidèle à l’autorité romaine, faisant mienne la déclaration d’une Thérèse d’Avila ou d’un Montaigne « tenant pour exécrable » (c’est au chapitre des prières) « s’il se trouve chose dite par moi ignoramment ou inadvertement contre les saintes prescriptions de l’Eglise catholique, apostolique et romaine, en laquelle je meurs et en laquelle je suis né ». J’accorde à l’auteur du Coran (qui n’est pas, foi d’ânesse, l’ange Gabriel !) que les anâjil sont des récits fragmentaires, conjoncturels, que Jésus a dit et fait bien plus que ce qu’ils rapportent – c’est souligné à la fin de l’évangile selon saint Jean (« Jésus a fait bien d’autres choses encore, si on les relatait par le détail, je ne crois pas que le monde lui-même pourrait comprendre les livres qu’il en faudrait écrire ») par une formule hyperbolique dont se souviendront les Pirké Abot et à la suite de ceux-ci le Coran répétant la sublime image rabbinique – »si la mer était une encre pour décrire les paroles de mon Seigneur, la mer s’épuiserait avant les paroles de mon Seigneur ». Je concèderai même à l’auteur du Coran que les évangiles sont comme des tissus dont quelque maille çà et là a lâchée et qu’on a réparés par un astucieux travail de reprisage. Les exégètes sont habiles à déceler ces reprises et en apprécier la portée. Mais l’idée que le Coran, lui, serait dictée divine exactement transcrite sans que le truchement, Mohammed, ou ses fondés de pouvoir (les premiers califes) ne soient intervenus, ne se soient interposés, n’aient sollicité, infléchi, diverti quelquefois la Parole, la faisant servir à leur usage personnel, cette idée est si stupide qu’à moins d’une régression totale de l’espèce humaine vers les singes anthropoïdes on peut prophétiser qu’elle ne tardera pas, usée jusqu’à la corde par la critique des derniers siècles, à disparaître. On sait bien par ailleurs que le « saint Coran », comme disent les dévots, n’est qu’un des Corans peu à peu constitués, que le zèle des propagandistes a éliminé des versions concurrentes afin d’entretenir la superstition que celui que l’on connaît serait divinement, absolument l’Unique proféré par l’Unique. Je ne serais pas insolent si je murmurais que cela qu’on nous impose comme le Livre des Livres, transcendant les écritures, est une Mahommeyade plus probablement que la transcription scrupuleuse de ce que le Prophète aurait recueilli de la bouche de l’Ange. Lui-même, le Prophète, est-il « le Beau Modèle », comme ses dévots l’affirment avec une onction toute sacerdotale ? J’ai déjà dit, me fondant sur les historiens les plus sérieux, qu’il ne le serait que si l’envie, l’ire, l’impatience, la ruse, l’appétit sexuel, la cruauté, l’ivresse du pouvoir sont des vertus dignes d’admiration. Mais à ce compte Mohammed ne manque pas de rivaux et je ne lui donnerais pas de primesaut la palme. En revanche de Celui qu’attestent les évangiles rien ne peut être dit, à moins de fictions sentimentales ou salaces, qui n’en fasse l’exemplaire achevé d’une manière de vivre indemne des vulgaires passions.

« Nous n’avons jamais lu le Coran », titre attractif d’un essai du tunisien Youssef Seddik. Plût à Dieu que ce musulman ingénieux, perspicace, fécond en idées suggestives, ait raison ! Hélas, nous l’avons lu, ce satané bouquin. Et nous souhaiterions qu’on cesse d’y lire ou mieux qu’on en retranche tout ce qui porte les stigmates d’un moment historique, les marques d’une mentalité locale, tout ce qui rétrécit la notion la plus générale et généreuse de l’homme et – cela au premier chef m’importe – qui blesse la conscience chrétienne. N’ai-je pas lu dans le Coran cette sottise que Jésus n’aurait pas été crucifié ? que le Credo inclurait la divinisation de Jésus et de sa mère ? Cette ineptie se trouve à la fin de la sourate La Table, que Youssef Seddik trouve admirable et où je déplore, moi, que Mohammed ait le toupet de prêter à Jésus un petit discours qui contredise l’ineptie susdite (« prenez pour dieux moi et ma mère plutôt que le Dieu unique ») – on l’en loue – mais contredise aussi, sans aucune autorité, ce qu’Il dit de Lui tel que rapporté dans les évangiles. « Nous n’avons jamais lu le Coran » ? Les soufis, dont Youssef Seddik fait le plus grand cas, semblent l’avoir lu avec un filtre qui leur permît d’éliminer toutes les scories d’un texte souvent inspiré, quelquefois mal inspiré. Les versets de la lumière dans la sourate du même nom (médinoise me le faisait remarquer le Père Caspar) sont merveilleux, je me réjouis de les avoir appris par cœur. Mais les soufis sont-ils encore des musulmans ? Dans un trait d’humeur qui est aussi un trait de génie Roger Arnaldez le nie. Sans doute s’affichent-ils comme tels, mais le feu de leur foi dément leur profession de foi. Les salafistes ne s’y trompent pas, qui les persécutent pieusement. (Ce jour même, en Libye, destructions fanatiques). Et Ibn °Arabi a-t-il lu dans le Coran  ce poème où il résume en peu de vers sa pensée religieuse : « Mon cœur est devenu capable de toutes les formes Une prairie pour les gazelles Un couvent pour les moines Un temple pour les idoles Une Ka’ba pour le pèlerin Les Tables de la Thora Le Livre du Coran Je professe la religion de l’amour et quelque direction que prenne sa monture L’Amour est ma religion et ma foi » ? Il est évident pour tout lecteur du Coran qui s’en tiendrait à sa lecture suivie, laborieuse, méticuleuse, exhaustive, verset après verset, sourate après sourate, que rien n’y autorise une telle ampleur de vues, une si large tolérance, un œcuménisme (le mot n’est pas ici incongru) si généreux. Sourate II, verset 115 : « Ceux à qui nous avons donné le livre et qui le lisent comme il convient de le lire « … Non, Ibn °Arabi ne le lit pas « comme il convient de le lire », c’est un autre livre ou un livre mussé dans le Livre qu’il lit, en musulman émancipé de son étroite religion. Et je soupçonne un Youssef Seddik, un Mohammed Arkoun, eux aussi, de lire un Coran dont tout le poison a été éliminé et dont le palimpseste est l’Evangile. Il s’agit alors, imaginant au prix d’un anachronisme que Mohammed (ou l’Ange), pareil à Nietzsche, aurait joué au jeu des vérités éclatées, multiples, inconciliables dont l’ultime leçon serait qu’il n’y a aucune leçon sinon l’endurance joyeuse de la pensée, il s’agit alors de regarder les sourates de très haut, d’un œil d’aigle, de ne plus rien y voir de tatillon, d’étroitement prescriptif, de dogmatique, de péremptoire. Alors on insinuera avec une audace vertigineuse que les inspirations du Quraïshite sont interprétables à la lumière de l’Ethique, Allah n’étant que des noms possibles du Dieu/Nature de Spinoza, et alors le jugement sévère de Lévi-Strauss sur l’Islam, qui consterne Mohammed Arkoun, serait invalidé. « Nous n’avons jamais lu le Coran ». Eh bien, continuons, avec l’aide de Dieu, de ne le pas lire. Ou lisons-le comme Ibn °Arabi, mais ce comme signifierait un exploit aussi exceptionnel que de trouver dans le Carmen saeculare d’Horace la substance de La Montée du Carmel.

Quoi qu’il en soit du Prophète et si obéré que soit son Livre par les impuretés d’une imagination charnelle ce Livre n’aurait pas fécondé dans la durée (déjà plus de treize siècles), je le répète, une religion qu’il est juste de dire grande par le nombre de ses adeptes, les splendeurs de sa civilisation et la qualité spirituelle de ses élites s’il ne s’y trouvait donc, mêlées aux scories, des pépites d’or pur. Jean Daniel a osé une Bible nouvelle, sélective, où des extraits du Coran seraient adjoints à des extraits de l’un et l’autre Testaments. Le coup est-il bien joué ? C’est un coup de maître, dont un wahhabite, un salafiste, un Tariq Ramadan devraient s’ils ont une once d’esprit s’effaroucher que dis-je s’indigner puisqu’il s’agit de compromettre le Livre censé l’éliminer avec la Bible dont il devient un département, un supplément, une rectification susceptible par comparaison d’être elle-même rectifiée. Mon bon Ange me susurre même que le Coran pâtira, pour tout lecteur éclairé, de ce voisinage avec Job ou Jean. Mais je ne pense pas que Jean Daniel ait voulu, comme un président de notre république associa naguère pour le couler le P.C. à son gouvernement, rendre la sourate vomitive parce qu’elle serait servie avec les Psaumes ou les Lamentations. Quant à moi, je ne retirerais pas des malebolge où Dante l’assigne ce Maometto qui fut seminator di scandalo e di schisma, mais je ne refuserais pas d’accueillir, du moins dans ma liturgie intime, et de ruminer nombre de ses versets dont précieuse est la substance. Il me vient de dire du Coran ce que Pascal disait de Montaigne : « Ce qu’il a de bon ne peut être acquis que difficilement ». Aussi ne l’acquièrent dans le monde islamique – je continue en clef de Pascal – que les simples fidèles et les Meddeb, Arkoun, Seddik. La strate médiane, celle des oulémas ou talibans, est constituée de demi-habiles, demi-intellectuels, demi-spirituels, qui ergotent, argumentent mal, arguent des pires versets du Coran pour légitimer la chari’a, et pratiquent aux fins de conquérir la planète le double jeu de l’énonciation-caramel quand ils veulent séduire et de la virulence quand ils sont en position de pouvoir. Ceux-ci produisent l’« étatisation du religieux » déplorée par Mohammed Arkoun. Il faut sauver le Coran du Coran et les musulmans de l’Islam : c’est ce que ne comprend pas un Tariq Ramadan, sous ses dehors séduisants un virtuel SS de la sourate (demi-habile selon la hiérarchie pascalienne) (Mohammed Arkoun le désignant comme l’antipode de son climat mental) (et qui feindrait encore d’ignorer la connivence entre fascisme et frères musulmans ?). Il faut sauver le Coran du Coran, et le Prophète des ratés de la prophétie.

Ainsi le catholique romain que je suis, prémuni contre le totalitarisme d’Eglise, hésite-t-il entre le souhait de voir les fidèles d’Allah rejoindre les ouailles du Christ, convaincu qu’il aura manqué à l’Islam le joint très fort, l’épissure de l’amour de Dieu et de l’amour du prochain, cela qu’illustre la première épître de Jean, le Visage de Dieu discernable dans un visage, cela qui indigne l’ordinaire conscience musulmane (faute de quoi cependant Dieu-Allah, tout Rahmân qu’on le dise et redise, n’est plus qu’un zombie suspendu au haut de la grande vergue des rêveurs de l’Absolu) et la résignation sereine à ce fait que des millions de mu’minoun depuis plus d’un millénaire ont des pratiques de piété différentes des nôtres et difficilement convertibles si bien qu’il est raisonnable et juste, pour autant qu’elles ne blessent pas les fondamentaux du raisonnable et du juste, de les admettre et de les respecter où qu’elles s’expriment. Je touche ici au point le plus critique. Trois remarques.

Ceci d’abord. Dieu, grimé en « Allah » tel que le tam-tamisent les dévots fanatiques, m’inspire une extrême répulsion. Il apparaît, paraît-il, 1697 fois dans le Coran[4]. C’est 1690 de trop. Je me sens aujourd’hui, dans une Europe menacée par les minarets, plus proche d’un athée paisiblement impie, tel André Comte-Sponville ou Marcel Conche, que d’un musulman dont Dieu est à l’évidence, sans qu’il s’en doute, la maussade et massacrante Idole. Le « Dieu » de Tariq Ramadan est-il le mien ? Non, non et non. Trois fois non. En revanche l’athéisme d’un philosophe épris des pré-socratiques, ou celui d’un Martin du Gard et d’un Gide, m’est tout proche, parce qu’ asymptote à la foi dans la rigueur même de ses négations. Je préfère un athée qui nie le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob à un croyant que fanatise le Dieu d’Ismaël et de la Ka’aba. Telle n’est pas, par ces temps qui délestés du dépôt séculaire galopent, l’option de mon Eglise : elle répugne à rejeter l’islam (même celui, pandémique, des pétro-dollars) parce que ses fidèles, même les pires, se prosternent devant le Seigneur des mondes. Et c’est vrai que la discrimination des hommes qui se savent en Sa dépendance et de ceux qui s’arrogent illusoirement les pleins pouvoirs est importante. « L’espérance a les yeux plus ouverts que l’algèbre », Fârâbî voit plus clair que Trotski. Dans le premier moment de sa trouvaille Jacques Keryell me fit un vibrant éloge de l’ouvrage d’Ibn Waraq (Pourquoi je ne suis pas musulman) puis, s’étant rendu compte que ce renégat converti aux « Lumières » méprisait la religion en général, ne m’en souffla plus mot. Mais je garde en mémoire l’énoncé drastique de Maurice Zundel : « Dieu, ce cauchemar ». Que le Dieu de l’Islam soit par quelque aspect un cauchemar – « cauchemar » ne serait-il pas son centième Nom improférable ? – qu’Il soit, matraqué par les oulémas, un cauchemar, cela n’aura sûrement pas échappé à un Arkoun.

Mais ma seconde remarque est pour tirer en faveur de l’Islam la conséquence de la mort de Dieu dans une Europe elle-même morte. Ce Dieu mort, comme Nietzsche meilleur prophète que Mohammed l’avait constaté, c’est Celui de la chrétienté. L’effondrement du christianisme européen est patent. On s’en aperçoit moins aux sondages– qu’importe le chiffre, ce « flocon de l’incommensurable » ! – qu’à l’expérience quotidienne de la vie dans les groupes sociaux à commencer par les familles où la dévotion dominicale quand elle subsiste encore n’est le plus souvent qu’une corvée de routine, et à la religion substitutive dont les effets de masse et de massive crétinisation grâce aux médias sont sans précédent dans l’histoire de l’humanité. Les églises sont vides, les stades, pour les « messes » du ballon rond, pleins à craquer. Le président d’un club de foot est un personnage beaucoup plus considérable qu’un évêque, on s’en assure à la consultation des radios nationales qui donnent religieusement les dernières nouvelles concernant le Paris-Saint-Germain ou les derniers résultats de la ligue des champions mais sont assidûment inattentives à ce qu’élaborent les têtes mitrées. Dans un tel moment de détresse spirituelle comment l’Islam, même le plus débile et servile dans l’ordre de l’esprit, ne représenterait-il pas, tant que le shoot n’a pas marqué un point décisif sur la chari’a, un progrès sur le crétinisme ambiant ? Et voilà que tirant la plus rigoureuse conséquence de ce constat – l’Europe shootée est morte – il faut n’accorder plus la moindre valeur au vieux diagnostic de Renan : qu’importe que « l’islam soit la plus complète négation de l’Europe » si l’Europe elle-même reniant ses racines chrétiennes s’est reniée ?

Ma troisième remarque sera sur le mode optatif. La sorte d’islam qui infecte aujourd hui l’Europe est à peu près la pire, c’est elle qui tient non seulement la rue passante mais aussi le haut du pavé, courtisée qu’elle est par nos édiles, ce n’est certes pas celle dont rêvent un Arkoun ou un Meddeb. Je dirais en me souvenant des prophètes bibliques que nos péchés nous condamnent pour un temps à subir une fièvre naphteuse qui est la vulgate wahhabite de la prophétie médino-mecquoise. Quel serait un Coran, quel serait un Islam expurgé des poisons qui altèrent l’esprit de ses oulémas et   compatible avec le génie européen ? Pour le Coran, j’en ai déjà touché un peu plus qu’un mot : tout ce qui y transpire le ressentiment, qui délire sur la chose chrétienne ou juive (le nec plus ultra, à cet égard, se trouve dans la sourate IX, verset 30), tout ce qui justifie l’esclavage et la condition subalterne des femmes, tout le radotage frénétique sur les sept enfers et les exécrations conséquentes, tout cela doit être échenillé. Le vieux Mohammed, à l’instar d’Homère, aura somnolé quelquefois ! Pour la pratique de l’Islam, voici ce qui devrait paraître souhaitable à une conscience européenne éclairée, exigeante, forte de ses acquêts civilisationnels, indemne de componction perverse et de pleutrerie. (Je joue à croire, mon lecteur le comprend, que l’Europe n’est pas morte ou qu’elle est susceptible de ressusciter). Le Ramadan ? Substituer à cette abstinence diurne totale (jusqu’à la peur d’avaler sa salive !) suivie du nocturne ramdam, nuisible pour la santé de l’individu (quoique disent les dévots) et pour celle du corps social (fatigue, irritabilité) un jeûne plus souple, mieux adapté à la cité moderne, moins grégaire et plus spiritualisé. La viande halal ? Pitié pour les bêtes. La peur du porc ? Comme si Dieu se mettait en rogne contre toi, mu’min, parce que tu auras mangé un bout de lard ! Le Christ a chassé du temple une bonne fois au bénéfice de la vraie foi ces prescriptions matérialistes et tâtillonnes dont l’on voit bien qu’elles n’eurent pour intérêt dans les premiers temps d’une éclosion religieuse que de souder ensemble en une communauté compacte et opaque des êtres que la civilisation globale appelle en ce troisième millénaire à se dégager de ces rites et interdits agglutinants. La burqa, le niqab ? Non, évidemment. La circoncision ? Le Coran n’en souffle mot. Bref, adaptez votre Islam aux pays qui vous accueillent, ne commettez pas l’incivilité grossière d’introduire vos mœurs sans les émonder là où tout, jusqu’à l’air et aux pierres, à la croix et au cep, les rend irrecevables.

Passant à la considération de ce qui se déroule actuellement sous nos méridiens entre Reggio di Calabria, Molenbeck et Kiruna je proposerais, toujours sur le mode optatif mais cette fois avec la certitude de m’appuyer sur des réalités psychiques, la distinction pascalienne, appliquée à la communauté musulmane, des trois niveaux de qualification spirituelle. A la base, au plus bas (ce « bas » n’étant nullement péjoratif) se trouve l’humble, tenace pratique des rites et des vertus traditionnels : il se perpétue ainsi un bon peuple qui ne demande qu’à bien vivre entre coreligionnaires selon l’ancestrale coutume, ne songeant nullement à infliger sa croyance à ceux dont il est l’hôte voire le compatriote. Au sommet il y a ceux dont s’éveille l’Intellect, hwn’ dans le langage d’Isaac le Syrien, cette fine pointe de l’esprit qui touche le Réel divin ; ceux-là peuvent dire comme Pascal en son Mémorial : « Certitude. Certitude. Sentiment. Joie. Paix ». Tout proches d’eux il convient de placer les virtuoses de l’esprit, tels un Arkoun ou un Meddeb, dont l’adhésion au Livre est mitigée par une allergie aux dogmes, une liberté à l’endroit des rites et au moins un soupçon de doute. Très au-dessous de ceux-ci se situent les « demi-habiles » dont l’intelligence peu développée et fanatisée parce que peu développée concocte un mixte de dogmatismes politique et religieux. Ce sont les oulémas dont la « continuité » – je le redis avec Arkoun – est désespérante », « gardiens de la foi » qui ne le sont en vérité que d’une croyance fossile, bourrés de convictions agressives faute d’avoir gagné le pôle de la certitude mystique. A ceux-là, pour le bien et du corps social en sa totalité et de l’Umma islamique en sa spécificité, il conviendrait de recommander une cure laxative de doute pour évacuer les étrons de leur détonnant Allah akbar. Que ton Dieu ne se dise qu’on the tip of the tongue and the toes, qu’Il se lise, mu’min, sur ton visage, qu’Il soit l’aurore boréale d’un sourire angélique. Ah ! ce n’est pas ce Dieu-là que transpire la gueule d’un salafiste braillard ! Au fond, que demandé-je à un musulman pour que son insertion dans une Europe qui n’aurait pas cessé d’être l’Europe fasse mentir l’assertion de Renan ?…

 

Utopiste, idéaliste ? Je continue. Mon vœu n’est pas d’abolir l’islam ni le Coran, pourvu que soient épouillés l’un et l’autre. Car tout catholique romain que je me veuille, j’ai à cette heure la certitude, résignée et réjouie, que d’autres façons de croire et de pratiquer une croyance sont inéluctables voire souhaitables. Nul relativisme cependant, je le répète. Celui qui a dit – et il n’y aucune raison de tenir cette parole pour fictive –  « Je suis la voie, la vérité, la vie » indique par là qu’Il est beaucoup plus qu’un prophète. Menteur le prophète qui le nie. Mais si je suis intransigeant sur cet article de foi qui est le fondement même de l’acte de foi tel que seul le chrétien, comme l’a admirablement montré Kierkegaard dans son Ecole du christianisme, est appelé à l’oser je puis et même je dois accueillir la diversité des croyances et des rites et ne pas méconnaître que la chrétienté comme l’Umma musulmane est composée de fidèles au cœur simple, de mystiques ou virtuoses de l’Intellect et de demi-habiles, dogmatistes et donc étriqués, intransigeants. Ayant écrit cent pages en manière d’apologie du Dogme je n’en suis que plus à l’aise pour mettre en cause non les énoncés dogmatiques tels quels mais les scories mentales qu’ils sont susceptibles de devenir et, je le crains, qu’ils sont quand la foi du fidèle s’est habituée, figée en croyance. Je prends un exemple : arpentant à Tunis l’avenue Bourguiba, passant devant la cathédrale je fus mainte fois saisi de deux sentiments contrastés : cette foule, me disais-je, ignore qui est Jésus-Christ – c’est poignant ; mais ne serait-ce pas la narguer que de lui infliger avec la salutation angélique la formule « sainte Marie mère de Dieu » ? Soyons précis et prompts, c’est-à-dire exigeons la lenteur inspirée : il y a dans les évangiles et les épîtres de Paul tous les éléments d’une démonstration que Jésus-Christ est un homme et plus qu’un homme, mais sa divinité ne se donne à découvrir que par une capillarité d’indices convergents ; elle est à redécouvrir jour après jour dans le partage fraternel ou le recueillement de l’oraison. Enoncée d’abrupt, proclamée par routine elle perd consistance. Je comprends le juif ou le musulman qui la conteste, qu’elle choque. Je suis, dans une région de moi-même ou sur un vecteur de mon évolution spirituelle, juif ou musulman. A Mohammed comminatoire qui profère dans la sourate 112 son bref évangile en quatre sentences – « Dieu est un C’est le Dieu éternel Il n’a point enfanté et n’a point été enfanté Il n’a point d’égal » – j’oppose la sonate opus 111, eschatologique, où Beethoven nous livre sans mot dire en un frisson de triples croches et de trilles un message plus divin que le Coran. « Dieu est un » ? Soit, pourvu que cet un ne soit pas un chiffre, cela (Simone Weil l’a pointé) le réduirait à n’être qu’une Chose. « C’est le Dieu éternel » : on le sait. « Il n’a point enfanté et n’a point été enfanté » : prophète, d’où le sais-tu ? Qui prouve que c’est l’Unique ici qui t’a inspiré ? « Il n’a point d’égal ». Faux ! Chacun des trois, Père, Fils, Esprit, est intégralement Dieu. Le niet du Coran au dogme chrétien est net. Non moins net mon niet au Coran. Je suis intraitable. Où La Mecque affirme avec aplomb Rome riposte avec le même aplomb, et je tiens que c’est Rome qui voit clair. Tel est, si je m’y amuse, le clash des incompatibilités. Mais si le musulman renonce à être péremptoire, comminatoire, enkysté dans son arrogance, si Tariq Ramadan, devenu assez courageux pour entrer avec Mohammed Arkoun en un vrai dialogue (avec lui, dit-il, « la communication (au sens fort et réel) est impossible »), met un bémol de doute à ses présupposés et une pédale d’atténuation à sa pieuse propagande, alors je lui concèderai que l’affirmation de Jésus-Christ Dieu et homme, de Dieu Un et Trois ne va pas de soi, qu’elle se tisse dans la plus fine soie filigranée au fil des évangiles, qu’elle exige une ardente veille et comme un héroïsme spirituel ; alors je lui concèderai que l’énoncé « Marie mère de Dieu », auquel j’ai tendance à substituer en mémoire de Bernanos « Marie plus ancienne que le péché », est une audace conciliaire en forme de déduction logique à laquelle adhèrent de grand coeur le simple fidèle et l’âme sainte mais qui gêne quelque peu les chrétiens formés à la critique. Au fond le purgatif du fanatisme c’est, appliquée à la chose religieuse, la question « comment peut-on être persan ? » des célèbres Lettres. Je vois très bien comment un musulman est possible et comment il est louable, je le vois fort bien, par exemple, quand je médite, extraits du Coran, de beaux versets où se disent les Noms divins. Qu’en retour le musulman– ce serait la moindre des civilités dans l’Europe de Montesquieu (ah ! qu’il est loin, Montesquieu !) – comprenne comment il m’est impossible d’être musulman. Renan s’est-il trompé, hommes d’Allah, en vous décrivant la tête cerclée d’un tortil de fer, et après lui Lévi-Strauss vous imaginant allergiques à l’idée même d’une dévotion différente de la vôtre ? Prouvez-le nous, montrez-nous que vous n’habitez pas une prison de dogmes, de préceptes et d’exécrations, rendus sourds par vos sourates à toute Parole qui n’est pas inscrite dans votre Coran. Je vous concède que ce tortil de fer autour du crâne, qui semble pour la plupart d’entre vous une fatalité, menace tout ressortissant, pieux ou laïque, d’une religion close. Mais le risque ordinaire, pour tous les croyants dont la foi n’a pas été secouée par le grand vent du doute ou portée par le courant ascendant de l’amour jusqu’à l’expérience mystique, c’est de rester enfermés dans leur Bulle, dans le cocon du Dogme et le ronron liturgique. Je suis douloureusement frappé de constater chez la plupart de mes frères en Christ un enfermement dans les courtes certitudes de leur Credo comme s’il allait de soi alors que chacun de ses énoncés qui sont des coups de sonde dans le mystère exige une dévotion héroïque. Je m’adresse non aux simples, non aux « parfaits », mais aux demi-habiles dont je suis, intellectuels, universitaires, penseurs de moyen format : nous ne pouvons être chrétiens à vif en Europe 2012 sans nous étonner, ce me semble, de l’être. Nous n’avons pas à retrancher un iota de notre Credo mais nous ne devons pas nous retrancher dans notre Credo. Pour les musulmans, je l’ai dit, il n’en va pas de même : leur Coran ne sera tolérable en Europe (je continue de parler sur le mode optatif et idéaliste), soulagé de sa foncière intolérance que s’il s’épuce de ses versets pestifères. Cela dit le b, a, ba de tout dialogue et notamment du dialogue interreligieux c’est pour chacun des partenaires de fissurer un peu sa Bulle en sorte que l’une morde sur l’autre et l’autre sur l’une. L’assertion coranique (3, 110) –« vous êtes la communauté la meilleure qui ait surgi pour les hommes » – au vu de l’Histoire est une niaiserie, l’actualité la dément comme elle fut démentie dès Médine. Mais je serais indigné si des chrétiens affichaient la même outrecuidance. Parlons maintenant des rites, des pratiques pieuses. Il n’en est aucune dans mon Eglise à laquelle je ne consente ou ne me résigne. Certaines me font mal. Humilité, obéissance me détendent, me libèrent : soumis, non subjugué, mitigeant le sérieux d’un sourire. Je salue avec sympathie les cinq prières quotidiennes que le Prophète sur le modèle des heures monastiques recommande au mu’min ; nos trois Angelus, s’ajoutant aux prières du lever et du coucher, ressortissent au même principe rythmique. Réciter quelques versets du Coran au lieu de trois Ave Maria, pourquoi non ? Mais rien en Islam ne peut égaler ni la splendeur d’une grand’messe ni la discrète célébration de la liturgie eucharistique dans une chapelle. La raideur militaire, les prosternations mécaniques   des fidèles agglomérés à la mosquée sous la direction d’un zélé adjudant de service manquent de grâce, c’est le moins qu’on puisse dire. Ma foi, s’il leur plaît ainsi !

 

 

 

Je me résume : à mes frères dans la foi s’ils sont entrés dans la zone de turbulences où il faut affronter le scepticisme et le sarcasme je demande quand ils ont à rendre compte de celle-ci (comme le leur enjoint l’Apôtre) de ne pas oublier que ses preuves sont conjecturales, que les énoncés qui en constituent la panoplie (l’Apôtre ne dédaigne pas le lexique des armes) doivent être régulièrement fourbis, qu’il n’est aucun d’eux qui tel quel tienne le coup sous les coups de la critique moderne, qu’ils ne font pas mouche dans le cirque où s’affrontent les idées car le combat spirituel ne se mène pas avec l’intellect au sens trivial mais l’Intellect au sens mystique. S’il s’agit de se confronter à l’Islam qui a le culot de presque tous les récuser, concédons à celui-ci, non par faiblesse ou courtoisie mais par honnêteté, que la plupart d’entre eux ont exigé avant que fût trouvée leur formulation exacte des cheminements, des tâtonnements, des approximations. Que Jésus soit Dieu, voilà ce qu’affirme le chrétien. Convenons que cette affirmation est audacieuse, scandaleuse, qu’elle mûrit peu à peu dans la conscience de l’Eglise naissante puis adolescente. Le miracle serait que le musulman, sans accepter cet article de foi, consente à s’interroger sur l’énigme de ce rabbi exceptionnel dont les évangiles font à l’évidence mieux qu’un prophète et à raboter à ce sujet les dénégations véhémentes de son Prophète. Mais c’est un peu plus que je demande au musulman ! L’ambiguïté de Mohammed et du Coran, ce qui a fait et fait encore leur succès, ce qui a fait et fait leur échec et fatalement fera leur disgrâce et leur perte, c’est le mixte chez l’un et l’autre d’inspiration authentique et de truquages. Que l’on ait pu tenir et que l’on tienne encore mordicus Mohammed pour le « Beau Modèle » si bien que son prénom dans l’Umma soit comme une incurable éruption de petite vérole, cela, pour un homme doué de raison, est sidérant. Que l’on ait pu croire et que l’on croie encore dans l’Umma que le « Saint Coran » soit dictée divine, langue de Dieu, copie conforme de l’édition princeps incréée, cela n’est pas moins sidérant pour un homme qui aurait la moindre dose d’esprit critique. La perpétuation de telles niaiseries est, pour des musulmans de l’envergure intellectuelle d’Arkoun, un lourd handicap dont ils ne peuvent manquer de souffrir et dont leur dialectique chaque fois qu’il s’agit de défendre l’indéfendable ne manque pas de se ressentir.

Ceux-ci (ces intellectuels de haut niveau) sont indemnes de fanatisme parce qu’ils ont porté à leur conscience un doute qu’on peut dire radical sur l’islam tel qu’aujourd’hui il se présente. Les plus hardis d’entre eux sont prêts à épucer le Coran de ses versets pestifères. Mais combien sont-ils ? Combien de doigts de combien de mains, dans notre Europe où les instances bruxelloises se résignent enfin à dénoncer la chari’a, faudrait-il pour les compter ? Je m’amusai hier à interroger Google sur la notoriété de quelques musulmans rompus à nos formes de pensée, connus par leurs publications. Nombre d’entrées proposées : Seddik, 209000, Meddeb, 181000, Charfi, 215000, Chebel, 1420000, Arkoun, 386000. Le cas de Chebel est singulier : les connaisseurs du monde médiatique interprèteront correctement, je me dérobe. Ceux-là sont tous des musulmans, au moins de tradition, que déconstruire, épucer ou corriger le Coran n’épouvante pas. Ce sont des intelligences ouvertes qui souhaitent une religion ouverte. Faisons-leur crédit pour rendre le « Saint Livre » compatible avec un idéal de tolérance, de justice, de paix, d’amour, oui, d’amour au sens glorieux que prend ce vocable au dernier chant du Paradis de Dante. Mais Tariq Ramadan, lui, peut s’enorgueillir de 3860000 entrées. (Ne nous excitons pas : Mélanchon, 7370000, Fillon, 13900000, le cochon 17100000). On devine bien le commentaire que m’inspire un tel résultat : ce » frère musulman », avec lequel « la communication (au sens fort et réel) est impossible », ce demi-habile assez habile toutefois pour se faire passer auprès de chrétiens naïfs ou sots pour l’interlocuteur de choix du dialogue inter-religieux mais assez sûr dans son credo suranné qui ne retrancherait pas un alif au « Saint Livre » pour n’effaroucher en rien les plus obtus des salafistes et les plus inquisiteurs des wahhabites, cet adepte donc d’un islam usé, clos et reclus dans le mortier de ses sourates, jouit d’une popularité médiatique qui de très loin surclasse celle de ses coreligionnaires plus audacieux, plus intelligents, habilités, eux, à rendre la religion mecquoise compatible avec l’Europe.

Tariq Ramadan est un fanatique. Les autres, Arkoun, Meddeb, Chebel, Charfi, Seddik …ne le sont pas. Mais – ceci est peut-être la vérité la plus dure que j’aie à leur soumettre – le fanatisme n’est-il pas la fatalité de l’islam ? Le jihadisme, cette « grande calamité » entendais-je dire tantôt par Amin Malouf, n’est-il pas son carburant, faute de quoi il cale ? On cite rarement le verset 35 de la sourate 47 qui encourage les mu’minoun à passer à l’attaque dès qu’ils sont en force. On ne comprendrait pas un Tariq Ramadan sans cette consigne de mise en branle offensive à la première occasion, dont l’argument implicite est que les infidèles ne doivent pas exister et que l’on ne tolère leur existence qu’aussi longtemps que l’on n’a pas le moyen d’y mettre un terme. On rejoint ici le subtil diagnostic de Lévi-Strauss. Le fanatique hurle Allah akbar avec d’autant plus de conviction que cette conviction est infectée par un doute subreptice que l’existence des infidèles risque à tout moment de porter à la conscience. Or ce mal est là dès le Prophète, je l’ai déjà insinué : sans aller jusqu’à le tenir (comme certains le soupçonnent) pour un imposteur j’en viens après mûre réflexion (qu’importent quand il s’agit d’un tel diagnostic les biographies contrastées des détracteurs ou des apologètes ?) à penser qu’il compensa les incertitudes ou les vicissitudes de son inspiration par la véhémence de ses exécrations, et qu’il fit du fanatisme l’ersatz d’une foi dont il était assez finaud pour savoir qu’il n’ en était pas une suffisante caution, exigeant que l’on crût en lui avec d’autant plus d’insistance qu’il avait du mal à se convaincre lui-même. L’effet inéluctable de telles dispositions mentales ou spirituelles, ce sera dans la dictée (imaginaire) du Coran par l’Ange une veine de paroles d’or qui confirment (ainsi Mohammed l’a-t-il voulu) les messages antérieurs et une veine de ressentiment et d’outrecuidance dont il résulte des versets tortueux et agressifs. Tout musulman qui se ferme à l’hypothèse au moins de cette ambiguïté est un fanatique potentiel et au pire un tueur à la manière de ce Merah qui le 19 mars 2012 (19 mars, accords d’Evian !) crut rendre hommage à Dieu en assassinant un adulte et trois mômes. Chesterton pensait que l’Islam était une religion parodique, une copie maladroite et d’autant plus comminatoire qu’elle est maladroite du christianisme. « Islam », écrit-il, « was a product of Christianity, even if it was a by-product ; even if it was a bad product. It was a heresy or parody emulating and therefore imitating the Church »[5].

 

PARERGON

 

Au moment où je mets avec Chesterton un point final à cette controverse que j’aurai voulu courtoise deux incidents, mineurs mais amplifiés par la rage islamique et le caquetage médiatique – m’incitent à la prolonger par la réflexion que voici  portant sur le licite ou l’illicite en matière de satire ou de caricature.

Ecartons d’abord la double respectable objection que l’on peut faire et aux caricatures de Charlie-Hebdo et au film « L’Innocence des musulmans , l’une portant sur l’esprit caustique en général auquel il faut toujours préférer le tact, l’indulgence et la charité, l’autre sur la conjoncture – il était fort mal venu, dit-on, d’exciter dans un climat international tendu des fanatiques dont le seul mode de répartie serait l’aveugle meurtrière vengeance. J’aurais à l’une et l’autre de ces objections de quoi répondre, mais je m’en dispense car ce n’est pas ici la question. L’Europe, l’Amérique étant des parties du monde où il n’est pas interdit dans le principe de se moquer de qui et de quoi que ce soit pourvu que l’on évite la calomnie, la question est de savoir si la calomnie aura été en l’occurrence le péché irrémissible du dessinateur ou du cinéaste. Quant à la suggestion que s’agissant de l’Islam l’interdit de rire serait incontournable, elle ne mérite que d’en rire aux éclats.

Charlie-Hebdo n’épargne pas l’Eglise, le Pape, le clergé, les manières cléricales, ni même, je crois, le fondateur de l’institution. Catholique romain je puis souffrir de ces agressions. Mais m’interdis de protester ou de m’insurger. L’on a vu récemment, paraît-il (je me tiens fort loin de la foire aux vanités), au théâtre ou au musée, une croix trempée dans l’urine (Golgotha négatif !), un Christ aspergé de fiente. Cela est choquant. Mais je ne vois, en tant que chrétien, aucune raison de m’indigner et de saisir la justice. La dérision du Christ, si souvent représentée en peinture, est décrite par les évangélistes : moqueries, crachats, soufflets, dénudation, supplice infamant, rien de ce qu’il y a de pire n’a été épargné à Celui que nous vénérons comme l’Homme-Dieu. Ceux qui en l’année 2012 continuent en « artistes » moins roués que routiniers d’exploiter ce motif de la dérision, outre qu’ils méritent la plus cinglante des mornifles – « Père, pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font » -, pèchent par crispation réactive et manque pathétique d’imagination. Mais encore une fois, en eussé-je le pouvoir, je ne leur interdirais pas de se soulager ainsi de leurs fantasmes réactifs. (Certes me gardant de leur attribuer quelque subvention que ce soit car un gouvernement français, si laïque soit-il, renierait la France s’il finançait des productions qui souillent sa mémoire de « fille aînée de l’Eglise »).

Le seul cas où je censurerais et sanctionnerais sans indulgence serait celui où la caricature, le blasphème seraient mensongers. On a le droit de traiter Benoït XVI de vieux schnock. Mais si Plantu, m’a-t-on rapporté, l’a dessiné sur son Blog sodomisant un môme, Plantu serait passible lui-même, pour avoir menti, du supplice grec de la rave au cul, non, soyons indulgents, d’une sévère amende. Il est licite de se moquer de Jésus-Christ, de prétendre qu’il fut un rabbi roublard, qu’il n’est pas ressuscité (car la résurrection est à la croisée de l’Histoire et de la trans-Histoire), mais affirmer qu’il était l’époux de Marie-Madeleine, comme le donne à croire la fiction romanesque Da Vinci Code alors que les exégètes les plus sérieux n’accordent aucun crédit à cette craque qui n’est qu’une concession au mode « cucu sentimental » de notre époque astreinte aux mornes mélodies de la libido, cela aurait dû être puni par l’instance judiciaire avec une extrême rigueur, même s’agissant d’une œuvre fictionnelle, si ladite instance avait eu à coeur comme l’exigent justice et vérité de ne pas abandonner une grande figure historique et en l’occurrence un destin qui est un tournant le tournant de l’Histoire, à des niaiseries captieuses. Je dirais dans le même ordre d’idées qu’un romancier qui ferait de Socrate un invétéré sodomite devrait être interdit de publication. Et je dis sans ombre d’hésitation que les erreurs ou mensonges coraniques, notamment ceux de la sourate IX, devraient imposer à notre République, si elle n’était pas déliquescente et donc acquiesçante à cent façons de se dérober à son devoir, soit d’interdire le Coran sur le territoire français soit à exiger des musulmans qui y résident la répudiation signée ou paraphée de ces erreurs ou mensonges. Voilà, il ne s’agit de rien de moins que de tracer la frontière délicate, avec les cent nuances qu’exige le tact spirituel, entre ce qui est diffamation calomnieuse et ce qui est seulement tendancieux, outrancier, haineux mais non offusquant ou outrageant la vérité.

Un mot ici sur L’Innocence des musulmans. Que ce film soit un navet, il n’importe. Qu’il n’honore pas le Prophète, c’est une autre affaire. Une seule question : l’outrage-t-il en falsifiant sa biographie (plus exactement les romans qui en tiennent lieu) ? La bande-annonce du film laisse entrevoir deux calomnies, donc deux chefs d’accusation plausibles : Mohammed aurait été un enfant illégitime et un homme adonné à la sodomie. A ce double titre L’Innocence des musulmans est condamnable.

Le même critère de discrimination doit être appliqué aux caricatures de Charlie-Hebdo. Eh bien il n’y a là dans le principe rien à redire. Il y aurait à redire sans doute si le Prophète était ce « Beau Modèle » que se figure la bigoterie islamique[6]. Mais quand on sait la sorte d’homme que fut, même embelli par les hagiographes, ce Mahomet, ces caricatures sont non seulement tolérables, mais salubres par leur action détersive sur une berlue séculaire, une abusive crédulité. On ne dira jamais assez comment l’Islam, qui aura compté bon nombre d’hommes de première grandeur, se porte mal, se trouve en porte-à-faux à cause des bévues spirituelles de cet inspiré et des bassesses politiques de cet homme de pouvoir. Entre parenthèses l’épidémie du prénom Mohammed, dont je regrette qu’on ait affublé un être délié de l’Umma comme Arkoun (en territoires de langue française seul Mahomet, consacré par la routine donc la patine des siècles, devrait être admis sur les registres d’état-civil), a d’évidence un caractère pathologique. C’est un peu comme si la moitié de nos garçons se prénommaient Jésus. Mahomet ? Mohammed ? Muhammad ? En le caricaturant l’artiste de Charlie-Hebdo l’a recadré, il a rabattu la figure idéale, fictionnelle, captieuse du « Beau Modèle » que fut peut-être Mahomet dans les premiers temps de son inspiration et de sa prédication, qu’il est sans le moindre doute pour les pieux musulmans, qu’il n’est sans le moindre doute pas pour les historiens sérieux, sur la trivialité d’un chef de tribu surdoué que ses bonnes fortunes rendent à la fin rusé, rapace et salace.

Car c’est ici le point décisif. Si Jésus-Christ a été outragé et continue de l’être par des légions d’individus assez bas pour outrager Celui qui consentit à se tenir dans l’extrême bassesse et assez vulgaires pour ne comprendre pas que c’est l’extrême bassesse consentie puis convertie qui atteste Sa messianité, la raison décisive non seulement de ne pas Lui égaler Muhammad mais même de contester à celui-ci son intégrité de prophète et l’authenticité de ses prophéties, c’est la réussite, sociale politique érotique militaire du potentat de Médine. Henri Meschonnic le rappelait naguère (sauf à ne pas l’illustrer par son cas personnel) : le signe indubitable du prophète, c’est qu’il rompt en visière avec les idées établies, s’affronte à l’Opinion, se trouve rejeté par ses compatriotes et ses contemporains. Il en fut ainsi de tous les prophètes hébreux, sans exception. Nietzsche, le dernier grand prophète européen (non, après lui il y a Bernanos !) (non ! après lui il y a Soljenitsyne !), beaucoup plus spirituel (en tous sens) et plus scintillant, plus pénétrant que Mohammed, le savait bien, qui se flatte à mainte reprise d’être incompris et incompréhensible. Tout me porte à croire[7] que le don de prophétie aura été accordé à celui qui, nonobstant les contes je veux dire les tripatouillages d’Othman ce sourcilleux Offenbach du califat, fut d’abord le fidèle truchement d’un Dieu arabe ou d’un rabbin ébionite, et c’est ce qui rend si beaux ou si belles tant de versets tant de sourates du Coran où transpire le meilleur des évangiles apocryphes, mais que grisé et enhardi par ses succès Mohammed, ne se sentant plus de joie, tel le corbeau de la fable laissa choir le fromage – la dictée véridique – et se mit à croasser dans une langue de bois, celle de sa libido. C’en est assez de ce soupçon pour faire admettre me semble-t-il à tout musulman dont la tête n’est pas cerné d’un tortil de fer que son prophète est passible infiniment plus que Jésus-Christ d’être frappé de suspicion et tourné en dérision, qu’il doit se résigner, ce musulman, au moins en Europe, à supporter virilement ce que les chrétiens ont accoutumé de supporter depuis vingt siècles, trahissant l’Evangile quand ils ne le supportaient pas.

 

 

 

 

 

 

 

 

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[1] A la niaiserie de ce cliché dont les décervelés de service nous rebattent les oreilles opposons avec René Char 1) en poésie « les tendres preuves du printemps », 2) en politique la résolution de « l’extravagant » qui « tourne à jamais le dos au printemps qui n’existe pas ».

[2] La saynète mérite un petit développement. J’avais affaire non pas à un, mais à deux jeunes musulmans. Celui qui me fit la tête une fois alerté sur la sorte de Dieu que je confesse était un « rude », un tantet abruti ; j’eus vite décelé en lui un de ces Maghrébins chez lesquels l’islam cercle les méninges d’un cordon de fer ; son copain, alerte, fin, vif de gestes et d’esprit, était albanais, se prêta volontiers, lui, au dialogue, admit sans peine qu’il était musulman par le hasard de sa naissance, que chrétien il aurait pu être, et je sentis que sous sa fragile croûte islamique circulait à son insu une eau baptismale.

[3] Louis Gardet traduit : « Les hommes ont autorité sur les femmes en vertu de la prééminence que Dieu leur a accordée sur elles ». Kasimirski traduisait : « Les hommes sont supérieurs aux femmes à cause des qualités par lesquelles Dieu a élevé ceux-là au-dessus de celles-ci » .

[4] 2893 fois, selon Maurice Gloton, spécialiste des « 99 Noms d’Allâh ». On me pardonnera de ne pas intervenir dans cette querelle de décompte.

[5] Le même écrit encore, dans le même ouvrage, The everlasting man : « The truth is that Islam itself was a barbaric reaction against that very human complexity that is really a Christian character ».

[6] Le recteur de la mosquée de Villeurbanne, Azzedine Gaci, trace dans le Figaro du 29 septembre 2012, un portrait du Prophète absolument idyllique et, emporté par l’ enthousiasme, se flatte de l’aimer « infiniment, passionnément, tendrement ». Les derniers mots de son article sembleraient, à un mot près, un emprunt à l’Evangile – « Seigneur, pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font », – s’il n’était avéré pour Azzedine Gaci que Jésus n’a pas été crucifié, qu’il ne s’est jamais reconnu un « Père » dans les cieux., qu’à la vérité cette sublime parole du pardon seul Mohammed était digne de l’adresser à son « Seigneur »..

[7] Cette hypothèse est absolument indemne d’originalité.

Hé! bonjour, Monsieur du Corbeau!

PREAMBULE

 

Je me résigne ou me résous, me résous résigné à ne pas jeter cet essai-roman dans ma corbeille à « Mac » ou ma corbeille à papier bien que ce soit un flagrant ratage ou plutôt parce que c’est un flagrant ratage. Je pourrais implorer l’indulgence d’un éventuel lecteur eu égard à ce genre littéraire ambigu, donc difficile. Il y avait bien des années que j’avais salopé une première version de cet essai-roman quand je découvris sur un éventaire de la librairie Ombres blanches, à Toulouse, l’essai de Gilles Lapouge, L’Ane et l’abeille, qui n’était pas un roman. Plutôt que de commettre la faute de coordonner un essai et un roman j’aurais dû avec le corbeau coordonner un quelconque animal de même ou d’autre espèce, que sais-je, le héron ou le rhinocéros. Avec un rare bonheur d’écriture, une pétulance qui sur trois cents pages ne se dément pas, Gilles Lapouge, disposant d’un trésor de références, les éparpille au gré de sa fantaisie, lâchant maître Aliboron pour la mouche à miel et la mouche à miel pour maître Aliboron, non sans suggérer entre l’une et l’autre d’insolites rapprochements. Je disposais sur le corbeau d’un comparable trésor de références qu’il m’était loisible d’enrichir à tout moment tant ce biblique animal a suscité de réflexions dans la littérature universelle.

J’ai joué un jeu difficile. J’ai perdu. Sans doute ces pages, proposées à un éditeur complaisant auquel je paierais ses frais d’impression, feraient-elles un de ces innombrables livres tirés à cent exemplaires dont il ne se vend pas dix en dix ans. Elles ne sont pas nulles. Quel ouvrage est nul ? Pline le jeune le disait déjà, Cervantès le fait dire dans Don Quichotte au bachelier Samson Carrasco : il n’est si mauvais livre qu’on n’en puisse extraire quelque chose de bon. Non seulement cet essai-roman n’est pas nul ; je le juge même, de sang-froid, supérieur à la plupart des productions circonstancielles inspirées par la débâcle politique ou la chienlit des mœurs. Certes quoi qu’éjacule dans l’actualité le Président que de basses intrigues ont porté à la tête ou, mieux dit, au cul de notre Etat, je suis très sûr que le moindre de mes alinéas obsolètes est d’une qualité bien supérieure ; mais voilà, mon corbeau, dans tous ses états, reste en marge du cours des choses alors que notre « Fraise Flagada » ( c’est, de tous ses sobriquets, le plus idoine), s’il ne le modifie réellement en quoi que ce soit, joue le rôle, bourdonné par les médias, d’un fameux animal (qui vaudrait la peine d’un autre essai-roman), la mouche du coche.

Pourquoi, comment est-ce raté ? Je m’éreinterais moi-même avec plus de compétence que n’importe quel improbable lecteur. Au moment où cristallisa dans mon esprit le projet de cet essai-roman je souffrais d’une colite aiguë que j’avais pu craindre, en raison de selles sanglantes, qui fût un cancer du côlon. Je me dédoublai en un personnage victime de ce cancer et trépassé que j’appelai le Professeur et l’Instance narrative dont j’assumais le destin. J’imaginai le Professeur en catholique à l’ancienne mode, réfractaire à toute évolution et notamment très hostile à « Vatican II ». L’affaire délicate était de me situer dans ses parages sans m’enkyster dans ses oukases. Je lui opposai une de ses amies devenue un tant soit peu la mienne, chrétienne égarée dans le New Age et résolument prête à applaudir aux derniers slogans de la mode « bobo ». Deux autres personnages féminins me parurent dignes d’entrer dans ce jeu. La dénommée Lydie était une étudiante montée en graine et toquée du haïku, le cueillant dans l’anthologie de Blyth ou s’y essayant elle-même : elle était naïve et avait le béguin du Professeur. Il me fallait enfin, du moins je le crus, une créature d’élite qui représenta le christianisme intelligent, ouvert et toutefois ne concédant rien aux sirènes de la mode. Ce fut une nonne ; je la nommai Sœur Magnificat, non sans penser à Mère Immaculata, abbesse de l’abbaye du Pesquié. Ces cinq personnages formaient une constellation du Corbeau, chacun émettant sa lumière propre. J’espérais ainsi projeter sur l’animal des feux croisés d’érudition et d’appréciation. L’Aubrac fut le lieu où se déroulaient la plupart des papotages de mes héros. J’y ajoutai Escouloubre situé dans les Pyrénées audoises. Je sais pourquoi j’ai choisi ce patelin : l’ayant traversé deux ou trois fois me rendant en Capcir je fus frappé de son étranglement et de son délabrement. Quant à l’Aubrac, je l’ai arpenté en long et en large, et j’y ai rencontré un Réquistat (avec t, oui) fort dissemblable de celui du Ségala (sans t) où l’hôtel Planquette me reçut à mainte reprise. Ce Réquistat se trouve au Nord de Saint-Urcize, entre le plateau de la Viadène et le pays de Peyre. Mais le péché capital de mon essai-roman, de cet hybride qui n’est ni l’un ni l’autre, c’est que ses personnages, sans histoire et sans substance, ne sont que des locuteurs, des Instances de discours dont les apparitions, les éclipses, les retours n’obéissent à aucune nécessité romanesque, dont j’essaie tant bien que mal de différencier les points de vue, répartissant mon savoir entre eux au petit bonheur. Il n’y a que le mort, à la vérité, dans ce quintette, qui, quand je ne la lui dispute pas, tienne bien sa place.

Pour ajouter un peu de fiel à cet émétique je confesse qu’incapable de me donner un style je me mis d’entrée de jeu à la remorque d’un véritable écrivain, comme fait le gamin qui s’accroche à la ridelle d’une charrette ou d’un camion. Je n’ai pas tenu plus d’une page. Lâché sur la chaussée des Ecritures chastement Universitaires j’ai pris mon petit train de sénateur, j’ai continué sur mon tortillard.

Mais l’amour du corbeau … Piètre hommage ? Tant pis.

(« Mais », adverbe des indulgences plénières …).

 

 

 

 

Hé! bonjour, Monsieur du Corbeau

 

 

C’est Baladine — je commence ainsi — qui me fit connaître le Professeur °°, peu avant sa mort, en août 198. Je le rencontrai à Réquistat, près des Abrialots, sur le plateau d’Aubrac, une fois. Le Professeur y avait, de famille, une maisonnette d’où l’on avait vue jusqu’au Plomb du Cantal, et le mois d’août s’y prolongeait démesurément. Nous parlâmes. Je regardais au loin le profil de la montagne. C’était le crépuscule. Mais n’est-ce pas toujours le crépuscule, à Réquistat ? Baladine me réveillait parfois de ma distraction. Le Professeur, assis derrière un bureau classique, émettait des sons, autant que je me souvienne, inégalement articulés. Mais je veux en venir à ceci qu’il ne tarda pas à mourir. Je l’appris quelques mois plus tard. Baladine, qui l’avait assisté dans sa dernière maladie, m’encouragea à jeter un oeil sur quelques liasses manuscrites de son ami. Il y avait là matière, me disait-elle, d’un roman. J’éclaircirai peut-être la nature exacte des relations entre Baladine et ce vieil original. Il avait enseigné, me dit-elle. Quoi, au juste ? Ces liasses, auxquelles s’adjoignaient divers carnets ou même des feuilles volantes, n’étaient qu’une sorte de brouillon, grevé de tours pédants, saturé de références littéraires, où se manifestait une juvénile passion pour les corvidés. Je mettrais un peu d’ordre dans le fatras. Il conviendrait aussi, me soufflait Baladine, de parler un peu de Baladine. Sans doute me fournirait-elle des éléments de sa propre histoire. Ne devrais-je pas l’interroger systématiquement ? Ce qu’elle a vécu avec le Professeur, sur le plateau d’Aubrac, voire sur d’autres plateaux, ou avec d’autres Professeurs, intéresserait le lecteur, j’imagine. Qui, au fond, était-il ? De ces éternels adolescents, je crois, qui n’en finissent pas d’étudier et, entichés de la chouette, subissent finalement la punition de voir celle-ci relayée, sur le buste de Pallas dont ils ont fait leur idole, par un sombre volatile crétinisant qui croasse, en manière de comptine, « nevermore, nevermore ». Baladine, elle, a frôlé bien des choses, à l’heure qu’il est elle frôle, je crains, la cinquantaine. Le corbeau, lui, ne passe pas les trente ans, c’est du moins ce qui se dit dans le milieu scientifique. Sa longévité s’accroît ailleurs, dans la légende, chez les poètes. Qui faut-il croire, le milieu, ou ailleurs ? Mais Baladine a déjà largement dépassé l’âge maximal que, selon le milieu, peut atteindre le corbeau, et si le milieu a raison (mais n’a-t-il pas toujours raison? la raison n’est-elle pas son exclusif fromage, dont aucun renard ne le fera déchanter ?), l’âge maximal du corbeau corvus corax, trente ans, c’est aussi l’âge maximal où la femme est femme, je veux dire encore jeune fille sous la femme, par après elle devient la proie des cosmétiques, des commérages et des bonnes œuvres. (Je pastiche le style du Professeur.) C’est du moins ce que je pense chaque fois que je vois Baladine. Je ne la connus qu’à l’âge où elle avait cessé d’avoir moins de trente ans, et j’ajoute qu’elle fut tout de suite à mes yeux une femme dont la féminité n’apparaissait que dans le halo de façons d’être inclassables. Ce n’est pas elle, je sais, le sujet de ce récit, mais cette relation qu’elle entretient avec un homme de l’espèce du Professeur, puis avec moi-même, l’un et l’autre ayant en commun, je l’ose dire, une propension à tenir l’être humain pour un oiseau dont les ailes se sont atrophiées, mérite que l’on en fasse quelque cas. Assurément, si elle ne l’eût point stimulé, le Professeur °° n’aurait pas entrepris de tirer au clair sa relation avec le corbeau. C’est elle qui lui suggéra, quand désespéré de la littérature il se rabattit sur cet animal pourquoi cet animal on le verra, de se délivrer des livres par un livre : » il faut les rendre », lui dit-elle (me dit-elle), » une fois soulagé, vous pourrez courir la chance de rencontrer un corbeau, une fois, ailleurs que dans les livres ». Le Professeur mourut avant de les avoir rendus tous. C’est à moi, selon Baladine, qu’il revenait de poursuivre, ou plutôt, me dit-elle, de transformer en roman ce ramas dont la datation n’était pas sûre, ou plutôt s’entichait d’un mois d’août symbolique dont les autres mois n’étaient que des exsudations.

Je m’arrête sur cette singularité. (Elle explique, dans une certaine mesure, la maladie, je dirais la chronite, cette infection du cours des choses, de mon propre récit). L’année du Professeur °° s’allongeait d’un premier à un trois cent soixante cinq août sur un équateur d’immuable canicule, et je comprends qu’il avait choisi ce mois parce que c’est le pire (remarquait-il), celui où il ne se passe rien, où tout est déjà passé, fripé, brûlé, le mois qu’on a oublié sur le feu, qui se calcine dans un crépitement de cigales. C’est août, note-t-il, pie voleuse, qui rafle les derniers sous de neige dans le gousset de l’alpe. Cela est impardonnable. Août est le mois pour lequel il n’est pas de pardon. Il y a les mois de neige, note-t-il, et les mois de fleurs, et entre ces mois de neige ou de fleurs il y a du moins un flamboiement d’ors et de pourpres dans le feuillage. Chaque mois a son attrait. Mais en août il n’y a ni fleurs ni neige ni ors ni pourpres, ni ciel miraculeux d’arrière-saison. C’est le mois Judas. Le mois de trop. Ainsi s’exprime-t-il. On lit, à la date d’un 13 août : » ce mois-abcès » ; « insolentes insistances du soleil; il se fatigue, fatigue la nature, nous fatigue ». Il crut autrefois, me dit Baladine, à mai 68; il était alors lui-même dans le mai de sa carrière ; mais en août 68 les chars soviétiques entrèrent à Prague ; cet août fatidique fit prescription, il se mit à recenser toutes les catastrophes d’août, et s’installa non sans satisfaction dans la pensée que l’affreuse histoire des hommes, à la différence de celle des bêtes ou des plantes, est un août perpétuel, il disait: un aoûtat, coupé de mais trompeurs, parfois attendri d’un indulgent septembre.

C’était donc un professeur, et il le fut jusqu’au bout. Quand il eut fini son temps, il demanda et obtint l’éméritat. (Ce fut l’année où se déclara, en août, la guerre du Golfe). Il était donc émérite, comme on dit. J’ignorai, longtemps, qu’émérite est un mot gentil (un euphémisme, eût dit le Professeur) pour : gâteux ; un mot comme punaisé sur une plaque commémorative, et qu’entre initiés on profère en façon de blague. Je tiens de Baladine que le Professeur inaugura son éméritat par une conférence que, saisi de trac, il lut, rédigée jusqu’à la virgule, devant son petit public de collègues et d’étudiants, sans lever les yeux. Emérite, le Professeur °° l’était, je crois, de naissance, autrement dit impropre à tout ouvrage qui ne fût pas conforme aux méthodes de l’enseignant. Il était l’auteur de savants ouvrages de « didactique », comme on dit, et la plupart de ses étudiants appréciaient ses qualités de pédagogue. Sur le roman, en tant que genre littéraire, nul ne lui en eût remontré. Pour écrire soi-même un roman il fallait évidemment d’autres talents que ceux de l’éméritat. Il avait essayé une fois, dans l’optique du « nouveau roman » (locution alors à la mode) de fabriquer un texte de fiction, en s’imposant des contraintes structurales. Publié chez un modeste éditeur de province, ce « roman » eut un grand succès de fiasco (c’était son expression, le Professeur ne manquait pas d’enjouement et recourait volontiers à la figure de style dite par lui oxymoron, son audace allait jusqu’à substituer à la forme oxymoron, trop évidemment pédante, oxymore, comme on dit au lieu de bignonia, mot d’horticulteur, bignone) ; il n’en fut vendu, je crois, qu’un exemplaire, à Baladine, aucune recension ne le salua ; il me désigna, lors de ma visite à Réquistat, dans un gros sac de jute, quatre-vingt trois exemplaires invendus. Je lus cependant, à l’instigation de Baladine, cette fiction, qui avait pour titre L’Observatoire; elle se recommandait de l’école du regard ; l’on y voyait une tomate, minutieusement décrite, quartier par quartier, jusqu’au moindre pépin ; je me souviens de l’épithète : « tomenteuse », qui était là par ressemblance avec : « tomate ». Une tomenteuse tomate ? Non, c’était tout de même plus raffiné. Après la tomate, je veux dire L’Observatoire, me dit Baladine, le Professeur se reposa une vingtaine d’années durant, j’entends : il se contenta des régulières corvées d’écriture de sa spécialité. Mais il y eut un concours de circonstances : s’étant rendu à Toulouse, une fois, il ouvrit place Saint-Etienne, un samedi matin, sur l’étal d’un bouquiniste, une vieille édition de Leconte de Lisle, et tomba sur un pesant, plombé, prétentieux poème dont un satanique corbeau faisait les frais. Sitôt après il fit un séjour à Escouloubre-les-bains, et, au Grand Hôtel où il prit pension, découvrit avec plaisir un corbeau apprivoisé que la patronne lui présenta sous le nom de Coco ; ce Coco ne ressemblait à aucun égard à l’oiseau sinistre et parnassien. Le corbeau, se dit-il alors, pourquoi non ? Défense et illustration… Je l’encourageai, me dit Baladine. J’ajoute que Baladine, qui lisait volontiers des biographies de « grands hommes », rêvait de son grand homme à elle ; dans ses environs, c’est-à-dire Rodez et banlieue, le seul qui …, pensa-t-elle. Qui …Eh non !

Pourrai-je, moi ? Je ne suis grand en quoi que ce soit. J’ai eu quelques petits prix Goncourt, il est vrai, de ceux qu’on oublie vite, qu’on récompense comme à la sauvette sur des podiums de basse province ; dans le sillage de ces petits prix quelques nouvelles que je commis eurent un peu de tirage, assez pour que j’aie l’air écrivain, que je sois décelable comme tel à un blair un rien doué. Baladine, qui avait du blair, me dénicha sur la plage en pierre rose pâle de la piscine du mas de l’Oulivié, vallée des Baux, où je surveillais le retour à la vie d’une libellule, sympetrum flaveolum pour les profanes, que je venais de sauver de la noyade. Quelques minutes plus tard je lui confessai mon modeste talent, mes succès également modestes, et elle crut tenir l’homme de la situation, celui qui renflouerait l’esquisse romanesque de son ami le Professeur °°.

Baladine et le Professeur °°… Non, ne soyez pas tentés de voir en celui-ci un décalque de Stepan Trophimovitch, en celle-ci une autre Varvara Petrovna. Je vous déconseille pareillement de chercher du côté de Middlemarch : le Professeur °° ne ressemble que peu à Mr Casaubon, et Baladine ne peut rivaliser avec Dorothée Brooke. Excusez-moi, ces deux mots de préface deviennent une chiacchieratta. A vrai dire, ce n’est pas une préface, c’est une digression. Tous les expédients me sont bons qui diffèrent l’épreuve cruciale, l’entrée dans le vif, ou le mort, de mon dérisoire sujet. Baladine, émoustillée, y veut sa place. Je la préviens que je la ferai anticléricale, pour marquer le contraste avec la religion assez rigide du Professeur ; elle fait alors un geste comme en font les héroïnes de Françoise Sagan (Laura, par exemple, arrivant dans la campagne de Vaux), éclate de rire, du même éclat que les susdites héroïnes; puis, soudain grave, et me désignant les liasses, elle affecte le ton d’un conseiller éditorial : « pas trop d’ermites ou de prophètes, svp, dans votre roman, encore moins, je vous prie, de « Pères », ceux-là sont les pires ». Comme je lui réponds qu’alors le roman perdra son sens elle m’invite à citer largement, en contre point, les Amérindiens ou les écologistes. Ce n’est pas pareil, répliqué-je. Alors elle me suggère de lâcher du moins quelques traits contre le Pape ; ça se vendra mieux, dit-elle. Bon, bon, on tâchera. Lisez Prévert, me souffle-t-elle. Ah non! Ce bonhomme m’agace.

Je demande au lecteur la permission d’ajouter encore ceci. Ayant résolu, les derniers temps de sa vie, de ne plus s’intéresser qu’aux corvidés, le Professeur avait définitivement éteint sa radio (oui, malgré votre émission du samedi matin, Nadine), sa télévision (quoiqu’on lui serinât : Arte, tout de même, la chaîne pour « nous »…), et il s’abstenait religieusement de toucher, du doigt et de l’oeil, le moindre journal (je préfère les feuilles de chou, disait-il, c’est bon pour le transit intestinal) (il ignorait que la bêtise des médias, comme on dit, facilite le transit cérébral, il est bon de bêtifier, parfois). Alors il hésita : devait-il, des corvidés, devenir une manière de spécialiste ? Il s’abonna à la revue semestrielle « Corax Abstracts » où, m’apprend Baladine, sont recensées toutes parutions concernant le corvus corax et ses congénères. Ce qui le tenait à l’affût, c’était l’annonce, toujours espérée, de quelque trouvaille savante qui accréditât le Livre biblique des Rois ou la biographie de Saint Jérôme. Deux numéros des « Corax Abstracts » lui suffirent. Il se désintéressa de l’ ornithologie, secondé en cela par son amie à qui rien de ce qui n’est pas la science « cartésienne » n’est étranger. Il ne se risquait même pas, continue Baladine, à la bibliothèque municipale d’Espalion, qui, au moins sur les oiseaux d’Aubrac, l’eût copieusement informé (monographies de Kruse, ou Lacrocq).

L’idée du Professeur, je crois, c’était que la science dure (cartésienne) prétend à l’objectivité. L’animal y est donc un objet d’étude, abstraction faite de celui qui l’étudie. Au contraire le Professeur s’intéressait aux interactions. Lui donnerais-je tort ? Certes non. Le territoire de la science dure (cartésienne, donc) est à l’antipode des lieux réels où se déroule la vie, et encore plus à l’antipode des lieux non moins réels, qui se nomment par exemple le Mont Carmel, la Haute-Egypte, où loin de s’abstraire du biotope l’homme s’y intègre, expérimentant avec les animaux une solidarité, voire une amitié. Qu’il y ait alors des influx, de l’influence, et qu’un corbeau, là où un saint émet ses bonnes radiations, se dérègle un peu de son tran-tran de corbeau, que l’instinct soit alors diverti de ses routines et fraie quelque peu avec l’intelligence, c’est ce que le savant (cartésien) veut ignorer, ignore. Le Professeur, qui étouffait (c’était sa rengaine) sur cette planète où la Science est devenue religion (ses propres mots), estimait que saint Jérôme, non fiable ès matières d’ADN ou d’IVG, était, biographe de Paul l’ermite, aussi crédible que n’importe quel biographe moderne. A la fin de son Saint Louis un historien considérable, disait-il, s’interroge : »saint Louis a-t-il existé ? » Napoléon est passible, disait-il, de la même question. Il n’est histoire que légendaire, légende qu’historique : voilà ce que conclut la plus récente histoire. Tendancieux ? Qui ne l’est ? Sans doute, disait-il (aux dires de Baladine, toujours), Jérôme faisait pièce, en écrivant la vie d’un saint homme lettré et policé, à Athanase, biographe du fameux saint Antoine, brute sublime sur lequel, ajoutait-il gouailleur, Flaubert a bêtifié une et deux et trois fois, cela ne nous autorise pas à mettre en doute la rencontre quotidienne de Paul et du corbeau, pas plus que celle de Napoléon et de Goethe, de saint Louis et du Soudan d’Egypte.

Je commence ce récit le 17 août 198. (pourquoi 17 ? parce que pas 16, et pas 18), un an presque après la susdite rencontre, ici même, à Réquistat, exactement dans la pièce au blutoir. Si je veux, je peux tracer de la maison, et du patelin, une description exhaustive. Mais à quoi bon ? D’abord Réquistat n’existe pas. Ensuite, si l’on veut, sur ce patelin fossile, en savoir un peu plus, il n’y a qu’à consulter, à la bibliothèque municipale d’Espalion, l’album de Puech et Quentin, voyez le hors-texte en couleurs: « Réquistat au crépuscule d’août » ; admirable! (vous verrez surtout le crépuscule, et peut-être même vous ne verrez qu’août). C’est la Mongolie, Réquistat, c’est l’ailleurs, la vraie vie, disent les imbéciles. J’ai envie d’appeler le Professeur, que je n’ai vu qu’une fois : Réquistat. Le lieu est à son image. Voilà : Professeur Réquistat. Je ne dispose d’aucune photo de lui, Baladine ne m’en a passé aucune. Le seul portrait qu’on trouve, dans la grande maison, c’est, sur le mur du bureau contre lequel s’appuie la huche, celui de Kafka. Pourquoi Kafka ? Je sais, mais ne me pressez pas. Me reste le souvenir d’un long corps maigre, voûté. Non, il n’était pas vêtu de noir. Non, il ne me ressemblait pas comme un frère. J’insiste, toutefois, sur son allergie à la glu sociale (c’est son mot). Jamais, m’assure Baladine, je n’ai pu obtenir de lui qu’il condescendît à descendre à Rodez pour une de mes soirées de thrillers psychologiques ou de disques compact. Il préférait (continue-t-elle) à n’importe quelle aria un cri d’oiseau, l’opéra lui était intolérable, il refusait tout souper prié, le mot même de visite le faisait vomir. Avec un oiseau, notait-il, on est sûr que la visite ne se prolongera pas. Il lui arriva, dit encore Baladine, d’être si enchanté par un cri d’oiseau qu’il croyait l’avoir poussé lui-même dans l’arbre de ses bronches. Sur un bout de papier il a griffonné : « bâiller sa vie dans un feu roulant d’oiseuses conversations ? Non ». Tiens! Un haïku. (J’ai tout de go compté les dix-sept syllabes). Ma perception du haïku s’explique par la liasse « Lydie ». Cette liasse comporte un recueil de lettres d’une dénommée Lydie, donc. De celle-ci, pour l’heure, je ne sais rien ; son âge ? à la lire l’on croirait tantôt une adolescente, capable de délicieuses naïvetés, tantôt le style indique une femme mûrie. Lydie est instruite du goût du Professeur pour le corbeau, mais on la sent déroutée d’une pareille élection, et, possédant, elle, un moineau en cage, de l’espèce dite « du Japon », elle fait au Professeur des confidences sur les états d’âme, tels qu’elle les conjecture, de son « petit compagnon ». Voulez-vous une indication ? Nul personnage, à l’heure qu’il est, ne me paraîtrait mieux figurer cette épistolière que Clélia, l’amie de Fabrice del Dongo. Jusqu’à plus ample informé son portrait se trouve donc dans La Chartreuse de Parme. Mais je crains d’avoir à la vieillir passablement. Et puis, est-il bien indiqué de lui donner, ici, un rôle ? Le sujet étant le corbeau, il ne paraît pas qu’il y ait lieu de se distraire des corvidés par l’évocation d’un quelconque autre passereau. Oui, mais Lydie, sous couleur de distraire son cher Professeur, s’évertue à composer de minuscules poèmes à la mode nippone. Cela ne laisse pas de m’amuser. Maintiendrai-je Lydie ? Elle a aussi, il faut dire, le mérite de faire contrepoint à Baladine. Il faut toujours qu’il y ait une Lydie, me semble-t-il, quand il y a une Baladine. Je pense à la figure du Professeur chaque fois qu’il reçoit une lettre de Lydie. La lit-il ? Les lit-il ? Mais oui, mais oui. Eh bien, je citerai quelques haïkus de Lydie. Ce sera le poivre et sel robe de moineau de la narration. Et, contre l’idée reçue que dans un roman tout doit se tenir, pas une phrase de trop (quelle niaiserie, disait-il, même dans Madame Bovary il y a des centaines de phrases de trop), je prétends, disait-il, qu’il faut dans un roman des pages comme ça, pour rien.

Baladine, elle, est irremplaçable, du moins ici, et jusqu’au dernier dimanche d’août elle sera ici, incitatrice, auxiliaire, furetant dans les placards et rayonnages de cette maison qu’elle connaît mieux que la sienne à Rodez. Je ne la crois pas exactement anticléricale, je rectifie donc mon insinuation de tantôt. Son propre, c’est de tout confondre dans une sorte de souk symboliste. Elle ne refuse pas les anecdotes bibliques ou patristiques, seulement elle les empaille pêle-mêle sur son présentoir mental avec n’importe quel récit ramassé chez les primitifs. Je dis: « primitifs », comme le Professeur ; nul aujourd’hui – Baladine m’en avise- ne se hasarderait, dans le monde comme il faut, à dire : « primitif » ; ou bien l’on dirait : »nous sommes tous des primitifs », comme : « nous sommes tous des assassins, tous des contemporains, tous des … « : l’indistinction est de rigueur. « Primitif » est un mot interdit de séjour, un mot « sans papiers », à reconduire dare-dare à la frontière du lexique. De quand date ce mot, « primitif » ? Pour Baladine, la légende Matako du corbeau devenu noir parce que le dieu Tamhxwax lui a chié dessus vaut celle d’Ovide. Le Professeur, me précise-t-elle, était religieux à la mode arabe : ermites et grottes, dévotions excentriques, pèlerinages, attente quotidienne de la merveille et, ajoute-t-elle, désintérêt pour la transformation de soi. Il se disait, je crois, qu’entrer en amitié avec un corbeau serait l’accès à un autre mode d’être, et que l’écriture lui tiendrait lieu, un temps, d’ascèse transformante, de moyen de passer – passer, en latin passereau, note-t-il – au-delà.

– « Une espèce de Diphile », bâille Baladine, 17 même août ; elle arbore un sourire torve, se noue une serviette en turban. Elle mi -dort, d’une main lasse ouvre Les Caractères, chapitre « La Mode ». Elle laisse goutter les mots comme goutte l’arabica : « Diphile commence par un oiseau et finit par mille »… -« Excusez, Diphile et le Professeur n’ont rien de comparable. Celui-ci se réfère sans cesse au visiteur ponctuel, quotidien et laconique de Paul l’ermite, un corbeau, qui apporte le demi-pain; il ne s’agit pas de « verser du grain et nettoyer des ordures »; le corbeau de Paul ne cague pas, que l’on sache, en présence du saint homme, il s’est exonéré ailleurs. Et puis, Baladine, vous imaginez le Professeur élevant des canaris, l’espèce vulgarissime, ce qu’il y a de plus chien-chien-chat-chat-mémère en fait d’oiseau ? Quant au ramage, s’il eût été sa passion, ce n’est pas le canari évidemment qu’il eût élu. » Ah! il y a les dernières lignes… »lui-même il est oiseau/…/ il perche… » Réquistat, perchoir ? J’ai envie cependant de décrire un peu cette demeure qui tient du manoir et de la masure, où plusieurs meubles, notamment la huche et le pétrin, datent d’un autre siècle, chaises, tables, coffres ont de la patine, le poêle est de pierre olaire, le bureau du cabinet de travail en bois de chêne, les poutres du plafond sont millésimées, la chambre à coucher donne sur un petit balcon, un orme fait de l’ombre, et par l’oeil-de-boeuf l’on voit la grand -place. Réquistat est un corbillard, ou, si vous préférez, une barcasse échouée sur un basalte d’Aubrac, voilà tout. C’était l’avis du Professeur, Baladine me l’a mainte fois dit, il ajoutait, narquois, que c’est une idée bien encrée dans le monde littéraire que l’on ne devient écrivain que mort, et, disait-il, Melville, Proust, Kafka, ne manquent pas d’émules qui s’enferment dans une cave, une chambre catafalque ou un canot-cercueil, sans produire cependant Moby Dick, La Recherche ou La Métamorphose. Le corbillard Réquistat convenait au Professeur, plutôt morose de complexion, amateur de paysages vastes, à l’aise dans les patelins dont la population est surtout au cimetière, donc discrète. Il s’y établit, jugeant l’Aubrac la région idéale pour s’enterrer vivant et accoucher d’un chef-d’oeuvre. Le lieu lui plut. Il ne le quitta plus, même à la saison des frimas, que pour sa cure à Escouloubre, quelques visites à un oncle parisien, de petits voyages à Nasbinals, où il devisait avec Raymond Oursel, l’âme du lieu, au pays d’Olt, où il rencontra une fois Soeur Magnificat, et à Rodez, où il avait enseigné à l’antenne universitaire, avant sa retraite basaltique, et où il trouvait rue Touat, dans le confortable appartement de Baladine, un contrepoint à sa solitude austère et ses méditations décharnées. J’insiste sur son niet radical, son allergie maladive, dirait Baladine (mais serait-ce pas signe de grande santé ?…) aux médias. Il eut deux transistors, un petit d’abord, cadeau Damart, récompense pour l’achat d’un caleçon en thermolactyl, taille choucas, l’autre, taille corvus corax, acheté à la Camif. Un beau jour il les a jetés, ces » nasillards », dans la poubelle municipale, comme ça. Je ne veux plus de ces oiseaux rock, piaffa-t-il, paraît-il.

Ce trait, qui me fait d’autant plus sourire que Baladine déguste son arabica en pantalon fuchsia comme en portent les rockeuses de choc, m’en évoque un autre plus discret, du poète Pierre-Albert Jourdan : un paysan qui bichonne sur les flancs du Ventoux son arpent de vigne, a posé entre deux ceps un transistor ; doux-amer, le poète commente : « Transistors dans les vignes. Et pourquoi aurait-on pu les croire épargnées ?. » Le Professeur eût goûté, n’est-ce-pas ? J’ajoute : il est à entrevoir que le corbeau du troisième millénaire laissera tomber de son large bec, à l’intention des écolos en retraite friands de dernières nouvelles, non plus la miche fendue de Saint-Urcize, mais le transistor de panasonic. Baladine, scrutant le fond de sa tasse à la façon d’une Syracusaine, précise : « c’est surtout la télé qu’il ne tolérait pas « (elle pèse sur les syllabes) ; entendre seulement la voix du speaker informatif le dégoûtait; il avait le sentiment d’être dans un monde infecté de mensonges ; ils n’ouvrent pas la bouche, assurait-il, sans mentir ; mensonge inviscéré, mensonge constitutif, mensonge d’haleine et d’ambiance ; braves types, peut-être, dans le privé, concédait-il, mais le brave type n’en peut mais, le Diable tient le réseau(elle parle comme le Professeur, elle pastiche, forçant le ton) ; il voyait le Diable partout, continue-t-elle, la seule information qu’il extrayait des prétendues informations, c’est celle de l’existence du Diable ; le Diable s’est emparé des médias, disait-il, qui sur tous les sujets importants – amour, mort, vieillesse, drogue, immigration – ne débitent que des insanités indignes d’un primate, à si forte dose que la population presque entière est contaminée, ceux qui résistent passent, bien sûr, pour des attardés, des fous, des fanatiques. Le Professeur, ajoute-t-elle, faisait le plus grand cas des tentations de saint Antoine. Nous sommes tous crétinisés, disait-il, dit Baladine hilare, tous, derrière nos petits écrans, comme saint Antoine s’il n’avait pas réagi l’eût été dans son caveau ; nous sommes dans le caveau, les démons nous assaillent, publicité et propagande, qui sont à leur service, qui sont leur grimace et leur voix, nous persuadent qu’il n’y a pas de démons, et nous font céder à toutes les tentations, et d’abord à la pire, qui est d’être crétinisés par leur rhétorique creuse et leur fantasmagorie débile. Ainsi en jugeait-il, s’esclaffe-t-elle. Son intérêt pour les animaux en général, le corbeau en particulier, qui n’est pas, répétait-il, un animal, lui venait de son énorme nausée à l’opinion, à la crétinisation des consciences par les médias eux-mêmes crétinisés, ces médias qui font l’opinion moderne, la plus merdique opinion, disait-il même, qui ait jamais infecté la planète, et toute la planète (il me désignait les antennes sur les toits) est infectée, même Réquistat. La langue des corbeaux, remarquait-il, comporte peu de locutions ; du moins, ce qu’ils ont à dire, le disent-ils, et la tradition leur fait crédit de flairer les vraies nouvelles, les mauvaises mais aussi les bonnes, de les connaître, sans agences de presse ni petits écrans. « Corbeau », dit-on aujourd’hui en argot (nous n’avons plus que des argotiers et des ergoteurs, disait-il) : « auteur de lettres anonymes ». Le corbeau, si l’on se rapporte à la tradition, n’a jamais produit ni colporté de lettres anonymes. Ce qu’il avait à dire – Ovide est formel – il le disait, et il payait le prix. Car Ovide », souligne Baladine, » était pour lui une autorité actuelle, il le citait comme il eût cité je ne sais pas moi Jacques Monod. »

Ayant achevé son numéro de pastiche, Baladine pose sur ses yeux noirs ses grosses lunettes d’écaille, elle ressemble alors à une carabidée, cependant que s’accuse son air de sibylle : une sibylle carabide. Et de m’aviser : « dans l’intérêt du roman », dit-elle, « démarquez-vous, je vous en prie, de ces anathèmes ; quoi que vous pensiez des médias – c’est vrai, entre nous, qu’ils sont une usine de crétinisation publique, c’est vrai, entre nous – soyez assez habile pour ne pas le dire ; soulignez avec ironie le caractère de cet homme si évidemment inactuel ; son père, ajoute-t-elle, a milité dans la milice, a été fusillé à la Libération. « Libérés …de quoi ? » bougonnait-il. De quoi quoi quoi ? c’est la question dont Jules Renard obsède le corbeau.

Le Professeur vivait dans la tonalité du « non non non ». Il avait d’ailleurs (c’est Baladine qui parle) mille et trois précautions pour sa chère petite santé (elle dit cela avec un humour férocement tendre). Il était parvenu à la conviction qu’il n’est à peu près aucun aliment qui ne soit nuisible. Il avait cessé de mette du sucre dans son café, puis de prendre du café; le thé, quoique boisson du Boddhidarma, lui disais-je (Baladine toujours), il l’avait supprimé également, par crainte de dépôts acides dans ses ligaments. Il éliminait le beurre, qui épaissit les artères, le miel qui trouble le foie, et se contentait donc, au breakfast, qui pour lui n’était jamais fast, de céréales, parfois de muësli, et d’une espèce de chicorée imbuvable (avis de Baladine) ; j’avais cru d’abord lui faire plaisir en apportant de la « Saint Urcizaine » une baguette fraîche, un croissant chaud, il ne tarda pas à me représenter que le pain frais se digère mal, quant au croissant français, finit-il par me dire, c’est la pire horreur, il est rarissime, continua-t-il (je répète toujours Baladine) qu’un croissant français ne soit pas une masse répugnante, un feuilletage graisseux, une croustade molle, qui pèse sur le viscère des heures durant, si Paul l’ermite, ajoutait-il, avait reçu de son corbeau une baguette ou un croissant façon française (« la Saint Urcizaine », hélas, ne fait pas exception), pour sûr il n’aurait pas vécu cent seize années, il eût rendu l’âme avant la soixantaine, quel organisme résisterait au croissant ? Le bon gros pain d’épeautre, voilà ce qu’il me faut, grognait-il, mais l’épeautre, les boulangers l’utilisent de moins en moins – le client, lui avait-on dit à Saint-Urcize, n’en veut plus – aussi se rabattait-il sur le pain dit aux cinq céréales, quoique, selon toute vraisemblance (remarque de Baladine) ce ne fût pas du pain aux cinq céréales que l’ermite Paul recevait de son corbeau. Enfin, toutes ces précautions diététiques, et je ne parle pas (toujours Baladine) de son abstinence de viande, de son refus des ratatouilles parce que la tomate y jure avec le reste (la tomate! s’écriait-il, cette mexicaine ni fruit ni légume, mi- fruit mi -légume!), de sa phobie des asperges à cause du rein, des flageolets à cause des flatulences, des pâtisseries qui sont, proférait-il sur le ton presque de la menace, la pire des choses, l’intoxication définitive, la solution finale ; le sucre est meurtrier, le sel à surveiller de près, évitez comme la peste les graisses cuites; bref, si je n’eusse été là, le Professeur n’aurait plus mangé que des laitues, des carottes, et, au printemps, pour laver son foie, des jus d’orties et des pissenlits en salade ; les fruits ? ah! comme il s’en défiait! Seule la pomme trouvait grâce à ses yeux, car en manger trois par jour, selon le dicton, c’est conjurer le cholestérol…Ces minuties maniaques étaient sa façon un peu comique d’imiter le régime des anachorètes du désert de Scété.

Il n’a guère dépassé les septante, dis-je. Paul l’ermite fut presque deux fois sexagénaire, Antoine un centenaire gaillard. Mais notre ami, dit-elle, s’était fourvoyé dans les sciences humaines, qui sont usantes, disait-il ; en 1968, il fut soixante-huitard ; il étudiait alors la psychologie et la sociologie ; il s’agitait parmi les agités ; motions, émotions ; quel jacassin! me dit-il, par après ; quand il fut revenu de ces logorrhées (c’était son mot), il ne cessa de dénoncer les abus vénériens et les crises de vanité de ses collègues sociologues ou psychologues : les gens, soulignait-il, les plus puérils qui soient, les moins capables de se comporter décemment. Il disait, dit Baladine, que c’est la psychologie et la sociologie qui l’avaient usé. Moi, je crois que c’est l’abus du café. Baladine me lit une de ses notes, titrée : Balzac.  » Il abusait du café, mourut à 50 ans. J’aurai eu un destin balzacien, mais sans Comédie humaine. Il s’est épuisé, il a épuisé avec lui le roman, qui n’est plus désormais qu’une « cafetière sur la table ». Ses successeurs ne font que se raconter eux-mêmes. Ils goncourent à se raconter, et c’est tout. »

Terminé-je cette préface ? L’août s’achève. Les jours ont passé, rondement. Le ciel d’Aubrac a proposé ses éventaires de nuages et ses improvisations ventées. L’herbe et la pierre s’étalent, fastueusement, les montagnols sont à l’oeuvre, les bestiaux ruminent, l’eau des torrents a sa transparence noire. Quelque chose de crépusculaire s’accuse : le crépuscule devient une basse continue, un basalte second. Je suis content de me reposer un peu sur cette description. Certes, décrire l’Aubrac, après Julien Gracq, n’a pas de sens. Je renvoie à ses pages, insurpassables. Mais décrire, je le constate, c’est une pierre où poser sa tête, où laisser somnoler le sens. Quel sens ? Celui de ce travail. Le Professeur voulait ne plus ressembler à un professeur, il est resté professeur jusqu’au bout des ongles. Il espérait entretenir une fois, avec un vrai corbeau, une relation vraie, il est mort sans que cette relation ait eu lieu, à moins que l’on prenne en compte le petit incident du crave, à Llo. Il faisait des bouts de texte, qu’il ne parvint pas à mettre en forme. Dans cette pagaïe je devrai pagayer. Je pagaye. La tâche de transformer des fiches en fiction excède mon habileté. J’y échoue, c’est clair. Puis-je conter au moins cet échec ? Serait-ce la planche de salut ? Le canot d’Ishmaël ? la bouée de sauvetage ? Oui, oui, oui. Je le crois. Je lance le corbeau hors de l’arche. Il ne ramènera pas le rameau d’olivier, mais il va et vient, va et vient, il touchera terre, une fois, le grain mûrit, le pain se fait, j’entends la corne du boulanger ambulant, ah! la bonne fougasse urcizaine!

Il meurt un 31 août, dans ce mois qui le circonscrit, l’enveloppe, et l’achève. Son mal fait des progrès, il s’inquiète de la perte de ses cheveux. La calvitie l’indigne. Il essaye divers traitements, mais ni les massages thermo-électriques ni le vieux pétrole Hahn, ni la « verfrissende tonifiërende lotion Seborin » n’enrayent la chute inexorable. « Pourquoi vous conté-je cela ? » me dit Baladine. Sa voix est comme une étamine de blutoir usé. »Parce que, dit-elle, en dernier recours le Professeur, sachant par Lydie que la mue des petits passereaux en cage est activée par certaines substances, se fit préparer par son pharmacien une mixture d’acétyl méthionine, vitamine B1 et acide folique, dans l’idée absurde que ça pourrait être bénéfique à son système pileux. Ne craignez-vous pas, cher, lui dis-je, que des plumes vous poussent en lieu de poils ? Il sourit, me récita une charade aimée de son père: « mon premier a des plumes et n’a pas de poils, mon second a des poils et n’a pas de plumes, etc… » Je suis inconsolable, murmura-t-il avec humour, de n’avoir pas et poils et plumes. Il se rêvait passereau, poursuit Baladine. Réveillé, il développait ce rêve en dévoyant de leur finalité les exercices spirituels de Loyola, qu’il pratiquait loyalement par ailleurs. C’était sa façon d’être hérétique. Au lieu de fixer par le dessin comme Léonard l’obsession de l’aile, il se l’incorpore, souffre les prémices d’une imaginaire métamorphose. Oui, il semble à la fin que sa condition d’homme l’excède – C’est ce péché d’angélisme, Baladine, qui vous excitait! » Cette femme informaticienne et rockeuse raffole des personnalités. Elle est peu saisissable (pour moi), Baladine : un mixte de midinette et de marquise. Une grande dame inachevée. Entichée du folklore mondial, des niaiseries ethniques, de la société « multiculturelle » et du macintosh. » Que je vous dise, me dit-elle, à la fin, dans ses cheveux gris qui n’arrivaient pas à blanchir « (le blanc, pensé-je, c’eût été solaire, apollinien, colombe ou cygne, corbeau restitué à son antique splendeur), « quatre tifs faisaient touffe, il les arrangea en aile de corbeau – Les teignait-il en noir ? – Non. Mais, dans sa promenade rituelle vers les Escoudournats il se coiffait d’une casquette délavée couleur de jean dont la visière se déformait en bec d’où débordait ladite touffe. Et ainsi de suite… – Ainsi de suite ? – Oui. Je lui offris une fois, sans arrière-pensée, je vous jure, une sorte de polo noir à col roulé, insalissable, il ne portait plus que ça, avec un cache-col dont il colmatait, par grand vent, ses narines, de sorte qu’on aurait cru des vibrisses – Bref, il est mort un peu corbeau ? – A la fin, il était comme sur un perchoir, attendant le vent de la fin. Il avait si bien viré au noir corbeau qu’il était son propre mauvais présage, se l’incorporait. Sa grande préoccupation, c’était comment on passe, il y a la seconde où l’on est encore en vie, la seconde après, pfffuit, disait-il… cette lapalissade lui plaisait. « (Pfffuit, pensé-je, plutôt le cri soyeux du chocard)- « Souffrit-il ? – Guère. Ce fut une tumeur maligne, mais avec de bonnes manières dans la malignité. Et puis la morphine. Et la prière. Il n’est pas mort, il est… passé. Comme il le souhaitait, à la façon d’un passereau – Pas comme Rilke », dis-je. (La Correspondance, tome III des Oeuvres traduites au Seuil, semble avoir été un de ses livres de chevet) – » Rilke le hante – Et Kafka ? Il y a dans le bureau cette photo de Kafka en redingote. » Baladine ne sait pas. Je sais, moi. Les mains de Baladine dessinent dans l’air une sorte de mandala. Très ongulées, ces mains. Baguées d’ésotérisme. « Une fois », enchaîne-t-elle, « où je l’interrogeai sur les sépultures, il me répondit sur le ton le plus sérieux du monde qu’il abandonnerait volontiers sa dépouille, à l’instar de Tchouang-tseu, au bec des rapaces. »

Dois-je faire état de son malheureux mariage ? L’élue, qui l’avait été par petite annonce (je le tiens encore de Baladine) consentit au mariage blanc, sitôt mariée s’agaça de cette immaculée conception (agace, pensé-je, en provençal, la pie, agasso), voulut tâter d’une couleur un peu plus salissante, le Professeur avait un faible goût pour la ridicule corvée d’accouplement (c’était son expression), bref il y eut quelques orages secs, s’ensuivit une séparation à la peu amiable. Il avait (toujours Baladine) ès choses d’amour une curieuse susceptibilité. L’idée qu’une femme éprise de lui pût lui infliger un rôle, à son insu, dans des mises en scène intimes, sur le grotesque petit écran du coeur (je dis comme il disait, dit Baladine), le jetait hors de ses gonds. Il eût souhaité une police des fantasmes, une amende pour ceux que l’on n’eût pas déclarés, une perquisition dans les caves de la conscience. Je ne veux pas, fulminait-il, que l’on fantasme à mon sujet. Cette façon clandestine de faire main basse sur le prochain! Cette atteinte à la loyauté, à la royauté de la personne! Les corbeaux ne fantasment pas, eux. Qu’en savait-il ? dis-je.

Lydie, à l’évidence, était éprise de lui. Il en fut d’abord flatté, accueillit bien ses premières épîtres, ses premiers coups de fil. Le drame survint quand, parti en voyage à Laguioles pour acheter non le fameux couteau, mais son ancêtre le petit poignard dit capuchadou, qui convenait mieux à son goût rustique, et, par la même occasion, s’offrir des fleurs de pissenlits macérés au « Lou Mazuc », baguenauder rue Bombecul, faire à loisir le circuit du Roc des Cabres, et ayant notifié à Lydie sur une de ces jolies cartes postales représentant une planèze complantée de vaches de Salers cette absence de trois jours (c’était beaucoup, pour lui!), il fut surpris, rentrant plus tôt que prévu (parce que la lotte au petit lait qu’on sert avec les pissenlits lui avait, prétendit-il, ballonné l’estomac), d’entendre la sonnerie téléphonique et, décrochant le combiné, Lydie, effarée, interdite,…elle avait voulu, en son absence, s’offrir la volupté de laisser goutter le petit grelot, longuement, longuement, dans l’intérieur du Maître bien-aimé. Autant se foutre dans mes draps, corbleu! (sic, assure Baladine).

Baladine s’absente. Elle reprend à Rodez son travail à la banque. Sa présence me pèse. Son absence me pèse. Absente, présente, « fort », « da »…un petit fil d’intrigue. Je parle avec elle peu quand elle est là, mieux quand elle n’y est pas, je la vois peu quand elle est là, mieux quand elle n’y est pas. En cet instant même j’entends ce rire dont elle scandait sa médisance bénine sur les opinions insolites de son vieil ami ès choses d’amour. Ce rire est-il celui de l’éternelle Eve déçue ? Il me semble que Baladine aurait du mal à concevoir que la sexualité puisse s’ouvrir en sympathie cosmique, que l’on puisse frémir de joie à l’évolution dans le ciel d’un fuseau noir avec à un bout une allumette jaune et deux socquettes roses aux deux autres bouts (je décris le chocard). Quand elle sera de retour, samedi prochain, je reprendrai pour la taquiner le couplet du professeur : Que de scénarios, Baladine, où nous sommes incessamment à notre insu impliqués! Combien de rôles, à notre insu, jouons-nous sur le théâtre intime de notre prochain ? Notre corps subtil n’est-il pas blessé par ces prélèvements répétés ? Baladine, réticente, ne répondra que par le geste, l’attitude. Elle placera l’index de sa main gauche entre les lèvres, méditative, froncée; elle le retirera, imprimera à son poignet un mouvement rotatif, puis ouvrira « Libé », en angle aigu de soixante degrés environ, et fera semblant de se fixer sur un article dont je déchiffrerai le gros titre, non sans constater une fois de plus le noir de jais de ses cheveux où s’interpolent, eût dit le Professeur, quelques mèches couleur prune. Cependant je continuerai « . Il y a, dirai-je, la convoitise, et il y a la charité. C’est l’une, ou c’est l’autre. Le professeur imputait tous les fantasmes à la convoitise. Mais ne faut-il pas distinguer entre le fantasme, qui est réquisition d’autrui sur la scène privée, et son évocation gracieuse dans le dessein de lui attirer des grâces ? » Je suggérerai à Baladine que les fantasmes sont des démons, qu’il n’y a pour les chasser que la prière, que la prière est donc la pratique la plus nécessaire qui soit pour entretenir entre les hommes la paix. J’aurais ajouté que l’ermite, c’est celui qui s’isole afin de se soustraire aux fantasmes d’autrui et de noyer les siens, comme les porcs de l’Evangile, au lieu le plus bas. Baladine ne me contredira pas. Elle secouera « Libé ». Le froissement du papier journal, un oeil méticuleux sur une quelconque nouvelle seront sa façon de censurer ma philosophie catholique et (donc) désuète.

Assez tergiverser, assez de modulations apéritives. Je regarde les liasses : c’est la partition du Professeur. Il s’agit de jouer, maintenant. Je jouerai -septembre y invite – une octave plus haut ; je jouerais, plus volontiers que corbeau, chocard. Le chocard est mon préféré : il lâche en vol les petites gouttes perlées de son chant… Tiens! cela ressemble à un haïku. Alors, je vais en faire un autre : des fils de lumière soyeuse   se dévident     chant du chocard. Pourquoi me mets-je moi-même à faire des haïku ? Suis-je contaminé par Lydie ? Ah! les lettres de Lydie (cette chemise jaune serin, sur la desserte). Lydie, c’est comme : l’Idiote, me dis-je. C’est cela. Il faut une idiote. Lydie, au reste, a contaminé le Professeur. Sous le titre « mon oeuvre au noir » on peut lire, écrit en caractères graciles : « mes pensées volètent     oiseuses     j’en fais un corbeau nourricier ». Dix-sept syllabes. Le compte est bon.

C’est samedi, c’est crépuscule. Baladine entre, une fougassette au bec « – Alors ? » C’est le crépuscule. Une nuit de Margeride s’ouvre dans sa question. Les liasses! Je suis lié. Ce pari… Mes petits prix Goncourt -« D’où était-il, au juste ? – De Rodez, parbleu ». Parbleu. J’eusse dû m’en douter. Les personnes faites comme le Professeur Réquistat naissent à Rodez.

 

I

 

 

J’ai attendu pour commencer vraiment que ce soit le premier septembre.

Septembre est un mois extra.

C’est la façon la plus expéditive de sortir d’août.

Si je ne me mettais pas en septembre, je serais désormais dans la dépendance d’un 31 août empaillé sur la girouette rouillante du clocher de Réquistat.

Premier septembre. Extra-août. Il me semblait, tant que le mois d’août aoûtait, que j’étais sous un crêpe, que je souffrais du mal Réquistat. Ma santé se détériorait, de l’estomac au côlon il y avait un dysfonctionnement. C’est par le côlon, m’a dit Baladine, que le Professeur est parti. Le mois d’août lui avait enflammé la paroi intestinale, m’a-t-elle dit, ne sortant plus du mois d’août, il n’était plus sorti de son côlon, et il est parti avec son côlon.

C’est le premier septembre, et plaise au ciel que ça le reste assez de temps pour que je parcoure quelques liasses sans migraine. Maintenant que je ne peux plus reculer, la lassitude déjà me gagne, ces liasses, c’est comme un corbeau, on dirait, qui se perche sur mon cerveau, m’accroche de ses griffes, déjà je broie du noir. Ce pari que j’ai fait de faire un roman du corbeau est une idiotie. C’est Baladine qui m’y a incité. Tout le mois d’août, elle m’a chauffé avec cette idée, le 17 août j’ai rejoint Baladine ici, j’ai pris mes quartiers à l’hôtel Calmels, dont le délabrement est indescriptible (cet adjectif suffit), mais où, étant l’unique client, je suis client-roi, et j’ai vue sur le Plomb du Cantal, là-bas, qui luit, au crépuscule, comme l’arche sur le mont Ararat. La maison du Professeur n’est guère moins délabrée que l’hôtel. Baladine ne m’en a épargné aucun recoin; elle a fait grincer pour moi tous les gonds, a pour moi ouvert toutes les armoires, de style ou non, je sais tout sur la panetière ou le pétrin, symboliques! m’a-t-elle dit, et elle m’a introduit enfin dans les tiroirs, dans les pétouillets – c’est moi qui plaisante- où le Professeur déposait ses laisses mentales.

Maintenant que c’est le premier septembre je ne peux plus différer. L’absence de Baladine me soulage. Baladine, je crois, me tirerait en douce ailleurs, vers un autre roman, vers autre chose qu’un roman. Mais – c’est là le piquant, le pas-romanesque-pour-deux-sous de la situation – comme je n’ai aucune attirance pour Baladine, c’est le corbeau, sans Baladine, qui m’attire : le corbeau, pas Baladine, double gageure. Tant qu’elle était là tout lui était prétexte pour interrompre ma réflexion. Elle venait m’informer que la cafetière est sur la table, ou pas, et qu’on voit c’est mauvais ou qu’on ne voit pas c’est bon signe le Plomb, je devais chaque fois me rendre à son point de vue.

Quand on ouvre le carton des liasses, l’on découvre d’abord quelques feuilles volantes, où la fantaisie se donne libre cours. Ne pouvant transcrire telles quelles ces notules dont la fantaisie est par trop débridée je tâche à les traduire tant mal que bien dans mon tour syntaxique, avec mes scansions propres mais, j’espère, sans en perdre le suc essentiel :

« Ce qui, prétend-on, porte malheur, je le répute de bon augure. Sous une échelle je m’empresse de passer, dans la pensée qu’un jour le patriarche Jacob m’en récompensera. Le chiffre 13 fut le mien, treize années durant, dans une petite rue de Rodez où il ne m’arriva rien que de bon ou du moins de tolérable. Treize est l’envers de 31, et c’est au-dessus d’une plaque 31 que se déroulèrent, sans incident grave, mon enfance et mon adolescence. La locution « être sur son trente-et-un » a pour moi un charme nostalgique, il me semble que je fus sur mon trente-et-un avant tout apprentissage du monde, et que ce 31 m’a, du monde, à jamais dispensé. Le corbeau est réputé oiseau de malheur. Je suis convaincu qu’il m’est bénéfique.

Passer, en latin, passereau. Passereau, passereau pas. Le passereau passe. Féminin, passerelle. Le passereau est une passerelle entre les terrestres et le Dieu. Le passereau passe la viande, passe le pain, à Elie, à Paul. Triste monde qui ne sait plus que le corbeau est un passeur considérable.

Mais il ne passe pas, seulement, il perche, il chante. Le merle, ce corbeau modèle réduit, pour chanter se perche volontiers sur une antenne de télé; quand il chante, ce Pavarotti des antennes, il est combien plus charmeur que n’importe quelle vedette! Le seul intérêt de la télé, c’est l’antenne, perchoir élu par les passereaux chanteurs.

Le corbeau est un merle qui a voulu se faire aussi gros qu’un rapace, et qui y a presque réussi.

Il y eut un temps où les petits passereaux étaient mes délices, je ne jurais que par mésange ou chardonneret. C’est que je m’intéressais aux jeunes garçons, j’aimais le nom allemand, Knabenkraut, de l’orchidée, et la légende du « Cor merveilleux de l’enfant ». Un petit passereau est un Knabe, un pénis volant. De celui-ci il a à peu près la taille. Dans ma forêt enchantée le pinson est une sorte de pénis-ange, un sexe en trilles, amovible, aérien. Puis, les petits garçons ne m’intéressant plus, les petits passereaux cessèrent de m’intéresser. Je ne sache pas qu’André Gide ait suivi le même parcours. En Tunisie, alors qu’il est très vieux, il tourne autour du jeune Victor, s’indigne que Victor conchie la lunette des vécés. Entre parenthèses la façon de caguer des passereaux est exemplaire : tout juste une pression du ventre, et tombe une virgule de fiente, ponctuation digestive, signe quasi abstrait. Du désintérêt pour les petits passereaux je passai à l’intérêt pour les grands passereaux. La joliesse des uns, leurs mignardises à la longue m’agacèrent, même la suavité de leur chant. Je me mis à préférer des oiseaux plus rudes, mais plus subtils, croyais-je, avec lesquels on pût être vraiment d’intelligence.

Corbeau, inverse de : beau ? La Sulamite dit : « je suis noire, mais je suis belle ». Je suis belle et noire, belle parce que noire. Elle dit encore de son « chéri » : « sa tête est un lingot d’or fin, ses boucles sont des panicules, noires comme un corbeau ». »

Pourquoi le corbeau. Perchè ?,

Réponse : 1) parce que perché.

2) ) Parce que pas la pie. Il faut que oui soit oui, non soit non. Avec la pie, on ne sait à quoi s’en tenir. La pie s’habille en demi-noir demi-blanc. En queue-de-pie pas queue-de-pie.

3) Parce qu’il est en France comme l’amour-passion, tout le monde en parle, personne ne le voit, on voit des corneilles, des freux, des choucas, le grand corbeau, corvus corax, ne se voit, lui, qu’au musée béarnais, à Pau, en face du béret basque.

4) Parce qu’il est pudique. On ne le voit jamais « faire » l’amour. On ne colporte sur lui aucune histoire sentimentale ou salace. On ne le trouve pas, comme le vautour ou le cygne, dans les Analectes de la libido.

5) Parce que la chose d’amour, s’agissant des corbeaux, n’a donc pas lieu de paraître. Baladine me harcèle pour que j’écrive un roman avec la chose d’amour, parce qu’il n’y a pas de roman, dit-elle, même de corbeau, sans la chose d’amour. Toutes sortes d’oiseaux sont impliqués, dit-elle, dans la chose d’amour, même les grands prédateurs sont impliqués, à cause de ce Monsieur Freud qui s’est avisé de détecter un vautour dans une toile de Léonard de Vinci, et ce prétendu vautour trahirait une affection bizarre du peintre pour sa mère. Le corbeau, lui, si loin qu’on aille dans le temps et dans l’espace, jamais on ne le prend en flagrant délit d’amour. Il lui arrive d’épier les amours des autres, quelquefois, et de les rapporter. C’est de là que vient la stupide acception policière, polarde, de « corbeau ». Cette stupide acception date d’hier, le Littré ne la connaît pas. Le Littré n’a que de bonnes manières. La chance, avec le corbeau, c’est qu’on peut se dispenser de la chose d’amour. Certes, les corbeaux font l’amour, il faut bien, sans quoi pas de corbillats, mais la légende dit que c’est par le bec que chacun, chez les corbeaux, s’unit à sa chacune.

6) Parce que décennies durant, au cinquième siècle de note ère, chaque jour que Dieu fit un corbeau nourrit d’un demi pain le saint ermite Paul.

7) Parce qu’une fois, en ce siècle-ci où Dieu, dit-on, s’est absenté des jours de l’homme un corbeau tenta d’obtenir de mon père qui sortait de la boulangerie de Saint-Urcize un demi pain – peut-être (qui sait ?) pour l’apporter à un ermite. Mon père le lui refusa.

Je veux mettre ces deux faits en court-circuit.

Je vois bien par où je ressemble à mon père : presque tout. Je vois que presque tout me sépare de Paul l’ermite. Sauf un attrait inexplicable, inhérité, de quel ciel venu ? pour l’ermite et son corbeau. Je ne pense pas que je mérite jamais un jour de recevoir la visite d’un de ces volatiles inspirés, n’ai-je pas à suffisance le pain de « La Saint-Urcizaine » ? Mais je rêve de réparer une fois l’insulte faite par mon père à un descendant peut-être, un congénère nul doute, de l’oiseau préposé par le Seigneur à l’intendance du saint ermite. Souvent me vient l’idée que c’est pour un autre ermite Paul, caché dans les Gorges du Bès, que ce corbeau tentait ce rezzou audacieux, et il se heurta à mon père qui ayant avalé de travers quelques versets de Zarathoustra, dont il avait fait son évangile sceptique, avait chassé de son horizon mental l’idée même que des ermites pussent encore exister. Je n’accuse pas mon père. Au reste je sais de quelle main il peut flatter un plumage, le gloussement satisfait de la jeune hulotte, au jour du jugement, couvrira, j’en suis sûr, tous ses péchés. Mais j’accuse un siècle où l’on a perdu le juste rapport avec les animaux, où l’on prétend les cantonner dans des réactions instinctives sans imaginer que l’instinct puisse être divin et que l’oiseau surtout, qui n’est pas un animal, mais un mixte de bête et d’ange, puisse chaque fois qu’on L‘en prie entrer en résonance avec l’ange, et dans ses raisons.

Or voici qu’au début du siècle, exactement le 10 août 1903 (août, le pire des mois), le poète Rilke, dressant le constat de la moderne impuissance, déplore qu’il n’y ait plus de lieu épargné par la mesquinerie caquetante, et, continue-t-il, « irais-je au désert, le soleil et la faim m’y tueraient ; car les oiseaux ne volent plus vers les solitaires; ils jettent leur pain à la foule qui se l’arrache ». L’on croit sans peine que ce délicieux parasite des châteaux et altesses en désuétude était peu doué pour le désert, « irais-je », hasarde-t-il, mais non! pas de danger qu’il y aille! Mais n’y a-t-il vraiment plus de « solitaires » ? S’il n’y en a plus, il vaut mieux croire que les oiseaux n’ont cure de l’homme, désormais. Comment imaginer qu' »ils jettent leur pain à la foule » ? Et qu’est-ce que cette façon plurielle de dire « les oiseaux », volatilisant la pieuse tradition du corbeau en image plébéienne ? Et qu’est-ce que ce « ne volent plus », sinon une variante du « nevermore » d’Edgar Poe ?

Rilke…Il fait des phrases. Je voudrais ne pas faire de phrases. Faire des phrases, c’est mentir : « à quel point le moindre cri d’oiseau au dehors me touche et me concerne ». ?..Mais j’attends qu’il me conte sa relation réelle avec un oiseau, une fois. Et puis l’idée que l’oiseau, dans un cri, dit tout ce qu’il est, tandis que nous serions voués aux malheureux détours du langage, me semble si fausse! L’oiseau ne dit pas tout ce qu’il est, dans son cri, il dit misérablement quelque chose; tant de fois j’ai pu soupçonner qu’il nous enviait nos inflexions, notre palette verbale! Rilke fait de la littérature avec l’oiseau, les moines de Haute-Egypte, eux, se fiaient à sa sollicitude. Vous imaginez Paul l’ermite écrivant : « à quel point le moindre cri … » ? Dans la même page où il s’émeut de ce « moindre cri », Rilke évoque des miches de pain, « immenses et pâles », écrit-il, « paisibles dans leur tangible richesse ». Ces pains-là ont pour moi le goût fade de la perception fine, de la phrase bien faite, ils ne sont pas comestibles, ces pains, ils ne nourriront ni un père du désert ni un père de famille; émotion moulue, ils sont soustraits à l’échange et au don. Non, il était trop familier des châteaux et altesses en désuétude, ce Rilke, pour entrer dans les climats de l’âme où la légende devient plus vraie que l’histoire et où le miracle quotidien se substitue aux émotions exquises et occasionnelles du nervosisme. Du désert il ne connaît que Gizeh. Je lui sais gré de s’être intéressé au sphinx, et je ne puis douter qu’il ait vu une nuit s’envoler, du bord de la coiffe royale de ce « dieu », comme il l’appelle (mais qu’est-ce qu’un « dieu »?), une chouette. Ah! L’oiseau de Minerve rendant visite au monstre de l’énigme! On sent trop que tout ce qui lui arrive tourne autour de sa minutieuse personne enchâssée dans la mythologie universelle. Moi je peux raconter comment je recueillis une jeune hulotte tombée du nid, m’en fis le père substitutif, m’arrachant des poils pour la nourrir quand aucune souris ne s’était prise à mes pièges. Je n’irai pas, pour cet incident domestique, déranger les galaxies. Ah ! Ce Rilke me déçoit, à la fin. Sa diététique savante, ses tactiques d’amitié, ses délocalisations éperdues font de lui un éternel crevard. Un Paul, un Antoine, avec leurs austérités folles, crèvent le plafond des cent ans, l’amant de Lou conduit à peine au-delà de la cinquantaine sa chair frissonnante et tendrement couvée. Ceux-là excèdent ce monde, font entrevoir une autre humanité, un autre rapport de l’homme à l’homme et de l’homme à la bête ; celui-ci se distingue à peine d’un petit bourgeois . Car voilà le point. Ce qui m’agace le plus, chez Rilke, c’est sa prétention d’entretenir avec la bête un rapport absolument original, comme seul pourrait le poète, frontalier, croit-il, du jardin originel, Orphée ? Je ne crois pas à Orphée, encore moins à sa métamorphose en Rilke.

Rilke… c’est peu de dire que jamais un corvidé se sera inquiété de lui apporter fût-ce un quignon. Il n’aura jamais entretenu avec l’oiseau qu’une relation orphique, compliquée, énigmatique. Quand il n’aura pas manqué, à son égard, du tact le plus élémentaire. (Il a confessé sa grossièreté, çà ou là). Le voici, dans un moment de sa vie (il y en eut tant!) où la neurasthénie le menace, qui devient convulsionnaire aux lettres d’une admiratrice, déborde de sentiments tendres, ultra-tendres, infiniment tendres, miaoute, cajole, caresse, canaille (« amie », « cher cœur », « fraternelle », « Benvenuta », « ma joyeuse », « ma familière »,etc.), et, au comble de sa saoulerie sentimentale, s’écrie : « il faut qu’un jour nous nous risquions ensemble à offenser les choucas de notre triomphante gaieté ». Comme si homme au monde était capable, par sa gaieté, d’offenser les choucas! Cette lubie est du calibre de celle de La Fontaine qui fourre un fromage au bec de son corbeau et une harangue au museau de son renard. Mais je croirais plus volontiers à la véracité de la fable qu’à la conjoncture pour Rilke d’une quelconque gaieté triomphante, voyez-vous ça! et de choucas offensés; plutôt ceux-ci se fussent-ils esbaudis sans retenue à voir le couple de ce moustachu et de cette émoustillée et eussent évincé par leurs voltes et la pureté rythmique de leur mélopée, insolents virtuoses, le verbiage amoureux du poète et de la pianiste.

Moi, je me souviens, une fois, au Puy d’Aubraquet, c’était une heure si délicieuse qu’un peu de neige caressait encore un peu de fritons de roche, et quelques stratus au Sud commençaient de s’épandre, je fus soudain ébaubi par une escadrille de choucas qui exécutaient en plein ciel, puis en rase-motte, et dans les spires d’espace entre terre et ciel, se déployant puis se rassemblant comme sous la baguette d’un chorégraphe, le plus gracieux ballet aérien qu’il me fut jamais donné de voir.(Aucune Benvenuta ne me pompait l’air) . Ces choucas…Ils ont eu lieu. Je peux revenir au Puy d’Aubraquet, j’y reviens, je les y convoque, désespérément. Ce ne sont pas « les choucas », abstraction lyrique, humour provocateur, symbole, contrepoint. Mais ces choucas, ce jour-là. Nul doute : je ne cesse pas de voir entendre l’ajustement de leurs voltes et de leurs voix, tchiouououhhh, effilés sonores, fusées on aurait cru. Non, Rilke, en dépit de la légende savamment par lui-même entretenue, n’a jamais entretenu avec aucun oiseau la sorte de relation juste que je cherche. S’est-il jamais douté qu’il en allait de sa relation avec les oiseaux comme de celle qu’il avoue avec les altesses et les châteaux en désuétude ? Il est, dit-il, comme un chien qui a beau enfoncer sa queue dans le gris ou le rose du coussin, « l’adhésion n’y est pas ».

Tout de même, avec les chiens, ça allait relativement mieux. Je porte à son crédit une rencontre émue, à Cordoue, avec une chienne grosse, de l’espèce la plus pitoyable, qui a recours à lui, implorant quelle pitié, quelle pitance ? Il s’arrête, compatit ; entre elle et lui quelque chose passe. Renan s’excusait si, par mégarde, il bousculait un chien. Ici l’embarras, la répugnance sont notés sans faux-fuyant. Le don d’un morceau de sucre est un expédient dérisoire. J’envie à Rilke cet instant-là. Instant d’un tact infini : pas de langue lécheuse, pas de main cajoleuse. Rien que des regards. L’on comprend que la chienne veut être reconnue, comme nous tous, pour ce qu’elle est, un pauvre fragment d’existence corruptible, et ses chiots avec ; peut-être devine-t-elle que lesdits chiots finiront dans un sac, noyés, ou dans une poubelle ? Mais il y aura eu ces quelques secondes où Rilke gagne pour lui et pour la bête le royaume des Cieux. Cette obole d’attention, cet échange de regards, ce don d’un sucre me rappellent Xavier Le Pichon racontant son séjour auprès de Mère Teresa et comme il s’efforce gauchement de nourrir à la cuillère un tout petit enfant moribond ; le môme est perdu, ces cuillerées sont en pure perte ; or voici que le regard du môme rencontre le sien, et dans le regard de ce pauvre être mourant il y a plus que tous les poèmes et tous les poètes, une présence, une inépuisable présence, un puits de Jacob de présence, qui trompe la mort ».

On n’échappe pas, avec le Professeur, à des histoires comme ça et des réflexions comme ça. Mais suis-je ici, ce premier septembre, pour échapper à quoi que ce soit ? La liasse I est une sorte d’arche. Le chien y est inévitable comme il l’est ici, dans ce village où il y autant d’indigènes canins que d’indigènes humains. Cave canem, prends garde au chien, c’est, pour un conteur, la consigne de toujours ménager au chien une petite niche dans la narration. Le Professeur continue donc : « Je ne me targue pas, avec la gent canine, de conversations aussi mémorables que celle de Rilke avec la chienne susdite. Mes incidents sont futiles. Une fois j’abandonnai à un bâtard humblement quémandeur un pâté, reste de pique-nique. Festin! Je fus remercié d’un coup de langue et d’un coup d’oeil que je porte désormais secrètement comme une décoration. Récemment je croisai un huskie. Sensible à l’intérêt que je lui portai il me donna un coup de langue congratulatoire.. Je devrais biffer ces anecdotes. N’importe qui a reçu, d’un chien un coup de langue congratulatoire. N’importe qui a senti dans sa fesse le croc comminatoire d’un dogue excessivement zélé. Certains sont même des élus de la morsure, et goûtent les délices du vaccin anti rabique. Il en va des chiens comme des hommes, hommerie et chiennerie se répondent. D’ordinaire le chien reflète son maître, le roquet acariâtre trahit l’avarice peureuse du paysan mal loti ou du petit bourgeois constipé. Un bourg entier déclare son niveau moral au retroussement des babines et à l’ampleur de la vocifération. Il est des villages idylliques où la bonne bête couchée à même la rue vous regarde à peine passer, toute à sa somnolence. Ailleurs, à peine paraissez-vous, c’est un sabbat d’enfer et, au bout de la chaîne, dix Cerbères s’étranglent de fureur. L’un d’eux, déchaîné, vocifère à vos basques au-delà du dernier pan de mur, de la dernière clôture. A l’évidence vous êtes indésirable. L’on ne partagera pas avec vous, ici, le pain et le sel. N’importe qui peut raconter, au sujet des chiens, des anecdotes comparables à la mienne, et celle de Rilke n’est pas extraordinaire. Mais dès que l’on sort du cercle des animaux domestiques, tout ce qu’on raconte semble ressortir à la légende. « Légende »:ce qui doit être lu. Sous-entendez :ce qu’il est loisible de ne pas croire; ou: ce que l’on ne croit que si l’on est crédule. A la vérité, tout est légende, les hommes sont si menteurs que les croire exige toujours un peu de crédulité. Non moins qu’à la légende de Rilke interpellé par un regard de chienne je crois à cette légende de Haute-Egypte : Abba Macaire, connu pour son charisme de guérisseur, reçoit une fois la visite d’une hyène portant à bout de gueule son marmot aveugle; elle le dépose sur les genoux du saint homme; celui-ci mélange quelques crachats avec de la poussière, saupoudre la mixture d’une oraison; le marmot retrouve la vue ; sa mère aussitôt, sans un mot, le remmène; le lendemain elle revient déposer aux pieds de l’ermite la toison d’une grande brebis. M’objecte-t-on que la gratitude, en l’occurrence, exige un crime, que la brebis a payé le prix, que tout cela est au bout du compte détestable et dérisoire ? Tristan Bernard récrivait à sa façon l’épilogue de la parabole du fils prodigue : « On tuait le veau gras et l’on faisait la noce, Et la vache disait : ça va bien, ça va bien, Ces gens qui retrouvent leur gosse Commencent par tuer le mien ». Cette espièglerie me plaît. Vrai je ne vois pas de justice dans le prix que paie le veau pour le retour du fils à papa. Ce veau avait une espérance de vie, et n’aura pas eu loisir, lui, de courir les filles. Ah! Les filles… Baladine… Ce que je lui dois. Son indulgence à mes excentricités. « Vous êtes un autre Diphile », m’a-t-elle dit. La gratitude ? Est-ce la dette impayée qui serait la figure idéale, l’épure ? J’imagine la hyène satisfaite, à jamais regagnant le pays des hyènes, et n’ayant pas une pensée pour l’homme qui a guéri son petit. Le grand style, paraît-il: oublier. Ainsi fit le milan royal que je sauvai des labours où il était tombé, une balle dans l’aile, c’était près du Clau. Bandé, mis à l’abri, nourri, il s’en alla, un jour, et ce fut tout. Ce superbe prédateur avait, de race, le talent de ne pas se prendre les serres à un quelconque sentiment. Je sais, de science sûre, qu’à jamais, dans toutes les spires de tous les mondes, il aura oublié cette heure où je le portai, lourd fardeau, jusqu’à Réquistat, c’était le 31 août, le soleil déclinait, quelques cirrhus étiraient leur soie dans le soir commençant, la bête souffrait, bec ouvert, sans lâcher un cri, il me semble que son instinct l’avisait qu’elle était en bonnes mains ; j’aménageai la souillarde et la nourris d’abats. Je regrette d’avoir manqué l’instant où, sûre de ses ailes, une semaine plus tard, elle prit son vol. Ne revint pas, non, ne revint pas me dire merci. Le chien de l’Hospice de France, au contraire, ayant donné un dernier coup de langue au fricandeau graisseux me lèche la main. Peut-être la conjonction des regards et des destins, comme la raconte Rilke, représente-t-elle le grand style. Il ne s’agit que d’un morceau de sucre, la chienne ne remercie pas, elle est là, il est là, et ils sont tout soudain accordés comme le sont les astres, selon la loi éternelle. De même le jeune crave de Llo, sautant de mon épaule dans le trou de mur, ne devait pas me prêter plus d’attention qu’à une quelconque pierre en saillie. Remercie-t-on une volée d’escalier, un pommeau de rampe ? Ses parents, qui étaient, j’augure, du dernier mieux, m’ayant vu comprirent-ils mon rôle de bienfaiteur ? Il n’est pas dit que Paul le Thébain ait jamais remercié son corbeau. Il remerciait Celui qui a prévu des corbeaux pour l’intendance des ermites. »

Ici s’achève la première liasse. Le désordre y est roi. Qu’est-ce que ce crave ? Il y a encore quelques phrases assez confuses sur les coiffures successives de Baladine, tantôt une queue de cheval, note le Professeur, tantôt un pan de cheveux dénoués, dit-il, maintenant un tapon, pourquoi pas demain un pschent, dit-il.

 

Liasse II

 

« Voici où en sont mes connaissances, s’agissant des corvidés. Je connais le mot même : corvidé, ce qui me classe déjà honorablement parmi l’engeance dite cultivée. Utiliser le mot corvidé, en diverses occurrences où ce n’est pas utile, seulement pour faire sonner le mot. Corvidés, famille de l’ordre des passereaux. Je me suis réjoui quand j’ai su, de science exacte, que les corvidés étaient des passereaux, car il me semble que, quant à être oiseau, c’est passereau qu’il faut être. Si royal soit-il, aigle ou milan, un oiseau qui n’est pas un passereau me semble nicher dans la Disgrazia. Et d’abord il a toute chance d’être stupide. L’aigle a beau être royal, il est surtout stupide, le milan ex-aequo, de cette suprême stupidité qui est celle des rois, excepté saint Louis. Les oiseaux qui ne sont pas des passereaux ne sont que des animaux. Les passereaux, ni les Arabes ni les Japonais, qui sont les uns et les autres au parfum, ne s’y trompent, ce ne sont pas des animaux, ce sont précisément et exclusivement des oiseaux, les seuls êtres qui, sans déchoir, soient à la fois anges et bêtes. Cela est bien. Encore faut-il, entre les corvidés (corps vidés ? ce calembour trahit mon émotion de découvrir, ce jour même, mon émaciation sur le pèse-personne Tefal rapporté de Rodez par Baladine, 3 kilos de moins en un mois), entre les corvidés savoir distinguer. La pie est jolie, sur elle nul ne se trompe. Laissons-lui descendre sur un air de Rossini son éternel escalier. Le geai, rose, bleu, blanc, noir, est un arlequin des sous-bois à l’oeil rêveur. Ces deux-là sont, à mon avis, des corvidés de contrebande, des faussaires, qu’on pince tout de suite en flagrant délit. Pour les autres…Le commun des mortels confond corvidé avec corbeau. J’ai passé, de beau temps, ce stade. J’ai appris, une fois pour toutes, ce qu’était le chocard : éblouissante image, sur un rocher du Canigou, d’un individu frottant son bec, étirant ses ailes, agitant ses plumes, aérien, subtil, souple, émerveillé de lui-même et de ses environs, je le revois, bec jaune, chaussettes roses, image à jamais de l’élégance, glorieux antipode des coxalgies. De même le crave, je ne m’y trompe plus. Quand je découvris, en bas du mur nord de la petite église de Llo, ce petit être piaillant à fendre pierre, je sus aussitôt, socques et bec rouge, que c’était un crave. Ne pas me méprendre sur crave et chocard me classe honorablement, répété-je, parmi les mortels qui ne sont ni chasseurs ni ornithologues. Mais où je deviens confus, c’est précisément avec le corbeau. C’est lui qui m’intéresse, et je ne sais pas au juste si j’en ai jamais vu un encore, sauf l’empaillé du musée de Pau. Chaque fois que j’ai cru à un corbeau, j’ai été démenti par une instance savante. Mr °° m’a assuré que l’on n’en trouvait plus que dans les Alpes. Le sémillant Coco, à Escouloubre, élevé par la famille Bouyssou, ne serait-il donc pas un corbeau ? J’ai eu loisir mainte fois, au breakfast, soulevant le rideau de la vitre, d’observer Coco, j’ai entendu ses réclamations de prime aurore, avant qu’on le lâche dans la cour ; on l’a volé au nid, puis apprivoisé, me dit-on ; il est au mieux avec le chien Flax, me dit-on ; et l’on me dit aussi qu’il a une façon de langage patoisant. Mais, pour la taille, il ne me semble guère plus gros qu’un choucas. Au reste je n’en suis, avec Coco, qu’à mes tout débuts, je ne lui ai même pas été présenté, j’ai déjà cependant fait trois saisons à Escouloubre, je prierai Mme Bouyssou, la fois prochaine, si Dieu veut qu’il en soit une, de réparer cette omission. J’inscris sur mes éphémérides : Coco. On verra bien. Entre les freux et les corneilles, quelle différence ? Je ne suis pas Monet, les nuances du noir typique et du noir grisâtre m’échappent ; quant à la taille, 46 cms pour celles-ci, 45 cms pour ceux-là…Allez-y voir! Doit-on se fier à son oreille ? La transcription du cri animal en caractères phonétiques laisse perplexe. J’ai entendu beaucoup de vaches. Aucune n’a jamais exécuté « meueueuh ». L’émission de la consonne M dépasse sa compétence d’herbivore. Le freux, paraît-il, crie kâ, aâh, la corneille kroa ou-in, parfois clou-clou-clou; le vrai corbeau, le verax corvus corax émettrait, lui : cro, ou rrok, à moins que ce ne soit rok, il croasse, ou glousse, selon un expert, un autre lui impute « corrk-corr », ou « clon ». Qui croâre ? Une seule certitude : si la vache échoue au M, le corvidé, quel qu’il soit, échoue rarement au K, c’est la façon d’accommoder le K, pensé-je, qui le distingue. Enfin, ce sont des corneilles qui s’abattent dans les champs moissonnés, l’opinion le veut, je m’y rallie. Mais les volatiles pansus, actifs, dégourdis, qui hantent le Parc de Sceaux, portent-ils culotte, comme le freux ? Ont-ils de celui-ci la face blanchâtre ? Ah! J’aurais dû, comme Mallarmé, fixer mon intérêt sur le haut de forme, cela au moins a taille, teint uniques, et ne crie pas. Mais les ermites ne portent pas le haut de forme, et le haut de forme ne leur apporterait pas de fougasse.

Je rouvre Rilke. Il se fatigue du restaurant, note-t-il, et en veut à Dieu de n’avoir pas encore compris qu’il lui faudrait, comme saint Jérôme, rester dans sa cellule, et donc se faire nourrir discrètement par un corbeau.  » Quand le corbeau viendrait avec ses beaux petits pains, » dit-il, « ses morceaux de monde bien ronds, je n’aurais qu’à faire un de ces signes de tête que les oiseaux comprennent, et à dire : « Merci, pose-les là, je te prie! « – et…à les oublier ».Quelques années plus tôt il prétendait que les oiseaux ne volent plus vers les ermites, désespérait du désert. Maintenant, dans sa cellule parisienne, il y croit, au désert, et croit avoir acquis assez de mérites pour que Dieu dépêche un volatile à son service. Quelle impudence! Je ne réclame, moi, au bout de ces pages, mérité par elles, que le rapt, une fois, par un corbeau nécessiteux ou zélé, d’une miche que je rapporterais de la Saint-Urcizaine. N’importe, Rilke est, de tous les littérateurs, le moins littératé, et cette idée qu’il a d’entrer avec un corbeau en intelligence, cette idée, qui ne relève pas seulement de la fantaisie humoristique, mais d’une requête intime, d’un sens profond des interférences de destins, elle ressemble si peu à l’idée ordinaire du littérateur ordinaire! Et quoique je le querelle, je lui sais un gré infini de me prendre la main, parfois, quand je me relâche, et de faire avec moi les quelques pas qui me tirent de ma paresse, de cet à quoi bon qui trop souvent est le seul petit pain bien rond dont je me repaisse. Nous avons en partage, lui et moi, de n’être pas des saints, de le savoir (il y a des instants où il a l’air, lui, de ne plus le savoir), et de rêver de l’être.

Paul le Thébain a 113 ans. Il va mourir. Depuis combien d’années le corbeau lui apporte-t-il son demi-pain ? Antoine lui rend visite. Ce jour-là le corbeau apporte un pain tout entier (pas des petits pains bien ronds, non, le grossier pain d’épeautre comme on faisait alors). Paul, le lendemain, meurt. L’on ne sait ce qu’il adviendra du corbeau. Nous nous situons, Rilke et moi, à des milliers d’années-ténèbres de cette miraculeuse galaxie. Mais Paul et Antoine prient, de toute leur âme-corps : »donne-nous aujourd’hui notre pain de ce jour »; et nous, maniérés, nous osons ajouter : »donne-nous aujourd’hui, par l’entremise d’un corbeau, notre pain de ce jour », et nous l’exigeons frais, aux céréales, ou complet, fourré aux noix, parfumé au sésame … A qui demande humblement, le pain arrive, même par la voie aérienne. Je veux insister sur la discrétion, l’à-propos de ce livreur en livrée noire, auquel, d’ailleurs, il est indécent d’adresser des paroles – « merci, pose-les là, je te prie »- comme on en adresse à un garçon coursier. D’abord il ne se perche pas, ce serait indélicatesse, l’ermite veut demeurer seul. Il plane, fait quelques orbes, pose à peine ses pattes sur un rameau, dépose le demi-pain, se retire. Où l’a-t-il dérobé, ce demi-pain ? A la Saint-Urcizaine la plus proche. Mais l’a-t-il dérobé ? On le connaît, à la Saint-Urcizaine, le patron lui-même le servira, et il n’est consommateur, dans cette Egypte de jadis,où l’odeur de sainteté est partout sensible à des odorats avertis, qui ne consentirait, en cas, à lâcher le morceau. Ce corbeau n’est passible d’aucune des railleries méritées par celui de La Fontaine. Que ferait-il, d’abord, d’un fromage ? Est-ce le lanquetot vanté par le journal télévisé de vingt heures qu’il tient ferme au bec ? Le fromage… Chacun son fromage, et tout pour soi. Le corbeau du fabuliste est un crétin. Celui de Paul ermite était un sacristain. Les corvidés se crétinisent à mesure que les hommes se crétinisent. Il est donc perché, maître Corbeau, camembert au bec. La goinfrerie est sa première faute, aggravée d’une erreur diététique : les pâtes fermentées ne conviennent pas aux passereaux. La seconde est la vanité : « si votre ramage égale votre fromage »…L’amour déraisonnable du camembert se redouble du déraisonnable amour-propre. Ce corbeau s’est-il jamais entendu ? Cela se sait, dans le monde, qu’il n’est pas doué pour le bel canto. Si ce que tu as à dire n’est pas plus beau que le silence, tais-toi. Cette maxime arabe, les corbeaux du désert l’avaient apprise des ermites. Je ne vois pas dans la Bible de corbeau qui se ridiculise. Il y trouve même dès le début un fort beau rôle, puisque c’est lui d’abord que Noé dépêche pour se renseigner sur la décrue ; nulle part ne se perchant mais, incursion faite, revenu dans l’arche, cet informateur scrupuleux n’a rien à dire, ne dit rien. Ce premier corbeau – je dis le premier parce qu’il apparaît dans le livre le plus ancien de la Bible – ce premier corbeau, donc, ne bavarde pas, ne ténorise pas, il agit. Chanterait-il, j’en suis fort aise, le fait est qu’il ne chante ni ne profère le moindre mot. Quant à son plumage, égale-t-il son ramage ? Question oiseuse. Nulle remarque, dans la Genèse, sur le noir et le blanc. C’est avec Ovide, en Occident, que le corbeau perd tout prestige. Le blanc, paraît-il, est glorieux, le noir infamant. Le corbeau était blanc, un as de la blancheur; à ce titre, dévolu au service du dieu Apollon. Quel service peut exiger ce grand dieu ? Solaire, n’est-ce pas ? Eh bien non! Ce grand dieu a des amourettes. Le corbeau est chargé de surveiller la mignonne, Coronis de son nom. L’ayant surprise dans les bras d’un jeune Thessalien, il s’empresse de rapporter la chose à son maître, qui éventre l’infidèle puis, désolé de son crime, punit le volatile bavard. Corvus loquax! Tu étais blanc, te voici, pour l’éternité, noir. Mais des goûts et des couleurs il faut disputer : le noir est-il punition ? Noir, l’habit de cérémonie, le cygne, le diamant noirs sont les plus précieux, noir le haut de forme, chef-d’oeuvre de la chapellerie. Un corbeau noir,n’est-ce pas comme un haut de forme volant ? Cette stupide histoire d’un corbeau à transformations juge, dis-je, non le corbeau, mais Ovide, et moins Ovide que la mythologie. Baladine prétend qu’il n’y a pas de différence entre la légende du corbeau d’Apollon et celle du corbeau de Paul l’ermite. Quelle erreur! Croit-elle donc, Baladine, que la Légende dorée ne soit qu’une mythologie en auréoles? Mais ne voit-elle pas que le corbeau d’Apollon n’a pas plus de réalité qu’Apollon, que ce conte en l’air n’est imaginé que pour expliquer, sur un mode des plus fantaisistes, la robe noire de l’oiseau ? Tandis que même si Paul ni son corbeau n’avaient existé, la relation qui leur est imputée ressortit à un registre de réalité exquise, exauce le plus profond désir humain d’entente cordiale avec les animaux, de sorte que ne pas y croire ne relève pas de la sagacité, mais de la pusillanimité, et d’une confusion entre la mythologie, qui est une science avortée, et la légende, qui est une science transcendée, une histoire dorée plus vraie que l’histoire. Cela dit, je raffole d’Ovide : c’est un virtuose de la sornette. Quelle élégance, quel tact dans le bobard! Quand je pense à ce ragot des Indiens Matako, dont Baladine me rebat les oreilles, la chiasse de leur dieu tombant sur le corvus corax! Elle trouve ça drôle, Baladine ; dès que c’est Indien, elle est hilare, elle s’extasie ».

Suivent quelques pages très confuses, où l’on ne sait plus trop si le Professeur Réquistat fait l’éloge d’Ovide au détriment des traditions primitives, comme il dit, ou s’il égalise dans la niaiserie toutes les productions mythiques. Il exerce son ironie d’abord sur la fable de Cornix, la Corneille : « Celle-ci fut, paraît-il, une jeune fille de sang royal; malchanceuse, Neptune voulut la séduire ; elle invoqua non le Dieu des ermites, mais le pollen divin épars dans l’air d’Ionie; Minerve l’entendit, l’exauça, la métamorphosa, de demoiselle fit oiselle, noire l’on ne sait pourquoi, Minerve avait-elle pour le noir une prédilection ? N’aurait-elle pu la revêtir de plumes blanches ? Punie d’être belle, punie d’être blanche, Cornix sera encore punie d’avoir jeté un oeil trop curieux sur la corbeille d’Aglaure. Minerve alors l’écarte de son service. Ah ! Cette divinité d’opérette ! Corbeau, corneille, délivrés de la vermine des Olympiens vous êtes désormais qui vous êtes, et l’unique Dieu vous récompensera, Lui, du service qu’à l’occasion vous rendrez à un prophète ou à un ermite. » Cette apostrophe chaleureuse est suivie d’une autre « coquecigrue », écrit le Professeur, où Apollon est encore impliqué, mais cette fois compromis avec la mentalité primitive. « Ovide explique pourquoi le corbeau est noir. Mais pourquoi a-t-il la voix rauque ? Parce que prié par Apollon de lui apporter de l’eau, il s’attarde sous un figuier, et, dédaignant la fontaine proche, attend que les fruits mûrissent. Outragé, le dieu le condamne à avoir soif l’été durant, « antequam », note Pline l’Ancien, « fici coquantur autumno ». Ici la légende indienne recoupe la légende hellène: le corbeau a soif, il appelle la pluie, comme il appelle la pluie c’est que la pluie est imminente, mais il s’épuise, quoiqu’elle soit imminente, à l’appeler, donc il fatigue son gosier déjà desséché par la soif, aussi a-t-il la voix rauque et le gosier parcheminé. Balivernes ! Baladine se récrie. Rien de ce qui est indien, pour elle, je l’ai dit, n’est risible. Le corbeau céleste, me dit-elle, se trouve entre la coupe et l’hydre femelle; c’est à la période de la canicule qu’on peut le voir : la mythologie n’est pas un recueil de balivernes, mais un roman scientifique, me dit-elle ».

Au mythe qui déraisonne le Professeur préfère la raison, et même la science, pourvu que ce ne soit pas une science dure, c’est-à-dire cernée de courtes certitudes, mais une science toute duveteuse d’approximations. Il est assez frappant qu’il n’ait jamais recours à un spécialiste Il semble ignorer même l’ouvrage fondamental de Crook and Craven. Il a peur, on dirait, d’en savoir trop sur le corbeau comme d’autres ont peur d’en savoir trop sur eux-mêmes, peur de se commettre avec leurs démons. Le corbeau est le démon du Professeur Réquistat. Sa tentation du corbeau résume les tentations de saint Antoine. Du moins c’est ce que pense Baladine. Il lui faut, sur son sujet, des éclairs de savoir, avec de vastes estompes de conjecture. J’ai déjà abordé ce point dans ma préface. Si j’y reviens, c’est que cette liasse numérotée II s’achève sur une apologie de la science antique contre Ovide, a fortiori contre les bonimenteurs exotiques, et se prononce en faveur de Pline l’Ancien contre les Corax Abstracts. Celui-ci inflige, si l’on en croit le Professeur, à la thèse aujourd’hui admise par la plupart des experts (inaptitude animale, corvidés inclus, à l’intelligence adaptative et symbolique) un cinglant démenti fondé sur une information semble-t-il sérieuse. « Le naturaliste », écrit-il,  » réhabilite Corvus et Cornix, qui l’intéressent au même titre : celle-ci, pour casser une noix, la jette sur un rocher, ou un toit; celui-là accumule, pour boire l’eau de pluie, des cailloux dans une urne; une corneille, aujourd’hui même, dit Pline, prononce des mots qu’elle assemble en phrases, et chaque jour en apprend de nouveaux; le corbeau, lui, de tous les oiseaux fournissant des présages est le seul capable de comprendre ce qu’il annonce. » Il faut voir l’exultation du Professeur à récrire dans son style alerte l’anecdote du savant latin sur le corbeau des Dioscures! « Tibère règne. Un corbillat loge sur le temple des Dioscures. Il tombe du nid dans la boutique d’un cordonnier. Sa provenance d’un lieu sacré le recommande aux soins de celui-ci, qui lui apprend à parler. Dûment éduqué le corbeau, combien plus dégourdi que mon Coco d’Escouloubre, s’envole chaque matin sur la tribune et, tourné vers le forum, salue par leurs noms Tibère, le neveu et le fils de l’empereur, enfin le peuple romain. Durant des années il exécute ce numéro sans faute, jusqu’au jour où un cordonnier rival, sous prétexte qu’il lui aurait conchié un soulier, l’attrape et le tue. L’histoire ne s’arrête pas là. Pour ce prétendu charognard impie qui n’aurait, dégoise le choeur des Suppliantes, nul souci des autels et se régalerait des cadavres sans sépulture, le peuple romain, d’une voix ayant proféré contre le meurtrier une sentence de mort, réclame de solennelles obsèques. Celles-ci se déroulent en présence d’une énorme foule. Le lit funèbre est porté sur les épaules de deux Ethiopiens, l’on édifie un bûcher à droite de la Via Appia. Pline souligne enfin que l’on voit rarement un tel concours de peuple aux funérailles d’un illustre citoyen. Reddatur et corvis sua gratia ». Le Professeur a souligné d’un triple trait cette locution exclamative. Ce qu’il néglige de dire, je le note en passant, c’est que la sépulture du corbeau patriote occis par un savetier mal embouché se trouve, précise Pline, près d’un édicule en l’honneur du dieu Rediculus. Rediculus! Oui, c’est bien le mot, à la fin, qui s’impose en pareille histoire, et que de fois il me vient, dans ce cabinet de travail de Réquistat où je relève le Professeur de son travail, je devrais dire de sa corvée de corvidés, le soupçon que toute l’affaire est vouée au Rediculus, rien qu’au Rediculus, et qu’il aura été moins présomptueux que désopilant d’évoquer, en un sujet si dérisoire, la Bible et le Mythe et les Pères.

Ici s’achève la deuxième liasse. La semaine également s’achève, et c’est l’heure où devrait arriver Baladine. La voici. Je suis trop las pour la pourtraire. La vois-je, seulement ? Dans la nuit tombante, et même tombée, ou tout comme, les formes s’imprécisent, dehors le brouillard se densifie, dans la cheminée craque une bûche qui éclaire le pétrin de sorte qu’il ressemble à une tombe. Ce n’est pas drôle, Réquistat, ni en août, ni en extra-août. Nommer le dieu Rediculus n’y fait rien. Je pense aux obsèques du Professeur, ici même…célébrées ? Non, le verbe ne convient pas. Elles furent presque clandestines, me dit Baladine, ces obsèques : moi-même, Lydie, quelques cousins, et les gens du bourg, on l’aimait bien, de la Trinitat à la Roche-Ganihac qui ne le connaissait, qui ne l’estimait ? Sa sépulture est la plus simple qui soit : du gravillon bordé d’un bandeau de cailloux blancs, et une plaque de grès ornée d’une aile d’angelot et d’un rameau d’olivier. Quant à son corbillard, vous le verrez au musée de Caze-Mondenard …L’a-t-elle pleuré, Baladine ? Je ne l’ai jamais vue en larmes. Mais il y a tant de femmes que je n’ai jamais vues en larmes! L’aimait-elle pour lui-même (question fade) ou pour cette oeuvre au noir qu’il essayait ? Une photo les représente, lui et elle, de dos, elle porte une robe légère de coton, il est en leggins et s’appuie sur une canne, légende : »vers les Escoudournats ». Il était pour elle si différent des autres, là-bas, si étranger à la galaxie « macintosh »!

 

LIASSE TROIS

 

La liasse III. J’ai tort de dire liasse, car une liasse, ce sont des papiers liés ensemble, et le propre de cette liasse III, c’est, au contraire, que rien n’y est lié. J’aurais mieux dit : lias, oui, l’amas de sédiments du jurassique noir: un petit Aubrac de feuilles entassées, çà et là, retenues par une punaise ou un trombone. Pour un peu, j’aurais dit que la tonalité de la (mal) dite liasse III est la liesse, parce que le cher professeur, pareil au garçonnet du conte d’Italo Calvino et, comme celui-ci, sans nul doute de mèche avec un corbeau fatidique, semble fusiller de sa pétulante ironie tout ce qui, en fait de littérature corbine, passe à sa portée.. Il n’est « grand » écrivain, « grand » poète qu’il n’égratigne si celui-ci a lâché sur le corbeau une parole selon lui indigne ; on l’a déjà vu avec Rilke, on va le voir avec, au hasard de ses lectures…

Le premier fusillé est Jules Renard. « Cet animal de Renard », s’exclame-t-il. Il a tué le corbeau. « J’ai tué le corbeau ». Il était chasseur, l’animal. « Un corbeau Tout à l’heure annonçait malheur à quelque oiseau. J’ai pris mon fusil et tué le corbeau. Il ne s’était pas trompé ». La littérature (Jules Renard) sur la littérature (La Fontaine) aboutit à littératuer. Je ne sais si, à la vérité, Jules Renard a jamais réellement tué un corbeau, mais ce qu’il tue, à coup sûr, après La Fontaine, avec La Fontaine – fabuliste du corbeau néfaste – c’est la chance d’entretenir avec le corbeau un rapport autre que celui du trait d’esprit ou du trait meurtrier. C’est dans Les Histoires naturelles que se trouve ce trait d’esprit. Les Histoires naturelles sont tout ce qu’il y a d’artificiel: un feu d’artifice d’esprit. Jules Renard savait observer les animaux, mais quand il s’agit de les mettre en page il se baratte les méninges pour paraître spirituel. « Quoi quoi quoi – Rien ». Rien ? Ce n’est pas rien, quoi quoi quoi, c’est le croassement, c’est une langue de passereau.

Avec Georg Trakl, qui succède à Jules Renard selon le hasard des lectures, s’ouvre la rubrique CHAROGNOLOGIE. Le Professeur a eu en mains un choix de Gedichte, Poèmes. « Comme s’il fallait un funeste présage, c’est le poème Die Raben, »Les Corbeaux », qui inaugure les Gedichte. Tout le recueil se ressent de ce noir inaugural. Quelle heure est-il ? Midi. L’Heure faîtière, donc faste ? Eh bien non, midi ne concerne pas les corbeaux, ils sont « Über den schwarzen Winkel », « au-dessus du coin noir ». Qu’est-ce que le coin noir ? C’est le coin, le Winkel, exigé par le corbeau, Rabe. Au coin : pour un peu on imagine un garnement puni. Midi, Mittag, c’est le plein du jour, le corbeau, lui, n’est pas dans le plein, mais dans le coin. Non, exactement il est über, au-dessus du coin. Mais cet über n’a rien d’éminent, car les corbeaux « s’affairent ». Affairés qu’ils sont, aucun renard ne s’adresse à eux, flatteur, pour vanter leur belle voix ; ils poussent un « cri dur » (« mit hartem Schrei »), ils sont bougons, ils sont troublants. La terre est grosse de moissons ? Une femme porte son fruit ? Eux, flairent une charogne, « ein Aas ». Ils s’éclipsent enfin, mais « tel un convoi mortuaire, » ces corbeaux corbillards, et les airs « tremblent de volupté ». Ils vont vers le Nord. Pourquoi le Nord ? Parce que le Nord est la patrie des hypocondriaques. « Wir sind Hyperboreen », « nous sommes des Hyperboréens », proclame Nietzsche. Il est clair que Nietzsche n’a jamais trouvé d’autre Nord que celui de son hypocondrie. Il s’attribue un aigle comme animal-totem, mais, en toute justice, c’est un corbeau de Trakl qu’il aurait dû élire. N’était-il pas un corbeau, au pire sens, ne se repaissait-il pas de la charogne du christianisme, du Dieu-Charogne, et ses aphorismes ne sont-ils pas les morceaux saignants de cette charogne dépecée ? Otez le christianisme, il ne reste de Nietzsche qu’une grande hébétude et un cri d’abîme. Son Zarathoustra n’est qu’un saint Antoine en toc. L’ermite qu’il rencontre pourrait être un Paul, et ce serait en Haute-Egypte. Mais ce n’est qu’en Haute Engadine. « Dieu est mort », paraît-il. L’ermite Paul avait l’oreille trop dure et le coeur trop doux pour accueillir ce bobard. Quant au corbeau, il manque sans doute d’envergure. Nietzsche préfère voler son aigle à saint Jean : vulgaire réemploi ; le rocher de Surlej n’est pas le rocher de Patmos. Bref, ce philosophe contre les philosophes, qui prétend renverser la table des valeurs, trahit à propos des corvidés son conformisme romantique. Le corbeau pour lui n’est pas différent de ce qu’il est pour Caspar Friedrich, de ce qu’il est pour Schubert, die Krähe, et encore die Krähe et toujours die Krähe. Zarathoustra devrait être récrit selon le point de vue de l’ermite. Il faut renverser l’illusoire transvaluation de Surlej, faire réapparaître la Galilée sous l’Engadine. Zarajésus : c’est le résumé de la divine comédie de Nietzsche. Son aigle n’existe pas. Il n’explora jamais qu’en versets les versants abrupts de l’Alpe. Jules Renard : »Nietzsche ? trop de consonnes dans ce nom ». Nietzsche ? dis-je. Quoi quoi quoi ? Je sais, j’exagère. Son inintelligence des corvidés, cependant, est patente. (C’est rassurant, si intelligent qu’on soit, on est toujours sot quelque part).Gai Savoir : « au diable cette musique sombre et noire comme la robe d’un corbeau »,  » fort fort mit dieser rabenschewarzen Musik ». Crépuscule des idoles :  » La sagesse serait-elle venue sur la terre comme un corbeau, qu’une petite odeur de charogne enthousiasme ? »Corbeau charognard : le cliché .

Au mot de charogne, même un bachelier reçu sans mention (c’est si rare, aujourd’hui », disait-il, paraît-il, Baladine m’a rapporté, seriné, dirais-je, cent traits caustiques de lui, je les insère, ici ou là, si rare donc, disait-il me disait-elle, un bachelier reçu sans mention, plus rare encore, ajoutait-il, un non bachelier, l’espèce, comme le corvus corax, est, dans les régions urbaines, en voie d’extinction, l’on en trouve encore quelques-uns dans le Finistère, enfants d’alcooliques, ou dans les Alpes, crétins à goître), même un tel bachelier sent remuer au fond de sa lavogne mentale les syllabes Bau de lai re. Sur Baudelaire le Professeur est indécis. « Brumes et pluies » le consterne d’abord, car l’oiseau y est saturnien, blafard, atone, sépulcral, oui, mais il est l’âme du poète même, « mon âme/…/ ouvrira largement ses ailes de corbeau ». Hélas! Il y a l’affreux « Voyage à Cythère », où les corbeaux sont de « féroces oiseaux », impurs, lancinants, goinfres, castrateurs.

Sur ce cliché du corbeau charognard le Professeur est inlassable : il aime les céréales, le corbeau, et le fromage, ou les figues ; s’il apporte du pain aux ermites, c’est qu’il est lui-même consommateur de pain. Selon le Professeur le corbeau se met à aimer la carne quand les laures se vident et que les dernières nouvelles se substituent à la Bonne Nouvelle. (Il semble ne pas savoir qu’Elie, au Kerith, recevait d’un corbeau, selon les meilleurs exégètes, pain et viande, comme les Hébreux au désert manne et cailles). Le charognard excellemment, estime-t-il, c’est l’homme, amateur de viande saignante, de spectacles saignants, de cadavres saignants. «Ce plouc en short et tee-shirt, kodak en bandoulière, qu’on appelle touriste, voilà un « charognard » et de la pire espèce. Qu’on annonce un désastre, le voici ardent à la curée : Vaison ravagée par les eaux ? Il se précipite …sur sa télé. Le mois le plus faste, pour ce charognard, c’est le mois d’août, mois des loisirs embaumés et des puanteurs exquises,… mais y a-t-il une limite au mois d’août ? Les médias sont des charognards distribuant jour après jour sur le gril d’août des quartiers de charogne à d’autres charognards. L’homme charognard impute le goût répugnant des charognes, qui est le sien propre, au corbeau. Ce cliché infeste nos belles-lettres, du moins depuis ce siècle qu’on a le front d’appeler « le Grand », où un monsieur Furetière a donné du corbeau cette définition laconique et classique : » oiseau noir qui vit de charogne ». En huit syllabes tout est dit. Non, pas tout à fait tout ; il signale aussi le vieux mot « corbin » qui signifiait autrefois corbeau. On disait corbiner pour dérober, faire le métier de corbeau, déchirer ou tirer ce qu’on pouvait d’une carcasse. On appela au Palais corbineurs  ceux qui tiraient la pièce des plaideurs et ruinaient les parties. C’est donc dans ce grand dadais de siècle que le corbeau, comme jamais peut-être auparavant, est triplement – charbonné, charognard, chapardeur – noté d’infamie. Monsieur Furetière fait prescription. L’Europe classique le répètera, les écrivains classiques feront chorus, et comme les siècles, après le dix-septième, ne cessent d’empirer, le corbeau romantique sera encore pire que le corbeau classique, et le corbeau symboliste pire que le corbeau romantique, du corbeau prétendu réaliste je ne parle même pas, et l’on se prend de gratitude émue pour le bon La Fontaine et les dessinateurs, d’Oudry à Doré, qui ont illustré sa fable, car tenir au bec un fromage, c’est affaire de bec fin.

Rimbaud. Le plus ignoble. Plus ignoble de feindre l’éloge sans nullement enfreindre le cliché. Il va de soi, trop de soi,pour Rimbaud, que le corbeau est un charognard. Tant « Les Corbeaux » que « La Rivière de Cassis » sous-entendent cette certitude. Rien de moins innovateur à cet égard que l’enfant prodige de Charleville : la guerre a eu lieu, soldats ou chevaliers jonchent la campagne, maître corbeau qui ne tient en son bec aucun fromage, en raison de la pénurie, n’a une « vraie et bonne voix d’ange » que par ironie, c’est Rimbaud-renard qui parle, que peut-il désirer, ce « funèbre oiseau noir », sinon carne par chance à foison ? Pourquoi forme-t-il une « armée » et pousse-t-il des « cris », sinon pour fondre sur un abattis de charognes ? Et s’ils sont « les chers corbeaux délicieux », n’est-ce pas, cruel artifice de style, qu’ils ont à dépecer une délicieuse chair de bleusaille ? Poésie de traître : la patrie et la piété y sont tournées en dérision. « Les longs angélus se sont tus »: les calvaires sont « vieux ». Et tandis qu’aux temps de la foi Dieu dépêchait ses corbeaux vers les ermitages, dans le poème de Rimbaud leur mission première est de faire « fuir d’ici le paysan matois Qui trinque d’un moignon vieux », comme les « vieux calvaires ». Pas de bonne nouvelle, ici, tout est vermoulu, révolu, rendu.

Mais le plus que pire, c’est Vincent Van Gogh, avec son « champ de blé aux (prétendus) corbeaux », tableau dément que redouble par sa propre démence, soixante ans plus tard, la logorrhée du séquestré de Rodez. Jamais corbeaux ne furent plus insolemment traités, jamais l’on ne fut plus aux antipodes du Carmel ou du Qolzoum. Il faut voir ce sidérant tableau, il faut en scruter l’atroce délire. Ce n’est que le cliché, encore, du prédateur noir et charognard, mais il l’est au paroxysme, et le commentaire atroce d’Artaud – « ce noir de truffes », dit-il, ce noir de « gueuleton riche et en même temps comme excrémentiel des ailes des corbeaux surpris par la lueur descendante du soir », « cette couleur de musc, de nard riche, de truffe sortie comme d’un grand souper » – ce commentaire d’Artaud est le paroxysme du paroxysme.

Van Gogh et Artaud… Artaud, souligne Baladine, l’interné de Rodez… lui-même, notre ami, natif de Rodez, vous le savez…. L’idée, me dit-elle, que Van Gogh en 1890 puis Artaud en 1950 illustrent avec leur corbeau, symbole spectral, le suicide de l’Europe, le hante, peu à peu l’infecte. C’est alors vraiment que sa santé se dégrade. Surviennent des troubles du côlon, leur succèdent des troubles de la déglutition et de la respiration ; on l’hospitalise à Rodez, les examens révèlent un goitre au côté gauche. Il s’imagine, à tort, que c’est d’un tel goitre qu’Artaud mourut. « Un corbeau annonçait malheur à quelque oiseau » : je suis cet oiseau, me confia-t-il ; jamais, ajoute Baladine, il ne se départit, même dans ses pires accès de véhémence, du grain de sel de l’humour ; « tant que nous posons, » disait-il », le grain de sel de l’humour sur la queue de passereau de nos pensées, nous avons du volant« . Il passa, comme un passereau. Mais il eut, vers la fin, la pensée, si désolante, que son goitre était son corbeau, que c’était cela, le visiteur longuement attendu, que la « Providence », comme il disait, lui jouait enfin cet horrible tour. Car il attendait de son commerce avec le corvus corax, dont la longévité ne faisait pour lui quels que fussent les démentis de la revue Corax Abstracts aucun doute, la longévité de jadis Paul le Thébain. Dans un becquet de ses pages sur Van Gogh il griffonne : « vivre aussi vieux que la vieille dame d’Arles ». Escompte-t-il vraiment qu’il deviendra vieillard ? « Carnet de vieillard », il pique ce titre à Ungaretti, et le cite avec je crois une volupté macabre : »Je ne porterai plus de boue sur les épaules, Le feu m’aura mondé, Et les becs croassants, Les fétides crocs des chacals »…Canaille! s’exclame-t-il en marge ; « Que le milan m’agrippe de ses griffes bleues Et de la cime du soleil Me laisse tomber sur le sable En pâture aux corbeaux » ; »Et le bédouin plus tard Fouillant de son bâton Le sable montrera Des ossements très blancs »: °Arab, note-t-il, rourab, Arabe et corbeau de mèche! Le premier vérifie que l’autre a bien achevé sa besogne; l’oiseau noir aura, toute chair consommée, converti en très pure blancheur le « sac d’os. » (Sac d’os, glose Baladine, assortiment de charcuterie d’Aubrac). On mange peu le « sac d’os », à Réquistat, parce qu’on a, à l’endroit du porc, un peu le préjugé islamique, on se plaint, me dit Baladine, quand je rapporte du fromage de tête –« et si c’était », lui dis-je, « ce fromage de tête que tenait en son bec une fois le corbeau ? – L’expression fromage de tête est miraculeuse, en effet, » opinait-il, me dit-elle, « elle conjoint manne et caille, coalise Conquet, l’as du saucisson, et Chassang-Brunel, l’as de la fougasse ». On mange en revanche, à Réquistat, force chocolat, comme faisait la dame d’Arles, on croque chaque jour quatre carrés d’une tablette de Suchard fortement cacaoté. Moi-même, pensé-je, ne suis-je pas, à cette heure, persuadé que le chocolat m’est faste, et que le corbeau m’est faste, que mon corbeau viendra une fois, et on sera très vieux, lui et moi, et ce sera un oiseau de thébaïde, et il m’offrira un petit pain bien rond, ou il me le subtilisera, et j’aurai 113 ans et ce sera très bien et je ferai une charogne très convenable.

« CHAROGNOLOGIE. (Fin de liasse). Plus il y a d’hommes charognards par leur façon de vivre, plus il y a de corbeaux charognards dans la littérature et dans l’art. Plus il y a de charognards anticléricaux, plus le poncif du curé charognard se propage, et l’on insiste sur la noirceur de la soutane pour dissimuler la hideuse noirceur des âmes. La charité diminue, le charognard pullule, c’est une loi qui ne souffre pas d’infraction, et de tous les charognards en exercice les pires sont aujourd’hui ceux qui font l’Opinion. Il y a cependant, à l’écart de la répugnante kermesse, quelques hommes qui acceptent de n’être pas mangeurs, mais mangés; ce sont les prêtres ; le prêtre, disait l’un d’eux, « est un homme mangé »; était-ce le Curé d’Ars ? Le Curé d’Ars mangeait des patates pourries, et se laissait manger, journellement, dans son confessionnal, par des dizaines d’âmes tourmentées et voraces. Se donner à manger, voilà le miraculeux retournement, l’à rebours du cours des choses. Nous sommes tous des « corbeaux », au sens ignoble, tous à nous fouailler du bec, c’est la jungle, et c’est la mort, et les écrivains sont des prédateurs comme les autres. Ils nous becquètent obstinément, exigent notre attention, notre infinie complaisance ; ils ont l’air de se livrer, en réalité ils s’introduisent en nous et substituent leur chère personne, le temps que nous lisons, à la nôtre, il n’est pas un écrivain qui ne soit un solliciteur, un mendiant d’amour, et n’implore de nous quelque intérêt pour son pathétique croassement. Mais avec un Curé d’Ars l’on passe dans un autre plan de l’être. Le prétendu « corbeau » (au sens ignoble) est le seul qui n’est pas, dans ce sens ignoble, « corbeau », et chaque fois qu’une messe se célèbre, fût-ce dans le plus infime des Réquistat du plus perdu des Aubracs, c’est une minime parcelle du Royaume de Dieu qui s’introduit dans ce monde de bêtes de proie, c’est un pain des anges qui est rompu, ce pain que Paul l’ermite recevait de son corbeau. Au tournant du siècle, dans un pays puant de haines, les curés d’Ars sont appelés corbeaux par dérision, la soutane est perçue comme un funeste plumage, le sermon passe pour un croassement. A mesure que le prêtre corbeau devient une espèce en voie d’extinction, l’homme d’affaires corbeau devient une espèce en voie de propagation, le dépeçage planétaire est ponctuellement chiffré en bourse, le système des dépôs de bilan fonctionne à merveille entre les mains d’experts de la banqueroute, c’est ce qu’une fois pour toutes le dramaturge Henri Becque a représenté dans sa comédie des Corbeaux. La charogne, c’est Mr Vigneron, lui-même homme d’affaires, mais qui, au bout de l’Acte I, commet la faute tactique de mourir. Sa charogne ne sera pas livrée aux oiseaux prédateurs mais aux hommes de proie, l’associé, le notaire, l’architecte. La charogne, c’est aussi sa famille : « nous sommes en présence d’une veuve et de quatre enfants qui se trouvent appauvris du jour au lendemain. Il y a là une situation très intéressante, ne l’oublions pas », souligne l’un des prédateurs. Celle qui dit crûment la vérité, celle qui nomme « corbeaux », dans l’acception scandaleuse du siècle, les charognards du bien d’autrui, c’est Rosalie la domestique, femme dévouée, « la servante au grand coeur », la femme de service dont toute la vie est comme servie à la table des riches, la femme de peine toute bon pain; eh bien celle-ci, qui dans ce monde sans poésie joue le rôle du choeur antique, dit exactement la vérité : « voyez-vous, quand les hommes d’affaires arrivent derrière un mort, on peut bien dire : « v’là les corbeaux!  » Ils ne laissent que ce qu’ils ne peuvent pas emporter ».

Nous cheminons vers les Escoudournats, comme à l’accoutumée ; c’est, comme à l’accoutumée, le crépuscule, et ce qui s’est déroulé, du crépuscule d’hier au crépuscule d’aujourd’hui, n’a presque pas eu lieu ; pour moi, Baladine même, son existence, ne me fut ni plus ni moins perceptible – j’exagère à peine- que celle de la théière. C’est maintenant notre rituel quart d’heure crépusculaire et sympathique. Un sourire l’effleure, qu’elle adresse au ciel de Réquistat, à un horizon vague, au Plomb du Cantal, peut-être. Dans ce sourire il y a je ne sais quel vide, quel appel d’air, quel appel. Voici. Des mots gouttent, comme un narcotique : corbeaux du Dalaï-Lama- Quels corbeaux ? » dis-je – » Ceux qui se montrèrent, en couple, sur son berceau ». Dois-je entendre que nul Pape jamais ne fut à sa naissance favorisé de tels auspices ? Le sourire, flottant derechef, m’y invite. Je pressentais son attirance vers le bouddhisme. Le Dalaï-Lama est à la mode. Mais pour elle ce me semble plus qu’une mode, une modalité de son mal d’être. Ces gouttes d’anecdote sont un élixir patiemment préparé dans l’officine de la libido. Elles devraient troubler l’eau de mon baptême. Corbeaux joués gagnant contre la colombe ?…Rien ne s’ajoute à ces mots, dans le dimanche finissant, que le doux poids de la nuit qui tombe, quelques gestes de Baladine comme dessinés sur un châle de Cachemire, puis, une fois seul, volets clos, ma méditation sur l’incompatibilité des régimes spirituels et, plus subtilement, sur les pesées et contre-pesées d’une altercation à l’amiable : Baladine en tient pour le Dalaï ? Suffit pour que ses corbeaux m’agacent. Pourtant, quel bon augure, leur présence sur ce berceau ! Le Professeur aurait dû être enchanté. Ou bouleversé. Non, il n’y aurait pas cru. Quant à se délecter d’anecdotes, ce sont les Arabes qu’il préfère, malgré, maugrée-t-il, leur corvus coran, non seulement parce que °Arab, les Arabes, c’est presque rourab, le corbeau, mais aussi parce que dans leur célèbre recueil Kalila wa Dimna le corbeau est avisé, hardi, confraternel, formant avec le rat, la biche et la tortue une délicieuse fédération.

J’ai presque honte de dire que c’est lundi. Les corbeaux du Dalaï méritaient une longue, gentille et inconséquente soirée de chicane. En partant Baladine m’a griffonné un bref résumé du conte tibétain où, paraît-il, la grenouille, prise au puits, réussit, plus maline que le corbeau, à y attirer celui-ci, qui s’y noie. Petits bêtas de Tibétains, me dis-je, si peu délicats à l’endroit d’un passereau si propice ! J’ai trouvé ce bout de papier à la réception de l’hôtel Calmels. Peut-il me servir de transition ? Hélas non. La liasse IV n’est pas une liasse mais un cahier de moleskine noir dévolu principalement à ce qu’on pense en nippon du corbeau. Lydie aura joué ici le rôle décisif : un 17 août, date portée en surcharge, à la plume, telle une empreinte de patte, le Professeur trouve dans une de ses lettres émiettée de haïkus le dessin d’un corbeau s’envolant d’un arbre, signé Bashô, qu’il compare tout de go, insoucieux de la date, au sinistre tableau de Van Gogh et au sinistre commentaire d’Artaud. Sur la première page est collée une photocopie du dessin, attribué à Bashô, d’un arbre aux branches épineuses qui portent des corbeaux; d’autres sont en vol, et, volant sur le bord droit du dessin, il y a les idéogrammes d’un haïku. Je compare, note le Professeur, ce dessin au tableau de Van Gogh. Mais c’est le monde restauré! Cet arbre existe, ces oiseaux existent ; ils ne sont pas l’éclatement d’une quelconque rate ou la pluie diluvienne d’une malédiction; ils sont qui ils sont, des corbeaux, et si stylisés soient-ils aucunement confondables avec des accents graves ; pas d’ambiance morbide, ici, pas d’expressionnisme, pas de projection d’une conscience tourmentée; pas de suicide imminent; ni « têtes de vieillards de fumée » dans le ciel, car il n’y a pas ici de ciel, ni « couleur lie-de-vin de la terre » ou « jaune sale des blés », car il n’y a pas ici de blés ni de terre; la terre se résume en un végétal éployé, les oiseaux assument le ciel, et c’est ainsi, nulle émotion que celle du bien être, de l’aisance à être, que celle simplement d’être; voici des corbeaux, ils ne sont pas « maître corbeau », nul renard ne se fera leur flatteur, car leur bec ne s’encombre d’aucun fromage ; ni vaniteux ni gourmands, ils sont tout au jeu de vivre, et flattés au-delà de toute flatterie par le pinceau qui si libéralement et si justement les projette dans un pur espace. Oui, je veux croire que c’est un ancêtre de ces corbeaux-ci qui, jadis, inspiré par l’Esprit, se fit le panetier ponctuel de Paul de Thèbes ; des ancêtres de ces mêmes corbeaux, dans des temps plus lointains, sustentèrent le prophète Elie ; si Paul de Thèbes, si Elie avaient su dessiner, ils eussent dessiné des corbeaux fort ressemblants à ceux-ci. Car le sens de l’essentiel ne connaît pas de frontières. Le mensonge sépare, la vérité unit. Sous le climat de la vérité les dates se confondent, le miracle est le pollen de l’ordre naturel. Dix-sept syllabes, continue le Professeur, suffisent pour dire exactement un être. Le plus sobre dessin n’est pas moins efficace. Bashô se rend célèbre par un minuscule poème où rien n’a lieu qu’un corbeau sur une branche perchée, ô La Fontaine! Rien ne lui arrive, à ce corbeau, que d’être perché, et c’est l’automne,dit un traducteur,ou l’automne à sa fin, c’est un soir d’automne, dit un autre traducteur, ou un crépuscule, dit un troisième, tous consternants, et je suis penaud de ne pas connaître la langue japonaise, si je n’étais pas si vieux, et si français, je veux dire si mal luné pour les langues, je m’y mettrais, au japonais, rien que pour lire une fois ces dix-sept magistrales syllabes (qui ne sont pas des syllabes) comme on doit les lire et mieux que les lire ; du moins puis-je pieusement les recopier en transcription phonétique : kare-eda ni karasu no tomari -keri aki no kure, et bien sûr je n’y entends que le croassement répétitif de beaucoup de K, et je peux, par ailleurs, ironard, remarquer qu’un corbeau qui sur une branche dépouillée (morte, nue) se tient perché, cela est si miteux, finalement, si nul, que non seulement le trait d’esprit de Jules Renard, plus inventif en sa laconique concision, mais aussi la fable fort civile et anecdotique de La Fontaine sont, au bout du compte, préférables, j’en conviens, ce haïku exige de ma part un acte de foi. Mais… est-ce si sûr ? Me soucié-je de la valeur littéraire d’un poème ? A dieu ne plaise. Mon effort est de n’en retenir qu’une braise de sens. Je suis exonéré des vains tracas de l’amateur (est-ce beau ? est-ce nouveau ?). Avec peu de mots le corbeau fait son plein. Je tâche à lui ressembler. J’ai compris que saluer un corbeau, avec le même laconisme dense que le corbeau de Tibère saluait l’empereur et Cie, cela importe plus, dans le jeu des mondes, que de s’évertuer sur quelques clichés du noir charognard. « Sur une branche nue Un corbeau perché L’automne à la brune », certes cela n’a l’air de rien. Mais n’est-ce pas le privilège du haïku que de donner au rien l’air de quelque chose et à toute chose un air, un petit air fredonné, de rien ? Et il y a l’attestation du dessin. Le dessin, lui, nul besoin de le traduire. Il existe un dessin de Bashô représentant l’arbre, et sur la haute branche, à une enfourchure, l’oiseau posé, bec ouvert, je serais tenté de dire comme si le fromage lui échappait, mais non, le fromage est une obsession française; il y a mieux : un disciple de Bashô, Morikawa Kyoroku, réduit l’arbre à quelques radicelles et une forte branche coudée, sur celle-ci l’oiseau se tient, méditatif, recueilli, le bec clos, dans sa négritude qui est comme l’or noir de la méditation, et il y a entre la branche et lui une telle affinité que l’un et l’autre suffisent à faire un monde, cet être (je ne saurais dire cette bête, ni même ce volatile) est exactement ce que dit le haïku, sur sa portée végétale il est la note exacte, bien tenue, pattes plumes toutes, il est qui il est, divine- si j’ose dire- présence ; eh bien je crois que le haïku de Bashô, dans son ordre, est aussi fort que le dessin de Morikawa, qu’il me faut l’entendre à travers ce dessin.

Entrefilée, ici, une lettre de la mignonne Lydie (je n’ai pas d’image d’elle, je la suppute mignonne à cause de ses petites façons, mais on a de ces surprises, parfois! aurais-je imaginé Baladine, ce feu-follet d’impressions, ce libertinage érudit, en Vénus au long bec emmanché d’un long cou ? Baladine, si spirituelle, et un pas lourd de polka!). Lydie vient de découvrir un dessin de moineau, par le moine médiéval Kaô. « Un moineau du douzième siècle, cher Professeur! Quel émoi! La petite bête, saisie par le pinceau de l’artiste dans l’instant même qu’elle va prendre son vol ». Cette information n’amuse pas, apparemment, l’austère Professeur tout à son Bashô. C’est le crépuscule. N’est-ce pas ici même en cet instant, pour moi, à Réquistat, le crépuscule ? Et Réquistat, n’est-ce pas un crépuscule sans fin ? Il est mélancolique. Il sent en lui s’allumer « l’affreux quinquet de cinquante automnes », écrit-il, ne perd-il pas la feuille(sic) ? n’a-t-il pas déjà des poils blancs ? Ce corbeau sur sa branche, au crépuscule, dans le crépuscule automnal, dans cet automne qui est un long crépuscule, comme il m’est fraternel! Un chaman indien dit : « le crépuscule est la brèche entre les mondes » ; un poète français évoque « ces êtres qui vieillissent si vite et qui, sauf accident, iront bientôt s’asseoir sur le pas des portes pour voir s’éteindre un crépuscule d’automne »; eh bien le minuscule poème de Bashô rend tout cela, miraculeusement, sur sa branche le corbeau est dans la brèche entre les temps. De Bashô encore : « Mais quelle affaire, ce décembre, meut vers le marché ce corbeau ? » Et ceci, de Kikaku : « l’hiver venu, les corbeaux se perchent sur l’épouvantail. ». Le karasu sur le kakashi! L’oiseau ne fais pas les frais de l’esprit, c’est l’industrie humaine qui est moquée par l’oiseau. Il en va de même de ce haïku d’Issa : « corbeaux des montagnes des boutures que j’ai plantées tous à ricaner » ; le même Issa, constatant qu’il n’a pas de serviteur pour le laver selon le rite au jour de l’an, et prenant un corbeau en flagrant délit balnéaire, le salue, jovial et aigre-doux : « à ma place prenant un bain dans l’eau neuve un corbeau ». L’homme et l’oiseau, l’oiseau et l’homme, les rôles sont interchangeables. Ces haïku successifs,  » pluies de cinquième lune sur le coeur si lourd me pèsent les monts Chichibu », et « pluies de cinquième lune à grands flac-flac sous les pattes avance un corbeau » font d’Issa au coeur lourd et du corbeau qui patauge des frères d’infortune ; je veux bien que flageoler (flac-flac, zakuzaku ariku) expose le karasu à notre sourire, mais tant de fois c’est de lui-même qu’Issa, tendre et cruel humoriste, fait sourire comme il le fait ici du karasu! Ailleurs : le « corbeau croasse (naku karasu) ce jour les pluies d’été sont-elles lasses de tomber ? » Le voici contemplatif : »ressemble au Fuji ce nuage ah ce nuage croasse un corbeau ». Dans la poésie japonaise vont et viennent porte-poils et porte-plumes au gré des pluies et des lunes, également drôles ou également pas, fraternellement exposés au même cycle des saisons et des émotions. Et puis, une langue, la langue japonaise, où l’épouvantail se dit kakashi, le corbeau karasu, le rossignol hototogisu, où il existe des monts Chichibu, doit ressembler passablement à la langue des corbeaux ; le peuple japonais serait plus proche du peuple des corvidés, et, hyper-intelligent, serait un démenti cinglant infligé à la science fanfaronne cartésienne qui tranche à la hache (cette locution académique!) entre intelligence et instinct ; les japonais (hommes) sont aussi intelligents que les japonais (corbeaux), les corbeaux japonais non moins intelligents que les hommes japonais et, au bout du compte, conclut le Professeur, qu’est-ce que c’est que ce QI, ces mesures maniaques de quotient intellectuel ? Qu’est-ce que cette marotte de pion diplômé d’évaluer un être selon son QI ? Autant l’évaluer selon son Q, non ?

Lydie aidant se constitue une anthologie du karasu haïku « sans égale », écrit-il : trente-et-une pages du carnet de moleskine, trois poèmes par page. (Trente-et-un que multiplie trois, total : quatre-vingt treize. Affreux! Un roman de Hugo). Me permet-on de recopier ceux-ci ?

D’Issa, d’abord :

 

« Du vent de l’automne

sans plus de gîte

un corbeau endure le souffle »

 

« Les corbeaux eux-mêmes

disposent au moins d’une forêt

pour aller vieillir »

 

« Le bec taciturne

voici que les corbeaux volent

dans la pluie d’automne »

 

« Fripouille de corbeau

m’a bel et bien filouté

mon melon au frais »

 

« Souffles de vent frais

de peu de soutien me sont

au cri des corbeaux »

 

« D’un saut vif esquive

le corbeau en riant

mes boules de neige »

 

« Des chasseurs d’oiseau

un corbeau se gausse

sur le toit de la chapelle »

 

« Aux grosses chutes de neige

ne se laisse en rien abattre

messire corbeau »

 

D’autres, d’un auteur inconnu :

 

« chaude journée

un corbeau

enfouit quelque chose »,

de Santoka :

 

« un corbeau croasse

je suis seul

moi aussi »,

de Hosaï :

 

« dans la rizière moissonnée

j’ai vu de tout près

la tête d’un corbeau »,

de Nissha :

 

« à chaque bris de vague

le corbeau

tressaille un petit »,

de Kikaku :

 

« chant du coucou

puis cri du corbeau

aurore »

 

Le Professeur s’enchante de cette sorte d’à tu et à toi de l’homme et de la bête. « Fripouille de corbeau » ? C’est, pense-t-il, le ton sur lequel on s’adresse le mot qu’on lance à un gamin. « Un corbeau enfouit quelque chose » ? Menu larcin je suppose.

Baladine, qui a l’oeil journellement sur « Le Monde » (il se doit), dérange un peu (est-ce un de ces coups fourrés dont son amitié un rien querelleuse est capable ? Une façon de contrer subrepticement Lydie ? Un agacement à trop de sympathie pour une nation « réac »comme elle dit ? ), quelque peu, l’euphorie nippone de son vieil ami en lui « fourrant sous le nez » (c’est son mot à lui) un article du 20 août sur les corbeaux de Tokyo. Il exulte, d’abord, le Professeur, à l’idée que les corbeaux joueraient, dans la capitale du Japon, le rôle des moineaux à Paris, à Venise des pigeons, et il en tire immédiatement une preuve supplémentaire en faveur de l’intelligence exceptionnelle des Japonais. L’un d’eux, d’ailleurs, Mr Karasawa (« presque karasu« , note-t-il), n’a pas dédaigné de consacrer au karasu tout un livre. « On chercherait en vain en France pareille dévotion; la revue « Science et Nature » se flatte, cette année même, d’offrir pour un prix modique ses onze numéros « spécial oiseaux »; les corvidés n’y figurent pas; on leur préfère le gypaète barbu ou les canards,…les canards! Mr Karasawa estime que le corbeau, doté d’un cerveau comparable à celui des primates, est un oiseau particulièrement sagace. (Pourquoi Mr Karasawa ne se risque-t-il pas à dire : c’est le plus sagace ? Mais peut-être le dit-il, et c’est le journaliste du « Monde » qui mitige le superlatif). A preuve : il dépose les noix sur la chaussée pour que les voitures les écrasent et qu’il puisse les picorer ; il fait choir les coquillages pour les briser. A preuve encore, il s’amuse sur les toboggans des squares. Ce trait me plaît particulièrement. Mais ce goût des corbeaux pour les toboggans était déjà noté par Pline l’Ancien. On n’est pas plus avancé là-dessus aujourd’hui qu’au temps de la dernière éruption du Vésuve. L’intelligence des primates, fussent-ils primates Nobel, n’évolue pas plus, ce semble, que celle des corvidés. Mais ces corbeaux tokyoïtes ont des jeux moins inoffensifs, poursuit le chroniqueur, ils déracinent les plantes des parcs, ils lâchent des pierres sur des toits en tôle. Et …ah ! Leur régime alimentaire ! La formule savamment dosée de Mr Karasawa –  » les hommes sont au sommet de la chaîne alimentaire urbaine et le corbeaux à l’autre extrémité »- me dresse un peu le poil. « L’autre extrémité » ? Qu’est-ce à dire ? Eh bien, il faut déchanter. Le cliché du charognard, le Japon moderne, qui n’est évidemment plus celui de Bashô, s’y est résigné. Il ne se perche plus, le karasu, solitaire au crépuscule sur une branche, il ne relaie plus le coucou pour éveiller l’aurore, non, ses noires escadrilles dignes d’un film d’Hitchcock éventrent au petit jour livide les sacs-poubelles en plastique de la mégapole, répandant sur la chaussée des monceaux d’ordures. Ils chassent les autres oiseaux, seraient à ce jour rien que dans les trois grand parcs de Tokyo une vingtaine de mille. Vingt mille ? Mais il y a combien de millions d’hommes, à Tokyo, à mettre des ordures dans des sacs plastiques ? Qui, je demande, salit le plus ? Et si l’on consommait moins, il y aurait moins d’ordures. Mais ce n’est pas assez du corbeau charognard, il le faut terroriste. Le corbeau tokyoïte pose des cailloux, paraît-il, sur la voie ferrée reliant la capitale au faubourg de Yokohama. Il en résulte des dizaines d’incidents, sans gravité, précise-t-on, mais…Pas que des cailloux, dit-on : une machine à laver a été trouvée sur un rail, ligne de Kanagawa, l’on soupçonne que l’auteur du forfait serait un corbeau. Eh bien! je m’amuse à l’idée que vexé de la réputation qu’on leur fait, depuis Ovide jusqu’à Meiji,d’être sales, l’un d’eux aura essayé la machine et, déçu de ne pas se voir après usage aussi blanc que le garantit le prospectus, s’en sera délesté sur ce rail.

Ai-je tort d’échapper, tant d’heures et d’heures successives, au village, à ses jappements, ses pépiements, à la sobre église et au cimetière si discret, bref à l’Aubrac ? J’ai échappé non moins au reste de la planète. Madame Calmels eût-elle connu la poursuite par des paparazzi de lady Di et de son Dodi, l’un et l’autre opportunément changés en charognes, en plein Paris, pour redonner un peu de mordant, en cette fin d’août, à l’actualité, elle aurait eu scrupule à m’en faire part, tant je semble abstrait de tout. Mais c’est samedi, et si je le dis, c’est que Baladine arrive, elle est là, je brusque un peu, excusez, nous échangeons quelques propos piquants sur les JMJ, qui l’agacent, l’accident du Pont de l’Alma, qui intéresse sa causticité (à mon « viva el Papa  » rétorquant « viva el paparazzo ») non moins que sa sensiblerie (« Diana était si bonne », etc., Mère Térésa le dit », etc.). Elle a vu la cérémonie funèbre à la télé. Même les tokyoïtes l’ont vue, insinué-je,…même des corbeaux tokyoïtes, pour sûr, l’ont vue! » Baladine déballe son cabas « -Il y tenait, au Japon », souligne-t-elle, mordant à pleines dents (c’est pitié, ce plombage, molaire gauche, qu’on lui voit) dans un roulé au fromage, « ils sont si bons à la Saint-Urcizaine », moi, patraque, je m’abstiens de ces pâtes cuites, « comme le Professeur », remarque-t-elle « Vous, vous y teniez peu, et vous ne vous teniez pas de le houspiller sur son Japon comme sur son Paul ermite, n’est-ce pas ? – Vous me prêtez une malice qui ne m’a jamais effleuré. Je le taquinais parfois, rien de plus. Houspiller ? Bon. Houspiller, si vous voulez…caresser à rebrousse-plume. Notre mésentente était à l’amiable, toujours. » Il y a, ce soir (est-ce à cause de ce rayon qui passe par l’imposte et se pose sur la nappe ? ) un charme, en Baladine, je dirais un chic, Inès de la Fressange en un peu fripé. La semaine dernière elle s’était affligée d’une robe de bure avec des fonds énormes, on aurait cru une coulée de tourmaline. Cette fois…-« Qu’est-ce que cette texture, Baladine ? – Un crêpon de coton et de soie, mon cher ». Des bretelles fines mettent en valeur l’épaule, le décolleté a une jolie échancrure. Je le remarque.. Je remarque que je le remarque, et elle-même le remarque un peu.

Le Japon, donc. -Pas que le Japon, dit-elle. C’est moi qui lui signalai le film d’Hitchcock. Il en résulta une colère contre ce cinéaste qui, lui aussi cédant au cliché, ne peut concevoir l’ennemi numéro un de notre espèce, s’il s’agit de bêtes volantes, que sous l’espèce d’un corvidé. « Eh bien venge-toi, corbeau, fouaille-nous du bec, accomplis la loi du Ciel. » Sur la même page où est épinglé le déplorable Hitchcock figure une coupure de presse, encore un cadeau de l’espiègle Baladine :  » Des passants se sont fait attaquer par des corbeaux, hier, à Ramat Gan près de Tel-Aviv, après la chute d’un oisillon de son nid. La police et les pompiers ont dû faire appel à un spécialiste pour que l’oiseau soit ramené dans un zoo pour y être soigné. La volée de corbeaux qui défendait leur petit a suivi la voiture de l’ornithologue tout au long de sa route ». »Cet incident, commente le Professeur, ferme le bec aux imbéciles qui accusent les corbeaux d’être des parents dénaturés. Belle leçon, poursuit-il, à l’adresse du peuple juif oublieux de ses prophètes et entassant l’or au lieu d’attendre la manne d’en haut. » Ce trait contre les juifs m’étonne peu, dis-je à Baladine. Il est arabe de tendance, par l’équivoque entre °Arabon et rorabon – Oui, il aurait même concédé que ce furent des Bédouins, non des corbeaux, qui nourrirent Paul de Thèbes ou Elie le Thesbite. Mais de même qu’il en veut aux juifs de n’être pas le peuple de la justice il déplore que les Arabes ne soient pas le peuple du service, et il lui arrive même de railler leur « Allah-Dollar », leur « Doallahr », disait-il, et de les désigner, chez nous, en France, comme une horde de prédateurs donnant du bec partout où il y a des « Allahcations » (c’est son mot) à glaner. Sa verve n’épargne personne. « Bien sûr », ajoute Baladine, « sur cela, dans le roman, motus.

Elle est toute requinquée, Baladine, en ce second week-end de septembre. Son teint d’habitude blafard ne l’est pas, sa nervosité se devine à peine. Le ratage sentimental ne se lit plus sur des traits rafraîchis aux extraits d’algue, précise-t-elle. Pour une fois la gaieté ne me semble pas factice. Miracle du crêpon de soie ? Du roulé au fromage ?  – Au fond, il était français, bien français, rien que français, et seule la littérature française l’intéressait, l’intéressa, puis cessa de l’intéresser, du moins le disait-il – Donc, quand il écrit: »le Japon de Bashô, le Japon du haïku est révolu, le Japon de Mr Karasawa est celui où le corbeau est pour le Tokyoïte un ennemi », il éprouverait, in petto, une certaine satisfaction ?-Il ne lui déplaît pas que la civilisation mondiale des machines à laver plus blanc soit unanime à dire sur le corbeau des cornaccheries, disait-il -Mais revenons, dis-je, au Japon – Revenons-y ». Après souper, petite balade, c’est de règle, n’ai-je dit ? vers les Escoudournats. Le Plomb, là-bas, l’Ararat du Cantal. Fraîcheur déjà d’équinoxe. Elle a mis un pull, de laine, ou de coton, n’importe. « -Il choisit ce qui l’arrange, dit-elle, ou bien ce qui le dérange, selon – Selon ? – L’état de ses intestins – Ou de ses instincts. Que lui eût révélé, sur le corbeau, votre Dictionnaire des symboles ? – Vous le savez, il méprisait ce « fourre-tout » (c’est son expression); je donnais tête baissée, selon lui, dans ledit fourre-tout, j’étais, croyait-il, toquée (c’est son mot) des histoires les plus farfelues, piquant n’importe quoi à la foire aux puces (sic) de la culture, j’étais (c’est lui qui parle) pour une France « multi-culturelle », mon « Dictionnaire des symboles » représentait à merveille ce souk de tous les cancans confondus, cette pouillerie de références indifféremment glaviotées, et, pouffait-il, « le Cherokee y équivaut au Tokyoïte ». Cependant, répliquais-je, ce Dictionnaire à vos yeux dédaignable a le mérite, contre la Bible, soulignant la piété filiale et familiale du corbeau de fournir la traduction d’une délicieuse comptine nippone : « Pourquoi le corbeau chante-t-il ? Parce que dans la montagne il a un enfant chéri de sept ans Le corbeau chante : Mon chéri! Mon chéri! Il chante : Mon chéri! Mon chéri! » Je lui récite la comptine », poursuit Baladine,  » et le petit commentaire subséquent : kâ kâ, en japonais, est la marque du croassement, « chéri » se dit « kawaii ». Kâ kâ le laisse perplexe. Il se tait une minute, médite, je le sens, un trait d’esprit, murmure, avec un sourire mi-figue mi-raisin : «  Ce kâ kâ n’est pas ragoûtant », hésite, lâche enfin : « En grec, cela donnerait : korax ephê kâkâ, je me rappelle, me dit-il, la consigne du grand saint Antoine : « ascètes, ne vous encaguez pas ». Puis, rapprochant de ce kâ kâ que dirait le corbeau le kakashi, l’épouvantail, il statue que les petits poèmes karasu/kakashi vont, au Japon, de soi. Bref, » dit Baladine, « il spécule, ignorant tout de la langue japonaise, sur des cocasseries de syllabes qui ne sont telles que pour son oreille française, et, « ajoute-t-elle », comme il a l’imagination volontiers stercoraire, il hésite entre le plaisir enfantin de remuer verbalement, quelque sens qu’il prenne, le kâ kâ, et la répulsion qu’il éprouve à mêler le corbeau à cette affaire- Vous me parliez », dis-je, « de textes que le Professeur aurait écartés de sa sélection ? – Oui. Ce conte de l’escargot par exemple. Une femme stérile prie Suijin, le dieu de l’eau, de lui octroyer un enfant, fût-il « petit comme cet escargot d’eau douce » ; exaucée elle met au monde un être minuscule, Tsubuya, petit grain, sera son nom ; à vingt ans, malgré cette disgrâce, il réussit à épouser la fille d’un seigneur ; celle-ci, pour mieux se l’assortir, s’en va avec lui consulter le dieu guérisseur, Yakushi, le dépose, le temps qu’elle est au temple, sur une diguette, quand elle ressort, il a disparu; elle alors de s’écrier : « Tsubuya, Tsubuya, époux chéri, as-tu été becqueté par un corbeau, ce crétin d’oiseau ? » Il ne me laisse pas achever le conte. Il éclate. Crétin de corbeau! Voilà : Epithète de nature, épithète homérique, n’est-ce pas ? Crétin, comme le corbeau de la fable. Cause entendue. »

Comment finir la soirée ? Baladine, dans quelques instants, insinuera que ce n’est pas folichon ici!, je déchiffrerai : je ferai alors un geste vers C,A,L,M;E,L,S, lettres défardées sur le crépi qui s’écaille. Regagnée ma chambre, je feuillèterai le recueil de Couchoud. .Bashô : higoro nikuki, d’ordinaire haïs, karasu, les corbeaux, mais sur la neige, ce matin, eh! Couchoud traduit avec astuce, la traduction anglaise, en regard (crows…are interesting with black figures) est lourde. Eh! Me reviennent quelques paroles du Zen, ou du Tao, sur le noir qui n’est pas noir, le blanc qui n’est pas blanc, ou bien la justice du blanc où il faut, du noir où il faut, et il est beau que le corbeau soit noir puisque la neige est blanche, ou la neige blanche si le corbeau noir, mais il pourrait neiger noir et corbiner blanc, comme ce fut jadis quand l’oiseau était l’argus du dieu Apollon. Seul, ouf! dans ma suite privée de l’hôtel Calmels, si français, nulle part ailleurs qu’en France, en Mongolie peut-être, ou dans la Moldavie de Ceaucescu, on ne trouverait un hôtel Calmels, cette chambre misérable avec ses coulisses empoussiérées, son lavabo fendu, ses meubles écornés qui craquent, son cagibi-débarras, ses cintres qui se démantibulent, ses contrevents dont le crochet ne happe que le vent, pour un peu il y aurait encore dans la table de nuit le pot de chambre du papé. Tout est intensément français,ici, rien de ce qui est étranger n’y est humainement supputable. Le Professeur ici vécut en pur Français du Cantal, son Carmel était un neck, son Qolzoum un puech, son Japon une boralde. Les paroles de Baladine –« au fond il était français, bien français, rien que français »- tandis que je me les redis, feuilletant sous ma lampe de chevet les dernières pages du cahier de moleskine, voici que je les retrouve, telles quelles notées, assorties de ce grinçant commentaire : « Curieux que ne lui soit pas encore venue l’idée du crêpage ethnique. Toquée de contes et légendes, palpitante aux inepties des peuples les plus sous-développés, qu’elle égale, dans sa mansuétude, aux philosophes « cartésiens », comme elle dit, convaincue que l’humanité, de tout temps, a toujours pensé aussi bien, et qu’il n’y a pas de différence entre le sire de Cro-Magnon et l’architecte des Propylées, entre un aborigène d’Australie et le poète de l’Orestie…ces assertions qui ne coûtent rien, cette façon de se couler dans un prêt-à-porter égalitaire! Combien de vrais Français, en France, à l’heure actuelle ? Autant que de vrais corbeaux, je pense, pas plus. Seront bientôt parqués dans des réserves naturelles, Schutzgebieten, chasses gardées, Français de Vanoise, Français de Néouvielle, Français d’Aubrac, Français pure race. Visite payante. Payable en kopeks, non, en dirhams. » Cette verve!  » Au fond, « poursuit-il, » le critère, le shibbolet de francité, le test dirimant, ça devrait être : vous voulez vos allhacations ? Récitez-moi la fable du corbeau et du renard, une fois par coeur, et, ici le hic, une autre fois avec esprit ; et ajoutez-y, sur un ton espiègle et doctoral, sans omettre aucun attendu, aucune virgule, sa critique imbécile par Jean-Jacques Rousseau – pour la mention ».

Il aurait pu accueillir avec faveur la réprimande de L’Emile adressée à une fable dont le corbeau fait les frais, mais non, il est si français qu’il décide de tourner en ridicule, au bénéfice de La Fontaine, le pédagogue genevois qui au reste, dit-il, n’ayant cure du corbeau, ergote seulement sur des points de grammaire et de morale. « « Qu’est-ce qu’un corbeau ? » demande Jean-Jacques. Question idiote ! Tout écolier de France, en 1761, sait ce que c’est qu’un corbeau.  » Sur un arbre perché ? L’on ne dit pas sur un arbre perché, l’on dit perché sur un arbre » : oh le pédant! Bashô, dans son célèbre haïku qui passe pour un modèle absolu de simplicité – « kare-eda ni, sur une branche sèche karasu un corbeau no tomari-keri perché- » ne dit pas autrement que La Fontaine. « Quel fromage ? était-ce un fromage de Suisse, de Brie, ou de Hollande ? » Caséeuse question, vraiment! C’est un fromage à la guise du dégustateur de la fable. » Comment concevra-t-il qu’il tienne un fromage à son bec ? » Mais s’il a pu jadis tenir à son bec un pain, pourquoi un fromage découragerait-il ce conirostre ? Entre parenthèses il y a chance que ce fromage soit crémeux à coeur, voire croulant, sinon puant, son parfum doit donc intéresser les environs, le renard a bon odorat, comment s’étonner qu’il en soit « alléché » ? » Le Professeur exerce sa raillerie enfin sur la raillerie de Rousseau qui n’a pas su dénoncer la raillerie de ce renard dont la faconde captieuse (« belle voix », « plumage », « ramage ») n’est que ramas de clichés. Bref c’est un précepteur, ce Rousseau, qui bourre une copie de ratures. « Ils sont tous ainsi », continue-t-il, ils font eux-mêmes leur copie et barbouillent de rouge la copie du voisin; ils s’entre-copient et s’entre-barbouillent; la chance d’apercevoir un corbeau nature leur a été refusée; il n’en est pas un cependant qui ne tienne en son bec son fromage, sa copie bien encrée, espérant que les confrères se récrieront qu’il est « le phénix des hôtes de ces bois »; mais chacun, tenant bien en bec son puant, ne le lâche à aucun prix, si ce n’est Renaudot, ou Goncourt. Et que fais-je moi-même en ce moment, je copie, je barbouille, je sais, je sais…je quémande une médaille aux comices de Laguioles pour mon petit lanquetot… »Et moi-même, que fais-je, en ce moment ? Au moment que je vais éteindre, grands dieux, entre dans ma chambre Le Corbeau de Poe. Celui-là même! On l’avait oublié. Il est le cul-de-lampe, c’est bizarre, de la liasse. Je lis, dans la nuit de Réquistat, dans cette maison Usher-Calmels dont je présage l’imminente ruine, le poème de Poe et les appréciations du Professeur.  » Ce poème 1/3 anglais, 2/3 français, dit-il. Quel poème a jamais requis le concours de trois cerveaux aussi prodigieux, le Yankee pochard pour le premier faire, et pour les finitions Baudelaire et Mallarmé ? Le seul poème du monde excellent dans la langue originale, meilleur encore, coup double, en traduction. Eh bien ce Corbeau est une catastrophe. D’abord c’est un étudiant qui reçoit la visite nocturne de l’oiseau. Cet étudiant ne sait éteindre sa lampe à temps pour dormir du sommeil du juste, sa chambre est bourrée de livres de sciences occultes, lesquelles sciences occultes n’ont jamais produit pour résultat que d’occulter la seule science qui vaille, celle de l’aurore, comme dit Augustin, et d’enténébrer les méninges dans un labyrinthe de fausses déductions. Et puis cet étudiant est en proie au spleen, fâché qu’il est d’avoir perdu sa petite amie Lenore, autant dire d’avoir perdu le Nord, ça oui, et une chance pour lui de retrouver le Nord, c’eût été d’accélérer le deuil de ladite Lenore petite amie, donc de se coucher plus tôt après avoir écouté aux premières étoiles le cri de la chouette hulotte, qui est un vrai oiseau, plutôt que de s’encombrer d’un buste de la déesse Athéna-Pallas. Evidemment ce corbeau nocturne n’existe que dans l’imagination de cet intoxiqué. S’il eût existé, quel importun visiteur, en effet! Les corbeaux d’Elie viennent au point du jour et au soir tombant. Celui de Paul vient à l’heure qu’il faut. Ces volatiles inspirés ne disent mot mais s’acquittent de leur mission vivrière auprès d’hommes insoucieux de petite amie et de sciences occultes. Ce corbeau est fantastique, » poursuit le Professeur. » Le fantastique ne m’intéresse pas. Ce n’est que le grimaud du surnaturel. Le fantastique vient à la place de la réalité dont on désespère. Le surnaturel est la réalité portée à son plus haut indice, devenant le réel même. Je ne crois pas une seconde au corbeau de Poe, je crois à jamais au corbeau de Paul. Objection de Baladine: Le Corbeau de Poe est un chef-d’oeuvre, celui de Paul l’ermite n’est qu’un on-dit. Je réponds que Le Corbeau de Poe est un poème, rien qu’un poème, et ne peut intéresser en moi que l’éternel étudiant; le corbeau de Paul, quand même je me rétrécirais au plus étriqué scepticisme, il y a une chance, fût-elle infime, que ce soit un corbeau réel. Tel est ce seuil critique où je suis parvenu, « poursuit le Professeur, » j’en ai assez d’être un professeur, c’est-à-dire un étudiant, un professeur, en quoi que ce soit, est un éternel étudiant, sa vie se fait avec les bouquins, il finit par préférer les choses de bouquin aux choses de la vie, que dis-je, il ne voit plus les choses de la vie, jamais de sa vie il n’aura observé un choucas, il sera obnubilé à jamais par Poe et Cie, il se sera tourné et retourné dans sa chambre moisie de chefs-d’oeuvre, avec le buste de Pallas-Athéna sur lequel aucun corbeau jamais ne déposera fût-ce une fiente, une fiente, une matière différente de cette chiure interminable de caractères imprimés qu’on appelle la littérature ». Le Professeur note ensuite que Poe joue sur le noir : »noir de nuit, noir corbeau, noir d’étudiant qui broie du noir, et dont le corbeau, charognard à bon escient cette fois, devrait broyer la cervelle farcie de sciences occultes. Baladine », note-t-il ici, » intervient, me prie, en vue d’une publication (souhaitée, me serine-t-elle, il faut), d’atténuer au moins ce désastreux passage (dit-elle) ; l’étudiant, n’en dire que du bien, vous vous suicidez, assure-t-elle, si vous maintenez ces propos méprisants ; ou alors, mais aujourd’hui c’est vieux jeu, sermonnez en style Mao, envoyez-le, ce liseur abruti, récolter le riz ou visser le boulon, mais ce n’est pas le sujet, et puis Mao, je répète, no, oggi c’est vieux jeu, Baladine est de belle humeur, aujourd’hui 30 août, le soleil cuit et recuit Réquistat, c’est midi, elle porte une casaque, elle a été maoïste, un temps, pour rire. Bref, m’enjoint-elle, biffez, cher, ce passage malencontreux. Mais si je le biffe, répliqué-je, que mettre à la place ? Devrais-je supprimer également la suite ? » Il n’en a pas fini en effet avec le commentaire sarcastique du poème de Poe. « Un corbeau », éructe-t-il, » un descendant des nourriciers du prophète Elie, commis auprès de cette face pâle d’étudiant ? Quel corbeau ? Un intercesseur divin ? Non, un minaudier qui se présente « with many a flirt and flutter », « avec des façons frivoles et fébriles de belle dame ou de beau monsieur. Mais ténébreux, plutonien, sinistre, il n’apporte aucun viatique, son mutisme est un mutisme infernal, dont il ne se départit que pour proférer l’unique mot « nevermore », mot de damnation. Noir, laid, ras tondu, et vieux. Perché …. » Le Professeur répète ici en écho le perchè ? interrogatif qui a donné le branle à sa rumination, et je me rappelle, recopiée et punaisée sur un mur de son cabinet de travail, la trace du choc métaphysique de Jules Renard : « Chasse. Tout à coup je m’arrête au milieu d’un champ, et cette question se pose sur moi comme un grand oiseau noir : « Pourquoi, pourquoi sommes-nous créés? » « Perchè ? », répète le Professeur. « Maître corbeau sur sa Pallas perché … « Maître Cerveau sur son homme perché », ironisait un persifleur. Nous avions autrefois des Pères. Nous n’avons plus que des persifleurs.. Ah! Si nous redevenions une fois le corbeau simple de Bashô, perché sur sa branche sèche dans le crépuscule chenu, la rose des heures tourne autour de ce point sublime. Ah! Si nous étions, non le lugubre oiseau « sitting lonely on the placid bust » (lonely, la triste seuleté ), mais le passer solitarius in tecto du psalmiste! La différence abrupte, « conclut-il, « entre cet étudiant dans sa thurne et un ermite d’autrefois dans sa laure « (le Professeur emploie laure, mais qui sait aujourd’hui ce qu’est une laure ?), » c’est que l’un, intoxiqué, ne reçoit pour visiteur qu’un corbeau fantôme, émanation de ses fumées cérébrales, lui apportant la définitive mauvaise nouvelle qu’il n’est bonne nouvelle, tandis que l’autre, désintoxiqué, reçoit la visite d’un corbeau réel, don du divin Pourvoyeur, attestant par le viatique du pain que la Bonne Nouvelle est nourricière. Ce corbeau de Poe est légion », achève en style biblique, le Professeur, « il s’appelle aujourd’hui « médias », les médias sont là, perchés dans notre intérieur sur le pallide buste de Télé-Pallas, ils ne cessent de jacasser des nouvelles qui ne sont que de mauvaises nouvelles, dont l’unique nouveauté est d’être toujours, même quand on les prétend bonnes, mauvaises, une récurrence, une logorrhée de mauvaises nouvelles. Ils sont coriaces, ces corbeaux, ils se sont pris les serres, comme celui de la fable, dans l’épaisse toison d’une « Moutonnière créature », mais non, pas pris, ils prennent, et ne lâchent pas, ces coriaces, et la France entière bêle, ignorante de l’Agneau de Dieu, le stupide message du corbeau « médias », et il n’y a plus moyen de faire entrer dans ces cervelles ovines la moindre lueur de Bonne Nouvelle. Nul n’échappe, aujourd’hui, à cette ovinisation, elle est planétaire. Le sinistre volatile, sous le nom de télé, se perche jusque dans la masure du pâtre « (pâtre ? pourquoi ne dit-il pas ici simplement :berger ? pourquoi cet accès de lyrisme désuet ?),  « il n’est gourbi où les magiciens de la technique ne lui donnent accès, la chambre la plus sordide comporte, fixé au mur, le sombre, frémissant et jacassant passereau, « flirt and flutter », répétant toujours les mêmes clichés, tous résumables en ce sépulcral « nevermore », ce jamais plus l’Evangile. Et si la plupart des étudiants ne se l’offrent pas dans la thurne, il volète sur leur crâne par les bons soins de la Mater Alma qui se fait le porte-voix et le porte-grimace de l’oiseau télé, du crépusculaire oiseau d’une civilisation finissante. Car, sauf exception, le discours de l’Université se calque sur celui des médias, il en est la copie strictement conforme, et quand ladite Université, qui n’a rien à voir, vraiment, avec l’Univers, et qui par ailleurs a peu à voir avec la Cité, se mêle d' »états généraux », selon la logomachie ambiante, elle discute de tout, dans ces « états généraux », sauf de ce qui devrait être sa tâche la plus urgente : chasser de dessus la tête de Pallas, c’est-à-dire du cerveau multiplement débile de la gent enseignante et de la gent enseignée l’exécrable volatile, afin que cesse le caquetage et que recommence, dans une aurore grecque, le travail et le loisir de la pensée. Car ce corbeau télé, ce n’est pas un corbeau, à la vérité, ce n’est rien de moins et rien de plus, dans une société rendue à la barbarie, que le dieu Tawhxwax des Indiens Matako, ce démiurge grossier, inepte, chiant sur l’oiseau sa noire chiasse. »

 

II

 

 

Baladine réapparaît chaque week-end (ouiquinde, prononçait le Professeur, avec un Q comme le K emphatique des Arabes), m’interroge, me stimule. Cette fois-ci elle dépose devant moi une corbeille d’osier bleu à décor de raisins, dedans sont placées en chevron quelques fines tranches de pain blanc de Saint-Urcize. Je veux le dire. Je l’ai dit. Il y a tant de gestes de Baladine, et tant de tenues, et tant de lâchers, ainsi ces instants où elle se tourne vers moi, de trois quarts, composant ses yeux et sa bouche en triangle énigmatique et insinuant. Elle est alors comme le grand oiseau P’eng des Taoïstes : elle occupe tout le ciel.

J’aurais dû dire, sans autres façons (mais, corbleu, ne l’ai-je pas dit ?), que j’ai pris à Réquistat mes quartiers de septembre, que le premier quartier est déjà échu, que Baladine fera à Réquistat quatre apparitions, que les teintes d’automne commencent à se suggérer dans les feuillages propices, que j’ai pour septembre autant d’affection que le Professeur éprouvait d’antipathie pour août, et que Mme de Sévigné constatait déjà, voilà trois siècles, qu’il y a des mois extensibles ; j’aime, dis-je, septembre d’un amour absolu: c’est le moment où s’équivalent nuit et jour ; on me rétorque qu’il est en mars un autre moment tel ; non! L’exubérance printanière me déconcerte; à mon âge, quarante neuf automnes, vous l’avez deviné, c’est la pondération de la brume par les ors qui plaît le plus, et qu’on souhaiterait prolonger, piano, pianissimo, par une pédale d’infinie résonance.

Il me convient, ajouté-je, de me démarquer à Réquistat même de l’esprit Réquistat : août funeste ? Septembre sera convalescence; je ne veux pas mourir du mal d’août. Il est absurde, me dit-on, de me percher ici, vieux corbeau, sur une souche morte, dans un sempiternel crépuscule. Mais la tâche que je me suis assignée l’exige. Où le Professeur échoua, je veux dire la grande santé, je tâche à ne pas échouer (réussir est un verbe vulgaire, pour affairistes, ou grandes écoles). Il a été victime du corbeau, je me le rendrai propice. Ce futur ne comporte aucune nuance de présomption. Ecoutez-le dans la tonalité d’une prière confiante. Je ne veux pas déchanter, dis-je. Le Professeur, à partir d’un certain août, plus précisément l’août 198., déchante. C’est avec une joie maligne, tout d’abord, qu’il incrimine toute la littérature moderne, dans l’acception flottante, évasive, qu’il prête au mot. A la modernité s’oppose, soyons succinct, la thébaïde. Le beau temps de l’humanité en instance de Dieu, c’était celui des saints ermites. De Noé à Thomas d’Aquin tout doit témoigner en faveur du corbeau subtil, obligeant, bénéfique. Or Baladine, bourrant une tranche de ce pain blanc de Saint-Urcize prise comme à la dérobée dans le paneton d’osier, le trempe dans l’inéluctable tasse d’arabica corsé. Je la regarde, et je pourrais maintenant la dépeindre dans les détails, ses lèvres si pâles, son bizarre sourire…sibylle, sphinx…Elle l’a tué, pensé-je. Pensée idiote. Est-elle de ces femmes fatales simplement par leur manière d’être femmes ? Eve, le péché…le péché, cet empêchement, dans toute relation humaine, et entre l’homme et la femme ô combien. Elie ni Paul ne s’encombrent de femmes, au Mont Qolzoum, au Mont Carmel. Le Professeur ne s’est-il pas mis imprudemment sous la gouverne de celle-ci ? Un lien se forme, elle s’éprend des beaux yeux bleus et de la mèche rétive du Professeur, celui-ci, parce qu’il est seul et qu’elle se fait assidue, faiblit. Jusqu’où iront-ils ? Cela m’échappe. Elle lui devient nécessaire, à l’instar (excusez) d’une bouilloire ou d’une crédence. Es matières de corbeau elle est d’une nullité crasse, je veux dire qu’elle s’en fiche, mais elle est de ces femmes qui quoique féministes croient que pour plaire à un homme il faut lui parler de ce qui l’intéresse, si peu d’intérêt que l’on y porte soi-même. Je le vois bien, dans nos brèves promenades autour de Réquistat elle n’est pas concernée par le monde animal; jamais un vol d’étourneaux, un hochement de pie, un choucas qui tourne ne lui font signe; les mouches l’agacent, et elle a peur des chiens, voilà. En revanche elle bouquine, feuillète, et dans le temps même que le Professeur veut se guérir des livres les pille. Sa mentalité syncrétiste (elle aime le mot, s’en prévaut, l’âge du Verseau, où nous entrons, dit-elle, c’est l’âge du syncrétisme, c’est-à-dire de l’Esprit-Saint) en fait une rabatteuse. Elle rapporte à Réquistat tout ce qu’elle déniche, chaque fois qu’elle va à Paris furète au Quartier Latin, s’informe dans les librairies ésotériques : quoi sur le corbeau ? Quoi, quoi, quoi?

Or voici que s’ouvre, dirais-je, un second procès Réquistat. Le premier procès Réquistat est jubilatoire : verdict sévère contre les écrivains modernes qui calomnient l’oiseau. Le second est résigné, déceptif : vos quoque, note-t-il en haut, à gauche, à la première page d’un carnet de 114 feuillets quadrillés, revêtu d’une couverture de carton brun reliée en toile, dont il me faut extraire maintenant la croustillante substance. Vos, ce sont les auteurs chrétiens, médiévaux, les Pères, ou ceux qui ne sont pas Pères, mais, pires, poètes et qui eux aussi dénigrent l’oiseau. Zélée mouche du coche Baladine se réjouit – « N’est-il pas vrai, Baladine, que vous trouviez du plaisir à chatouiller le Professeur par telle ineptie sur le corbeau lâchée par un Père de l’Eglise ? « . ‘Elle trempe dans la tasse d’arabica refroidi une seconde tranchette de pain de Saint-Urcize acheté ce matin même à la boulangerie Auguy, et son sourire, comment le dépeindre ? c’est celui des héroïnes d’Henri Thomas. S’ensuit une discussion un peu vive, durant laquelle il lui arrive de se prendre la tête dans les mains, elle n’est plus alors qu’une masse de cheveux teints retenus par une barrette. Je ne retranscris pas la discussion, je la résume. Pour les Pères, comme vous dites (me dit-elle), il n’avait pas besoin de moi, il avait matière ; où j’interviens, c’est pour l’autre côté, vous diriez, n’est-ce pas, le paganisme. Le mythe Tlingit l’impressionna. Elle me le raconte, assise et oscillante dans le fauteuil bascule en rotin dont elle griffe le bras de son ongle et au fond de son oeil s’allume quelque chose de très archaïque. Le Corbeau Tlingit, dit-elle, titre. (Voix inspirée).Le Chef Suprême recèle la lumière dans un coffre. C’est le corbeau, le plus subtil des oiseaux, qui subtilise dans le coffre la boule solaire – cela vaut bien un fromage sans doute!- et la suspend dans le ciel où désormais elle diffuserait ses rais sans répit si le corbeau ne prenait soin chaque nuit de la couvrir de son aile. O salutaire nigredo! Je suis noir, mais c’est pour que vous puissiez, mortels, fermer vos paupières; ma négritude est ma mansuétude, et qui oserait me dire laid, moi qui apporte le présent le plus beau, celui sans lequel beauté ni laideur ne viendraient à paraître ? (Elle a, on dirait, appris ça par coeur ; des couplets qu’elle déclame, dans une intention parodique, on dirait). Pitoyable renard, au pays des fabulistes tu voles un fromage ? Qu’est-ce qu’un fromage, à côté du soleil ? (Reprenant sa voix naturelle, cessant de griffer le bras du fauteuil dont s’apaise le mouvement élastique). Notre ami exaltait le corbeau nourricier d’Elie, mais dans ce récit Tlingit le corbeau tient le rôle du prophète, rien de moins, le tient dans le moment sublime, disait le Professeur, où celui-ci, au creux de la roche caché, voit passer l’ombre de l’Omnipotent dans un bruit de fin silence, « quel oxymore », s’écriait-il! Je continue, pareil au prophète l’oiseau se faufile dans une mince fissure de roche, qui laisse filtrer un peu de lumière, tel est le début de sa quête merveilleuse ; mais à ce peu de lumière il ne se voile pas la face, non, hardiment aventuré il parvient par une série de métamorphoses (en feuille, en marmouset, etc.) au pays de Dieu et trouve l’astuce qui fera tomber du bec du dieu bêta le bon soleil.

J’aimais, avoue-t-elle, le houspiller, gentiment. Houspiller, m’avait-il appris : se dit des petits passereaux qui harcèlent le jour la chouette aux yeux clos. Oui, j’insinuais (c’était ma manière) que le mythe Tlingit vaut bien celui de l’arche, ou du Kerith. Il devenait colère, alors. (Un soupçon me traverse : que ces colères, gentiment excitées, aient tenu lieu, pour elle, aux temps opportuns, d’une demi-ration, d’une fougassette de…quoi? quoi ? quoi ?). « Que vous vous trompez », s’écriait-il, « ma pauvre Baladine! J’ignore si jamais une arche se percha réellement sur le Mont Ararat, mais je sais bien que le corbeau qui la quitte et ne revient pas est, lui, un corbeau réel, comme celui de qui j’attends à Réquistat la visite. Le vôtre, le corbeau Tlingit, ce n’est pas un oiseau réel, c’est un mage qui se change en feuille, en marmouset, etc., c’est n’importe qui, n’importe quoi; c’est le dieu Protée, et Protée du moins est un dieu : tel est le génie grec. Les peuplades amérindiennes brouillent tout. Il est heureux que l’Europe les ait réveillées de leurs salmigondis. Je m’amusais alors, continue-t-elle (« je m’amusais »…quelle part d’amusement ? quelle d’irritation ? quelle d’humeur prêcheuse ?) à lui dire que l’homme a toujours pensé aussi bien (je reconnais ce cliché bien-pensant)- Ou bien (j’enchaîne) vous vantiez les vertus du métissage culturel, ou, mieux encore, vous laissiez tomber d’une voix alexandrine un oracle sur le syncrétisme, chance du prochain millénaire. Puis, comme vous le faites à présent, vous vous leviez, vous enfonciez votre main gauche dans votre pantalon de smoking, affectant un air oblique et un sourire de profil qui n’est pas celui, signé Tolstoï, de la princesse Hélène, et vous vous détourniez, comme l’exige l’intrigue, vers la pièce qu’il appelait le boudoir. Est-ce que ce syncrétisme, cette conception crétinisante d’un savoir encyclopédique où tout se vaut, n’est pas une sorte de cancer du Verseau ?

 

J’ouvre le carnet de carton.

L’on y trouve d’abord quelques remarques cocasses. Ainsi : »dénigrer ? Niger = le Noir. Dénigrer =rendre blanc; soulager du Niger. Dénigrer le corbeau = le blanchir. (En marge : faux, denigrare = teindre en noir; dommage!). De : d’en haut; nigrare : caguer noir. Le dieu Tawhxwax ». Ou encore : « le corbeau coasse, le crapaud croasse ». Cette rectification de l’usage reçu est suivie d’un débat que le Professeur engage avec l’auteur des Confessions. Augustin, comme c’est triste, n’est pas gentil pour le corbeau. Du bienfaiteur d’Elie il ne dit mot, Augustin. Ce qu’il retient du corbeau, c’est sa bêtise: il ne comprend pas ce qu’il chante ; aussi est-il saisi, sans honneur, dans une liste où avec lui sont épinglés les meruli, psittaci, picae. «Corvus et pica, kif kif » note le Professeur (souligné, trait rageur). A cette sorte d’oiseaux l’homme, seul être auquel la volonté divine a concédé la raison, peut apprendre…à chanter ? Non, à sonare, émettre des sons. Mais l’oiseau a-t-il vraiment quelque chose à apprendre de l’homme en matière de sons ? « Schrieest du rein wie der Vogel »…pur cri de l’oiseau…signé Rilke. Mon allergie à l’opéra », note le Professeur.  » Tout Verdi pour un air de grive, tout Tristan pour un trille. (Elle, Baladine, c’est Mimi, Marguerite, les grands airs…). Ce n’est pas l’homme qui est le maître de l’oiseau, s’agissant de chanter, c’est l’inverse. Il n’y aurait pas eu de troubadours en Provence si les troubadours ne se fussent instruits auprès des passereaux. Qu’est-ce qu’une aria, un lied ? (Au mieux). Un cri d’oiseau transposé en cri d’homme. Tout le reste n’est que bruitage, emphase, orchestre-coq hérissant ses plumes dans un éclaboussement sonore. »

Ainsi va la verve du Professeur. Ce fidèle observant de l’ancien rite, qui ne manque pas, s’il se rend à Paris (c’est rare! ) d’assister à un office à Saint-Nicolas du Chardonnet, étrille, pour finir, la nouvelle liturgie. Humana ratio, pour Augustin, s’oppose à avium voce. A l’homme seul, continue le saint évêque, a été départi de scienter cantare, chanter avec science. Grand Dieu! Si Augustin assistait à nos messes new age, il en rabattrait, de sa certitude. Ecoutez cracher dans le micro un pauvre type, une brave fille, astreints au cantilège désormais en usage. Vous imaginez un merle, un rossignol, un traquet au micro ? Examinez un peu les paroles de ces cantiques : relèvent-elles de l' »humana ratio » ? Quelles leçons de plain-chant le passereau nous donnerait, si nous étions encore en état de l’entendre! Suit l’éloge du neume et du gosier grégorien. Sympathique, cependant, Augustin, conclut-il (sauvant donc in extremis le Docteur africain), par la qualité même de la comparaison, de la rivalité qu’il suggère entre l’homme et l’oiseau.

Mais sitôt après le Professeur avoue une déconvenue plus grave. Il a prié Baladine de lui rapporter l‘Anthologie des troubadours, de Jacques Roubaud. Il veut vérifier que ceux-ci, de l’oiseau, se sentent, se disent les émules. Hélas! Un des poèmes les plus fameux du temps,  » Ar resplan la flors enversa »- « Alors brille la fleur inverse »-, de Raimbaut d’Orange, est « aussi consternant », larmoie-t-il, » que dis-je, cent fois plus consternant que les strophes corbines du Rimbaud des Ardennes. Tout le poème se construit sur la rime joy/ croy ; le croy (corbeau) est l’anti-joy. Huit fois, non moins, le croy fait les frais de la rime, c’est lui, croy ou croys (pluriel) qui est l’antipode du joy, des joys. Comment mieux asséner qu’il est sinistre ?  » Le Professeur, lugubre, copie les octosyllabes terminaux de chaque strophe, comme s’il clouait la civilisation provençale au pilori: « mas ar Dieu m’alberga joys, malgrat dels fals lauzengiers croys » – « enfin par Dieu m’héberge joie malgré les mauvaises langues corbeaux »,etc. « Voilà la courtoisie, comme elle s’exprime à Courthézon. Le troubadour ne vaut pas mieux que le cul-terreux : même préjugé partout, prononce-t-il. Baladine, qui est persuadée que les troubadours étaient tous cathares, insinue que si Raimbaut d’Orange avait célébré par la rime le croy avec le joy notre ami se fût fait cathare.

Le carnet quadrillé à couverture bistre brun comporte ensuite un sous-titre, encre bleu pâle, barré de traits obliques soigneux, noirs : « Colombe Oiseau-prophète ».Puis: « La colombe et le corbeau, le corbeau et la colombe. L’arche.

Il y eut un Christophe Colomb. Pas de Christophe Corbeau.

Cela ne se discute pas.

Ungaretti : « Une colombe a repris au soleil la lumière ». Ungaretti :  » « J’écoute une colombe venue d’autres déluges. »

Colombe ? Ce n’est pourtant qu’une espèce de pigeon. Et ces roucoulades. Fi!

C’est elle, tout de même, qui revient avec le rameau d’olivier, elle qui aura le privilège de figurer l’Esprit. Avec elle s’inaugure le règne du Christ. Le corbeau a manqué cette chance. Aussi n’est-il que l’oiseau des prophètes et des ascètes.

Oiseau-prophète. Schumann, Scènes de la forêt : un miraculeux volatile s’envole en si bémol majeur sur des trilles comme jamais n’en fit même le rossignol de l’empereur de Chine; les triples croches montent, descendent, petits anges noirs, sur l’échelle arachnéenne de Jacob. Ah! Ce n’est pas le corbeau romantique de Gaspar Friedrich qui guette le soldat romantique égaré dans la forêt romantique où la neige romantique recouvre tout, le charognard attend son heure, noire et blanche, blanche et noire. L’oiseau-prophète, lui! Ces arpèges presque immatériels, le moindre coassement les disperserait dans le ciel comme une buée. » (Mais, me dis-je, ces chocards effusifs qui tracent leurs orbes de cri liquide au-dessus du Charmant Som ne sont-ils pas des oiseaux-prophètes, eux aussi ?).

« 24 août. » (Une date, parfois). « Baladine. Nicotine. Les bouffées de fumée de sa tendre et impérieuse présence. Elle est l’instigatrice. Il m’importe qu’elle soit là. Sa voracité de liseuse. Dans Le Nom de la rose, me signale-t-elle, le corbeau pour sa démoniaque noirceur est l’image du diable. Ce 24 août est diablement aoûté.

 

Dénigrer, teindre en noir. Il a d’autant plus l’air teint en noir, le corbeau, que ce crétin d’Ovide nous fait accroire qu’il aurait jadis été blanc. Eh bien oui! le noir du corbeau est un noir comme celui des cheveux de Baladine, quand elle se les teint en noir, ce n’est pas un noir naturel, c’est un noir trop beau, trop corbeau.

Corvus significat voluptatibus denigratos, (Thomas d’Aquin, Summa Theologica, Prima Secunda, Quaestio 102 ),… »le corbeau signifie ceux qui négressent dans les voluptés »…denigrare, teindre en noir, négresser, régresser…le noir, couleur de la volupté, couleur du petit garçon qui tente Saint Antoine : »je suis l’esprit de fornication »; sables brûlants, soleil noir… vel expertes bonae affectionis, quia non est reversus ad arcam, « experts en bonne affection » ? Hélas! Expert, en latin (expers) veut dire inexpert. Pourquoi inexpert ? Parce qu’il n’est pas revenu à l’arche. S’il n’est pas revenu à l’arche, au contraire de la colombe qui rapporte le rameau d’olivier, c’est…qu’a-t-il trouvé, flottant sur l’eau ?… Je suis fâché de trouver Thomas d’Aquin si mal dispos. Cela m’étonne du grand Docteur. D’autant que par ailleurs il ne laisse pas de prêter au même corbeau, s’agissant de sa progéniture, un dessein fort édifiant : en effet, sept jours durant, le corbeau ne nourrit pas ses petits tout juste éclos, jusqu’à ce que leur blond duvet se change en plumes noires, et durant ce laps c’est Dieu même qui les sustente par une sorte de vertu infuse. Mais est-ce un dessein si édifiant ? Grand Dieu! S’il s’agit de veiller à leur nigréfaction, c’est une ruse du mauvais démiurge! Le corbeau, sept jours durant, chaque jour doté d’un don du diable correspondant au don de l’Esprit, dispose ses petits au vice, les vire au noir. Mais alors….nigresco referens! dois-je croire Dieu, ou Ovide ? Si le corbeau est voué dès sa coquille à la blancheur et ne négresse que par un complot qu’ourdissent ses nourriciers et Dieu même, que peut-on lui reprocher ? Comment ne serait-il pas infidèle à Noé ce volatile à qui père et mère ont d’abord si gravement manqué ? ? Ah! Si le Docteur Angélique s’en était tenu à la façon elliptique de Noé! Celui-ci ne voit pas revenir le corbeau ? Il ne commente pas, ne juge pas (« ne jugez pas, vous ne serez pas jugé »), n’a pas un mot de remontrance, n’affiche aucune déception. Plus de corbeau ? Eh bien je lâche la colombe. Je serais enclin à voir dans le corbeau le fils prodigue, dans la colombe l’aîné qui reste dans l’arche, et dans Noé le père équanime et miséricordieux. Le prodigue, à bout de ressources, aura fait du travail au noir, de là perdu son plumage d’origine .

Eût-il suffi de quelques circonstances autrement tissues ou de quelque variation de caractère pour que le Professeur substituât dans son arche mentale la colombe au corbeau ? Interrogée, Baladine élude. Je me sens caressé par un plumet de soupçons : le Professeur n’aurait-il pas souffert d’une rétention affective ? L’idylle, les douceurs du sentiment ne lui auraient-ils pas semblé misérable concession à la basse nature ? Tel que je me le représente, et sans savoir au juste ce qu’il a pu vivre avec son amie Baladine (si vivre eût sens pour cet être rencogné), le mot amour, à mon avis, devait le chiffonner, les roucoulades du Cantique des cantiques l’irriter ; non, la colombe, cet oiseau d’épithalame, ne pouvait le séduire, – Non, son mariage manqué, son peu de goût, conséquemment, pour l’idylle et les douceurs du sentiment, donc le « Cantique des Cantiques », ne l’encourageaient pas à roucouler « amica mea columba mea »; non, cet oiseau d’épithalame ne pouvait le séduire, il eût été dépité si Elie eût été nourri par une colombe, cela lui eût paru candidement niais.

Le carnet quadrillé à couverture bistre brun signale ensuite un ouvrage fondamental (souligné): Le Volucraire chrétien, de Delebecque et Lukman. C’est Sœur Magnificat qui le lui a fait tenir. (Merci, Sœur Magnificat). « Volucraire, s’exclame-t-il, ah le beau mot! A dire à voix haute….Involucre…écrin…lucre ?…Non, pas lucre. Mais que couve ce beau mot ? « Ah! sur le corbeau, des immondices. Dès l’arche c’est un traître, Saint Augustin déjà le dit. Son collègue l’évêque Quodvultdeus fait, lui, vibrer la corde raciale : « les juifs, comme les corbeaux, présentent aux peuples de la terre leur couleur repoussante, leur voix rauque, leur odeur fétide et leur horrible aspect », sic dixit Quodvultdeus. Si Quodvultdeus dixit, quis contra dicebit ? Hélas, les évêques français ne sont pas en reste: Saint Hilaire, sans faire de détail, prétend, sous prétexte qu’au psaume 146 le Seigneur donne à manger « aux petits du corbeau qui piaulent », que le corbeau représente les péchés, tous les péchés. Le corbeau, c’est le juif, ou d’ailleurs l’arabe, c’est le pécheur ». Que trouve-t-il dans le Volucraire pour faire pièce à tant d’insultes dégoisées sans grâce ? Deux légendes. Selon l’une, le corps de saint Vincent, que ses meurtriers abandonnent aux bêtes, est défendu contre un énorme loup par un corbeau qui met en fuite le fauve à force de coups d’aile. Belle démonstration que le corbeau n’est pas ce charognard qu’on dit. Ce corbeau est le digne descendant du nourricier des prophètes. L’autre légende est rapportée par Grégoire le Grand :selon celui-ci saint Benoît aurait, un temps, nourri, chaque jour un corbeau qui lui avait sauvé la vie en soustrayant de sa bouche un pain empoisonné. Le Volucraire reproduit ici un beau vitrail du choeur de Beauvais : l’on y voit le grand oiseau noir, au bec une fougasse. Légende ? Entre histoire et légende, on le sait, la différence pour le Professeur tend à s’effacer.

C’est samedi (l’avais-je oublié ?). Un second quartier de septembre se consomme. Captivé par le Volucraire c’est tout juste si j’ai entendu crisser les pneus de la Fiesta et discrètement grincer le loquet de la porte. Baladine, il lui suffit, pour jouer son rôle d’égérie, de répéter l’offrande de la corbeille d’osier bleue, à décor de raisins, dedans sont placées en chevron quelques fines tranches de pain blanc de Saint-Urcize, et je crois l’avoir déjà dit, mais le dire rien qu’une fois ne me suffirait pas. C’est avec elle que se poursuit la consultation du carnet quadrillé à couverture bisque rage. Hélas! s’écrie-t-elle avec le sourire doucement cruel d’un érudit druidique, le grand pape Grégoire ne pense tout de même pas grand bien du corbeau. Car celui-ci, à l’en croire, est noir, donc traître et pécheur ; ou pécheur et traître, donc noir; noir, il est donc païen ou juif, donc pas chrétien. Cette gigue de donc, Baladine s’y livre avec quelle griserie! Pas de doute, insiste-t-elle, le noir est la couleur des réprouvés, le corbeau est noir, donc…Harangue au corbeau d’un prédicateur zélé :  » ô perfide corbeau, crois en Dieu si tu veux devenir blanc, si tu ne veux pas mourir, misérable, ô perfide, crois en Dieu!  » Elle jubile, Baladine, elle balajubildine !

Résigné ? le Professeur noircit des pages et des pages du carnet quadrillé à couverture jaune bisque de paroles médiévales offensantes pour son oiseau, et cela déborde jusqu’à des autorités ecclésiastiques modernes, ou bien des autorités jésuitiques modernes, le Professeur espérait du poète jésuite Hopkins une parole en faveur du corbeau. Avec celui-ci aussi il lui faut déchanter. S’avise-t-il de décrire Oxford, Hopkins la voit « lark-charmed, rook-racked », le charme, c’est l’alouette, le freux, lui, est tracassier. Pire, « frowning and forefending angel-warder Squander the hell-rock ranks… », » ange au front sévère qui écarte les dangers, disperse les rangs des corbeaux d’enfer »…Assez sur le sujet. Je me lasse, comme le Professeur lui-même se lasse, on le voit à son graphisme fatigué, son écriture elliptique – « Il n’y croit plus, » dit Baladine,  » et il tombe malade- Mal contagieux, « dis-je. Je me sens mal depuis que je compulse ce carnet. Idée de Baladine sorcière, capable d’enduire des feuilles de poison ? Ridicule! Plus insidieuse, l’idée que moi aussi je deviens victime de l’oiseau funeste, que le remède, c’est de quitter dare-dare le carnet bistre, Réquistat et son crépuscule, le corbeau, ces choses mesquines, périmées, de rentrer chez moi et de m’intéresser aux colombes et aux moineaux comme tout le monde. J’irai voir Lydie, et voilà, et Baladine m’assomme. Mais pour elle les choses sont réglées au mieux. Toute la sainte semaine elle tripote les ordinateurs, à Rodez, patrie de sœur Rose ! et le vouiquinde elle vient faire ici la vouivre; cela lui plaît, après avoir faxé à Rodez, de s’offrir ici un bol d’air obsolète. Si Baladine avait pignon sur les « médias », sûr elle proposerait à « France-Culture » une émission sur Réquistat et ses loufoques – Non, vous ne pouvez pas lâcher (elle me conjure). (Peut-être un p’tit prix Fémina ?). C’est vrai, je ne peux pas lâcher. Qu’y a-t-il encore dans le cahier bistre brun quadrillé ? – Il y a, dit Baladine, l’envers du corbeau clérical et pontifical – Le corbeau païen ? – Comme vous dites-«  Dénigré par les chrétiens, vénéré par les païens. Je feuillette. « Corbeaux d’Elie. Corbeaux royaux de Stonehenge. La B.D. » La B.D. ? « – Oui. Je lui avais apporté une bande dessinée de Hugo Prat, où lesdits corbeaux royaux sauvent Maltese du froid – Et à la fin, quand Corto s’écrie : »je ne peux pas me promener toute la journée avec toi, que vont dire les gens! », le corbeau rétorque : « allons, Corto, c’est toi qui parles ainsi ? Croak, croak! Qu’est-ce que ça peut faire les gens ? croak croak « . Mais vous dédaignez les B.D., n’est-ce pas ? – Ce sont nos enluminures – Et l’icône, sourit-elle, c’est désormais un pictogramme – Que pensait le Professeur de votre reddition à l’informatique ? Ne déplorait-il pas que l’animal-totem de l’informatique fût non le corbeau, mais la souris, et que l’ordinateur cliquât au lieu de croasser ? – Il ne s’en était pas avisé- Revenons à la B.D. Quel dommage, tout de même, que notre ami soit mort avant que Fred songeât à promener Jules Renard avec un sympathique corbeau bon bec- Fred…Après son corbac au Renard il y a son « Corbac aux baskets », qui est un corbeau névrosé en analyse. Fred, Freud …Freud a joué de malchance avec les oiseaux : son vautour de Léonard n’était qu’un milan, dit-on ; il s’y connaissait mieux en cryptogrammes qu’en peinture et en cryptogames qu’en rapaces. Fred, émule de Freud, et meilleur ornithologue, fait du corbeau cet Hamlet, ce prince de Danemark qu’est le névrosé : le corbeau, névrosé-type, pauvre type-type. On n’imagine pas atteints de névrose une oie ou un faucon, ni le moineau de Lydie. Le corbeau, pour dire vrai, ne serait-il pas un névrosé statutaire ? je veux dire, ça n’a plus tourné rond, dès que hors de l’arche, ou bien, ça n’a tourné que trop rond.

Assis maintenant, seul, sur une des marches de la grande croix, jouxte l’église, je continue de feuilleter. « Le corbeau est sacré en Irlande, où il a une fonction guerrière et augurale; sacré chez les Nordiques où Odin est informé de tout grâce à ses deux corbeaux, combien plus intelligents que celui d’Apollon, Hugin qui est l’esprit inventif et Munin qui. »,..?(trois mots illisibles, un taon écrasé, on dirait, ici a fait tache). Le Professeur ignore-t-il que la barque transportant les restes de saint Vincent, sauvés de la dent du loup, aborda sous la sauvegarde de deux corbeaux sur la côte Algarve, au Portugal, en un lieu dit « Port des deux corbeaux, » de là « le dieu des oiseaux », comme on l’appelait, aurait émigré à Lisbonne, où monnaies et armoiries au Moyen Age montraient la barque à voile triangulaire avec le corps du martyr et les deux corbeaux en proue et en poupe? Le carnet bistre est la longue litanie des déceptions. « Là où le corbeau est le plus en honneur », déclare-t-il, « c’est dans les sociétés tribales à tendance fasciste ». Déboussolé! Sa foi dans le Calmel et le Qolzoum s’éboule. A preuve ce retour sur l’Autrichien Trakl: « Trakl voit tout en noir, en noir corbeau, mais son corbeau, n’est-ce pas le précurseur et l’emblème des chemises noires ? Corbeau Mussolini, corbeau Pasolini, c’est tout comme. Elire le corbeau, n’est-ce pas élire les dieux contre le Dieu ?

Le carnet bistre a presque la couleur des fines croûtes des tranchettes de pain de Saint-Urcize disposées en chevron dans la corbeille d’osier bleu, cadeau de Baladine. Peu à peu, me dis-je, tandis que le crépuscule achève doucement de plier sur le patelin ses vantaux d’ombre, peu à peu le Professeur se rend compte que le corbeau est un oiseau hérétique, et l’hérésie lui semble une orthodoxie qui se ramollit ou se rassit, comme la fougasse, rien de plus, les hérétiques, répétait-il à Baladine, sont des ramollis ou des rassis. Ce n’est pas le corbeau qui le tua, mais le deuil du corbeau, qu’il ne voulut pas faire. Au fond, il dut comprendre qu’il n’avait pas la carrure d’un Père du désert, qu’il aurait eu avantage à élire pour animal-totem un autre volatile, la colombe pourquoi pas, elle est garantie pur Esprit. Il eut une fois, c’était un 30 août et quelque, note-t-il, un entretien avec Sœur Magnificat. Un cahier à spirales moyen format consigne sa visite. L’écriture en est drôlement sérieuse et appliquée, au stylobille « pilot » à encre « gel » noire, signale-t-il en première page, « cadeau de Baladine conséquemment à un encart publicitaire dans le journal Le Monde ». Sœur Magnificat fut en relations suivies avec le meilleur spécialiste – un ermite résidant l’été en Valjouffrey – d’Ephrem le Syrien.C’est à elle qu’il confie son désarroi. « Sœur Magnificat », note-t-il « est-il besoin de la pourtraire ? Non, sinon que sa voix un rien railleuse dans la rude bonté sonne authentique. Baladine, elle, c’est un transistor, elle a converti en transistor le don des langues, chaque fois qu’elle arrive à Réquistat c’est un transistor qui s’allume et qui jacasse. Je ne sais, Sœur Magnificat, à quelles eaux de Mériba elle a dû s’abreuver, mais limpide elle est, à la fois rocaille et source, un Kerith aux vives eaux et la promesse d’un passereau nourricier. Ma Sœur, lui dis-je » (je cite le cahier à spirales), » Réquistat est un de ces lieux encore en France où l’on s’attend à de petits miracles, où il ne serait pas trop surprenant qu’un choucas, épicier volant, fasse entendre au matin, pourvoyeur de miches et de fourmes, la corne de son cri ; mais, j’ajoute in petto, le pas petit miracle, c’est vous, Sœur Magnificat. Ah! Que vous portez bien votre nom! Vous êtes, dans l’abrupt de votre bonté, un condensé des versets bibliques de la louange. Je vis à Réquistat, ma Sœur. J’ai pour horizon le Plomb du Cantal, énorme corvidé posé sur la terre massive, à moins que ce ne soit « la grande chose noire qu’on voit de très loin », dit le moine Rubrouck, sur le faîte de l’Ararat, la carcasse de l’arche. Mon souci, ma Sœur, le jugerez-vous puéril ? Oui, il l’est, mais la puérilité est ma panade. Le voici : les deux paraboles du corbeau lâché premier de l’arche et du corbeau nourricier d’Elie font le diptyque de mon oratoire mental, s’y adjoint le panneau du retable d’Issenheim représentant Paul de Thèbes visité par Antoine le Grand. Vous comprenez, ma Sœur : Noé à l’origine, puis Elie le prophète, enfin Paul l’ascète. Le côté juif, le côté chrétien. Et il y a aussi dans l’évangile, pour le corbeau, un verset bien aimable ». Sans transition le Professeur signale qu’à quatre-vingt sept ans Sœur Magnificat ne manque pas sa promenade quotidienne sur le chemin de la Rigaldie, ce détail est même bissé; il note encore qu’elle a su allier prière et poésie; une fois – ce trait la dépeint toute – récitant son chapelet sur ledit chemin de la Rigaldie, elle aperçoit un écureuil, et continue l’Ave Maria par ce petit poème improvisé : « le bonheur de bondir d’un écureuil d’un matin de 5 septembre ». Sœur Magnificat, qui n’a pas eu de peine, elle, à dépasser le 31 août, compose de minuscules poèmes, récréations et récompenses de la piété. » Il y a donc des gens », note-t-il,  » qui dépassent le 31 août ? Déception, ma Sœur, grosse déception! Tout, avec Noé, commençait bien. Le corbeau, comme les autres vivants, avait sa place dans l’arche. Et tout, avec le corbeau, recommence bien : c’est lui, le premier, que lâche le patriarche. Il va et vient, revient et reva, jusqu’à ce que la terre soit sèche; il est l’émissaire des premières reconnaissances, Noé n’a sujet de se plaindre ni de son ramage ni de son plumage ni de son régime, il va et vient, revient reva, jusqu’à tant que le ciel soit réconcilié avec la terre. » (Ainsi le Professeur arrange-t-il le récit de la Genèse). »Pourquoi Noé l’a-t-il lâché, lui, d’abord, la colombe seulement après, le récit ne le dit pas; celle-ci rapporte le rameau, l’autre non ; donc il est oublieux, elle est fidèle ? Si l’on fait de ces oiseaux des symboles, on peut tout dire, « note le Professeur ». Le symbole, c’est comme l’aligot des moines d’Aubrac ou de Mme Germaine : on tire le fil, toute la masse vient, et l’on est entortillé dans cette purée filiforme interminable. Mais ces oiseaux ne sont pas des symboles, ce sont des oiseaux. Ce corbeau est un corbeau, cette colombe une colombe. Je suis fâché que la colombe s’intéresse à l’olivier plus que le corbeau. C’est ainsi. Mais elle est ce qu’elle est, il est ce qu’il est, voilà comment la Genèse est le Livre des livres, la référence qui éteint les autres références. Un corbeau n’y est pas un symbole, un acteur au théâtre des mythes, il est d’abord un corbeau, celui-là même qui va et vient vient et va depuis quarante millions d’années, qui un beau jour au Kerith se mettra au service d’Elie le Thesbite et un autre jour non moins beau cessera auprès d’Elie son service, sans états d’âme semble-t-il, content de ses beaux états de service. Or voici que ce corbeau agréable à Noé, à Elie, quelques siècles se passent…quel imbécile le décrète animal impur ? Quel imbécile, usurpant la Parole Divine (« le Seigneur dit »…mais que ne le disait-Il à Noé ?),décrète abominables et impurs oh pas que le corbeau…aigle, orfraie, vautour, milan, faucon, autruche, hirondelle, mouette, épervier, hibou, plongeon, pélican, cormoran cigogne, héron, chauve-souris, huppe (oui! elle, qui dans le poème du Persan Attar convoque toute la gent ailée à la quête mystique de la Plume!), la chouette (oui, elle! la chérie de Minerve!), le cygne (toi l’immaculé, toi l’immarscessible! toi le favori de Sully-Prudhomme et de Mallarmé! toi le blanc de blanc!). Comble de niaiserie, ces animaux impurs, donc abominables, la sanction contre eux sera de ne pas les manger. Eh quoi! je m’esclaffe! Du friquet de Lydie se peut, avec permission du rabbin, faire une fricassée! l’on bouffera sans vergogne, ô Keats, ô poésie! des côtelettes de rossignol ? »

En verve, le Professeur. Une peau de rire, comme on dit à Cassis, qu’il se fait, avec ce motif des volatiles interdits de broche et des passereaux comestibles… mésanges à la crème, chardonnerets au court-bouillon… Et il en rajoute… « J’escomptais bien, « poursuit-il, » que les Pères compteraient pour rien cette ridicule distinction d’animaux purs et impurs, et qu’ils s’en tiendraient là-dessus à la sobre décision de l’apôtre : « tout est pur aux purs ». Je les croyais exempts du symbole, experts ès paraboles, comme Jésus. Quelle différence, demanderait Baladine narquoise » (je transcris le cahier, tel quel), entre symbole et parabole ? « Celle-ci, ma chère : dans la parabole le corbeau est un corbeau, dans le symbole il n’est plus un corbeau, il n’a de plumes que celle du scribe qui l’a empaillé dans sa vitrine mentale. Quelle loquacité ils dépensent, ces Pères, à justifier Elie d’accepter pain et viande de la part de tels oiseaux impurs! Elie ne se rend-il pas impur lui-même en goûtant à des mets impurs ? Enfin l’on daigne tout de même se rappeler saint Paul -« aucune chose n’est impure de soi, ne l’est que pour qui la croit telle » -, n’a-t-il pas rendu dérisoire toute controverse sur le pur et l’impur ? Vous imaginez le prophète Elie se tourmentant sur kasher ou pas kasher.! il mangeait son gigot, et bon appétit. Qu’ajoute la Bible, à propos du corbeau, de négatif ? Rien. » Le Seigneur donne aux petits du corbeau qui crient vers lui leur pâture, » dit un psaume. Le même Seigneur dit à Job : « est-ce toi qui prépares au corbeau sa pâture, quand ses petits crient vers Dieu, et qu’ils errent de ci de là affamés ? » Et Jésus :  » considérez les corbeaux, ils ne sèment ni ne moissonnent, ils n’ont ni cave ni grenier, et cependant Dieu les nourrit ». Pareils au lys des champs, rien ne leur manque de ce qu’il leur faut,et si la plus belle plante en sa liliale blancheur est proposée en modèle, on ne peut penser que le corbeau, également proposé en modèle, soit d’aucune façon, plumage ou régime, un animal répugnant. D’autant moins l’est-il que c’est lui, au psaume 101, le « passer solitarius in tecto », le passereau solitaire sur le toit, image de la vocation mystique; seuls de tels solitaires, perchés à la cime de la contemplation, étaient destinables à la réfection corporelle du prophète Elie ou de l’ermite Paul, seuls des oiseaux en état mystique d’éveil ».

Sœur Magnificat … Quel rôle conviendrait-il, Baladine, de réserver dans l’intrigue à Sœur Magnificat ? Baladine s’esclaffe, je m’en doutais. Son idéal, je sais, les romans de Françoise Sagan, ou Monique Wittig. L’intrigue ? Mais, mon cher, vous n’en avez pas encore noué le moindre fil! Quant à Sœur Magnificat, je vous en prie, rien que ce nom…- Mais c’est son nom, que voulez-vous que j’y fasse ? – Le changer. Je m’appelle Baladine: vous voyez ça, dans un roman d’aujourd’hui, Baladine ? Un nom, ajoute-t-elle, pour opérette de Richard Strauss. Je ne sais ce qu’elle entend par opérette de Richard Strauss. (Son répertoire, Manon, Marguerite, « ah! je ris de me voir si belle.. », « adieu, notre petite table »..)..-. Et, tenez, Réquistat! Ridicule, Réquistat. Barattez-vous le cervelle, soyez inventif – Non, répliqué-je. Mon intention est de ne pas modifier la réalité d’un iota. Les personnages de ce roman ne seront pas plus inventés que son auteur lui-même, ils ressembleront trait pour trait à des êtres de sa connaissance; seul le village de Réquistat est fictif, ainsi en décidé-je. Elle est estomaquée, Baladine, elle s’étonne que j’aie pu, avec cette façon de procéder, obtenir jamais un quelconque prix d’une quelconque académie. Soudain, d’une pichenette du médius droit chassant une mouche de dessus sa manche, elle risque une autre objection -Votre Sœur Magnificat n’existe pas! C’est un symbole. Vous n’aimez pas trop les symboles, vous non plus ? Eh bien en voilà un, de symbole. Cette religieuse existe, peut-être, au couvent de Mandailles, mais positivement elle n’existe pas. (Et elle, Baladine, où en suis-je avec elle ?) Vous devriez, me souffle-t-elle, dans ce roman où mon cher vous ne pouvez vous passer de moi, suggérer entre vous et moi, pour que l’intrigue ne soit pas filiforme, quelque chose. Mais quoi quoi quoi ? dis-je. Il se fait dans la pièce, où des tons d’arrière-pensée font comme une buée sur les meubles, un silence propice au passage, dans le ciel, d’une bande d’étourneaux. Les voici. (Les seuls oiseaux, je remarque, qui fassent nuage). (Ce ne sont pas des corvidés, je regrette). Oui, vous devriez. (Espère-t-elle que la fiction littéraire me défixerait ?). Il est vrai que je suis terriblement en dette avec elle; je lui dois au moins une satisfaction romanesque. Ne serait-ce que noter qu’à cet instant-ci, cessant de s’appuyer contre la porte et empruntant l’étroit couloir dallé de tommettes rouges, toujours la cigarette aux doigts, elle se rend, pour se soulager j’augure, aux lieux propices (à la turque ici), je ne le dirai pas deux fois. Mais qui est-elle, Baladine? Des mots comme muse, égérie, sont ineptes. Son sac est pansu comme celui de Madeleine Renaud dans « Ah! les beaux jours »; elle se douche de revues. Il y a, dans sa chevelure où trois mèches rebelles au beurre de karité suggèrent une »aile de corbeau », un reflet magique de crépuscule. Non, je ne sais que faire de Baladine, elle n’est pas maniable, elle pèse trop d’années de trop. Elle est là, voilà. Et je sais bien que sans elle je n’aurais pas hérité les liasses du Professeur. Ce prénom même de Baladine! C’est vrai, je devrais le changer. Mais je ne sais quel malin génie me l’impose. Telle quelle, flottant dans les trois ou quatre syllabes de « Baladine » comme dans ses robes amples, c’est moins à la balade qu’elle me fait penser qu’au mot arabe, que j’ai lu dans la marge du carnet bistre, badalan, « au lieu de » ; quand je dis : Baladine, c’est comme si je dis Badaline; se balader, c’est être ici au lieu de là, et là au lieu d’ici, et je crains que Baladine ne m’assigne ici à résidence, mais, c’est décidé, outre septembre je n’y resterai pas; mais, puisque j’en suis à la langue arabe, j’entends aussi dans Baladine, dyn’, (marges du carnet toujours),la religion, je me souviens de prénoms en « dyn », Azzedine, Salaheddine, Aladine…Aladin, l’homme à la lampe magique, Baladine, c’est presque Aladine; or dyne me fait bientôt penser au poète excellemment, le Châ’ir, René Char, la poésie faite chair, un de ses poèmes s’intitule Dyne. C’est une force, assurément, que Baladine, c’est, exactement, une aiguille trotteuse; rien ne s’énonce, dans les médias, qu’elle ne le capte et n’en fasse sitôt un sujet de discussion; elle est une puissance permutative; pour elle tous les corbeaux se valent, noirs ou blancs, laids ou beaux, freux ou preux, pourvu qu’elle les assortisse à l’air du temps, à la chanson qui se fredonne. Une trotteuse, Baladine, une baladeuse. Cette aiguille parcourt le cadran des saisons successives. C’est la boussole du must. Le must! » Au mot must, « la moustarde me monte au nez », lui disait le Professeur. Vous n’avez pas de nez, lui répliquait-elle, laissez-moi être votre nez, au moins! » Moi, à must, lui dis-je, je préfère mosto, c’est un mot de Jean de la Croix dans son « Cantique ». Mosto de granadas, saveur des grenades.Pour vous, Baladine, les granadas, ce sont les fruits délectables selon que le prescrit le must : ce dont il faut « absolument » se pourlécher ; « absolument à voir », « absolument à lire », l’absolu au cours des halles. Vous imaginez les Pères du désert attentifs à la mercuriale, au must!

Touche à touche et sans y toucher, avec un peu de Baladine réelle et un peu de Baladine romancée vais-je constituer une Baladine plausible, enfin ? Elle fume trop. Elle fume trop, est trop injonctive, fait trop de prêches ésotériques. Non, je ne puis l’aimer. Le Professeur l’aima-t-il jamais? L’imagine-t-on roucoulant « mon ange »? Oh que non! Déjà dit, que non ! J’ai du mal à ne pas la rendre ridicule ou le rendre ridicule. Or le vrai romancier ne fausse pas la balance. Il me semble que pour lui plaire à elle il me faudrait exagérer quelque peu l’aspect maniaque, voire étriqué du Professeur, ce sera un Mr Casaubon, elle sera Dorothée Brooke, qui ne connaît Middlemarch ? Je devrais le rencogner, lui, dans son catholicisme « réac », l’affilier à l’abbaye du Barroux; cependant Baladine, employée de banque, dans un grade assez supérieur, est réflexive, attentive aux voix de l’Opinion, elle opine comme il faut,elle est new look new age ; je me moquerais doucement de celui-ci avec son corbeau de thébaïde, son extravagant Paul ermite, et je me livrerais avec celle-ci au vertige des mythologies comparées et des avatars les plus modernes du corbeau, oui, il faut le pousser lui vers le Casaubon et elle vers la Dorothée Brooke.

Mais non, Baladine n’aura pas été une Dorothée Brooke. Une rook elle aura été, corneille loquace, indiscrète, qui picore dans les emblavures de l’actualité puis frappe à la vitre d’un doux maniaque en proie aux bouquins, se fait ouvrir, comme ouvre le Saint-Père, dans le conte de Buzzati, au corbeau honteux et confus, s’installe et s’improvise sibylle, chaque week-end, durant des ans. Par ailleurs, elle zappe, lisotte, lisotte, zappe; et pianote l’ordinateur. Sur sa figure passe souvent une lueur de magazine. Le Professeur était un priant. Elle ignore la prière, Baladine. »Qu’est-ce que prier ? » m’a-t-elle demandé, une fois. Je lui ai répondu : la gueule d’un priant n’est pas celle d’un drogué ; je lui ai répondu :l’on ne sort pas d’une messe comme d’un cinéma, je lui ai répondu que ce sont les hautes fréquences de la piété qui infléchissent l’instinct d’un corvidé au service d’un ermite du Qolzoum et dictent à Saint Jérôme une Vie qu’il n’eût sans doute pas écrite s’il n’eût, en esprit, habité les psaumes.

Saint Jérôme, très peu pour Baladine. A moins de mettre ses Vies en B.D ? L’ermite Paul en B.D. Cette B.D. existe : signée Velazquez. Il existe de ce tableau, dans la sacristie de l’église de Réquistat, je demande pourquoi, une poussiéreuse copie. Le peintre a donc représenté sur un même tableau le solitaire du Qolzoum, au premier plan, mains jointes, et en face de lui, bras ouverts d’émotion, son visiteur, à droite, contre le cadre, un bouleau s’exhausse dans un habit de lierre qui est comme un habit de liesse; à gauche, en léger décalage, Paul repose maintenant, tout doux raide mort, Antoine se penche sur lui, près d’eux un couple de lions creuse la fosse ; en retrait, l’on remonte le temps : d’abord Antoine frappe à la porte d’une grotte; ensuite, sur des dalles de roche claire, il brave un monstre cornu aux pieds de bouc; enfin, cheminant dans une vallée comparable à celle de l’Argence vue du puech de Soulages, il demande son chemin à un quadrupède indéfinissable – un centaure peut-être ? Le paysage se termine en version madrilène – le Guadarrama- du Mont Qolzoum. Et le corbeau ? Il est là, bolide noir, ailes plaquées, piquant vers les ermites, au bec la miche ronde et dodue on dirait un sandwich, un anachronique cheeseburger de Mc Do.

Baladine ne m’a jamais soufflé mot de cette copie. La Haute Egypte l’intéresse peu, fascinée qu’elle est par les hautes terres altaïques. Elle en tient pour l’Asie et le chaman. Chaman, rien que le mot a sur elle un pouvoir magique, chaman agit sur elle à la manière d’un aimant. C’est tout de même curieux, chaque fois que je pense au chamanisme elle est dans les parages, elle va paraître, oui, elle paraît, surgie du sombre couloir dont elle semble avoir attrapé toute l’ombre et le crépi dans les plis de sa robe de crêpe noir. C’est curieux, aussi, comme elle se métamorphose, quand l’idée du chaman la travaille, de modeste employée de banque en une sorte de sorcière qui m’effraierait presque si je ne la savais banalement inspirée par les slogans du métissage culturel et la spiritualité de magazine. « Elle me conseille, Baladine, de jouer au chaman. Oui, tracer un cercle, dessiner, dedans, un corbeau, faire, autour, un peu l’imbécile, gesticuler, gueuler, et il me tomberait, le corbeau, tout cuit, dans la bouche. Mais qu’elle essaie donc elle-même! Elle en a vu, des chamans ? Elle les a vus en activité ? Elle a compté les oiseaux qu’ils attrapent, vraiment, dans leurs cercles magiques ? Je parie que pas même un pigeon. Eh bien, à supposer que des transes rituelles m’assurent un quelconque pouvoir sur un quelconque corbeau, je le refuserais, non, je n’en voudrais pas. La magie est méprisable. Elle est l’astuce, le truc, la force sournoise, là où il ne faut attendre que la bienveillance divine et l’art angélique d’exaucer les voeux. Tout ce qui est magique est bas. Vous imaginez, Baladine, Paul de Thèbes récitant abracadabra pour se faire apporter son pain. Quel pauvre type ce serait, alors! » Le Professeur n’écrivait pas pour acquérir un pouvoir, il me semble le comprendre et j’ai peur que Baladine l’ait mal compris, mais pour exercer la compassion. Certes il attendait, un jour ou l’autre, quelque chose, hors livres, dans le monde réel où le cri du grand corbeau érafle la grande altitude, mais cela devait survenir, par surcroît. Son idée, je crois, c’était que tous les chamans du monde ne changeront rien au monde parce qu’ils prennent pouvoir dans le monde et ne donnent au monde que ce qu’ils lui ont emprunté, alors que le moindre acte de compassion inscrit dans la gangue de ce monde-ci, où les chamans aussi sont piégés, le gypse d’un autre monde. Prêter gracieusement son épaule à un petit crave, qu’il vole jusqu’au creux du mur d’église : le grand miracle est la petite minuterie des services dûment rendus. De même Teresa, le temps qu’elle tint entre ses mains compatissantes la pauvre corneille,…excusez, j’anticipe. Je veux préciser que le Professeur soupçonnait le poète moderne de se prendre pour un chaman, de s’imaginer qu’avec les mots du poème il changeait quelque chose au monde, alors qu’il ajoutait seulement au monde un poème. Il avait lu Rimbaud, il avait lu Artaud, c’est même Artaud, j’ai tendance à croire, par où il a terminé, il a été la victime d’Artaud, après Artaud il n’a plus rien lu, il s’aperçut que ces poètes excessifs, énormément comminatoires, n’avaient rien changé ni au monde ni d’abord à eux-mêmes, qu’ils avaient mal vécu et qu’ils étaient mal morts, que leur exaspération poétique avait seulement abîmé leur santé et qu’ils se fussent mieux portés, eussent donc mieux porté le monde (la seule tâche, celle d’Atlas, n’est-ce pas ?) s’ils avaient pris l’air plus souvent. Ah! leurs incantations, superbes, captivantes! Mais voilà, le charme n’opère qu’in vitro, l’on n’attrape l’oiseau que dans la cage du poème. La vie est ailleurs, toujours ailleurs. Le Professeur le savait bien, je le sais aussi, pas plus que lui je ne crois au chaman ni aux pouvoirs magiques de l’écriture, je crois à l’angle fusant de mes rencontres, çà et là, avec un oiseau, ou même un livre, in angulo cum libello, oui,un libelle, une libellule.

Je suis un minuscule romancier. Des liens peu dissolubles les ont unis, lui et Baladine; j’entretiens moi-même avec celle-ci quelque lien. Et jamais encore je ne me suis assis avec elle sur le canapé bleu, le canapé à confidences . Ce meuble manque, ici. Il me vient idée, à partir de quelques phrases lâchées çà et là, de la styliser, oui, en quelques phrases. Née à Massy. Je fus catholique. Oui. Baptême. Colombe. « Columba mea ». Mais mon père, qui tenait l’harmonium aux messes du dimanche, était un pochard. Cela fut-il cause ? Il y eut mes malaises, mon anorexie. L’interruption de mes études. Une petite carrière dans la banque °°, à Massy d’abord, puis à Rodez. Je me formai en informatique Je m’épris d’un tout jeune homme qui lisait le Kamasutra et Krishnamurti. Je découvris la philosophie éternelle, qui me plut parce que ce n’était pas celle de Kant, je n’ai jamais compris Kant. Mais je lus « Les Grands Initiés ». Je revois un homme à turban dans une posture transcendantale. Je crois, aujourd’hui, avoir fait le tour des choses. Le Dalaï-lama, ne leur en déplaise, parle mieux que le Pape. Ne se rendent-ils pas compte que le catholicisme est une chose finie ? Apurer les comptes. L’ère du Verseau propose une nouvelle donne. Je ne refuse rien. Je me confiai, un temps, à une espèce de sorcier africain, puis à une manière de gourou. Je m’abstins de viande, me sustentai de soja. Les catholiques m’intéressaient, cependant. Cette secte, jadis, avait été la mienne. J’ai fléchi, moi aussi, le genou devant l’autel, et je lisais, je lis encore sainte Hildegarde. Le Professeur m’intéressa. Je déplorais son obstination tridentine, mais qu’il fût toqué du corbeau m’amusa, me plut.

Sympathique, Baladine, sympathique à la façon de l’encre. A mesure que mon intérêt pour le corbeau se délivre des susceptibilités du Professeur elle me devient plus conjecturale, et j’ai envie, au mépris des bonnes façons romanesques, de m’exiler d’elle, de la mettre au ban. Elle m’agace, la chère, à force de me sembler un échalas de choses chiffrées. C’est vrai, elle continue avec moi d’être pourvoyeuse de légendes, anecdotes, merci, merci! mais je la soupçonne de n’avoir jamais d’elle-même salué de tout son être, nûment,un battement d’aile, un pinson qui dégoise, un incident infime et délicieux de raie de lumière ; la petite fille en elle capable de dire « ah! », on la dirait couverte d’une suie ésotérique ; l’on se demande toujours, quand on l’écoute, de quel gourou elle retransmet l’oracle.

Mais peut-être entre-t-il dans ma désaffection de Baladine ceci (je voulais le taire, à ce point rendu je ne le puis) qu’à notre première rencontre, dans le vallon des Baux, elle me fit croire qu’elle était originaire d’un îlot d’Océanie, Vanuatu, dit-elle; rien dans sa physionomie, encore moins dans son prénom, n’indiquait une telle origine, mais sa parole était persuasive, il y traînait un arrière-goût de Gauguin, je la crus, je rêvais grâce à elle de périples infinis, je crus humer sur sa peau enduite d’huile d’Argan le large des larges, elle me résuma la saveur mystérieuse de ces îles où jamais ne tombe un flocon blanc qui fasse contraste avec un oiseau noir, où les plages sont des lits de sable impollu, où les voluptés d’avant le péché sont permises. J’appris, incidemment (une marginale de la liasse III) qu’elle était de Massy-Palaiseau, comme tout le monde, n’étant océanique que par un oncle à cartes postales. Eussé-je, autrement, péché avec elle ? (Ce mot, péché, n’est plus de mise, dit-elle, gommez, de grâce, gommez! on ne vous entend pas; on a ou on n’a pas la pêche, voilà désormais comme on dit. La pêche, oui, ou non, l’affaire est là). Si ce rêve coracoïde autour de sa personne se fût confirmé, qui sait…Mais, eût-elle été, de galbe, la belle Hélène, de sex-appeal Marilyn Monroe, être née à Massy-Palaiseau lui conférait la disgrâce de m’évoquer non des flots au sourire innombrable mais un interminable train de banlieue, je ne la voyais plus en wahiné dans un décor de palmes, mais sous un panonceau indicatif des stations successives du métro, et Massy, ce n’était même pas au bout de la ligne.

Elle s’inquiète de n’être dans cette esquisse de roman qu’une esquisse de femme. Il me faut améliorer sa vraisemblance, c’est sûr. Je m’intéresse excessivement à la vêture des corvidés, et j’oublie de dénoter ses successives tenues: ainsi ce caraco de satin couleur choco, elle le portait hier encore, la culotte, de même, le pull à col montant et plates côtes. Je ne l’habille pas assez. L’habiller avec minutie m’égarerait. La déshabiller excède mon propos. Suggérer ses livrées par quelques flashes est une solution de romancier mineur qu’eu égard à mon petit prix Goncourt je dois m’interdire. Mais que fais-je, à cet instant même ? Enfin, puisque je m’avise du caraco choco, pourquoi ne pas en aviser le lecteur ? Il est assez rare que je voie les vêtements de Baladine ; je la vois seulement cheval, ou échassier, parfois rapace. C’est déjà beaucoup que de souligner la couleur choco de son caraco. Certes, elle diffère de Sœur Magnificat, ô combien, je suppose, celle-ci, toujours habillée en nonne, noir et blanc, pica pica. Baladine faisait de stupéfiants effets de toilette, je dis: faisais. Je savais m’en abstraire. Ses dents, ah! ses dents! Ses incidents, devrais-je dire. Elle fumait, avait fumé, nonobstant les thérapies ésotériques. Pensive, parfois ? Non, elle ne pensait pas. Elle émettait des fumées mentales, d’une voix aigrement cristalline où la vieille douleur parfois entrefilait un accent de raucité. Sa taille, son trille…Elle a du mal à se taire, elle penche, je suis assis au bureau Réquistat, elle est debout, penchée, penchée.

Je réalise maintenant que nous ne vivions pas sur le même plan d’existence. Avec le Professeur elle avait tout doucement tricoté une amitié amoureuse qui s’écrivait entre les lignes, et tandis qu’il vivait sa vie de styliste, sinon de stylite, espérant obtenir une fois l’amitié d’un oiseau, c’est elle qui s’introduisait dans son intérieur et l’apprivoisait par ses sautes d’humeur comme par ses salves d’ironie ou ses provisions d’anecdotes. Je vous demande pardon, Baladine, de n’avoir guère prêté attention à vos diverses façons d’être femme. L’autre dimanche, tandis que nous cheminons vers les Escouloubres, un freux se pose, becquète un quignon de pain – » Pas de quoi décemment nourrir un ermite », m’écrié-je -« Quoi ? » répond-elle. A mille lieues du freux. Le désopilant travail du bec, les petits coups d’aile ne l’intéressent pas. A-t-elle jamais vu un oiseau ? Magazines, petits écrans… »Ce freux », dis-je. Nous nous approchons, il s’envole, se pose plus loin, sa croûte au bec « – A quelle distance, Baladine, sommes-nous de la sainteté ? Si nous étions saints, nous serions dans un plan de l’être où ce volatile se laisserait frôler, toucher, sans crainte. » Elle rit, de ce rire éclatant, incisif, qui, on croirait, va lui décrocher la mâchoire, et marmonne sur la sainteté je ne sais quoi. C’est trop clair qu’elle n’a cure d’être frôlée touchée par un freux. « La sainteté, est-ce se tenir dans un plan de l’être où l’on ne rencontre jamais la femme ? » Je repense à Jules Renard qui n’aura vécu peut-être que pour un à tu à toi avec un petit passereau.

Me débarrasser de Baladine ?

Elle ne fait pas, ne fait plus de frais de toilette avec moi.

Certes, j’ai passé l’âge maximal de longévité du corvus corax. Mais Baladine est de ces femmes qui n’ont pas répugnance aux vieux corbeaux, on le sait.

J’ai scrupule à me débarrasser de Baladine. Dans mon roman, il le faut, je crois. Dans la vie réelle, c’est une amie tout de même, le restera. Encore qu’elle en tienne, ces temps-ci, pour le Bouddha; sa ferveur aux corvidés s’affaiblit, l’Aubrac l’attire moins; elle fera cet automne, c’est juré, des séjours au centre Dhagpo-Kagyu-Ling, elle a envie de me dire tout sur le centre Dhagpo-Kagyu-Ling. Moi, rien que ce nom me défrise, je préfère un croassement, je préfère aussi Saint-Léon -sur-Vézère, et caetera.

Sur ses lèvres que ne souligne pas le vernis pourpre d’ombre de Dior le gros mot de syncrétisme affleure avec insistance. Le troisième millénaire, susurre-t-elle…le règne de l’Esprit Pur…Les églises ont fait leur temps…Le Dalaï, mieux que le Pape…Déjà dit, déjà dit…Espérait-elle que le Professeur pût acquiescer à ces sornettes ? Réquistat est précisément la sorte de lieu où le syncrétisme n’est pas importable. Tout invite ici à une concentration du coeur qui prononce doucement l’exeat de toutes croyances exotiques ; ce plateau pelé s’épelle France, France baptisée, France croisée. Réquistat rime avec Trinitat, un hameau voisin. Trinitat rime avec Magnificat. J’augure en Sœur Magnificat un gisement de louanges comme seules les suscite le Dieu trois fois saint. L’Aubrac est un Carmel un Qolzoum. Baladine est un mont-de-piété de toutes les croyances résiduelles, vernissées neuf, d’une humanité en mal de pentecôte.

Fut-elle sa Dulcinée ?

Elle fut sa Dulcinée.

Sa Dulcinée.

J’en reste coi.

Mais quoi!…

Pardonnez, Baladine, est-ce ma colite, ou mon corbeau, je n’arrive pas à vous imaginer maîtresse de …, ou même amie de coeur de …. Vous êtes un échassier rare, Réquistat est une zone très élevée.

Sa Dulcinée! Pas du Toboso. Réquistat, Rodez, Paris Palaiseau. « Mes bordées parisiennes », disait-elle. Si ce sont des freux, là-bas ? Leur face est livide, leur culotte lâche. « Je vérifierai, « disait-elle.

Je dois me départir de Baladine.

 

 

 

III

 

 

Je suis un minuscule romancier, je sais, mais je romance tout de même, donc je dois rendre, si bref soit-il, un hommage à Don Quichotte, car il ne peut s’écrire de roman, n’importe où au monde, sans que Don Quichotte soit honoré. Au moment où le chevalier taille de son épée les broussailles qui obstruent l’entrée de la caverne de Montesinos, corneilles et corbeaux en rangs pressés, en vive hâte, s’égaillent, « salieron « una infinidad de grandisimos cuervos y grajos », »une infinité, « précise Cervantes,  » de corbeaux grandissimes ». Don Quichotte, bon chrétien, ne s’en émeut pas. Superstitieux il en eût tiré mauvais présage. Quelque chose de comparable m’arrive. Réquistat et sa broussaille de liasses sont l’orée de ma caverne de Montesinos.

Je ferme Réquistat. Je ferme cet endroit qui existe si peu qu’on croirait qu’il n’existe pas, et cette maison si creuse, en cette dernière semaine de septembre, qu’on la croirait une caverne de Haute Egypte ou de Cappadoce. Fermer Réquistat! Il me semble fermer un siècle. Non, des.

Je me sentais bien à cette altitude 1250, celle du haut Moyen Age. Le Professeur habitait un pinacle d’où il faisait la nique à ses contemporains. C’est égal. Je ferme Réquistat, sous peu, le Professeur avec. Trop vieux jeu, tout de même. Ressasse. Fait son petit Cioran. A l’instant que je ferme les liasses, il me tombe d’une liasse un petit laïus encore sur le sujet scabreux du croassement. « Le corbeau » (je transcris) « chante mal, cela n’est pas niable. Le panetier de Paul de Thèbes se garde d’ouvrir le bec sinon pour lâcher sa charitable hémimiche. Il a l’air toujours enroué, le corbeau. Quelque chose a dû arriver une fois à un ancêtre. Celui de l’arche peut-être aura pris froid trop tôt sorti, rasant la masse humide. Ou bien ç’aura été une période de glaciation; ils y auront pincé un coryza qui, mal soigné, sera devenu héréditaire : enroués, tous, depuis. »

Suit un répertoire des variantes de l’enrouement, notées dans un Guide 196. du naturaliste : « chakchakchak (la pie, « pica pica ») rime avec « tjacatjacatjac » (le choucas des tours), « tchia, khyak « (le même) s’attendrit avec le crave (« pyrrhocorax) en « khya », ou « tchior », voire « pchiou ». Le freux profère « kâ » ou ââh », la corneille, elle, peut troquer le rauque « kroa » contre « ou-in », si ce n’est « clouclouclou » ; il y a encore « kouk-ok-ok », pastiche du goéland par le crave, et le cassenoix dit « kror » ou « skéèk » quand il est de bonne humeur, « krékrékrékré » quand il jure. Enfin le grand corbeau fait « cro » ou « rrok » en voix de basse, « rok » à l’aigu, et se marque par là comme le moins doué, ridicule Margot mise à part, de la famille, » note le Professeur. « Je proteste », continue-t-il ». J’en appelle, contre ce vulgaire Guide d’un temps où l’on ne sait plus ce qu’est un corbeau, au Larousse Encyclopédique du dix-neuvième siècle, où son langage fait l’objet d’une savante étude, et l’on y apprend que le « cro » ou « rrok » dont stupidement on le crédite en 196. à l’exclusion de toute autre profession verbale, se diversifie de sorte à former une véritable élocution. Ainsi tiennent-ils chaque année, en France du moins, chaque 20 mars, une assemblée générale à Meulan en Seine-et-Oise. L’on n’y « croasse » pas, l’on y traite des questions générales du clan non moins gravement qu’il se fait à la Chambre des députés à Paris. Je note », poursuit le Professeur : « 1) Que le savant, au dix-neuvième siècle, ne doute point que la gent corvidé ne soit dotée de moeurs fines et douée de capacités municipales; 2) Que le Larousse Encyclopédique est remplacé aujourd’hui par une prétendue Encyclopaedia Universalis, laquelle, entre « Coran » et « Cordaitophytes », laisse un remarquable trou. L’on n’a rien à dire, dans ladite « Encyclopaedia », des corbeaux. Cette réticence a-t-elle une portée prophétique ? Ils ne chantent pas, » ajoute-t-il, avec mélancolie. « Ils parlent. Du moins parlaient-ils encore, au siècle dernier. Curieux que Jules Renard ne s’en soit pas aperçu. Autrefois, je pense, ils chantaient. A preuve ce corbeau flûteur dit « cracticus nigrogularus », dont le chant ferait lâcher son fromage au renard. Le corbeau flûteur existe encore, mais c’est au centre de l’Australie. Et voilà, « conclut-il, nostalgique, sarcastique, » les aborigènes, là-bas, ne sont infectés ni de la machine à vapeur ni du lied romantique ». Il a entendu, dit-il, le « cracticus nigrogularus » sur une cassette que lui a envoyée Lydie. « L’on peut regretter », poursuit-il, » qu’il n’y ait pas de record du corbeau de La Fontaine.

Il est dommage que le Professeur n’ait pas connu le récit de John Rowe présenté dans un délicieux album sous le titre français de « Bébé Corbeau ». Il n’est pas, me semble-t-il, de meilleure réfutation du peu fiable La Fontaine et de son renard fielleux. L’image de couverture montre ledit Bébé Corbeau dans sa naïve satisfaction d’être. Je suis frappé de sa ressemblance avec…Lydie. Je n’ai jamais vu Lydie ? Mais je suis sûr que Lydie est comme ça :sa bouche en forme de bec, ses deux yeux noirs et ronds, avec une lueur indéfinissable, son petit bonnet blanc noué sous le cou par deux bouffettes, oui, je vois Lydie ainsi, tenant un peu de la demoiselle sacristine, un peu de la maîtresse d’école. C’est une Miss Corbine, Lydie. Admirez encore, sur le bonnet, posée artistement, la couronne de cerises, oui, elle chante kirsch, Miss Corbine. Avouez, c’est son portrait. Les dessinateurs humoristes nous révèlent ce que nous ressentons tous, notre parenté profonde avec les oiseaux, l’étrangeté d’une loufoque, féerique, peut-être édénique ressemblance. Or ce Bébé Corbeau vit dans un grand arbre. Quel arbre ? Un arbre, cela suffit, comme dans le roman de Bergounioux. Cet arbre (moi je dirais un chêne) est loué depuis des âges à sa famille. L’aïeul fut lauréat au concours du Capitole, s’illustra sur bien des scènes, baryton. Talent héréditaire : l’arbre est bruissant de bel canto. Seul Bébé Corbeau, c’est bien étrange, n’émet que des « piips » misérables. Honte de la famille! L’on s’étonne, on le prie d’essayer, encore, encore : »piip », rien que « piip ». C’est le grand-père enfin qui porte remède : « inspire bien fort et tousse! » Bébé Corbeau lâche une grosse cerise rouge qui obstruait sa gorge. De débile surdoué devenu il poussera désormais de tels « crooooooa », jour et nuit, qu’il en oublie d’embecquer sa ration de lanquetot. Rude épreuve pour la famille et le voisinage. Le discret « piip », n’était-ce pas mieux ? susurre maman, interprète de l’opinion générale. L’on peut en effet préférer « piip » pianissimo aux triples forte du croassement. Sera-ce que la cerise, au fond, ce serait, dans la gorge du corvus corax, comme une syrinx d’appoint, et la chance, refusée aux autres corvidés, d’encadrer un i mutin de bilabiales ? N’importe. Le talent vocal de la tribu ne fait doute. Cela eût réjoui le Professeur. Mais Baladine n’avait cure des albums pour le petit âge, et son vieil ami n’écoutait guère les « piip » de Lydie.

« Ah! encore une lettre de Lydie », disait-il (me disait Baladine).C’est Baladine, quand elle était à Réquistat, qui l’ouvrait. Elle lisait avec une intonation de stricte intimité grosse d’un fou-rire : « Moineau, tu es un petit obus de plumes et de pépiements ». Il y a le compte, s’esclaffait Baladine. Elle comptait sur ses doigts. Elle appelait Lydie Miss Dix-Sept. Dix-sept syllabes, disait-elle, torche-cul de l’émotion. Je vois Lydie à l’exercice, étirant le vers jusqu’à ce que ça fasse 17 juste (je cite Baladine). « La buée de la vitre quand elle s’éteint : forme de moineau ». Dix-sept. Ah! Si elle avait encore dix-sept ans, Lydie (c’est moi qui parle).Elle a, je soupçonne, deux fois dix-sept, aujourd’hui, Baladine trois fois dix-sept. L’on ne devrait jamais dépasser l’âge du haïku. 17/20: mention TB, Professeur. Je ne me résous pas à écheniller mon roman de ces haïku. Ils auront été, entre Baladine et moi, une poudre d’hilarité. Chaque fois que la consultation des liasses languissait un peu ou que le plateau d’Aubrac dormait sous des nuages trop bas, Baladine allait à la chemise « Lydie », toute grise mais fermée d’une faveur jaune, en extrayait une lettre, s’égayait bruyamment, casait un haïku dans ses quintes de rire, et par nervosisme je riais moi aussi ; jamais les meilleures saillies de l’esprit dit français ne m’auront dilaté la rate comme ces haïku, et pourtant, au fond de moi-même, je sentais (combien plus à cette heure septembrale où j’éteins Réquistat) que ces haïku, si gauches fussent-ils (pas tous! ), trahissaient une qualité d’être supérieure à celle de Baladine qui, féministe, gnostique et virtuose du macintosh, se croyait membre de l’élite pensante, sans soupçonner que l’on accède à l’essentiel plutôt en sondant le coeur des humbles réalités qu’en plumant le croupion des idées reçues. « Et moi-même, dans ma prison de quelques mots, alphabêtifiée, Que dis-je d’essentiel, sous le ciel, que tu ne dises, moineau ? » Ou encore, car elle avait picoré en « Fac » quelques grains de science, Lydie: »Chacun a sa petite chanson de moineau, La Somme ou L’Ethique« , susurrait-elle, et il est dommage que le Professeur n’ait pas lu (il ne les lisait pas, m’assurait Baladine, il m’écoutait les lui lire, et sa main passait, distraite, sur le jour mourant, tandis qu’il hochait la tête) ceux-ci : « Dans les milliards     de bruits du monde       il y a cette petite voix      Triller moineau   à mon tour je peux     écuyère des petits cris ». Dommage ? Mais, les eût-il lus (tiens! c’est presque Lucky Luke), il n’eût pas approuvé: « cuicui » lui eût semblé une image verbale de mijaurée. Il souhaitait que les corbeaux eussent de la conversation. L’histoire de Bébé Corbeau ne l’eût pas surexcité, car, après tout, cette famille de surdoués ne connaissait d’autre mélodie que le « croâaaa » standard. Je voudrais seulement lui signaler (cher homme!) que Jules Renard, qui le courrouce, eût mérité plus que son indulgence pour un mot du moins qui rachète tout. Parvenu presque au bout de son âge, il dit ingénument son voeu d’un miracle, « le miracle serait pour moi qu’un petit oiseau s’approchât pour me dire quelques mots ». Mais n’est-ce pas déjà un miracle, cher Professeur (je le devine, ombre vaguement entre mes lignes comme entre des tombes), qu’il ait pu souhaiter ce miracle en ce barbare début de siècle (je parle comme vous, cher) où le miracle était remisé parmi les fictions ? Ces « quelques mots », je le dis en style évangélique, il les a déjà reçus, le « petit oiseau » sera au rendez-vous, au jour éternel. (J’imagine la figure de Baladine, à cet énoncé, sa tête rejetée en arrière, ses yeux clos, une façon de tristesse, une absence ; non, Baladine est taillée de sorte que le miracle d’un petit oiseau parlant ne la touche point).

Un petit oiseau….Ce pourrait être le moineau de Lydie. Il n’est besoin de se nommer Lydie pour aimer les moineaux. Il était à Moscou un Mont des Moineaux. Les barbares en ont fait le Mont Lénine. Lénine aimait-il les moineaux ? J’en doute. Il était plutôt une sorte de corbeau comme celui du film de Pasolini : un dessin humoristique polonais représente maître Corbeau, Wrona, en flic du Parti, perché sur le pieu d’une enceinte barbelée, morigénant le menu peuple des moineaux : « nie cwierkac », « interdit de pépier ». Mais un héros de Platonov, qui croit en Lénine, tout soudain descendu de ses nuées s’émeut à un moineau maigre, nécessiteux, besognant du bec. Il a donc su, ce petit être frêle et gris picorant dans la merde son grain amer, découvrir une espérance, que les humains ignorent, et s’y réchauffe! L’homme s’appelle Kopionkine, son vain rêve est le communisme, qu’il croit advenu, donc, croit-il, les oiseaux vont se mettre à parler « comme des enfants ressuscités », Jules Renard sera content et ce sera la vraie fin du monde. Le moineau aime bien les cimetières. Sa vitalité y semble une promesse aux morts que la mort n’est pas le dernier mot. Le cimetière de Réquistat, au crépuscule, est l’endroit du patelin où vibre intensément la vie. C’était ainsi, à Llo, quand le Professeur surprit, dans le gai ramage des piafs irisant de leur cri perlé le bazar de fausses perles des tombes, la voix si dissonante du jeune crave. Aussitôt celui-ci capta son attention. Il ne laissa pas cependant d’observer le mur Nord de la vieille église où le faucon crécerelle fait son nid ; quant aux moineaux, c’est leur « HLM », note-t-il. Ah! les vieilles églises hospitalières, trouées comme des fromages! Il y eut une fois des moineaux qui trouvaient gîte dans un de ces murs de vieille église; on la restaura; ils devinrent SDF. Le Professeur préférait les églises décrépites et les chasubles mitées de la liturgie tridentine.

Il n’est pas exclu, non, il ne l’est pas, que les haïku de Lydie ou simplement les lettres de Lydie aient servi au Professeur de signal négatif. Il a dû se sentir empiégé dans une relation dont le caractère bêtifiant (ce n’est pas Baladine qui le dit, mais moi transcrivant une insinuation de Baladine) n’était guère, à la longue, supportable. Lydie le relançait, tantôt par téléphone, tantôt par lettre. Il négocia avec elle un contingent trimestriel de téléphonages, mais ne put obtenir qu’elle réduisît la fréquence de ses lettres. Il existe de Lydie, à dater de Noël 198. environ, un nombre de lettres, et de haïku, considérable. La plupart sont recueillies dans la chemise jaune serin que j’ai mentionnée. La première fois que Baladine l’ouvrit, elle prit une lettre, au hasard? je ne crois pas, et se mit à lire, je me rappelle, d’un ton affecté, niaisement puéril « : Cher Professeur, j’aimerais vous présenter mon petit fripounet », c’était, m’expliqua-t-elle(Baladine) son moineau du Japon. Ce prétendu moineau du Japon est un personnage. La correspondance de Lydie consiste à fournir au Professeur les bulletins de santé du volatile et un relevé de ses états d’âme à elle selon les comportements de « Sir Moineau », comme elle écrit parfois, ou  » Monsieur Moineau ». L’on est confondu de tant d’intérêt porté à un petit morceau de matière pépiante (je traduis le sentiment de Baladine). Eclatant de rire, Baladine me raconte le relevé quotidien, par le Professeur, de sa boîte aux lettres.  » Merde, encore une lettre de Lydie », s’exclamait-il. Le piquant, c’est qu’il répondait. Oui, je vous le jure (c’est Baladine), il se croyait tenu de répondre. C’était, pour cet homme circonspect dans ses relations, une forme pathologique de la charité. Il ne se pouvait, quel que fût le solliciteur ou la quémandeuse, qu’il ne répondît.

Les premiers haïku sont datés, donc, d’environ Noël 198. Les voici. Plutôt, en voici : »Un moineau japonais     c’est un voltage    de minuscules farces », « Ce que l’on peut faire     avec deux pattes deux ailes     dans une cage! « , « Et fais-je mieux     dans les barreaux de la cage     de mon quant-à-moi ? », « (Moi aussi     j’ai mon petit cubage       d’air et d’actions de grâces) ». A mesure, donc, que le Professeur jette aux flammes la littérature qu’on sent bien qui devrait s’arrêter, selon lui, à l’entretien de Paul et Antoine tel que le rapporte saint Jérôme (cette remarque est de Baladine), lui parviennent avec une régularité hebdomadaire les haïku de Lydie, ces mièvres bulletins de santé du moineau, qui sont encore de la littérature: « Nous aussi   nous gloussons notre vie   la becquetons la battons d’aile »; « Nous cognons     contre la paroi d’être né      c’est toute la musique » ; « Nous aussi     nous sommes une toute petite boucle     de souffle »; « Un bon petit aéronef       pourvu d’une paire d’yeux     moineau! »…

Il y a dans une de ces lettres de Lydie une remarque émouvante, que je veux transcrire parce qu’elle va dans le sens que j’indiquais plus haut. Elle croit percevoir chez « son Shiki » une contention de loquacité, un effort vers le langage articulé, son bec s’ouvre, il veut imiter, comme un corbeau, et n’y parvient pas. C’est sa chance, non, de n’y point parvenir ? Les plus sots des oiseaux sont les mainates, les perroquets. Il y eut peut-être un enfer (c’est ma pensée que je formule) où l’on était condamné à entendre parler toutes les bêtes du monde, chacune dans sa propre langue; et, miracle, il y eut une panne de loquacité, le rossignol ne put plus, soudain, qu’émettre un chant, le corbeau, qui parlait comme dans les Poèmes barbares, gouailleur, sarcastique, intarissable, fut frappé d’amnésie verbale et ne sut plus dire que « quoi quoi quoi ». Il serait sans doute fâcheux qu’un petit oiseau parlât une fois à Jules Renard. La merveille, je répète, c’est que Jules Renard ait envie d’entendre parler un petit oiseau. Moi, il me plaît, me surplaît que Jules Renard s’approche de moi pour me dire ces quelques mots. Et il me plaît aussi qu’il ait inauguré ses Histoires Naturelles par le merle, qu’il définit « corbeau minuscule ». Il a d’ailleurs tout dit sur ce passereau en le flanquant d’un point d’exclamation. Si le corbeau est un accent grave, le merle, voyez-le, est une exclamation courrière, une pelote de soubresauts émotifs. S’ensuit entre eux un petit dialogue : « -Merle! dit l’un – Quoi ? dit l’autre – Merle, répète l’un – Quoi ? répète l’autre. Ah! Comme ils font la paire. « Merle! », et « quoi ? », c’est le résumé de la condition pensante. L’on s’indigne, ou l’on s’étonne; la révolté ou la perplexité; la colère est une pensée minuscule. Je souris. En toute justice je souris, et du merle et du corbeau. Habitent-ils les rocailles du Carmel ou du Qolzoum ? Je sais du moins qu’ils habitent le pays du sourire, l’un et l’autre bulles soufflées par l’humour créateur. Assurément notre planète serait moins amusante si l’on n’y pouvait comparer le merle et le corbeau, et toutes les préventions contre lui tomberaient si l’on s’avisait seulement qu’il est un merle majuscule, et d’ailleurs le chocard, poids moyen, bec jaune, chaussettes roses, façons alpines mais mignardes, fait la transition entre eux.

Merle! chez Jules Renard est un juron que l’on pousse dans un noyer. Le noyer, est-ce la sorte d’arbre où le corbeau ait chance de se percher à son avantage ? C’est oui ou c’est non. Je pique dans un classeur de « fiches » inutilisées une note du Professeur sur l’espèce de corbeau que l’ancienne France nommait grolle. « Grolle, vieux mot », note-t-il. « Quoi ? Le corvus corona ? le corvus frugilegus ? le corvus monedula ? La grolle sur le noyer charme Bernard Palissy », note-t-il encore : »je voyais cueillir les noix aux grolles qui se resjouissaient, en prenant leur repas et disner sur lesdits noyers ». Aucun renard n’insinue ici son compliment suave; ces noix valent bien un fromage, sans doute. Dans un conte d’Henri Pourrat le grolle prend sa revanche sur le renard au détriment du loup. Les voici, les grolles, en escouade dans les raies des labours, piquant ce qu’ils trouvent à piquer. Le loup, seigneur du lieu et enragé de malefaim, les surprend. Aussitôt ils s’envolent. Messire loup pointe le nez. Aura-t-il l’astuce du renard ? Eh que non! Le pauvre diable implore : » que l’un de vous se dévoue, au moins! je suis le seigneur d’ici! il faut que d’en haut l’un de vous me tombe! « Les grolles ricanent, et tournoyant au-dessus du museau dressé lâchent, devinez quoi ?, dit Pourrat…Il paraît que le loup s’en accommode. Cela vaut-il un fromage ? J’en doute. Mais le même Pourrat rapporte une histoire de noyer dont le corbeau, victime de sa sotte sollicitude, fait les frais. C’est, remarqué-je, » (je cite toujours le Professeur) », l’envers de la fable arabe. Maître corbeau est donc perché au faîte de son noyer, d’où son oeil perçant aperçoit un chasseur à l’affût ; il s’empresse, par le cri d’usage, d’avertir le geai son cousin occupé dans un chêne touffu à la glandaie, tant et si bien qu’oublieux de son propre danger il se fait tirer, tuer, et de surcroît moquer par le geai ingrat. Le geai, est-ce dû à sa huppe érectile, semble peu aimable : c’est lui qui décoche au merle, si l’on en croit Jules Renard, l’insulte « toujours en noir, vilain merle!  » dont la gent de lettre abreuve séculairement le corbeau, et le merle s’excuse : »je n’ai que ça à me mettre ». Que ça! Maître Corbeau trouverait-il mieux à répliquer ? Du moins peut-il trouver mieux où percher : le chêne, pourquoi pas ? »Ou même, cher Professeur, l’arbre des arbres, le cèdre, gloire du Liban. C’est sur un cèdre que G.M. Hopkins, en vrai fils de saint Ignace, expert ès compositions de lieu, installe son corbeau -« the cedar laying crow ». Quel renard petit-bourgeois amateur de camembert oserait se poster sous un pareil ombrage ? Humilie-toi, geai mal embouché, cul blanc!

L’esprit Réquistat entretiendrait ce jeu puéril sans fin. Le geai se moque du noir merle ? Erasme, pour le noir corbeau, rétorque : « magnifique ». Glouton, charognard et rauque ? Mais au quart Livre de Pantagruel il est désigné comme le premier parmi les oiseaux qu’inspire en tous arts Messire l’Estomac. En son bec un fromage ? Non pas, un poème. Quant à l’aigle, fi! recalé…on l’apprivoise. Dans peu d’années, Baladine le dit, un ordinateur géant aura recensé tout ce qui fut écrit pour et contre corbeau dans toutes les littératures du monde, et cela sera mis en colonnes, en statistiques. Mais l’esprit Réquistat a décidé qu’au-delà d’Erasme, « cette aurore, cet évangile » (je cite), « père de l’Europe », et de Rabelais, « son fils spirituel » (je cite toujours), il n’y a plus « que ça à se mettre » : « que ça », ce noir obsédant,..chiassicisme, romantisme, réalisme… et « ça » continue » (selon l’esprit Réquistat), à la mi-temps de ce siècle-ci les « partisans », d’une voix de Cassis, clament : « ami, entends-tu le vol noir des corbeaux dans la plaine ».

Mais le symbolisme, Professeur ? A force de respirer l’air qu’il respira et l’acarus de ses dossiers poussiéreux j’entre avec lui dans une sorte de dialogue des ombres. « – Saint-John Perse! m’écrié-je. Oiseaux!– Cherchez! Rétorque-t-il. Pas un corbeau parmi ces oiseaux- Oui, dis-je, mais ces oiseaux sont les oiseaux de Braque. Regardez bien ces oiseaux de Braque : ni des grues, ni des albatros, ni des rossignols, ni…aucun oiseau mythique, mais « ils sont de création première », entendez : ils sortent de l’arche, à l’heure même, et qui tout premier sort de l’arche ? Voyez-les : oiseaux noirs, d’un trait pur effaçant le trait d’esprit (« accent grave ») de Jules Renard, oiseaux noir Erasme, noirs de ce noir sans couleur du vol prêt à tous les influx lumineux de l’Esprit. Oiseaux de Braque, oiseaux d’Aubrac, salut, corbeaux! » Et, continué-je (dans un si bel élan, insoucieux de la logique), la preuve que le corbeau est l’oiseau par excellence, l’oiseau principe, l’aurorale nigredo, c’est Claudel qui la donne avec son « oiseau noir dans le soleil levant ». L’incuriosité du Professeur à l’endroit de Claudel m’est peu compréhensible. Faut-il soupçonner ici l’influence de Baladine ? Celle-ci au nom de Claudel se fait l’écho peu discret des intellectuels comme il faut, « affreux Claudel », a-t-elle lu, me dit-elle, une fois, dans un magazine ; calotin, curé, corbeau, quoi! Mais c’est précisément corbeau que Claudel a voulu être, c’est un corbeau, son « oiseau noir dans le soleil levant », et c’est au pays de Bashô qu’il le trouve : un vieux corbeau, explique-t-il, revenait chaque année dans les jardins de l’Ambassade, se perchait sur le mât du pavillon : tel est cet « oiseau noir » qui est aussi Claudel; « mon nom », prétend-il », peut se traduire à peu près en japonais par « oiseau noir » »…Le plus vaste poète du siècle (Baladine trouverait ce superlatif ridicule, elle me le dirait d’une voix anormalement grave, comme si elle disposait d’un ésotérique pouvoir de disqualifier) veut être appelé, par l’entremise de la langue nippone, corbeau, un karasu, le Claudel, je vois ces deux l de Claudel voleter dans le soleil levant, Paul Claudel, j’entends ces trois l vibrer comme les trois cloches de l’église de Réquistat ou les trois pattes du corbeau solaire sur les bannières chinoises. A cela s’ajoute, dit-il, ceci qu’ une fois, invité dans un jardin de Kyoto où son hôte a un atelier de poterie, le poète saisit un chawan de terre cuite, écrit quelques signes au pinceau, et l’hôte du même pinceau dessine un oiseau noir qui encadre les signes du poète, expliquant : »l’oiseau noir, mais c’est Mr Claudel!  » Peu d’anecdotes peuvent me fortifier comme fait celle-ci dans ma ferme résolution de continuer, quoi qu’il m’en coûte. Je mettrai mon roman, s’il vient à terme, sous l’ascendant de ces trois corbeaux: celui de la tradition millénaire venue de Chine (lui-même triple), celui de l’atelier de poterie, celui de l’Ambassade : le corbeau mythique, le corbeau domestique, le corbeau politique. Ce dernier samedi de septembre les trois cloches de Réquistat exceptionnellement sonnent pour l’angélus du soir. Baladine est imminente. Je vais lui infliger ces réflexions. Elle se tiendra coite, ne dira rien…cela ne semblera pas l’intéresser; au nom de Claudel sa figure changera d’aspect, affectera une distraction gaélique. De Claudel elle est incurieuse, voilà. Moi, espiègle, j’insiste : rien, chez Claudel, qui rende le corbeau antipathique. Un personnage de Tête d’or cède au cliché du charognard – « les corbeaux t’extirperont les yeux- » mais cette menace proférée contre une Princesse qui est une figure virtuelle de l’Eglise bave de la bouche d’un ignoble Déserteur. Le héros en revanche, le futur Tête d’or, ayant à clamer son désarroi, se compare à un « nid de crinches » qui piaule « tout le jour quand le père et la mère corbeaux sont morts! » Je commence à croire (m’écoutez-vous, Baladine ?) que le cher Professeur s’est abstenu de Claudel parce que Claudel l’aurait tiré de ses jeux répétitifs de raillerie amère, de noire férocité, l’aurait sorti de ce mois d’août mental dont la mort était la seule issue (« août », lui échappait-il, me dit-elle, « le mois où l’on meurt »), l’aurait affilié à ce « siècle nouveau » en l’honneur duquel fut écrit un Processionnal, et on y lit ceci qui est évangélique, donc sublime et simple : »Ne sois pas en tracas de toi-même et de la chose que tu bois et manges, Considérant les corbeaux qui ne labourent ni ne récoltent dans leurs granges, Et les lys des champs qui sont plus beaux que Salomon dans sa gloire!  » Corbeau et lys : le noir et le blanc ; le lys est blanc, noir le corbeau; il n’y a rien à imaginer que ce noir, ce blanc, amen. Il y a tant d’autres bons signes, sous l’auspice du corbeau, à recevoir de Claudel! Feuilletant Connaissance de l’Est j’en retiens trois. D’abord le signe optique : »le corbeau, comme l’horloger sur sa montre ajustant un seul oeil, me verrait, minime personnage précis/…/m’avancer par l’étroit sentier »…ce sentier, c’est la sente de Bashô; l’homme, résignant sa fatuité, accepte d’être vu ; le regard du corbeau est intelligent et limpide. Ensuite le signe verbal: oiseau de bon augure, le corbeau ne dit pas « quoi quoi quoi », il dit « cras », « demain », en langue latine, et ce « cras » est la grâce de l’à venir. Enfin le signe viatique: « un corbeau sans doute ne manquera pas de m’apporter le pain qui m’est nécessaire », confiance, au fil du Kerith, à contre-Rilke. De telles pages guérissent. Que de renouvellements, que d’ouvertures, cher Professeur! Je m’adresse décidément à lui comme à un voisin, la feuille de pierre qui nous sépare des morts est mince, je finis par vivre avec lui, ici, comme avec un ressuscité (ressusciter, ce verbe qui ne se conjugue qu’aux trois Personnes divines), il y a des instants où je me confondrais avec lui, n’était mon voeu de changer son humeur morose en roseraie de belle humeur; je m’adresse également à vous, chère Baladine, vous êtes la seule peut-être qui me lirez sans sauter une ligne, tant vous êtes concernée j’ai failli écrire consternée, dans quelques instants les pneus de votre Ford Fiesta crisseront sur le parvis de l’église, vous aurez une robe de coton à carreaux larges que je ne remarquerai pas, vous serez parfumée d’un spray au menthol que je ne sentirai pas, au nom de Claudel vous opposerez celui d’Apollinaire, le Professeur tolérait mal sa verve mythique qui vous ravit. Apollinaire se balade dans une France qui n’est que la Gaule. Dans la Gaule druidique du dieu Lugu le corbeau est l’oiseau du dieu Lugu, il vole en croassant (pas de surprise!), hume une bonne odeur de cadavre (tribut payé au poncif!), marri parce que le cadavre a reçu sépulture. Mais la suite est mieux inspirée : d’abord, dit l’oiseau, « ma couvée attend la becquée » – preuve d’amour paternel; puis il reconnaît que le vautour est plus fort que lui, mais se rit de ce rapace qui ne rit jamais et qui est si sot que jamais on ne l’entendit proférer un mot. Enfin, peu doué pour l’ascèse puisqu’il se déclare bon vivant, ou pour le service des ermites puisqu’il s’inquiète d’être bien nourri dût-il souffrir la captivité (sera-t-il, comme celui du fabuliste, « amusette pour les enfants « ?), il se flatte d’apprendre volontiers à parler, même en latin, précise-t-il, cousin donc, ce corbeau gaulois, de celui qui saluait Tibère.

« -Quel trou, tout de même! » Baladine entre brusquement, nu-tête (comme à l’accoutumée ). Fatiguée, nerveuse. Gaieté électrique. Tension, soucis. Mariés, elle me ferait une scène. Les scènes Réquistat. Merci. Oui, ce trou, tout de même. Sottise assurément de m’y être attardé. Le mot trou me fait penser à Bozouls – « le trou de Bozouls », astérisque – à visiter. De ce trou, moi, je veux faire une cache : pareil au choucas des tours, ou au casse-noix moucheté qui dissimule çà et là des pignes de pin cembro dont il fait sa réserve hivernale, j’accumulerai, dans ce trou qui vous effare, cher Professeur, les petites succulences de mes rezzous dans ce siècle-ci que je ne me résous pas à juger immonde. Mon Encyclopaedia particularis jour après jour se compose de trouvailles, voulez-vous, Baladine, que je les appelle les trouvailles d’extra-septembre ? Guillevic : »Toi tu regardes le corbeau tu t’intéresses à ce qu’il fait sur les chaumes devant ta fenêtre. Lui, rien ne l’oblige, il ne te regarde pas ». Ni noir, celui-ci, ni croassant, ni charognard. On le regarde. Ah! Que c’est difficile de regarder, simplement, un corbeau! Que fait-il ? N’importe, cela vaut que l’on regarde. Rien de plus justement touché que ce petit poème sur le corbeau, où l’humour suggère un rapport d’égalité (« toi »), (« lui »), et s’il est un supérieur, c’est lui l’oiseau, comme chez Claudel où il contemple l’homme, ajustant son oeil. Guillevic encore : » Silence. Silence.

Silence. Silence.

Silence. Silence.

Silence.

Nuage.

Un chant de corbeau

Perce l’horizon. « C’est tout à fait un poème Réquistat. Ah! qu’il aurait plu à notre ami! Lui qui ne se remettait pas du caquetage de mai 68 ! « Printemps détestable, » disait-il. Ce corbeau, c’est à noter, ne perce pas le silence mais l’horizon, et il chante (il ne croasse pas). Ce corbeau c’est, avec des mots de cinq sous, l’oiseau de Braque. L’instant est propice pour insérer ici le délicieux poème dédié par Guillevic à la mésange. Un petit passereau! Ni le corbeau ni même le chocard ne sont mignons. Le Professeur s’agaçait des mignardises de Lydie avec « son » Shiki (il disait « son », me dit Baladine, l’accent un rien goguenard). Elire le corbeau, c’est s’interdire l’affèterie, le froufrou…Les corvidés ne sont-ils pas les seuls passereaux qui nous retiennent de céder à l’émotion caressante, à l’agacerie ? Avec ce sens de la justice qui signale le vrai poète, Guillevic sait répartir équitablement l’hommage au corbeau, le moins gracieux, et à la mésange, le plus gracieux des passereaux. Et il n’est pas seulement humoriste, il est humble, ce n’est pas une concession enjouée, par façon de divertissement, qu’il fait à la bestiole en lui disant merci d’être, c’est la reconnaissance d’une qualité d’être qui manque d’ordinaire à l’homme, ou peut-être d’une manière d’être qui révèle à l’homme le propre de son être quand il est véritablement, et c’est si rare, ce qu’il est. Je « mendie à travers toi Ce que je sais Ne sais pas de moi, Ce qui nous fait Etre ce que nous sommes », dit-il à la mésange. Combien en ai-je vu, de mésanges, craintives et curieuses, risquant un oeil à travers les branches feuillues, se hasardant sur un rameau, d’une pirouette s’éclipsant! Que de fois j’ai souhaité avec l’une d’elles un brin de dialogue! Eh bien au mieux j’aurais dit comme Guillevic : « j’ai pouvoir de te nourrir », et « toi, petit corps de rien », tu « m’apportes le reste », ce reste, qui est un paradis, car ce fut stupidité, disait le Professeur (paraît-il) d’appeler un certain oiseau paradisier, quel expert en plumasserie osa ce mot pour désigner celui des passereaux qui le moins le mérite avec son panache outrecuidant et ses cris de cantatrice tomatotrope (je répète le Professeur). Mésange ? Mais…ange, évidemment! Communiste, ce Guillevic ? Oui, comme saint François. Franciscain aussi ce Christian Bobin qui prend à revers, en quatre vers qui font à peine un compte de haïku, dans un recueil lui-même minuscule intitulé Ce que disait l’homme qui n’aimait pas les oiseaux, toute la littérature anti-corbine :

« Et le corbeau

triste comme un jour sans pain,

sans son,

sans pinson ». Que dira donc au contraire l’homme qui aimait les oiseaux ? Que le corbeau n’est pas triste, qu’il est gai au contraire comme un jour où le pain ne manque pas, que s’il se tait, c’est parce qu’il a le pain au bec, et le respect du silence érémitique. Et voici ce que dit l’un des « Matinaux » de René Char: « L’olivier, à moi, m’est jumeau, ô bleu de l’air, ô bleu corbeau! quelques collines se le dirent, et les senteurs se confondirent ». Revanche du corbeau sur la colombe ( c’est lui, on dirait, qui tient ici au bec le rameau), sur la chouette (c’est lui qui est associé ici à l’arbre de Minerve), sur la noirceur. Jean Jaume est un Matinal, il a connaissance du tout début du monde.

Baladine frappe à la porte, petits coups discrets, ouvre s’arrête sur le seuil, timide, inquisitrice. J’ai commerce avec le poète de l’Isle-sur-Sorgue, lui dis-je. Mais montons un peu au flanc du Ventoux. A Caromb un autre poète, Pierre-Albert Jourdan, a vu de « grands corbeaux qui tournoient dans le ciel en criant sous la neige » ; « voilà notre vie » ajoute-t-il. Ce n’est pas gai, remarque-t-elle. Je rétorque : c’est notre vie ; notre sort est pareil à celui des corbeaux. Ailleurs Jourdan nous conseille d’imiter la corneille dont le cri, au contraire de celui, âpre, du corbeau, est apéritif : « commence ta journée par raturer, par enlever toute lourdeur, commence avec ce cri rauque de la corneille, ce remue-ménage dans les pins » ; ou encore : « écoute la corneille ouvrir le jour ». Baladine se levant tard, que « la corneille ouvre le jour » n’est pas nouvelle à la transporter d’aise. C’est bête, petite bête, à dire, mais ce dernier crépuscule avant mon départ, non, nous n’échangerons rien de notable. Elle m’a écrit cependant, un beau signe, cordial, de sa main traçante, « ma main de fatma », dit-elle, les paroles du Corbeau comme le chantent les chanteurs « bifluorés », plusieurs fois elle m’avait fredonné l’air, sans les paroles, et cette fois elle écrit les paroles, pour que je quitte Réquistat, dit-elle, cette chanson aux lèvres, elle est si malicieuse, cette chanson, elle réfute si joliment La Fontaine ! « Oh le joli volatile quel bel oiseau ! » Ce n’est pas un rusé renard moqueur qui le dit. Ce bel oiseau, qui fait amitié comme dans la fable arabe avec le cerf et la biche, réjouit les enfants de la forêt ; sur les ailes de l’amour et de l’humour il est prêt à s’envoler vers un solitaire de la Thébaïde. Mais le Professeur aurait-il admis dans son lexique, sur son horizon mental, un groupe musical au nom saugrenu de « chanson plus bifluorée » ? …

 

Adieu, Réquistat! En ce jour d’outre septembre, et c’est l’aube, la voiture roule déjà vers Saint-Urcize, puis c’est Nasbinals, avec un S au bout, Espalion au bord de l’Olt, Rodez où Baladine me dépose à la gare, et si un lecteur sourcilleux déplore ici ma réticence, je précise qu’il n’y eut, entre elle, qui somnolait, moi, qui fredonnais, pas une parole, simplement, dans la dernière descente, elle pencha un peu la tête, et sa main, quittant le frein, coupé le contact. se posa sur la mienne. Je brusque, j’accélère, je rejoins Toulouse. Il ne faisait ni chaud ni froid, et eût-il fait chaud ou froid je m’en fusse, excusez-moi, fichu, étais-je sec ou en sueur, il n’importe, ce n’était pas le mois d’août, ce mois vipère, ce mois le pire, mais j’étais triste, voilà, le fardeau de ce roman, seul, désormais, à le porter, les liasses laissées, là haut, seule, avec moi, la chemise cartonnée jaune, « Lydie », et l’image subtile, comme un arome résiduel ou une impondérable pression, de Baladine.

Je faisais de ce roman du corbeau, je le répète, une affaire de santé. J’ai pris corbeau, croyais-je, comme on prend mal ; le mal Réquistat, dont l’autre était mort, je l’avais pris exactement à l’âge critique (quarante-neuf ans) où je risquais moi-même d’en mourir, et par les mêmes voies, intestinales, jéjunales, duodénales, rectales, anales, que lui, mais je n’avais aucune envie de mourir, je ne détestais pas le monde ni la fin de mon millénaire, j’avais fichtrement envie de passer la tête sur le rebord de l’an 2000, je devais donc gagner le pari que le corbeau m’était favorable, je devais, du corbeau, faire (il y a des mots d’esprit qui sont des vires) l’encorbellement de la grande santé. A peine à Toulouse, je pris donc mes commodités au Muséum, où un horrible gardien, payé au noir, m’ouvrit les vitrines où s’étouffent, empaillés depuis Raymond V, des corvidés de toutes sortes, et, d’un geste chaque fois solennel mais maintes fois renouvelé, consentit à poser sur une table de pitchpin, à cet effet distraite de son recoin usuel, quelques-unes de ces ruines animales que je m’étonnais qui ne tombassent pas en poussière comme la Reine de Saba dans les Antimémoires de Malraux. Corvus corax : le voici. Pauses. Je me rappelle un conte où le héros, à force d’observer dans leur bocal des petits poissons nommés axolotl, finit par devenir un axolotl. Le Professeur, s’il eût posé là-bas, sur son bureau de Réquistat, un corvus corax empaillé, probablement se fût transformé en corvus corax. Les métamorphoses du corbeau, pensais-je, sont elles-mêmes intéressantes. Les deux distractions majeures de ce siècle-ci auront été le marxisme et la psychanalyse. Dans la splendide ville j’eus bientôt vent du film Uccellani e uccellaci qui par chance passait au Cratère (ce fut un des premiers intersignes), puis d’une boutique spécialisée en B.D., rue Romiguière, où je trouvai les histoires, déjà rapportées, du corbeau en balade avec Jules Renard et en traitement chez un psy, signées Fred. Le Professeur eût jugé sévèrement ces productions de l’âge vulgaire, comme il disait : sornettes! se fût-il écrié. Corbeaux à sornette… J’en juge autrement. Certes, le corbeau, tel quel, en sa vérité stricte et sa biblique qualité d’être, n’est pas ce qui intéresse Pasolini. Mais quel hommage aux corvidés, tout de même, que ce film où « petits oiseaux », « gros oiseaux » sont nommés en vrac, à la diable, cependant que se détache, ni petit ni gros, mais marxiste, c’est-à-dire énorme, un corbeau expert en dialectique; or, excédés de cette croassante dialectique, Toto le héros et son compère décident d’occire l’oiseau et de le griller : variation ingénieuse, christique, sur le traditionnel motif de l’oiseau nourricier ; celui d’Elie apportait la viande, celui-ci devient lui-même une viande, qu’on peut croire de choix, car ce n’est rien de moins que le Karl, cet autre Christ, qui se donne, sur la grand-route, à consommer ; un tas de plumes, un tas d’os. Et quel autre hommage aux corvidés que cette B.D. « super » où le corbeau, nul autre, est promu à représenter l’homme génial et tourmenté de notre temps, l’homme cloué sur l’épineuse rose de ses nerfs, l’homme de la névrose! Mes deux premières journées à Toulouse furent électriques: les B.D., le cinéma, le muséum . Mais bientôt je me sentis tout chose, je veux dire rien que citadin, et j’eus une pensée, dirais-je, émue pour Réquistat, sa pauvreté, ses ruelles, sa religion de l’unique nécessaire, sa royale incommodité. Je tentai, le soir, à l’hôtel (était-ce « l’Holiday Inn »? Non, bêta, c’était « le Grand Balcon ») de me décrasser sous l’eau bi-chlorée de la douche, d’évacuer à l’éponge et au gant cet « il était une fois », ce Réquistat, ce nid de crinches et son vieil original grincheux; ressors, me dis-je, attable-toi au « Mon Caf' » comme tout le monde et lisotte en zyeutant les filles un magazine illustré. Non, je ne pus. Je pensai à la « petite idiote », comme eût dit Baladine, je me déshabillai, tassai mes oreillers, ouvris sur le lit la chemise jaune canari; s’exhala une infime fragrance, ai-je dit que Lydie parfumait ses épîtres de petits buvards odorants ? Je humai, je bus Lydie: c’était comme un flacon d’Aubrac à l’essence subtile, une âme nue offerte à l’olfaction. Je me mis à lire, et à rêver, à rêver, et à lire, j’ouvrais, fermais la chemise comme battent les ailes d’une piéride.

« Je suis si maigre, qu’il me faut chaque jour, pareille à un moineau, absorber mon propre poids.

C’est un haïku. Non, un tanka. Non, pour faire un tanka bonne mesure, il me manque trois syllabes.

Tant pis ».

Puis elle s’en va au garde-manger, attrape un pot de confiture, trempe dedans un biscuit aux pignes de pin cembro, et, la bouche ensucrée, crie : »piiiiip », comme Bébé Corbeau quand il a une cerise en travers de la gorge.

Telle est Lydie en ce jour d’extra septembre. Elle parle volontiers d’elle, comme le Général de Gaulle, à la troisième personne. Elle est de trop, dans ce roman, mais elle est si drôle! Cette façon qu’elle a de courtiser le Professeur en lui pépiant des news de son moineau! Le lendemain, on s’en doute, je voulus prêter à mon rêve une consistance diurne. Je m’en fus donc, sans transition, voir Lydie. Où ? C’est un secret, s’il vous plaît, entre elle et moi. Le jour était absolument sans pluie, le soleil se montra même audacieux. Je n’avais pas prévenu. Je sonnai, m’annonçai : « maître Corbeau ». Cette femme, auréolée pour moi de ses amours épistolaires et ornithologiques avec le Professeur, cette femme qui était une jeune fille prolongée un peu (mais jusqu’où ? me disais-je) m’apparut, de chair, et proféra des paroles enregistrables. Ressemblait-elle à Bébé Corbeau ? Il me semble que l’image de Bébé Corbeau était en moi trop empreinte pour que je ne lui trouvasse point cette ressemblance de sorte que l’entretien, tandis qu’elle versait le thé, fut des plus déliés, quoique je me débattisse entre le souci, dans une première visite du moins, d’en user selon les formes, c’est-à-dire avec une négligence étudiée, et celui d’enrichir mon roman présomptif d’une fiche « Lydie de vrai ». Elle était anormalement laide, mais d’une laideur magique qui laissait soupçonner en effet une image virtuelle de passereau. Elle souriait, cependant, comme nul embecqué ne peut sourire. Assez brusquement je lui demandai -En quoi votre vie consiste-t-elle, Lydie ? (Pour la première fois se formait sous ses yeux sur ma lèvre son nom) – Je suis licenciée, fredonna-t-elle – De…? – De mon emploi ». Fredonnée, l’information me fit sourire comme elle-même souriait. L’après-midi virait au crépuscule. Je regardai cet intérieur, lambrissé de bois doux, mes yeux tombèrent sur la bibliothèque divisée en vastes rayonnages ; l’un d’eux contenait l’Encyclopaedia Universalis. Elle prit, dans le volume VI (climatologie-cytologie), entre les pages °°°° et °°°°, une lettre du Professeur, dont elle me fit lecture. « L’Encyclopaedia Universalis« , y disait-il,  » est la sorte d’ouvrages qu’il est bon de ne pas avoir dans sa bibliothèque. On y trouve tout, mais c’est ce que l’on n’y trouve pas qui seul importe. Ce qui me rend l’atmosphère de Réquistat si roborative, c’est peut-être moins la vaste solennité des étendues basaltiques que la certitude qu’il n’y a, à dix lieues à la ronde, aucune maison où il ne soit absurde de conjecturer qu’une Encyclopaedia Universalis émettrait ses radiations néfastes. L’on ne sait rien, à Réquistat. C’est une chance de s’engager sur les sentes du non-savoir. Même l’ordinateur, Baladine…J’interromps : Il vous parlait de Baladine ? – Parfois. A peine. Je devinais… Même l’ordinateur, Baladine jamais ne l’amène dans ce Kamtchatka, il n’y a pas ici, dit-elle, de prise ad hoc. Rien ad hoc, ici, tant mieux, mais des après-midi vernissées d’une lumière de wuthering heights, et la tente du ciel tendue large à ras du plateau sur les pieux de l’horizon. Baladine s’étant procurée « une Encyclopédie de gauche » (pub du Nouvel-Obs), je l’ai priée de me monter ici le volume où devait se trouver l’article « corvidés ».  » Corvidés »? Pas d’article « corvidés », m’a-t-elle répondu. Apportez tout de même le volume, dis-je. Je constatai le trou, la béance, la réticence, l’éclipse, l’oubli accablant : « Coran, » puis « Cordaitophytes », pas de corbeau ; « Cortès », puis « rayons cosmiques », pas de corvidés « – Vous aussi » – j’interromps à nouveau – « vous l’avez, Lydie, l’Universalis! – Mes chers parents étaient abonnés à l' »Express », ce magazine aussi faisait la pub pour, ils se laissèrent duper – Il y a bien d’autres trous, dis-je, dans ladite Encyclopédie, et bien des soustractions suspectes, et bien des gauchissements « de gauche » – Je préfère, reprit Lydie, Larousse. » Elle me désigna un autre rayonnage.  » Celle-ci, c’est moi qui l’ai achetée, par choix- L’article « corvidés » y est-il décent ? » Elle sourit, et je souris, d’un noir sourire pareil le sien, à celui de Sharon Stone quand elle n’est pas en tournage, moi, ah! Nous nous mîmes à jouer avec les mots : Coran, corde vibrante, Cosaques, Pietro da Cortona, Cortès, Cordaitophytes, rayons cosmiques, ces mots indiscrets, indélicats, tout près, très près, trop près de « corbeau », ou de « corvidés », à la place de « corbeau » ou de « corvidés ». Nous nous plûmes à imaginer une collision entre Cortès et le Coran, si Cortès eût été musulman, la face des Conquistadors en eût été changée…Nous nous plûmes à spéculer sur la propagation du Coran par les rayons cosmiques, ou sur les vibrations glottales exigées de ceux qui le profèrent ; nous fîmes entrer dans le jeu les Cosaques, qui bousculèrent le Coran. Etc. Incroyable comme Lydie jouait bien! C’est que nous tournions autour de « corbeau ». « C’est rigolo », m’arriva-t-il de dire. « Rigogolo », reprit-elle,  « en italien, loriot ». Elle ajouta : »criccioli », troglodytes, « reatini », roitelets. Elle était licenciée d’italien, aussi! Le petit moineau ? Il était en villégiature.  » Beau », n’est-ce pas ? » dis-je. « Pas beau », répondit-elle, « mignon. » Je la priai de me dire ses derniers haïkus. Ah! la vision de Lydie disant des haïkus…quelque chose d’échappé du fond des temps…

Nous nous plûmes. Mais ce ne fut qu’une affaire de plumes. Baladine eût dit que ma détresse, avec les femmes, c’était que je ne pouvais rien conclure de définitif, fût-ce une passade, avec aucune. Je revois Lydie sur le seuil, ses deux mains dans la mienne, sa petite couronne de cerises autour d’un bandeau de cheveux très, très noirs, sous un bonnet blanc blanc bonnet, une mèche s’échappe, en forme de rémige. Elle referme la porte sans bruit, oh! qu’elle fait peu de bruit, Lydie, pas plus de bruit, je crois, que son petit petit petit moineau.

Son petit petit petit petit moineau.

 

IV

 

 

Elle fait aussi de la peinture, Lydie, des gouaches, minuscules comme ses haïku. Baladine, elle, bordereaux, chiffres, new age. Ces femmes… Pauvre de moi, qui manque la femme, et manque aussi le corbeau. Pauvre distraction! Mais puisque j’ai commencé…Pourquoi ai-je commencé ? Pourquoi ce purgatoire de Réquistat ? Parce que Baladine laissa goutter, ce matin-là, dans sa tasse quelques dernières gouttes d’arabica, la cafetière était sur la table, persuasif le rai de lumière filtrée par l’étroite croisée, je me vois debout devant un désordre de liasses mal terminées, minables – « Ce n’est pas demain la veille », me dit-elle, »…mais il y a matière, n’est-ce pas ?  » J’opinai. « Vous reprendriez? » Je posai la main sur une liasse, la soupesai. « Pourquoi non ? »

Lydie sur ma demande m’a obligeamment prêté un paquet de lettres du Professeur à elle adressées. Mais ce ne sont que de brefs billets, si laconiques qu’ils ne méritent ni transcription ni commentaire. Le Professeur se borne à lui demander des nouvelles de son Shiki. Je sais maintenant le fin mot de l’histoire. Lydie, étudiante du professeur, s’éprend de lui, n’ose lui avouer sa flamme; quand elle s’y décide, il est trop tard ; le Professeur lui apprend son projet d’écrire quelque chose sur les corvidés, la découverte qu’il a faite du poème de Bashô, celle-ci achète aussitôt, à défaut d’un corbeau, un moineau du Japon.

Pourquoi non ?

Mais quand on s’est assigné une tâche absurde, il ne faut rien négliger pour la rendre inéluctable, et s’y astreindre comme sous l’effet d’une influence astrale. Au palais Wittum, à Weimar, dans le grand salon bleu, Rilke voit venir à lui, comme intentionnellement, un beau grand papillon sombre ; « je me retournai involontairement, personne ne l’avait remarqué »; le papillon vire, pénètre dans la salle de bal, vire encore, s’éclipse ; tout cela est minutieux, lent, intemporel et familier, grave et charmant, « lourd d’une sorte de message spécifique ». Ce petit récit date du 14 septembre 1911. Ce 14 septembre ressortit à ce que j’appelle l’extra-septembre, qui est excellemment le mois, et plus que le mois, des intersignes. C’est un 14 extra-septembre que, sauvant des eaux oisives du mas de l’Oulivié, vallée des Baux, une libellule sympetrum flaveolum, je fus mis en présence de Baladine, j’avais tort sans doute de prolonger mes loisirs et de flâner sur la margelle d’une piscine, j’ignorais les servitudes de la vie ouvrière qui m’eussent épargné cette sorte de collision insolite. C’est un non-sens, je sais, que de consentir, plus d’un ouiquinde, à un Réquistat, et encore un non-sens que d’accorder au corbeau un intérêt entêté. Réquistat Le Professeur y était suspendu, en quelque sorte. C’était, selon lui, le lieu où…un corbeau de grand augure et de grande envergure viendrait une fois, non pas de nuit, mais dans une aube faste, poser sur son couvre-lit érémitique un petit pain rond et blond, saintement volé à la « Saint-Urcizaine », avec un message signé du prophète Elie. Mais il attendit des siècles, à Réquistat. Ce haut lieu ne reçoit guère de corbeaux. Jadis Rilke, à Tolède, s’imaginait qu’à cent pas à peine hors des murs lui écherrait un lion de bonnes manières, qui se mettrait à son service. C’était le côté Tartarin de Rilke. Il y avait du Tartarin d’Aubrac chez le Professeur. Il trompait sa vaine attente en mettant aux arrêts, dans son Alcazar mental, les écrivains passibles d’avoir mal parlé de son oiseau.

Ma façon sera tout autre. Je veux marcher de mon pas, aller, corbeau faisant, où bon me semble, la Pyrénée, la Cévenne, la Vosge, aussi bien, et l’Oisans où se fait entendre avec le coracia graeculus, chocard des Alpes, le grand corvus, « seigneur », dit Messiaen dans son Catalogue, de la montagne. Je me ferai, selon, sédentaire ou nomade, je ferai halte dans les livres ou hors les livres, selon, également heureux en toute condition momentanée. Epris de mon sujet, de nulle femme épris, oisif par goût d’oiseaux, je suis l’hôte de ce mois d’extra-septembre qui est, en dehors des mois ouvrables, le plus beau des mois. M’écherra-t-il un corbeau ? (Ce vieux verbe de contes d’enfant!). La féerie réalisée, la légende redorée, l’arche reconstruite… je crois à l’improbable ; j’en recevrai une goutte, au moins, comme d’une cuillère trempée dans la tasse d’arabica de Baladine tombent quelques gouttes sur un bloc de sucre de marque dite « la perruche »; parfois, dans le ciel, gicle une goutte noire au reflet mordoré, parfois elle choit sur un bloc de rocher. Mais un autre bonheur se forme déjà, fastueux, d’interférences. Est-ce travail ? Loisir ? Je ne sais. C’est un travail serti de loisir. Pas un jour ne se passe où ne se pose un passereau sur une page que j’ouvre. Tels un appareil détecteur mes doigts, n’importe quel ouvrage s’offre à leur palpation, se dirigent juste là où luit le souhaité plumage, dont l’oeil n’a plus qu’à vérifier l’identité. Je ne peux suivre le Professeur dans sa détestation des livres, parce qu’un poème se parcourt comme une alpe, une alpe se lit, le corvidé sur vélin s’imprime dans le ciel ténu, au caractère aérien répond le caractère graphique. Osé-je le dire ? Après que j’ai un temps scruté le ciel en vain, je reviens au livre heureusement. Est-ce que je vieillis ? Est-ce que je deviens plus humain ? Je me sens plus épris, désormais, d’un corbeau dans le ciel de la pagination que d’un corbeau dans le ciel atmosphérique; je m’éprends, même, de ces Encyclopédies infestées de Cortès ou de Corans où il y a un trou à la place des corvidés. Le sentiment que j’avais qu’on ne monte pas un livre comme l’on monte une alpe, qu’on ne respire pas sur un alinéa comme sur un talus, que le moindre freux épié à la corne d’un bois distrait des sombres alignements de signes sur une page, cède à un pari que je fais de me balader aussi heureusement sur le livre que sur l’alpe, sur l’alinéa que sur le talus. Ce pari, je le gagne. Je sais l’art, maintenant, de conjuguer ensemble la grande prose et le grand ciel : un chocard se pose sur une butte de mots ou bien tournoie sur un Charmant Som. Si c’est sur un Charmant Som, je ferme le livre, si c’est sur une butte de mots, je ferme le ciel. Mais la balade, de l’oeil ou de l’orteil, est une façon d’effacer la frontière entre ciel et livre et de mériter de l’un ce que de l’autre l’on a obtenu par bonne fortune.

Des chocards, j’en ai, au Charmant Som, vu beaucoup; peu, en librairie. Pour le corvus corax c’est le contraire. Ils désertent la nature, mais il n’est jour où feuilletant quoi que ce soit je n’en fasse d’un sillon imprimé envoler quelqu’un. Je ne donne pas trop de prix à une existence vérifiée. J’aime les références, jouis de leur ombre, troublante parfois, dans mon ciel de lecteur. Troublante, oui, car elle semble se déplacer vers ce qui m’importe, tout juste. Les intersignes! C’est dans un placard poussiéreux, hier, que j’ai trouvé le plus remarquable, à ce jour, de mes corbeaux. Quelle force étrange m’inspira de remuer dans ce placard où elles dormaient depuis des lustres quelques piles de paperasses ? J’en extirpai l’attestation que j’avais jadis « servi avec honneur et fidélité » au vingt-huitième escadron du train, signée par le Lieutenant-Colonel Carassou. Mon chef de corps s’appelait donc Carassou, Karasu, le Corbeau. Je ne savais pas, du temps que je servais avec honneur et fidélité au vingt-huitième train, que j’étais sous les ordres d’un Corvidé à galons. Le vis-je jamais, ce passereau haut gradé ? Etait-il digne, au reste, qu’un Bashô une fois le pût dépeindre, perché sur une branche du cocotier militaire au crépuscule de l’armée française ? Cet imprévu, cette coïncidence, ce hasard objectif, cet intersigne – cela est si épatant que je ne veux pas me priver de mots pour le dire! – c’est trop beau, je sais (ô ma sourcilleuse Baladine!), pour être admissible dans un roman, je sais, n’ai-je pas goncourtisé, jadis ? N’ai-je pas usé des ficelles, respecté les consignes ? Ne jamais fourrer dans une fiction sa vie réelle, c’est le B,A,BA, j’étais romancier de stricte observance, je n’écrivais pas une ligne qui fût moi, j’en attrapais mal à la tête, quoi! comment écrire vidé de soi, et dérouler le ruban impersonnel de l’insatisfaction ? Eh bien, tant pis, merde au roman, il me plaît de ne dire ici que la vérité, rien que la vérité, oui, c’était le vingt-huitième escadron du train, c’était le Lieutenant-Colonel Carassou (voulez-vous une duplicate ?). Ce qui est inventé est éventé, j’en suis incurieux, une seule vie réelle relègue dans le linceul de l’insuffisance toutes les vies possibles, et je n’aime les romans que si je puis éveiller ces endormis dans le lit de mes eaux vives. Carassou, donc : c’est ainsi. Caresse humoristique de l’imprévu. Et c’est le moment de dire- l’avais-je dit ? non, je crois – que toulousain d’origine je fréquentai une saison ou deux, avant d’occuper un poste dans une succursale (c’était six mois l’an, le reste, loisirs) de (quoi, au juste ? petit curieux, je ne te le dirai pas), l’Université du Mirail dont le chef de corps se nommait (sic) Carassus, je dis bien Carassus, ledit Carassus (Emilien) n’est pas inventé, il n’est plus, mais il eut de la plume, fit thèse sur le dandysme. Je suis précis. Fichu romancier, susurre Baladine. Tout est cousu de fil noir, ici, le Carassus, le Carassou. Qui y croira ? Je l’entends, Baladine, elle hennit, et ce n’est que trop vrai, que le vrai ici transpire, un roman vériste c’est comme une aisselle qui pue, faut un déodorant (de quel spray, au vrai, Baladine se sert-elle ?). Mais comprenez-moi, Baladine, ce Carassou, dont Carassus semble le fac-simile civil, quoiqu’il n’ait jamais existé pour moi que sur ce certificat de service m’apporte, depuis que j’ai découvert ce papier, un pain à toute heure spirituellement consommable, il est, ce Carassou, ange à cinq galons (prince selon la céleste hiérarchie de l’Aréopagyte), celui qui m’assure à jamais la manne, le viatique, le satisfecit ; « l’ange au vol de corbeau crie gloire à toi » – c’est Georges Bataille ici que je cite -, son aile auspicieuse couvre désormais, pareille à celle dessinée par un Japonais sur le chawan où Claudel a charbonné son nom, mes orbes réflexives.

Je ne passai pas, dans l’armée, la seconde classe. A l’Université, non plus. Quelque chose me manqua, pour obtenir le Deug, comme on disait, et le satisfecit du Lieutenant-Colonel Carassus. Je pris ma revanche, avec quelques petits prix comme il s’en donne à Cognac ou Bézaudun-sur-Bine. Mais cette fois, avec ce roman du Karasu, quel prix puis-je espérer ? Tant pis. J’ouvre, ce matin, à neuf heures moins sept, ou moins cinq si l’on préfère, moins deux si c’est plus vraisemblable, Henry Brulard, édition du Divan, pur fil Lafuma, exemplaire numéroté 1056, je vous prie. C’est un de mes livres de chevet, quoique je n’aie pas de chevet. Hasard objectif : c’est la page où Stendhal fait mention du « Grand Corbeau », Corvus Corax, Carassou Major, Carassus émérite; celui-là est un « officier en semestre », il est, précise Stendhal, un « excellent Corbeau »; il « me prit et me porta sur ses épaules jusqu’aux Echelles ». Quelles Echelles ? Celles de Jacob, celles de Jean Climaque, nul doute. Je ne suis pas ingrat : je me ferai moi-même échelle pour le jeune crave qui, sautant sur mon épaule, supporté par elle, s’enlèvera jusqu’à un trou propice dans le mur Nord de l’église de Llo. Sauvé. Il est maintenant neuf heures et beaucoup de minutes. Le facteur, ce passereau à casquette et jabot profond, va passer, passe, me remet, en essuyant ses pieds sur le garde-boue, une lettre. Je le savais, que Lydie m’écrirait! La vive parole de Lydie! Ses haïku. (Qui n’en sont pas !). C’est une petite usine de haïku (qui n’en sont pas !), Lydie, (mais elle croit que c’en sont !), elle les fait à la queue-leu-leu. « MOINEAU:  » Cette petite lucarne       ouverte dans mon jour       par un moineau   Une petite âme illettrée        à laquelle j’adresse la mienne       Des joies des peurs      quelques façons d’être        sans être alphabêtisé     Et une paire d’yeux      qui regardent le monde      autrement que moi ». ( Vous êtes venu, vous êtes passé, si vite. Vous ai-je reçu, vraiment ?) » MOINEAU :  » Moineau et moi     nous aimons le pain             mais lui la mie et moi la croûte       Nous aimons également       les céréales       mais lui crues moi cuites     Nous aimons l’eau     de même amour non coupée     ni lui ni moi de vin   Qu’est-ce qui me différencie       de Monsieur Moineau     Si peu si peu « . Je vous écris, j’ose. J’aimerais vous lire. A vos questions, l’autre jour, j’ai peu répondu. Voyez vous, il y a en moi une peur de…Ah! Voici un poète qui existe pour moi très fort, vous le connaissez, n’est-ce pas ? »

Si je le connais! Guillevic : il n’est rien de plus propre et net ; rien à enlever, rien à ajouter. Guillevic! Encore et encore. Je lis et relis

 

« Je ne tremblerai plus

Quand le ciel blanchira.

Je ne porterai plus les premières lueurs,

Le corps de l’alouette, la frayeur du corbeau »

A vous tirer des larmes, dit Lydie.

 

« Et la terre sera,

Continuera la terre ».

Comme cela vous laboure, dit-elle. « Et la terre sera, Continuera la terre », le Professeur, dit-elle, eût signalé ici une épanadiplose, me trompé-je ? Peut-être s’agit-il d’une antépiphore.

Elle va et vient chez Guillevic, Lydie, en long, en large, elle a épié, tiré tous les corbeaux de Guillevic, et me les communique. C’est clair, elle veut me passer ce qui se passe en elle.

 

« Parce que la plaine

Dure pendant ce temps,

Que c’est sans doute

Le même corbeau solitaire

Qui rêve sur les chaumes

A son empire qu’il brûla. »

D’où reçoit-il son pain, ce solitaire ? D’une Main plus haute, je crois. Cet « empire qu’il brûla, » ce pourrait être le plateau d’Aubrac, n’est-ce pas ? Ah! Réquistat! Moi, je pense au désert du Qolzoum, à un vieil homme natté de palmes qui tourne une fine main desséchée vers le ciel.

« Le corbeau solitaire

A retrouvé son empire

Et sur l’épouvantail

Crie

Que tout est bien pour lui,

Qu’il ne brûlera plus rien ». J’aime qu’il soit solitaire (c’est Lydie qui le dit), j’aime qu’il soit sur l’épouvantail, donc il n’a pas peur! Il n’a pas peur! Et « tout est bien pour lui », comment recevez-vous ce « tout est bien » ?

« Le corbeau solitaire

Qui pleure son empire,

Brûlé il y a longtemps,

Il croit que c’est par lui. » S’il est noir (dit Lydie), c’est qu’il se brûla, il y a longtemps à son propre feu. Et il pleure, ah!

 

« Substance de l’automne,

La lumière

A la fois

Le caresse,

En présence

Du corbeau solitaire,

Triangle noir sur les éteules. »

Je suis amante absolue, dit Lydie, de ces quatre poèmes du recueil Inclus. Ce sont quatre évangiles minuscules de la solitude.

Quelle odeur dégage Lydie quand elle écrit ces bagatelles ? Quel poids, sa plume ? Elle-même, solitaire, brûlante, « amante absolue », dit-elle. Moi, j’aime absolument ici que ce soit l’automne, et ce corbeau triangle sur les éteules l’emporte ô combien sur le corbeau accent grave de Jules Renard sur le sillon.  » Ah! le beau mot d’éteule », dit Lydie.

 

« Qu’est-ce que tu as de plus que moi,

Camarade corbeau ?

Tu évolues dans les trois dimensions,

C’est entendu, et les labours

Te préfèrent.

Mais pose tes questions ».

J’aime absolument, dit Lydie, la rime « dimensions » et « questions »; j’aime également absolument cette façon à tu et à toi, ce ton popu, c’est comme si le corbeau était un camarade de cellule, un corbeau cellulaire, ah ah d’y penser je pouffe. Elle pouffe, Lydie, elle étouffe.

 

« L’hiver a les corbeaux qui eux-mêmes s’étonnent

de leur présence et signifient

que cela pourrait être pire, que tous ces gris

pourraient être noirs comme eux,

et c’est contre cela sans doute

qu’ils ont ce cri venu d’un temps

Hors des quatre saisons ».

Ils s’étonnent, dit Lydie. Et moi donc! Qui suis-je ? Où suis-je ? ici ? ici ? Je partage cet émoi de Lydie. C’est le « quoi quoi quoi ». La mystique, quoi! Où Jules Renard souligne une loquacité loqueteuse, je salue, moi, un exemplaire laconisme : »quoi quoi quoi ? » tout notre vain babil d’humanité bassement pensante ne va pas plus loin que cette question radicale. Ce qui honore ici singulièrement Guillevic, c’est que, frôlant le cliché, honni à Réquistat, du funèbre oiseau noir à la voix de Cassis, il s’interroge sur ce cri qu’il dit venu « d’un temps Hors des quatre saisons », c’est l’extra-septembre, oui, c’est ce mois d’émois.

Mais que ne sont-ils pas, pour Guillevic ? Celui-ci se déplie, pour les ployer à son vers, en trois personnes : je, tu, il, Lydie s’ajoute, quatrième, je vais avec elle d’un poème à l’autre: « Il ne sait plus » – il, c’est lui, Guillevic-; « mon approche T’a fait fuir » – mon, c’est moi, Guillevic,- « Toujours t’étonnaient Les envols des corbeaux- te, c’est toi, Guillevic. « Il ne sait plus », Guillevic, « où se trouve la rue Qui monte et donne Sur le gouffre Où s’étale Une partie de la ville Très bas, où les corbeaux Ne descendent pas ». Il ne descend pas, ils ne descendent pas. » Très bas, » l’enfer : ni pour lui, ni pour eux. « Les corbeaux, C’était le monde Des foires et des marchés: » la bonne hauteur, les transactions commerciales, un camembert, une fougasse à dérober. « Ce n’est pas, corbeau, Parce que tu es parti, Parce que mon approche T’a fait fuir le pommier Où tu criais » …Où tu criais ? tu créais peut-être; crier, créer, n’est-ce pas tout pareil ? Ce corbeau que Guillevic chasse du pommier n’est-il pas le passereau que le même Guillevic remarque « sur la branche de l’acacia », où il « est aussi A la recherche de son poème. Il n’a pas dû le trouver, Il est parti ». Le poète, par son approche, a fait fuir du pommier le corbeau à l’heure que dans le pommier il mûrissait son propre fruit, et ce fruit, c’est lui, Guillevic, rusé renard, voleur de talent, qui s’en empare, le porte au point exquis de fruition, comme l’indiquent les vers qui suivent : « Ce n’est pas pour cela Qu’il n’y a pas trace de toi, ici. Ton vol de fuite Est venu rejoindre en moi D’autres départs, D’autres courbes, D’autres adieux ».

Je, tu, il… Lui arrive-t-il de se préférer, se proférer passereau ? « S’endormir passereau », dit-il, « vivre le passereau ». Je n’y crois pas. Car c’est lui, dans ces poèmes, lui Guillevic, lui, ille auguste et augural, lui Guillevic, qui superbement s’affirme en cette feinte métamorphose. « Devant cette étendue de plaine Où le ciel reconnaît ses blés, Où le corbeau ne s’occupe Que de lui-même »… Le poète est formel; pas de diversion : la plaine, les blés, le ciel, et lui. Sur un fichier d’hôtel cet individualiste, à « profession ? » répondrait : employé de soi. Le corbeau Guillevic ne hume pas dans la plaine le futur pain dont se puisse faire charité à un saint homme, non, il ne se modèle pas sur son ancêtre thesbite ou thébain. Ce peu évangélique souci de soi eût attristé le Professeur. Mais il aurait mieux auguré, je pense, de ce petit quatrain : « Toujours t’étonnaient Les envols des corbeaux, Pour quelle croisade Partis ensemble ? » L’idée de la croisade, qui répugnait à Baladine, lui était sympathique, il ne se remettait pas de Saint Louis mort un 25 août, et de la peste islamique, disait-il, malheureux Arabes, ajoutait-il – c’était, au dire de Baladine, chez lui une rengaine (qu’il eût été avisé , pensé-je, de rengainer) – victimes de leur satané Coran, infectés par ce plagiaire, ce faussaire, Mahomet, à qui l’on a frauduleusement attribué, comme s’il les recevait d’un Ange, une compilation de textes nazoréens. Je crois qu’il eût noté avec satisfaction le tour évasif – « pour quelle croisade partis ensemble ? » – du petit poème : où qu’ils aillent, ces corvidés auspicieux, ils sont imprévisibles, ils échappent au flux migratoire, aux gyres érotiques, à tout ce qui est seulement d’instinct, et qui concerne la racaille, pas eux, à qui il ne faut pas moins qu’une croisade, ce sont des seigneurs, et de quoi se soucieraient-ils, des seigneurs, sinon de soi, ou du Seigneur ?

Ainsi supputé-je. (Parenthèse : rendu à cet instant de mon essai-roman, je constate que cela que je cherche à dire au prix de tant de paperasses compulsées, d’une intrigue si indigente et d’une si débile mise en scène, Guillevic l’a dit, en trois subtiles personnes – Trinitat ! – et quelques escadrilles de mots. Ne m’eût-il pas suffi, quant à honorer le corbeau, de me consacrer uniment, toute Baladine bue, à ce qu’il en est de l’espèce dans le ciel d’Aubrac, sous ses frondaisons, sur son Mailhebiau ?).   J’invite maintenant le lecteur à un petit effort mental pour imaginer mon modeste appartement de Saint-Orens Gameville dans une banlieue de Toulouse qui marie miraculeusement la prose urbaine et la poésie du Lauragais, le balconet fleuri de plumbagos et de bougainvillées, la chaise-longue, les feuillets successifs de la lettre de Lydie, que je dépose à même le dallage, j’oublie Lydie, l’encre bleue pâle de sa confidence, je ne retiens que les poèmes recopiés à l’encre noire, je finis même par oublier Guillevic, je ne m’intéresse qu’à ses corbeaux, qu’à l’intérêt qu’il professe pour les corbeaux. Rendrai-je une autre visite à Lydie ? Je m’occupe à noter Guillevic, je deviens prof’, décidément, le Professeur fait tache, je note Guillevic selon comme il s’exprime sur le corbeau, et je lui mets une bonne, très bonne note, je lui mettrais une note encore meilleure si, plus réceptif aux influx spirituels, il s’était aventuré dans la zone d’interférences où un corbeau subtilement convoqué puisse se rendre serviable à un ermite et, départi du souci de soi, subvienne aux besoins journaliers d’un homme affranchi de ce que l’évêque d’Hippone appelait le jour humain. Cependant cette idée de corbeaux qui se croisent le met sur la voie. Il n’est pas pensable que le recours à la croix soit pour Guillevic une facétie verbale – croiser, croasser, la croax, de tels jeux sont bons pour Poil de Carotte, non pour l’auteur de Creusement ou d’Etier ; le corbeau de Guillevic ne croasse pas, il crie. La suite du poème sur la croisade des corbeaux est celle-ci : « Quand ils revenaient, Tu aurais voulu compter S’il en manquait, Pour savoir si la troupe Etait allée quelque part Sacrifier certains d’entre eux En un lieu choisi ». Nul doute, Guillevic, sans le dire, tourne autour d’un mystère et, plus futé que l’ornithologue, prête à ces oiseaux une conscience obscure de la victime sacrificielle : « sacrifier certains d’entre eux », c’est, à mon avis, un euphémisme, une façon oblique de désigner, par allusion à quelque usage primitif et tribal, le rite grec du pharmakon et surtout celui, décisif, providentiel, pascal, du calvaire. Du moins incliné-je à croire que ces corbeaux, partant pour la croisade comme le chevalier de la chanson, ne peuvent partir que vers le Mont Carmel, première station du Golgotha, là où quelques-uns de leurs ancêtres se dévouèrent aimablement au service du prophète Elie. Ce qu’ignore Guillevic, mais que sa prescience de poète devine dans cette langue cachée depuis la fondation du monde qui se révèle un tant soit peu à tout poète digne de ce nom, c’est que la croix, en langue nippone, se dit presque comme le corbeau, karasu, kurusu, oui, je découvre cela, dans le premier numéro d’une revue « Daruma », que lance l’Université du Mirail, quel choc! un signe encore, un signe certain que ma relation au corbeau, si bizarre, et si bizarrement agencée par le biais de cette Baladine en rupture de ban, de ce Professeur maniaque et de cette dômerie d’Aubrac, ne me fourvoie pas, ne me dévie pas de ma ligne :

 

« Dans l’âme de l’amen j’entre comme dans la gueule d’une arme

braqué sur le manque de tout et le but absolu ».

J’enverrai ça à Lydie. Ce sera, laconique, ma réponse. J’ignore la vie spirituelle de Lydie. Je sais qu’elle est capable d’écrire des lettres de douze à trente-six pages, à l’encre noire et bleue, en caractères graciles, que les (faux) haïku sont son péché mignon, qu’il me suffira, chaque fois, de lui en dédier un, ou deux, elle sera contente.

Page 26, page 27…flaches d’encre bleu pâle, à peine effleurées…je m’arrête, me pose sur les petits blocs de graphite, les citations calligraphiées à la plume noire. Les dernières sont dévolues au clocher. Je me réjouis que Guillevic ait pensé au clocher pensant au corvidé, ou au corvidé pensant au clocher. Je me fais une haute idée de Lydie, à l’idée qu’elle termine sa lettre sur cette indication de transcendance catholique. Les corbeaux sont catholiques, c’est certain. Curés ? Un peu. Ou bedeaux. Lydie ? Idiot que je suis. Elle est transcendante, elle aussi, Baladine me le reprochait assez : « vous faites un roman calotin », me répétait-elle, « un roman de clocher. En 199.! Mon pauvre!  » Il parle, le clocher, dans le poème de Guillevic, par petites bouffées, de lui-même, à lui-même : « Je n’offre pas grande surface Au vent, à la pluie, au soleil, Mais tous me trouvent Aussi bien que le font les corneilles » Corneilles ? Corbeaux, corneilles, n’importe, la littérature, depuis qu’Ovide les a marqués de la guigne, ne fait pas entre corvus corax l’agent secret d’Apollon et corvus corone la camériste d’Athéna Pallas de différence, et il n’y a pas lieu d’avoir, à ce propos, plus d’esprit que le clocher. « Pourquoi, » continue celui-ci,  » les corneilles Me choisissent-elles ? Parce qu’elles aiment la hauteur Quand elles ne sont pas en chasse ? » Mais c’est par une doléance que le clocher achève ses petits monologues : « Je n’ai pas Où me réfugier, Même pas en moi, A cause de ces cloches, De ces corneilles ». Une petite goutte d’encre bleu pâle humecte une seconde mon oeil: les cloches de Corneville, hasarde ici Lydie, point exclamatif! Moi, je trouve grincheux ce clocher qui tolère mal les cloches, elles sont pourtant son souffle même, les corneilles, si légères qu’elles semblent comme son duvet, et gracieux ce Guillevic qui assume, en associant cloches et corneilles, le paysage catholique et français. Grand Dieu! Excusez, Baladine, je suis inapte au laïus laïque. Je parle pur Réquistat. Mais je m’aperçois, corbeau faisant, qu’il n’est écrivain considérable en France qui n’ait à sa façon l’esprit de clocher. Proust griffonne sur un manuscrit : « le cri des corbeaux et le son des cloches ». Ce griffonnage, dans son grand roman, devient, dans un passage fameux, la métaphore même du drame du héros : « les vieilles pierres du clocher » semblent en effet devenir « tout d’un coup inhabitables », frapper et repousser les oiseaux, les congédier brutalement comme Dieu chassant Adam et Eve de l’Eden; puis, comme repentis et absous, ils y reviennent et y trouvent paisible accueil ; or cet étrange mouvement de va-et-vient figure la descente aux enfers du héros lui-même chassé de Combray, le lieu d’enchantement, condamné à tournoyer de spire en spire, s’éloignant, plus fugitif que sa « fugitive », du côté de Guermantes, vers Sodome et Gomorrhe, jusqu’à l’heure où de brusques événements de mémoire, le rapatrient dans le lieu propice où il retrouvera calme et réconfort. Je le note, les corbeaux ne sont à aucun moment néfastes, c’est la « vieille tour » qui semble l’être; ils ne sont pas volages, comme on prétend que le fut celui de l’arche, ils n’auraient pas quitté les « vieilles pierres » si celles-ci ne s’étaient pas inexplicablement animées contre eux (est-ce l’enfance, ainsi, qui nous chasse d’enfance ? la patrie qui porte en elle le poison de l’exil ?) Ainsi Proust corrige-t-il hardiment tant la Bible comme les Pères l’interprètent que cette basse bible qu’est le on-dit populaire – « faire lou viage dou corb », disent les Provençaux »; le corb, comme Malbrough, s’en va-t-en guerre, et ne revient pas…Dans le roman de Proust, le corb revient; le Professeur eût été fâché, je subodore, de ces corrections apportées à la Genèse. Moi, je me plais à les considérer comme des paralipomènes ; ces corbeaux, pensé-je, qui ont « rayé en tous sens le velours violet de l’air du soir », ce sont les scribes (dans sCRiBe, je vois la charpente osseuse du CoRB), les écrivains dont le savoir n’est jamais que vespéral, au contraire des inspirés qui ont la connaissance d’aube, intuitive, unitive, celle que l’on trouve seulement dans les vieilles pierres du clocher.

Mais ces corbeaux du clocher me plaisent d’une autre façon : ils sont aussi français que l’église Saint-Hilaire, que cette France miniature de Combray ; ils me semblent l’image poignante de ces Français qui, repoussés par les vieilles pierres, s’en vont tournoyant aux quatre vents de la mode, l’église devient déserte, les cloches sont interdites ou à peine audibles dans le vacarme barbare, et j’attends avec patience l’heure où ils seront de nouveau absorbés dans le clocher comme l’on dit d’un priant qu’il est absorbé en Dieu. Une France sans cloches et sans corbeaux ne serait plus la France, pensé-je, mais un cadavre empaillé pour Muséum d’histoire naturelle. Et corneille, comme c’est France! corbeau, de même. A dire à Lydie, me dis-je, ces jeux de mots, c’est notre petit pays des merveilles, notre jabberwocky, il y a corb, dans COmBRay, Combray, c’est le may du corb, les corbeaux sont dans le corps littéral de Combray comme ils sont dans son clocher carillonnant.

Osé-je avouer ce qui suit ? Oui, dans une lettre à Lydie, de douze pages ou trente-six pourquoi pas. Des semaines se passent, entre Saint-Orens, où je réside, résigné aux tâches professionnelles et domestiques, et Toulouse, où je flâne, amoureux de cette ville encorbellée, je veux dire où les corbeaux de pierre, de belle facture, sont, dans le quartier de Saint-Etienne, mon préféré, partout visibles. Or je suis insulté régulièrement dans le quartier des Capitouls, rue Fermat, place Sainte-Scarbe, rue Ninau, par de successifs étrangers comme dévolus à ce rôle par un décret municipal, qui ont en commun une voix très vulgairement rauque, une démarche obscure, servile, et une exsudation de haine atavique ; la presse, desdits étrangers, fait le plus grand cas, l’ennemi, désormais, car il en faut un, toujours, c’est, semble-t-il, le Français pur, le Français Réquistat ; « tout-puissants étrangers, inévitables astres », me dis-je ; barbares, intrus voués aux commerces illicites, à la filouterie, à la rage impuissante et à la religion de l’invective. Biffez, me supplie Baladine ; elle est mon grand inquisiteur, elle se penche sur ma page, elle tient le crayon rouge à grosse mine et les lois non écrites mais infrangibles du must ; mais je la brave, c’est un peu pour la défier que je simule ici le pire esprit Réquistat, un patriotisme à rebrousse-poil qui adopterait pour emblème non la rose de Mitterrand, mais le zinnia, la fleur nazie. Ignoble! hurle Baladine. Comique! répliqué-je. N’est-ce pas pour fuir précisément ces nazis nouveau style, les barbares susdits (l’un d’eux m’a craché : « espèce de sale… », Français ? le mot lui manqua), que le Professeur s’est réfugié sur le plateau d’Aubrac ?

Lydie continue de m’écrire, l’automne se déroule, mon intestin aussi, l’un et l’autre se détériorent, les lettres de Lydie sont longues comme un jejunum, de douze à trente-six pages, toujours en bleu et noir, je prélève sur le noir quelques haïku assez plaisants : « Il remue la queue                 Sir Moineau       Comme une jeune fille ses jupes ». C’est la gaieté du passereau, remarque-t-elle avec esprit, comme on dit la Gaieté parisienne. Piaf! (Exclamatif). Pour une fois j’envoie donc à Lydie non pas un billet laconique, une formule ramassée, sobre et (pensé-je) étincelante, dont j’ai usage avec tant de personnes qui ne me correspondent nullement mais me fatiguent de leur correspondance, et comme je suis poli jusqu’à l’os (encore l’esprit Réquistat) je fatigue, dans la réponse obligée, mes métacarpes aussi peu que possible, traçant au verso de signets évangéliques une sentence aussi brève qu’un croassement ; mais Lydie, je l’avoue, à force de « piiiip », de badinages, me subjugue, puis, outre le petit journal qu’elle tient de son Shiki, elle se renseigne sur les passereaux, il n’est lettre où elle ne me fournisse un détail piquant, le cingle, m’apprend-elle, rendrait jaloux, par ses ébats aquatiques, le plus habile nageur taoïste, elle décrit avec amour humour des hirondelles en conciliabule, perchées sur un fil. Je cède donc à la belle humeur de lui découvrir, avec Combray may du corb, mon vice impuni le calembour: il y a paille et grain dans les mots ? eh bien, la paille, cette partie volatile et facétieuse, me séduit; jeux de corbeaux, dis-je, jeux de mots ; C,O,R,B quadrilittère évince corb passereau, tout ce qui est verbalement dans les orbes de C,O,R,B se rassemble comme les corbeaux le 20 mars à Meulans-sur-Oise. Roulé-je sur l’autoroute A 49, il suffit d’un panonceau indiquant « Corbas Champonnay »pour que je me sente béni du Ciel, j’arrive à Lyon, une ligne de bus y mène au faubourg de Corbas, je jubile, c’est une démangeaison de la lettre, un délire du verbe, une cellulite de sibilation syllabique, une infection, continué-je, de C,O,R,B ; il n’est mot dont je ne consulte les entrailles pour savoir si c,o,r,b s’y trouve, mes mots ne sont que les os ultralégers, vidés de moelle, poreux, vaporeux, comme ceux des passereaux, de mon humeur volatile; je dis : corbeau, il suffit ; je m’abstrais et de la vie et du livre ; je me rends, chaque jour que Dieu fait, chère Lydie, rue de Périgord pour y étudier la philosophie persane, parce que le spécialiste français se nomme : Corbin. C’est inouï, je suis atteint de scorbut mental.

Scorbut mental, dis-je. Et je signe. Quelle jubilation! Car ce trait d’esprit, qu’on peut juger stupide, peu inventif (qui ne connaît de nom le scorbut ? je sais « scorbut » d’enfance, j’ai lu des récits d’ergastule ou de navigation), je comprends qu’il surgit, dans ma vie, à son heure. Depuis quelques mois tourmenté par la colite, je m’abstiens de crudités, même les jus d’orange ou de citron, souverains contre le scorbut, me sont défendus. Cette maladie, qui n’existait pour moi que dans le lointain mythique des aventures au long cours, risque donc de m’atteindre physiquement, son premier symptôme, c’est peut-être cette affection langagière, cette hémorragie du jeu de mots; ce jeu de mot-ci, le C,O;R;B; est-il cause, ou conséquence, de mon intérêt pour l’oiseau, de mon séjour à Réquistat, de mon allégeance au Professeur, de la consultation de ses liasses contagieuses ? A vrai dire, mes troubles digestifs datent de loin. Déjà enfant, mes parents m’avaient conduit une fois aux célèbres bains d’Escouloubre. La station depuis était bien tombée. Mais elle se remettait à neuf, paraît-il, des prospectus l’annonçaient, la presse locale également, le Grand Hôtel y proposait, pour la basse saison, des forfaits mirifiques, une affiche en style Toulouse-Lautrec le stylisait, attrayant, fonctionnel, très 1900. C’est là, je me souvins, que le Professeur avait fait connaissance de Coco. J’extorquai à mon médecin traitant une prescription de cure, et j’obtins de mon patron un congé de printemps. Escouloubre. Grands dieux! Il y avait du c,o,r,b là dedans! Je me souvins que tout enfant le nom me plaisait, me paraissait drôle, drôle aux deux sens, funny and scanny. Je n’éviterai pas (le lecteur l’exige, je le sens bien) la description d’Escouloubre, aux confins du Razès et du…est-ce possible ? Quercorb. Non! Ce n’est pas moi qui cherche le Corb, c’est lui, partout Je suis un de ces quidams du film d’Hitchcock sur lequel s’abat le corb, par escadrilles serrées, prodrome, je crains, du scorbut. A moins que ce ne soit une espièglerie de la Providence, n’est-ce pas, Soeur Magnificat, ne dit-on pas, à votre école, que tout est adorable et drôle ?

Une lettre de Lydie me parvint, la veille du départ. Elle me recommandait, contre le scorbut du calembour, une cure de Madame Bovary. Pas bête! J’achetai chez Castéla une édition de poche Je démarrai, Madame Bovary sur les genoux, approximativement le 15 avril, vers six heures du matin ; leste, la berline se lança sur la route du Lauragais, que bordèrent bientôt deux rangées de platanes ; les brumes errantes se fondirent, les champs labourés succédaient aux champs labourés; j’ouvris le roman, au hasard, sur la ligne droite qui joint la colline de Saint-Félix aux premiers ressauts de la Montagne Noire; en vain, nul corbeau ne s’en échappa. Alors le délire syllabique me reprit. Y a-t-il au monde station où l’on traite le délire syllabique ? Escouloubre était recommandable pour les troubles du côlon, détestable pour les sujets atteints de verbalisme. Il y avait, du C,O,R,B, dans Escouloubre ! Et que n’y avait-il point ? Attaqué par C,O,R,B, je continuai de l’être par E,S,C : escampette d’abord m’obséda, la poudre d’escampette, à ne pas confondre avec celle de perlimpinpin, cette obsession ne me lâcha que passée la capitale du cassoulet (le fayot, quelle horreur!) ; escogriffe, je passai Alzanne, escogriffe ne me lâchait pas, escogriffe…je longeais les coteaux de la blanquette de Limoux ; escarbille occupa le détroit d’Alet, escarpolette (image de décor d’opérette, furtive) fut dévolu au défilé de Pierre-Lys; le jeu me plaisait, mais ne m’eût-il plu, j’étais contraint de le jouer, ni Krishnamurti ni les plus savantes postures yogiques, pratiquées depuis un ou deux lustres, ne m’étaient d’aucun secours contre le manège mental ; peut-être, me disais-je, avec un sentiment mêlé de délices et d’effroi, y a-t-il une quantité de mots en E,S,C (cette digression ne ferait-elle pas un autre p’tit roman pour un autre p’tit prix Goncourt ?) ; Esculape! Escouloubre, Esculape…Est-ce que ?…Esclapez, pensai-je, c’est, en langue espagnole, Esculape, je revenais à l’enfance perpignanaise, au rez-de-chaussée de la maison – « établissements Esclapez », que vendait-on ? Devinez! Des escabeaux, mais oui (je ne dis rien que de vérifiable). Escarbille, répétai-je, C,A,R,B, presque CORB ; un corbeau, n’est-ce pas une grosse escarbille ? Oui, quelque cheminée infernale avait craché dans mon grenier mental ces volatiles à croa. Esquirol, poursuivis-je à vive allure (je trichais, je jouais du Q maintenant), célèbre aliéniste, célèbre place de Toulouse, celle du magasin Midica, qui ne vend pas que des escabeaux, et ces tilleuls qui dans deux mois diffuseront l’arome de leurs fleurs dans le tapage d’un trafic mesuré par le sonomètre; Esquirol (je passais Axat) je devrais lire, de cet aliéniste, quoi ? Est-ce que…? Esse-queue, j’en fis un substantif, un esse-queue, passereau, ou…aeschne! jubilai-je, mot savant pour : demoiselle. Je filais entre les escarpements de la riante vallée de l’Aude, débusquant dans la selva oscura de ma mémoire tous les mots en E,S,C. Esquisse jaillit, le suivit esquive, me parut que ces deux mots disaient presque pareil : une esquisse, me dis-je, c’est tout comme une esquive; n’aurai-je jamais écrit que des esquisses ? N’aurai-je pas esquivé le vrai travail ? Escarres…Ah non! j’étais trop alerte pour tolérer les escarres. Sqq. (j’atteignais Escouloubre village) me tint lieu, provisoirement du moins, de couillard et d’excuse.

Il n’y avait pas de librairie au patelin, ni de dictionnaire au Grand Hôtel, où je pusse me procurer le listing des mots en E,S,C. En revanche dès le soir je croisai le long du lé de l’Aude une jeune femme coiffée d’un béret, flanquée d’un loulou, qui, me sembla-t-il, ressemblait à Lydie, l’idée d’une liaison, suscitée par les p’tits romans de villégiature que j’avais suçotés, un temps, je ne l’esquivai pas, l’esquissai, même; une liaison ? Pourquoi non ? Renoncer au corbeau, décrire, façon Tchekhov, revue par Cortazar, « L’Amour à Escouloubre »…Eh bien, non! L’idée hilarante, dégoûtante, de faire de cette jeune femme ma maîtresse et de cette liaison un p’tit roman (voire de faire le p’tit roman, direct, sans les complexités émotionnelles de la liaison effective) (une liaison, toujours peu ou prou un pataquès, pensé-je) me taquina un moment, je l’esquissai, j’entendis, grisé, aigri, le rire de Baladine, elle approuvait (pas de p’tit roman sans la p’tite pincée d’amourrhe) (un p’tit prix me dis-je,…O,S,C, me dis-je, j’aurais un Oscar), je m’esclaffai, E,S,C, esclaffe, « velours chiffonné par un esclaffement sombre », n’était-ce pas, cet esclaffement, la façon Mallarmé de désigner le cri monocorde, augural, sinistre, du volatile intrus d’Edga Poe ?

Mais j’ai promis la description d’Escouloubre-les-bains, j’y suis. Eh bien, c’est un lieu mystérieux et inépuisable, dont la qualité thermale ne se laisse aucunement définir. Les hauts du Capcir sont tout proches, l’Aude en colporte dans sa banaste d’eaux vives la bonne nouvelle d’air pur. Par étagements la vallée se resserre, l’on s’en va, en esprit, jusqu’aux vignobles de Limoux, et si l’on pousse un peu, l’on devinera Joë Bousquet, tout en bas, le reclus de Carcassonne, présence inénarrable. En ai-je assez dit pour faire comprendre la différence entre Escouloubre et Réquistat ? Les détails de mon installation sont oiseaux, excusez, oiseux. (Je rends hommage, en passant, à la courtoisie de Mr et Mme °°: accueil de charme. C’est dit). Le potage du souper fut un chef-d’oeuvre diététique, et on me garantit la fraîcheur de l’oeuf coque subséquent. (« Vous en aurez un chaque soir ». Frisson d’aise). Dans ce pays de Cocagne l’on n’ignorait pas les biscottes Roger. Du pylore au rectum je me sentais revivre. Je feuilletai donc Madame Bovary. Décrire comme Flaubert, ah! S’ouvrit la page 398 (édition Folio) : « Elle resta perdue de stupeur/…/ le sol sous ses pieds/…/ tout ce qu’il y avait dans sa tête/…/ la folie la prenait »…Et ceci alors, cette brève interruption de l’étude clinique : « La nuit tombait, des corneilles volaient ». La nuit tombait, virgule, des corneilles volaient, point. La nuit à la couleur des corneilles, les corneilles à la couleur de la nuit ; elles volent, elle tombe. C’est Emma, aussi, qui tombe, et les corneilles volent autour de son agonie. Encore une fois l’oiseau de méchant augure! Eh bien, cette phrase qui eût fâché le Professeur, je me réjouissais, moi, de la trouver ici, à la juste place, les seules corneilles, peut-être, du roman, et Flaubert, avec la science exacte exigée par le génie réaliste, les appointait, conformément au on-dit, à la superstition paysanne et ancestrale, dans l’instant climatérique où s’esquisse et s’esquive, avant la déchéance, la crise d’épilepsie. Quel bonheur de vous surprendre ici, corneille, dans une emblavure de ce texte si bien labouré! Quelle corneille réelle dans un champ d’éteules vaudrait celle-ci, la cornix flaubertica, volant, jamais hors de vue, dans le ciel de cette page 398 où le romancier défie et le poète et le philosophe, car si Hegel impute à l’oiseau de Minerve l’inspiration de prendre vol à la tombée du jour (gris sur gris, dit-il, le savoir des savoirs), et si Ovide prétend que Cornix humiliée a dû céder sa place à la chouette hulotte, c’est la corneille, chez Flaubert, qui vole à la tombée du jour, ou de la nuit (mais est-ce pareil, la tombée du jour ou la tombée de la nuit ?).Oui, mais le corbeau de Claudel dans le soleil levant, ah qu’il est plus réjouissant que la corneille de Flaubert dans la nuit tombante, pensai-je : toute la différence entre la tristesse nihiliste et la catholique jubilation. Pensée à proscrire, pensai-je. Une gaffe. Adopter, coûte que coûte, la version de Baladine : catholicisme =vol de corbeaux sur un ciel bas, prêts à s’abattre sur n’importe quel coeur blessé. Charognards.

Le Val d’Escouloubre, où coule l’Aude avec aisance, bonne rivière allant l’amble parmi de raisonnables cailloux, parfois un roc qu’elle contourne et qui lui fait de jolies torsades un rien écumeuses…est-ce assez caractériser cette rivière qui n’est pas un gave ni ne ressemble aux cours d’eau plus reptiliens, plus musculeux et cependant plus paresseux de l’Aubrac ? Les eaux, qui se précipitent, en amont (sauf sur le plateau de Matemale) et en aval (où elles s’étranglent dans des gorges) ne laissent pas, ici, à Escouloubre, de se la couler douce. Les curistes aussi. Les soins ne me contraignaient guère. Le Docteur Couiza eut bientôt compris que je n’étais pas si mal portant que je ne me portasse, chaque après-midi que Dieu faisait, vers le Mont Madrès ou l’étang de Laurenti. Je m’étais trompé sur l’indigence culturelle du lieu : le Grand Hôtel était pourvu de tout un lot de livres de poche achetés d’occasion à Montolieu, paraît-il ; j’eus la main heureuse, il n’était lecture qui ne me découvrît l’un ou l’autre de ces corvidés qui manquaient à l’appel par contre dans le ciel du Quercorb. Gide, ce faux-monnayeur, prétendit avoir vu  » sur les hêtraies s’éveiller les corneilles », il ne voit rien, me dis-je, il voit (« j’ai vu… ») son décasyllabe. Tchekhov m’apprit que les freux somnolents crient dans les arbres éloignés : était-ce bon ou mauvais présage? Indécidable, puisque Nadia manque son mariage, qui eût été mauvais. Giono me précisa que Mr Langlois avait sur la tempe une aile de corbeau plus noire que l’ombre, et j’eus envie de le corriger, je connaissais tant d’ombres qui n’étaient pas noires, l’olivier par exemple avait une façon si proprement sienne de se réfléchir sur le sol en grises ténuités. Chaque jour j’empruntais un nouveau livre. Dès que j’y avais pointé un corvidé, je m’en, délivrais. Michel Tournier m’agaça: je vérifiai, dans ses Météores, que le corbeau de Tokyo, à l