Jean Sarocchi

Jean Sarocchi

Mois : avril, 2019

CYCLONE ET L’ENCHANTEMENT DE LA FRANCE

CYCLONE

 

 

Un cyclone dévaste la France

. Cyclone Irma, cyclone Maria …Je me rappelle à La Réunion avoir enduré sur ma route un soir tombant puis tombé une queue de cyclone, c’est-à-dire une interminable colonne de pluies épaisses. Le cyclone implique (s’explique par) de très basses pressions atmosphériques. C’est un cyclone mental (moral, spirituel) qui affecte la France depuis quelques décennies. La haine suicidaire de soi en procède. Quelques veilleurs l’ont fort bien analysée, je n’ajoute rien à leur analyse, mais je veux répéter à ma façon, souligner à ma façon que cette dépression spirituelle (mentale, morale) ne peut pas plus être évitée ou mitigée qu’une dépression atmosphérique ; il s’agit simplement de n’être pas pris soi-même dans le tourbillon, autrement dit de ne pas soi-même mentir et de n’être pas infecté par le mensonge ambiant.

Un cyclone est chaotique. L’actuel chaos mental de la France est patent, terrifiant. Nous sommes opposés à la peine de mort, sa suppression a même fait l’objet d’une loi. Mais nous assassinons bon an mal an quelque deux cent milles candidats à la vie, et  nous sommes le quatrième producteur d’armes dans le monde. Nousavons aboli l’esclavage mais nous sommes prêts à soumettre corps et biens des femmes pauvres à la rude servitude de prendre en charge un embryon jusqu’à la parturition au bénéfice de riches bourgeoises  en mal de progéniture. Nous affichons un zèle paroxystique en faveur des enfants qu’il faut préserver des attouchements libidineux (pédophilie) mais nous les initions à la sexualité et aux désirs sexuels dès le plus jeune âge cependant que sur le petit écran ils ont tout loisir de moralement se dépuceler. « Laissez mûrir l’enfance dans les enfants », cette sage consigne de Rousseau, en notre ère vulgaire (celle qui commence avec Voltaire), a été pratiquement déformée en « faites pourrir l’enfance dans les enfants ». Le mariage, alliance d’un homme et d’une femme, dont Spinoza dans son Ethiquedonne la définition la plus concise, précise et décisive qui soit, a subi une dévastation sémantique ; « mariage » est désormais un quelconque assortiment de vagins ou de verges et la procréation de mômes n’en est plus la finalité. Par ailleurs  l’état d’hébétude et de dhimmitude où nous nous trouvons (celle-ci étant un effet de celle-là) a pour résultat une kyrielle de contradictions dans lesquelles pataugent nos médias islamophiles. Ainsi  nous militons avec acharnement pour l’égalité entre les hommes et les femmes, donc pour la réévaluation de celles-ci ; or le Coran et la tradition islamique sont à cet égard (quand la taqïya ne produit pas ses bobards conjoncturels) très clairs, Dieu préfère les hommes. Ainsi nous multiplions les initiatives en faveur de l’animal ; la Déclaration universelle de ses droits a été proclamée le 15 octobre 1978 à la Maison de l’Unesco à Paris. Or notre pays est en proie à une virulente offensive « halal » et on sait ce que « halal », quand il s’agit de pratiques sacrificielles, veut dire. Pour l’Aïd, ce premier septembre, auront été cruellement égorgés peut-être plus de deux cent mille moutons. La liberté d’opinion, de confession, est en principe, dans notre démocratie, totale. Combien elle est limitée, on ne le sait que trop, et comment une sorte de Ku Klux Klan composé de clans inquisiteurs et hargneux fonctionne avec un zèle fanatique, multipliant les mises en accusation, les procès, et imposant aux médias une sévère censure. Nous accueillons avec mille salamalecs, tout joyeux d’être divers et divertis par la diversité, une religion qui menace de mort tout apostat et interdit sur ses fondamentaux toute critique. Nous suspectons les amoureux de la France traditionnelle, qui se disent parfois « identitaires », d’être des fascistes (à tel point que fasciste et français sont aujourd’hui, quand on donne à la notion de francité sa pleine valeur, des synonymes), mais que l’islam identitaire montre partout les dents ne nous inquiète pas. Nous nous pâmons d’allégresse à lagay pride, nous voyons une avancée de civilisation dans la possibilité pour chacun d’entre nous de choisir désormais son sexe et ses comportements sexuels ; or l’islam, auquel nous faisons les yeux doux dans l’espoir qu’il va se substituer au judéo-christianisme répressif et périmé, l’islam affiche une conception paranoïaque de la virilité et encaserne conséquemment chaque sexe dans le rôle que lui assigne éternellement la divine parole. Mais ces contradictions, et d’autres qui à cette heure m’échappent, se résument toutes en celle-ci :  nous aspirons à une évolution positive des mentalités, des modes de pensée, nous voudrions une société de plus en plus ouverte, et nous nous laissons coloniser par la plus close des religions, celle qui pose sur la tête de ses malheureux adeptes – je cite Renan, parangon du progressisme – « une espèce de cercle de fer ».

« Clash royale pub FR un océan de chaos vost fri » : cette annonce, elle-même lugubrement chaotique, paroxysme de niaiserie, me fut infligée par « Internet » l’autre jour. Il s’agit d’un film, d’un cyclone d’images turbulentes qui cherche à épouvanter et ne suscite qu’un bâillement. Je reviens au cyclone. Le plus subtil fomentateur de cyclones sociaux-politiques, au siècle dernier, fut Trotski. Il a perdu la partie contre Staline. Il est actuellement en passe, du moins en France, de la gagner. Les « islamo-gauchistes » (concrétion verbale atterrante) (monstre sémantique) sont peu nombreux mais les musulmans fanatiques, qui prolifèrent, leur fournissent des troupes aguerries. En vain l’on m’objecterait que Trotski affichait à l’endroit de l’islam une répulsion  et un mépris extrêmes. Ses disciples ont retenu de lui la leçon essentielle : ce sont, de tempérament, des agités, certains d’entre eux deviennent agitateurs, et  il ne leur importe aucunement de se référer aux textes canoniques du grand Ancêtre ; il leur suffit d’entretenir par quelque moyen et quelque slogan que ce soit, la turbulence (ça s’appelle dans le lexique de la secte « révolution permanente »). Les banlieues « sensibles » sont pour les maniaques de l’agitation un vivier de recrues wahhabites, salafistes ou du moins réfractaires à l’ordre établi ou ce qu’il en reste. Cyclone trotskiste et cyclone islamiste coalisent leurs vents méphitiques. Un parti acquis à la dhimmitude mais nommé par antonymie « la France insoumise » (encore un cas de chaos mental) leur offre grâce à son leader charismatique des sièges au Parlement. Rappelons, avec monsieur Erdogan, que l’islam, qui fut cyclone dès ses origines, a vocation à dévaster l’Europe comme Irma récemment les Antilles : « les mosquées sont nos casernes, les coupoles nos casques, les minarets nos baïonnettes et les croyants nos soldats ». Combien de mosquées aujourd’hui en France ? La dévastation est en cours.

 

 

L’ENCHANTEMENT DE LA FRANCE

Je me suis juré de n’attacher plus la moindre importance aux affaires françaises mais comme il m’est difficile d’ignorer, si prémuni que je sois contre le caquetage quotidien de l’ « information », certains faits dont le plus marquant n’est pas la peste islamique  mais son déni, il m’advient de temps à autre, chu de mon ciel interne tel un aérolithe, une métaphore topique. Ainsi me suis-je rappelé, hier, sans que rien apparemment m’y ait préparé, une batterie d’images de Bergson dans L’Evolution créatrice dont l’application à notre conjoncture politique, à l’enchantement de notre société (bien-) pensante, m’a amusé. Le passage à l’écriture ici m’est difficile tant je suis ému par le maelstrom des possibilités métaphoriques. Je répugne à faire un plan, tant pis si dans mon euphorie sarcastique je me mêle les pinceaux. Il existe des hyménoptères paralyseurs dont la tactique, aux fins de fournir à leurs larves une nourriture fraîche, consiste à paralyser les proies choisies en injectant leur venin dans les centres nerveux d’où dépend la motilité. Pour l’objet de mon propos la mise en place dans l’organisme France des larves islamiques en sorte qu’elles y trouvent à se sustenter jusqu’à la phase finale de leur métamorphose en terroristes intéresse les aires cérébrales de l’intelligence et du jugement. Bergson a retenu trois hyménoptères, la Scolie, le Sphex, l’Ammophile, dont les proies sont la cétoine, le grillon et la chenille.  Les trois espèces de guêpes musulmanes qu’il me plaît d’y faire correspondre seraient le « Frère », le « Salafiste » et le «Wahhabite », dont la nocivité ne fait nul doute, mais il faut souligner que nombre de leurs coreligionnaires, sans se réclamer précisément d’eux, contribuent notablement à leur infestation  et  leur infection. Qu’est-ce que le venin, en l’occurrence ? Quelques formules, quelques mots dont l’inoculation à haute dose aggravée par la fréquente répétition obtiennent chez la victime l’atrophie de l’intelligence et du jugement ou, pour dire autrement, une sorte d’hébétude, de léthargie, de pesant sommeil des facultés mentales. Ainsi a-t-on pu lire et entendre, repris, répété avec la même force incantatoire qu’un slogan maoïste ou hitlérien : l’islam est une religion de paix et d’amour. La simple consultation du Coran, la plus candide information historique infligent à ce slogan le plus implacable des démentis. Il n’importe. Ce mensonge d’une rare impudence n’est pas taxable d’imprudence. Le Français standard (le terme standard incluant politiciens et journalistes) est si chloroformé (formé à gober le bobard) (saisi dans le formol des idées toutes faites) que rien de ce qui touche à la réalité, sous l’effet du venin islamique, ne peut l’atteindre. Cela  est extraordinairement intéressant : qu’on puisse faire avaler à presque toute une population les plus énormes craques, la soumettre aux slogans les plus effrontés, a quelque chose de surnaturel. Ainsi le concept d’ « islamophobie », qui n’est qu’une casserole, a infecté le cerveau, et les « casseroles » (alias les mouchards) zélés à traquer les récalcitrants au dogme de l’islam « paix et amour » se multiplient. J’entendais encore l’autre jour, après les attentats de Catalogne, un dhimmi ânonner à la radio que des islamophobes, « il y en a toujours eu, il y en aura toujours » ; cet imbécile parlait comme l’Ecclésiaste, sur un mode involontairement parodique.  Dans la France en état de léthargie susurrer que, non la phobie (maladive), mais la peur de l’islam, raisonnable, argumentée, saine, virile, puisse se justifier et même engager à des mesures de protection tout autres que les aménagements timides et chaotiques d’un gouvernement d’impuissants, expose à une radicale incompréhension, conséquemment à une méchante suspicion.  Chaque fois donc que je m’expose à souligner la nocivité intrinsèque d’une religion où la haine du prochain va de soi je me heurte à un silence …oh ! pas le silence chargé jusqu’à la gueule dont parle un héros de Camus mais un silence ahuri, hébété, stupéfié, presque réprobateur, oui réprobateur. On n’a pas entendu; on a décidé, non, on n’a même pas décidé, abruti qu’on est, de ne pas entendre. Le cas le plus frappant de cette attitude léthargique me reconduit quelque vingt années en arrière (déjà !). Je conversais avec une épicière aux yeux battus, au visage blême ; elle me confia qu’elle dormait mal ; – « pourquoi ? » lui demandai-je ;- « les voisins du dessus, me dit-elle, jouent aux boules en pleine nuit  – qui sont-ils donc, ces galfâtres ? » Alors elle lâcha d’une voix mourante : « ….» ; je commentai tout de go : « qu’est-ce qu’ils fichent donc ici ? » A cet énoncé je sentis se peindre sur les traits fatigués de cette femme une espèce d’épouvante ; elle avait eu du mal à confesser l’identité de ses tortionnaires nocturnes, ma saillie, ma suggestion de renvoyer ces gens-là dans leur pays d’origine la laissaient atterrée. Je vois en elle l’image, le modèle typique du Français standard d’aujourd’hui.

Je reviens sur la métaphore qui a déclenché ce petit pamphlet. Mettre en cause les trois guêpes islamiques les plus venimeuses comme si elles avaient elles-mêmes fait la piqûre, à l’instar de l’ammophile du sphex ou de la scolie, est passablement erroné. Certes un Tariq Ramadan, un Tareq Obrou, un Rachid Houdeyfa  piquent, ils piquent, tant qu’ils peuvent (la piqûre s’appelle la taqîya). Mais la profonde léthargie du peuple français dans son ensemble et d’une notable partie de ses « élites » (mon réflexe : élites ? non, bélîtres) ne s’explique pas, en profondeur, par l’activité des hyménoptères médinois. Ceux-ci opèrent sur un organisme spirituel déjà infecté par la haine de soi et le syndrome suicidaire. Quel remède ? Les allocutions, les conférences, les cours, les livres qui tentent de réveiller un peuple assoupi et asservi ne manquent pas ; voilà trois ou quatre ans paraissait l’ouvrage Violence et Islam du grand poète Adonis ; tout récemment Annie Laurent dont la compétence et la lucidité ne sont jamais en défaut publie  L’islam pour tous ceux qui veulent en parler (mais ne le connaissent pas encore). Riposte sans nul doute à : Comprendre l’islam – ou plutôt pourquoi on n’y comprend rien. Le Dominicain Adrien Candiard, en sa candeur ( ?) ou sa trompeuse casuistique, est un de ces hyménoptères qui, dans l’Eglise même, infectent la conscience du vulgum pecus par le venin  de leurs gloses mi-figue mi-raisin.  Je ne suis pas sûr de comprendre tout l’islam, mais au Coran je comprends quelque chose et même bien des choses, notamment la virulence sectaire qui dès la Fatiha y transpire. Or ce Dominicain enchante les milieux catholiques officiels ; La Croix lui rend hommage ; le succès de son livre, qu’on prétend qui éclaire enfin ( !) la conscience française sur l’islam, est une preuve de plus de la léthargie consensuelle, du consentement léthargique à la dhimmitude par atrophie des facultés critiques. Imaginez  le journal La Croix, dans un généreux souci de vraie controverse, offrant en parallèle au diagnostic du Dominicain Candiard celui du Jésuite Boulad qui, ayant gardé les yeux ouverts et l’intelligence avertie, ayant de surcroît (né en 1931)  un demi-siècle d’avance sur son compère dans la connaissance théorique et pratique de l’islam,  ne s’en laisse pas, lui,  accroire. N’en doutez pas : ce Jésuite, empêcheur de dormir en rond, n’a pas bonne presse dans la Bonne Presse ni en général auprès des autorités ecclésiastiques. Quel remède à cette léthargie ? Comment réveiller un peuple abruti, hébété, privé des réflexes salvateurs de défense ? Quel prince Florimond dessillera les yeux, débouchera les oreilles de notre Belle France à langue de bois dormant ? L’Ammophile (je cite Bergson) happe la tête de sa Chenille et la mâchonne : c’est cela même, le cerveau national a été happé et mâchonné par une guêpe disons salafiste secondée par des idiots utiles.  Nos médias ronflent. Ce libelle n’est qu’un amusement ; le sphex islami que n’ayant point paralysé mes centresnerveux je calme mes nerfs par l’ironie.

POUR EN FINIR AVEC HOMERE

POUR EN FINIR AVEC HOMERE ?

 

 

En cet octobre, selon une tradition qui semble bien établie, des colonies d’étourneaux se rassemblent, le soir, sur les platanes du quai de la Daurade et l’on croirait, au vacarme de leurs pépiements, que grésille dans le feuillage un influx électrique. Je suis, de même (comparaison homérique ?) un arbre de citations, un grésillement, matinal, méridien, vespéral, nocturne, d’aphorismes, de poèmes, de sentences, de fragments du psalmiste, de péricopes évangéliques. J’ai assisté l’an dernier, à pareille époque, à un acte perpétré par je crus d’abord un sagouin je compris par après un employé municipal : armé d’un fusil il mitrailla les platanes et mit en fuite les oiseaux. Ceux-ci il est vrai ne se contentaient pas de bruire, ils caguaient sur le trottoir et le passant recevait d’aventure sur son crâne, chevelu comme celui des Achéens ou chauve comme celui du descendant d’Enée que je suis, l’obole non désirée d’une chiure.

 

L’Iliade travestie : Agamemnon, apprenant en songe qu’il prendra Troie, renverse un pot de chambre : : « Mais son réveil fut la ruine / Du pot contenant son urine / Ce pot sur une chaise était ; / Il chut, quand il se transportait […] / Un valet entra dans sa chambre, / Qui certes ne sentait pas l’ambre. / Il se boucha le nez et dit : / Atride a pissé dans son lit » (II, 43-46 et 55-58).

 

Candide, chapitre XXV : On se mit à table ; et, après un excellent dîner, on entra dans la bibliothèque. Candide, en voyant un Homère magnifiquement relié, loua l’illustrissime sur son bon goût. Voilà, dit-il, un livre qui fesait les délices du grand Pangloss, le meilleur philosophe de l’Allemagne. Il ne fait pas les miennes, dit froidement Pococurante : on me fit accroire autrefois que j’avais du plaisir en le lisant ; mais cette répétition continuelle de combats qui se ressemblent tous, ces dieux qui agissent toujours pour ne rien faire de décisif, cette Hélène qui est le sujet de la guerre, et qui à peine est une actrice de la pièce ; cette Troie qu’on assiège et qu’on ne prend point ; tout cela me causait le plus mortel ennui. J’ai demandé quelquefois à des savants s’ils s’ennuyaient autant que moi à cette lecture : tous les gens sincères m’ont avoué que le livre leur tombait des mains, mais qu’il fallait toujours l’avoir dans sa bibliothèque, comme un monument de l’antiquité, et comme ces médailles rouillées qui ne peuvent être de commerce.

Valéry, un peu plus tard, demandera à Gide : « Connais-tu rien de plus embêtant que l’Iliade ? » Gide répliquera : « Oui, la Chanson de Roland ». Enrique Escobar commente : « Gide sait, et note, que Valéry a tort ». Je sais, et note, que Valéry a raison. Dans son Journal Gide exprime son admiration pour les « six derniers chants « . Les six derniers ! Que fait-il des dix-huit autres ?

 

Il faut courir le beau risque, aujourd’hui, de penser comme Pococurante.

 

Je ne pensais pas, quand je lisais l’Odyssée puis l’Iliade, qu’échauffé jusqu’au rouge par ma lecture j’entrerais dans la lice du séculaire affrontement entre les Anciens et les Modernes et prendrais résolument le parti de ceux-ci, à la façon ou sans la façon de Michel Serres, convaincu que si les poèmes d’Homère ont grâce à leur facture et à leur patine un charme extrême son monde et ses monades méritent au mieux notre indulgence apitoyée, au pire notre répugnance et notre mépris. Cette querelle est de nouveau ranimée : de récents ouvrages homérophiles, signés Marcel Conche, Pierre Carlier, Pietro Citati, Daniel Mendelsohn, Sylvain Tesson, excitent l’intérêt public ; le dernier nommé a eu droit à une série d’émissions estivales sur une chaîne de radio très fréquentée et le sémillant petit livre qui en fut la concrétion a trouvé des milliers de lecteurs. Y a-t-il, par contre, des homérophobes ? S’il n’en est qu’un, ce sera moi. Précisons : dénigrer Homère, ce serait le signe d’un manque de goût atroce, pire, une insulte à la mémoire de l’Humanité ; tout au plus m’est-il permis de douter que l’Iliade soit le « si parfait » poème que prétendait Fénelon ; ce que je mets en cause, je l’ai dit, ce sont ses monades et son monde ; or comment éloigner la suspicion que si monades et monde homériques sont imparfaits l’Iliade et l’Odyssée ne le soient pas aussi ? Je ne juge point, faute de connaissance intime de sa langue, le poète en tant que versificateur et virtuose des tropes – c’est affaire de linguiste, de styliste ; mais je peux juger les comportements d’Achille ou d’Ulysse, d’Athéna ou d’Apollon, de Thétis ou de Calypso tels que le rhapsode les décrit ou raconte ; je peux aussi porter un jugement sur la philosophie ou la théologie (l’une et l’autre entremêlées), et ici en découdre à l’amiable avec Marcel Conche dont la très perspicace analyse laisse toutefois dans l’ombre ce qu’un extrême souci de vérité me force à mettre en évidence, surtout à propos d’Ulysse, contre lui.

   Je devrais dédier cette sorte d’essai brouillon et bouillant qui s’introduit dans mes Entremiens à mon amie Noémi Hepp. De quel savoir eût-elle enrichi, par sa thèse (Homère en France au dix-septième siècle), ma frivole méditation ! Mais j’ai fait de l’aude non sapere, une de mes maximes ; je ne suis pas érudit, l’anachronisme ne me fait pas peur ; ma chronique seule m’intéresse et je rapporte à elle, au petit bonheur, mon butin de lectures.

Homérophobe parce que chrétien ? Ce n’est pas en blasphémateur que Montaigne admet Homère parmi les « plus excellents hommes », que Fénelon voit dans l’Iliade un poème « parfait » ; c’est sans porter ombrage à sa foi chrétienne que Boileau, partisan résolu des Anciens, compose son odelette « Quand, la dernière fois, dans le sacré vallon,
La troupe des neuf soeurs, par l’ordre d’Apollon, 
Lut l’Iliade et l’Odyssée… ». Par contre l’abbé d’Aubignac soutenant qu’Homère « n’est pas un bon poète » se sait passible d’anathème. Il me semble bien qu’un bon catholique, au « grand siècle », se doit d’être homérophile. La situation spirituelle aujourd’hui est tout autre : l’effondrement du catholicisme produit en France des résurgences de paganisme. (Dans une terre mal cultivée, un jardin en friche, un sol pauvre prospèrent les mauvaises herbes et les fleurs parasites). Platon chassait Homère de sa république idéale. Dans notre démocratie atteinte de virose le monde et la philosophie d’Homère deviennent des substituts souhaités de l’Evangile. L’homérophilie, couplée avec l’homophilie, l’islamophilie et quelques autres philistinismes dont je n’ai cure, n’entre plus parmi les agréments d’une société policée où l’Eglise exerçait une police des consciences mais s’ajoute à l’armement des détracteurs de la religion fondatrice de la France et de l’Europe. La bonne nouvelle d’Ulysse supplante la bonne nouvelle du Christ ; eüs, qu’on rencontre dans l’Iliade, avec ses connotations de gravité, de bonté, de qualité essentielle (je pense selon ma pente à Eus, village en espalier du Bas-Conflent !), serait (je m’amuse à le suggérer) grâce à sa vertu phonique et littérale non moins que sémantique l’épithète propre à nous distraire de Jésus. Marcel Conche, si intéressé à imaginer une philosophie de l’Iliade, se donne pour un matérialiste soucieux de guérir ses disciples, autant qu’il se peut, de l’illusion religieuse ; la religion d’Homère lui plaît en ce que n’y croire pas, c’est défalquer discrètement de ses épopées les dieux qu’il y injecte ; suffit d’en faire les acolytes ou servites du Destin. Je ne crois pas plus que Conche aux dieux homériques ; je crois, au contraire de Conche, au Dieu d’Abraham d’Isaac et de Jacob. Quoique puissent imaginer à mon propos des sceptiques, nihilistes ou agnostiques à l’intelligence courte, il m’est loisible – c’est même un article de doute que j’insère dans ma profession de foi – oui, il m’est loisible de considérer le cas où le christianisme aurait finalement, à brève échéance, fait long feu, mais ce qui me paraît absolument hors de doute, c’est que le monde chrétien, le monde des monades chrétiennes, je ne dis pas dans ses réalisations et leurs réalisations, jusqu’aujourd’hui discutables, mais tels que les ont souhaités le Christ et les premiers apôtres, représentent un niveau d’humanité très supérieur à tous égards au monde et aux monades homériques.

Le prouver n’est pas mon intention. J’en ai acquis la certitude peu à peu, au fil de la lecture ; l’Odyssée m’a d’abord charmé, ne m’a  écoeuré que dans les derniers chants. L’Iliade dans mon histoire personnelle lui succédait : le massacre des prétendants devenait pour moi le prélude à des orgies de ventres et de cervelles crevés. J’ai alors, m’adjoignant au trio du tribunal d’Enfer, prononcé mon jugement : les héros d’Homère, un cheptel de brutes tribales, dignes recrues pour Daech.

 

Pichenettes à Nietzsche

 

 

. Je préfère un périple à une panoplie. Cependant je taquine Camus de longue date sur son choix d’Ithaque, donc d’Ulysse, à la fin de L’Homme révolté. L’Odyssée se termine mal : ce héros dont Camus voudrait naïvement faire le parangon de la vie bien tempérée se signale dans les derniers chants par un horrible massacre. J’écrivais naguère à Yves me le recommandant de préférence aux m’as-tu-vu de l’Iliade qu’Ulysse eût mieux fait de rester auprès de Calypso, d’y goûter paisiblement les charmes de l’immortalité et de la vénusté ; Antinoüs eût épousé Pénélope qui se fût enfin consolée de la perte de son époux. Les derniers chants du poème sont un théâtre de la cruauté non moins horrible que l’Iliade ; et la victoire impitoyable du maître de maison aidé de son fils sur les prétendants, quand on considère leur nombre, passe toute mesure et toute vraisemblance; Athéna chaque fois qu’il le faut détourne les coups : puérile intervention divine en faveur d’un massacre. Enfin le dernier chant me paraît aussi bousillé que les prétendants viennent de l’être ; il n’y manque pas un ultime massacre, comme si les auditeurs de l’aède, aujourd’hui lecteurs émoustillés, avaient encore soif de sang : le père d’Antinoüs pour venger son fils mort ameute une troupe de contribules ; le vieux Laerte, tout décrépit qu’il est, l’abat ; son fils et son petit-fils auraient taillé en pièce toute la troupe si ne les arrêtait un cri d’Athéna ; par un tour de passe-passe fantasmagorique la concorde est aussitôt scellée entre les deux partis, conclusion abrupte qui me rappelle la finale « ils se marièrent et furent heureux » des contes pour enfants ou romans à la Zénaïde Fleuriot. Ulysse jouit, dans la littérature universelle, d’un incomparable prestige ; son intelligence, voire sa virtuosité de menteur, sa nostalgie, ses vagabondages, son ancrage en font une sorte de type idéal ; il l’était, le note Nietzsche, pour les Grecs de la grande époque ; il l’est, sous l’une ou l’autre facette, pour les Européens depuis du Bellay jusqu’à Apollinaire, depuis Rabelais sous couvert de Panurge jusqu’à Joyce en son Ulysse parodique ; il l’est – je le répète – pour Camus au terme de son Homme révolté, il l’est aussi dans les dernières pages de L’opéra fabuleux d’Audisio. Je ne peux oublier qu’il a droit dans la Divine Comédie à un traitement exceptionnel qui, dans l’après coup de mon regard instruit par Léon Bloy sur les grandes œuvres et les grands aventuriers, en ferait un précurseur de Christophe Colomb. Mais Dante, en parfait catholique, l’a placé en enfer, dans les malebolge, parce qu’il fut un fourbe, un conseiller frauduleux. Il y expie, nous dit Virgile,  « l’embûche du cheval artisan de la brèche » –l’aguato del caval, che fe’ la porta -, aussi (et auparavant selon la chronologie) « la fourbe pour laquelle Déidamie morte se plaint encore d’Achille » – l’arte, per che morta Deidamia ancor si duol d’Achille : ces deux roublardises ont pour conséquence d’abord l’entrée en lice du plus redoutable des guerriers achéens et un paroxysme de massacres, puis l’infiltration perfide dans la cité haïe et son immonde sac, préludant à l’hécatombe que fera Ulysse, dix ans plus tard, des prétendants. Mais il est une saloperie pire encore à mon estimation, parce qu’elle n’est motivée que par une rage de vengeance : Troie est prise, la guerre est finie ; le vent porte Ulysse au pays des Kikones, alliés d’Ilion : « là, je pillai la ville et tuai les guerriers et lorsque sous les murs on partagea les femmes et le tas des richesses, je fis si bien les lots que personne en partant n’eut pour moi de reproches » ; le salaud s’octroie un satisfecit !

Dante n’a donc pas triché, biaisé, mitigé, atténué, attiédi : l’Ulysse qu’il admire n’est pas le geignard héros du retour à Ithaque mais l’audacieux transgresseur des colonnes d’Hercule dont il s’improvise le romancier. L’Ulysse de la fiction homérique, il l’assigne à la huitième infernale bolge. Tel ne sera pas le jugement de Nietzsche, interprète patenté, croit-il, de l’idéal grec. Je cite l’aphorisme 306 d’Aurore : « Qu’est-ce que les Grecs admiraient en Ulysse ? Avant tout la faculté de mentir et de répondre par des représailles rusées et terribles ; puis d’être à la hauteur des circonstances ; paraître, si cela est nécessaire, plus noble que le plus noble ; savoir être tout ce que l’on veut ; la ténacité héroïque ; mettre tous les moyens à son service ; avoir de l’esprit – l’esprit d’Ulysse fait l’admiration des dieux, ils sourient en y songeant – tout cela constitue l’idéal grec ! Ce qu’il y a de curieux dans tout cela, c’est que l’on ne sent pas du tout la contradiction entre être et paraître et que par conséquent, on n’y attache aucune valeur morale. Y eut-il jamais des comédiens aussi accomplis ? »

Nietzsche ne se sent pas à l’aise dans le monde dogmatique de Dante. « Dante : ou l’hyène qui versifie sur les tombes ». C’est un joli trait d’esprit, et une ineptie. (Nietzsche aura-t-il imaginé que son Zarathoustra l’emporte sur La divine Comédie ? Je crains que oui, c’est à crever de rire).

Les Grecs. Ce les expéditif trahit une culture à la grosse qui a décidé d’étendre indûment à tous les Grecs une appréciation qui au mieux concerne les Grecs nietzschéens. Tous les Grecs étaient-ils nietzschéens ? Ce n’est pas si sûr.

Ulysse ment. Admirable parce que menteur. A l’évidence je sens comme Dante, je suis chrétien. Satan est le père du mensonge. Ulysse est aux enfers, et il y est presque dans les trente-sixièmes dessous, parce que fieffé menteur. Dante a raison, Nietzsche a tort, et les Grecs qui auraient aimé Ulysse parce que menteur ont droit à mon mépris.

« Représailles rusées et terribles » : j’ai déjà dit ce que doit dire tout être de bonne extraction, chevaleresque, généreux, ennemi du ressentiment, sur le massacre des Kikones. Existaient-ils des Grecs assez ignobles pour approuver cette tuerie ? Le massacre des prétendants, quoiqu’il soit un cas de force majeure, n’est guère moins répugnant.

Est-il toujours « à la hauteur des circonstances » ? Quand les Kikones de l’intérieur accourent pour venger leurs compatriotes lâchement occis, c’est la débandade : « nous fuyons », avoue Ulysse, « le trépas et le sort ». Pris dans la tempête (au chant V de l’Odyssée) il « sent ses genoux et son cœur se dérober » : c’est la frousse. Par ailleurs je ne me fatiguerai pas à énumérer les circonstances où ce n’est lui, mais la déesse aux yeux pers qui est « à la hauteur ».

« Savoir être tout ce que l’on veut » ? Paroles en l’air. Ulysse n’est rien qu’Ulysse, forme signée, destin assigné. Savoir vouloir tout ce que l’on est me semble plus pertinent. Les autres formulations de l’aphorisme sont moins contestables ; je les quintessencie en ceci : savoir paraître tout ce que l’on veut paraître. Telle est la mètis, la ruse intelligente où, paraît-il, les Grecs excellèrent et essaient encore d’exceller – je puis me ramentevoir, l’été         196., une négociation quelque part en Attique avec une logeuse matoise. On discutera de la mètis biblique, inaugurée en Abraham : ce n’est pas ce qui fait le plus d’honneur à ce héros de la foi. Je préfère dire avec Jésus : « c’est oui, oui ; c’est non, non », ou avec Spinoza : « un homme libre n’agit jamais par ruse (dolo malo), mais toujours de bonne foi ». Ulysse, pour des hommes instruits par l’Evangile ou par l’Ethique, est un «comédien accompli » – je le veux bien ; n’ est qu’un comédien accompli, et cela le tient fort au-dessous du moindre des enfants de Dieu ou des princes de l’esprit. Mais en Ulysse homme de prouesses guerrières, nautiques, érotiques et sophistiques, l’écrivain Nietzsche se représente lui-même en ses ruses d’écriture, en sa stratégie littéraire de rendre indiscernables l’être et le paraître ; il a excellé, en effet, à disposer un jeu de miroirs tel qu’on ne peut nulle part surprendre son vrai visage.

Il y a tout de même une lacune dans le portrait brossé par l’aphorisme 306 : Ulysse est aussi, peut-être même d’abord, une masse de muscles, un des forts en poigne et en gueule du poème homérique. Quand il s’agit de répondre au défi d’Hector, plusieurs Argiens se présentent, Ulysse est l’un d’eux. En mainte occasion il prouvera qu’il est très doué pour la bagarre, et au finale se montrera tireur d’élite comme pas deux. Nietzsche camoufle ce don de nature, et pour cause : il est lui-même, quand il écrit Aurore, convalescent et ne sera plus désormais qu’en état de convalescence. Je ne peux lire l’Iliade sans y buter à tout moment sur non l’orgueil mais la grosse, la grasse vanité de ces fiers-à-bras qui ont volontiers le verbe haut ; Diomède notamment, guerrier di primo cartello, est un fort en gueule ; si j’eusse usé de vulgarité, je l’eusse surnommé « Merde de dieu ». Ils s’excitent, se défient, se ruent, se démènent, se déchaînent, tuent avec frénésie et dans leur exaltation méprisent le vaincu : l’apogée, si j’ose dire, de cette sale exaltation se découvre quand Achille ayant abattu Hector insulte et souille le cadavre. (La rixe, en Sorbonne, entre étudiants de « gauche » et de « droite », à laquelle par mauvaise fortune il m’arriva une fois ou l’autre non de participer – grands dieux ! – mais d’assister, était une piètre Iliade aux petits pieds). Les lecteurs les plus habilités à lire l’Iliade ne sont pas les sorbonnagres mais les bédouins de Mahomet, continués aujourd’hui par les islamistes d’Al Qaïda, Al Nosra ou Al ce que vous voudrez. Adeptes d’une religion brutale, close, vindicative, bornée. La vérité de ce monde homérique c’est, dans l’Iliade même, Thersite qui la déclare ; mais Thersite y joue un rôle méprisable ; il est l’anti-héros, l’anti-Ulysse, laid et lâche, objet de dérision et passible de horions. Je ne doute pas que les Grecs de la belle époque n’aient jugé cet homoncule avec la même cruauté méprisante que le prince d’Ithaque. Mais nous sommes chrétiens, nous le sommes depuis tant de générations que les plus apparemment réfractaires, par comédie ou perfidie, à la foi chrétienne ont acquis – Nietzsche même en convient – un degré de raffinement spirituel ignoré d’Homère sans doute et de ses personnages assurément. Thersite, dans le théâtre de Shakespeare, n’a pas meilleure apparence que dans le poème homérique (où l’on constate qu’une fois mis en scène et mis à mal il disparaît corps et bien) mais il y prend la parole, quitte à se faire rosser, à plusieurs reprises et dit aux bravaches épiques, Agamemnon ou Ménélas, Achille ou Ajax, leur fait, c’est-à-dire leur fatuité et leur faiblesse mentale. Troïlus et Cressida est une œuvre ambiguë, mi comique mi dramatique, dont aucun Grec n’eût été capable. Sur cette œuvre Nietzsche s’est tu, et je vois bien pourquoi : se risquer à un éloge de Thersite excédait son tempérament de kshatriya en chambre. Plus hardie, éprise de vérité, Simone Weil, dans sa belle méditation sur l’Iliade, reconnaît par deux fois que Thersite dit vrai. Elle aurait pu dire des héros de l’Iliade ce qu’elle a dit d’Alexandre, que seule une âme basse les pourrait admirer de toute son âme. Non, je n’aime de toute mon âme ni Agamemnon ni Achille ni Diomède ni (que Dante me pardonne) Hector ou Enée, grandeurs de chair, ni même Ulysse, grand de chair et d’esprit (d’un esprit confiné dans la mètis et qui ne doit qu’au chrétien Dante d’être un aventurier de la connaissance). J’approuve Thersite, je répète avec lui que la grande épopée de la guerre de Troie a pour cause minuscule une putain et un cocu –« all the argument is a whore and a cuckold » – et il me plaît avec lui de voir en Achille l’idole des adorateurs d’idiots – « idol of idiot worshippers ». Le chrétien Shakespeare ouvre la voie aux parodies et caricatures de Daumier ou d’Offenbach. De celui-là je contemple avec une jubilation inénarrable le portrait de Ménélas au gros bide ramenant dans le droit chemin une horrible fatma ; de celui-ci me désopile le couplet des rois, les éjaculations successives et grotesques du « bouillant Achille », de « l’époux de la reine » et du « roi barbu qui s’avance ». Sans doute le souvenir puis la réécoute de ce couplet bouffon m’ont-ils décisivement rendu allergique à la grandeur épique de l’Iliade mais je ne m’en dédis ni ne m’en repens. Il faut dégonfler ces baudruches guerrières : le ventre proéminent de Ménélas comme l’a dessiné Daumier exige qu’on le mette en perce ; à cela pourvoirait l’épée sanglante dont le dote le caricaturiste. Ces bravaches veulent la gloire, Achille est même célébré pour l’avoir préférée à une longue et paisible vie. Je l’en blâme. Ils se leurrent tous. Ils sont tous à la merci d’Homère, leur gloire est dans la dépendance de celle de l’aède, sans celui-ci elle serait, comme leur cadavre, tombée en poussière. Le chrétien Montaigne leur infligerait que « c’est à Dieu seul que gloire et honneur appartiennent ».

Je ne me dissimule pas que le moindre de ces forts en gueule – ce fut hier, comparable à la prise de bec d’Agamemnon et Achille, l’empoignade à l’aéroport d’Orly des rappeurs Booba et Kaaris – me flanquerait aisément une raclée. L’un de ces deux-là aurait déclaré : « je ne crains aucun individu marchant sur deux pattes » ; cette fière déclaration pourrait être soussignée par Agamemnon, Diomède, Ajax, Achille … Booba-Diomède, Kaaris-Achille … Le nombre de bravaches qui auraient laissé dans l’Histoire, si l’Histoire en avait pris note, des proférations de cette espèce, je le présume énorme. Même moi, petit format, petite prestance, petite bravoure, je me rappelle des occasions où emporté par la fureur je me sentais un Rigoulot ou un Tarzan ; j’étais alors, à titre provisoire, une éruptive grande gueule, de mon poing j’aurais mis k.o. mon compatriote Marcel Cerdan. C’est un fait que le plus débile des myrmidons (je ne parle pas d’Achille et de ses contribules) peut se croire, dans des moments d’effervescence, invulnérable. C’est un autre fait, celui-là plus effectif, que le don pugilistique n’a pas été également réparti à tous les individus marchant sur deux pattes. L’Iliade impose au fil du récit la précellence des surdoués et la vaine combativité des seconds rôles dont le nom s’éclipse aussitôt dans le sang ou l’insignifiance. Y a-t-il dans l’Iliade un héros qui compenserait son infériorité physique par son astuce ? Je n’en vois point. Nul Jacob, nul David dans la guerre de Troie. Jacob n’ignore pas qu’au pugilat il serait battu par son frère, et que pourrait David contre le massif Goliath ? Ce sont l’un et l’autre des artistes de l’évitement. Je crois jusqu’à cette heure avoir agi de pareille manière. Combien de fois me suis-je épargné une confrontation violente où j’aurais eu le dessous ? Y penser me réjouit. Mes virtuels vainqueurs sont sans doute tous en bière et je suis vivant. Lecteur de Mars ou la guerre jugée, lecteur du Grand Troupeau j’aurais tendance à considérer que le seul vainqueur est celui qui s’en tire : « je suis encore vivant », le mot ultime de Caligula dans le drame de Camus, me paraît pointer la vraie gloire, l’unique gloire mondaine ; Giono l’a énoncé en une formule adamantine qui fait écho à celle du dramaturge : « il n’y a qu’une seule gloire, c’est d’être vivant ». Rescapé de la formidable boucherie 14-18 il parle en connaisseur. La désertion n’est pas glorieuse mais mourir au champ qu’on dit d’honneur ne l’est pas non plus, ou c’est un fantôme de gloire dont on habille une ombre d’homme. On ne sait pas, dans l’Iliade, ce que devient Thersite après sa pitoyable prestation du chant II ; sa lâcheté le déshonore mais lui aura été concédée, au moins sur le mode de la réticence, la gloire d’être vivant. Dans une épopée subséquente il se comporte de façon ignoble avec Achille qui le tue à coups de poing. Que n’eût-il été instruit par Montaigne : « En quelque manière qu’on se puisse mettre à l’abri des coups, fût-ce sous la peau d’un veau, je ne suis pas homme qui y reculasse ». Cette astuce, Ulysse, tout vaillant qu’il est, dans l’Odyssée y a recours– c’est sous une peau de brebis – pour échapper à la fureur du cyclope. Il agit alors en rusé. Mais il aura eu son moment de lâcheté – du moins Diomède le taxe-t-il ainsi – quand les Danaens tous en corps cèdent à la panique. La vérité intus et in cute, c’est universellement, chez les braves comme les lâches, sauver sa peau. Achille est glorieux, de la gloire fugitive, débile, mendiante de bravos qui est la gloire à hauteur, c’est-à-dire à bassesse d’homme, tant que ses prouesses lui valent d’abattre l’ennemi, et son triomphe sur Hector le hisse sur le plus haut pavois ; mais quand il est tué (lâchement) par l’ignoble Pâris, sa gloire avec lui s’effondre, et c’est Pâris qui l’emporte enfin puisqu’il est, au terme de l’Iliade, encore vivant. Les braves se croient invulnérables tant que les cuirasse leur colère : « je ne crains aucun individu marchant sur deux pattes » …L’imbécile ! Diomède, Ulysse, Achille, Ajax, Hector sont des imbéciles de même calibre. Simone Weil dans sa belle méditation l’Iliade ou le poème de la force a bien souligné la misère humaine, dont nul homme n’est sauf, et comment elle est camouflée par le « secours de l’illusion, de l’ivresse ou du fanatisme », « l’armure d’un mensonge ». Qu’Ulysse, en un moment critique, se soit montré aussi lâche que Thersite ne peut, dans le chant VIII où cela paraît, servir de leçon, car la brève apostrophe de Diomède n’est qu’un friselis sur le courant épique, mais il est loisible d’y surprendre chez Homère l’intuition que la force n’est jamais qu’une faiblesse camouflée. Cette faiblesse se découvre çà et là, au gré des provocations : quand Hector au chant VII propose un combat singulier entre lui-même et quelqu’un des preux Panachéens, ceux-ci sont saisis de crainte et rabroués par Ménélas : «vous dont chacun demeure assis là, tel qu’il est, sans honneur ni courage ». Il est licite d’énoncer, fort de Simone Weil, femme forte s’il en fut sans le secours de l’illusion de l’ivresse ou du fanatisme, qu’il n’y a pas de braves qui n’ait physiquement ou moralement son talon d’Achille. Je vois au siècle dernier un héros qui se fût mesuré sans effroi aux héros d’Homère et l’eût peut-être emporté ; il aurait peut-être pu Achille en combat singulier, l’emporte sur lui en gloire : c’est Ernst Jünger. L’homme des orages d’acier s’en tire mieux que l’homme des rixes de bronze. Non seulement Jünger est encore vivant à la fin du grand casse-pipe 14-18 ; il persiste à vivre, sans qu’aucun Pâris ne le sabre, jusqu’à sa cent-troisième année, peaufinant sa gloire par examiner la guerre « comme expérience intérieure » et ne dédaignant pas les bénédictions de la paix. Mais Jünger est nietzschéen, donc pagano-chrétien, donc infiniment plus intelligent que les grandes gueules homériques. Je reviens au petit personnage que je me pique d’être : ni de bronze ni d’acier paré remparé. Je me sens, d’atavisme et d’instinct, un être fragile, menacé, peu confiant en ses muscles. Je répète, un myrmidon, au sens péjoratif. Eussé-je dû me confronter, j’espère que je n’aurais point failli. Mon Ange gardien m’a préservé. Je n’ai pas eu besoin de me mettre sous la peau d’un veau ou une toison d’ovin (comme Ulysse) pour sauver ma peau, jusqu’à ce jour d’octobre 2018, en ma quatre-vingt cinquième année …Encore là, vilain ? Eh oui, telle est ma gloire et en ce monde elle me suffit! « Qu’est-ce que les Grecs admiraient en Ulysse ? »….

 

 

…Pour en débattre avec Sylvain Tesson …

 

J’entre rarement dans la librairie Ombres blanches. C’est un mauvais lieu, où je me fais kidnapper ce qui me reste de confiance en moi par une ribambelle de bouquins dont je suis sûr qu’ils ont pillé mes idées et même raflé ma manière d’écrire. Ecrire après Auschwitz ? demandait assez naïvement Adorno. Ecrire après qu’on s’est fourvoyé à Ombres blanches ? Mais autant s’interdire la copulation parce que le commun copule. Je suis entré à Ombres blanches, l’autre jour, dans la pensée que j’y trouverais peut-être un ouvrage dernier cri sur l’épopée homérique. En effet un présentoir exposait diverses publications sur la Grèce antique, parmi lesquelles Un été avec Homère, signé Sylvain Tesson. L’auteur – il me faut le dire – par son style de vie s’appareille à Ulysse, avec cette différence, tout à son avantage, qu’il est un Wanderer par choix, qu’il se risque volontairement dans les régions les plus excentriques du monde et se livre à de périlleuses excentricités de toit, voire même de Soi. Je veux souligner par là que s’il me fait penser à Ulysse, ce n’est pas à celui d’Homère mais à celui de Dante en son parti pris d’anticiper (sans le savoir) Christophe Colomb. Fort éloigné de la foi chrétienne Sylvain Tesson s’accomplit toutefois sur une planète où a été plantée la croix, avec elle suscités un autre espace mental et spirituel, une autre configuration des choses que ceux, fort limités, où le roi d’Ithaque pouvait se mouvoir. (Ce n’est pas Athènes, mais Jérusalem, c’est le judéo-christianisme qui a permis par le vrai Dieu et la science ouverte le kath’olon et par là une démesure dont les Grecs n’avaient pas l’idée). Je rends donc hommage à Sylvain Tesson, et me sens, comparé à ce bourlingueur, un sédentaire apeuré, mais il me semble que je porte sur les héros homériques un regard plus distant, plus pénétrant, plus critique et – tant pis si je me vante – plus perspicace enfin que le sien.

« Nous sommes les enfants de notre paysage » : comme Durrell dit vrai ! L’Homère de Sylvain Tesson est l’enfant de son séjour d’un mois sur l’île de Tinos. Tinos fut pour lui une Circé, une magicienne : elle lui a par enchantement changé l’Iliade et l’Odyssée en « chanson d’amour ».La phrase princeps de la quatrième de couverture énonce calmement que ces poèmes « chatoient la lumière, l’adhésion au monde, la tendresse pour les bêtes, les forêts – en un mot, la douceur de la vie ». Notre paysage est ce qu’est notre âme ; notre lecture aussi. On ne parle jamais que de soi-même : Un été avec Homère est un été avec Sylvain Tesson.

Il n’est pas un mot de cette énumération qui résiste à un constat scrupuleux, que l’on ne doive contester. La lumière ? Eh bien, le soleil se lève, se couche plusieurs fois dans ces quarante-huit chants, je le concède ; je ne me fatiguerai pas à relever toutes les occurrences mais je suis sûr de ne pas me tromper si sa clarté y est très circonscrite ; j’ouvre au hasard le chant IX de l’Iliade, je n’y vois, en fait de chatoyante lumière, que, pressentie, « la belle Aurore aux doigts de rose » – c’est un artéfact littéraire, un poncif.

L’adhésion au monde ? Où est-il, le monde ? Dans l’Iliade, on n’y adhère pas, on s’y maintient tant bien que mal dans la vivacité du combat ou bien l’on s’y unit étroitement à l’état de cadavre ; dans l’Odyssée le malheureux héros a trop à faire pour sauver sa peau, son adhésion au monde est le brut vouloir-vivre, le minimal persévérer dans son être.

Tendresse pour les bêtes ? Ici j’éclate d’un rire olympien. J’ai porté à la fréquence d’un réflexe conditionné mon haut-le-cœur chaque fois qu’en hommage à une divinité on sacrifie, éventuellement par hécatombe, des bovins ou des ovins. Rien ne me dégoûte plus, chez Homère comme dans la Bible ou l’Enéide, que ces massacres perpétrés sans jamais la moindre touche d’émotion. Et comme je préfère le psalmiste –« Tu n’as pas voulu de sacrifice …Tu n’as pas demandé d’holocauste » – Osée –« c’est l’amour qui me plaît et non le sacrifice » -, Paul exigeant « les sacrifices spirituels » ! C’est la cruauté pour les bêtes, et non la tendresse, qu’exhibent les poèmes homériques.

Tendresse pour les forêts ? Sur l’indication de Calypso Ulysse, muni d’une hache aux deux joues affûtées, dévaste une « futaie d’antan » : pas l’ombre d’un souci écologique chez cet exterminateur ! Déjà le puissant Agamemnon, pour les funérailles de Patrocle, avait ordonné un énorme abattis de chênes sur les flancs de l’Ida. Tendresse ?

Enfin « la douceur de la vie » : ah ! je me demande éperdument où, quand, comment on se la coule douce dans Ilion, dans le camp achéen, quand, où et comment Ulysse, en proie aux tempêtes, au Cyclope, aux Sirènes, enfin aux prétendants, savoure la dolce vita. C’est Sylvain Tesson, je le répète, qui la goûte sur son pigeonnier vénitien face à Mykonos.

Je vois donc le monde homérique comme un monde qui serait admirable en effet, où la joie de vivre serait sertie de beaux sites, de beaux rites et de belles circonstances, si les hommes ne le ne la dégradaient pas par leurs vices et les désastreuses conséquences de ces vices. Sylvain Tesson assure que la géographie d’Homère « est la tendre scène qui porte la ronde de nos vies ». Je continue d’être effaré : tendre scène, le théâtre d’opérations de l’Iliade ? Tendre scène, le périple d’Ulysse ? La « rondeur des jours », c’est-à-dire de nos vies, ce n’est pas Homère qui me l’évoque, c’est Giono.

 

Le titre pétard pour en finir avec Homère m’est advenu non dans une calanque du Péloponnèse ou sur les hauteurs d’une île des Cyclades, mais à l’altitude balsamique de la Cerdagne. Je poursuivais dans ma chambre de l’hôtel Carlit à la faveur des longues soirées de novembre, la lecture de l’Iliade ; l’énorme bouffonnerie de ces héros occupés à s’entre-détruire m’induisait en humeur blasphématoire. J’éjaculai quelques notules : lire l’Iliade suscite un ennui épique ; meilleur ô combien serait ce poème si on l’échenillait de ses bagarres, si on le soulageait de ses monotones empilements de cadavres, si on y effaçait l’itérative et ridicule revendication de « gloire » de ces agités de l’épieu pour n’en retenir que les chatoyantes métaphores par lesquelles le poète compare leurs façons d’agir et de pâtir à des phénomènes naturels, des comportements de bêtes ou des péripéties de la vie ordinaire. Je ressassais – ressac cérébral –le fameux vers de Ronsard : « je veux lire en trois jours l’Iliade d’Homère », exploit qui dut, je le présume, se borner à cette fanfaronnade. Enfin je décrétai qu’il n’y a pas de héros dans l’Iliade mais un héros de l’Iliade : pas de héros par la raison que ces bretteurs sont tous saisis par la transe collective, forcés, stimulés par leurs dieux ; un héros, pour autant que l’Iliade est attribuable (ainsi que l’Odyssée ?) à un seul auteur, et c’est Homère. Un héros, une gloire. « Par les Muses seulement L’homme est exempt de la Parque » : Malherbe parle d’or. Les Agamemnon, Ménélas, Diomède, Ajax, Hector, Achille, Nestor, Enée et tutti quanti, poussière de noms à la merci de l’aède sans lequel ils ne sont rien. « Le nom », remarque Montaigne, « ce n’est pas une partie de la chose ni de la substance, c’est une pièce étrangère jointe à la chose, et hors d’elle ». Aussi pour en finir avec Homère, locution qui par fronde frivole trahirait mon impatience à endurer la lecture de milliers de vers de rififi, doit s’entendre non du poète lui-même, dont la gloire est, tant qu’il y aura des hommes épris de littérature, invulnérable, impérissable, mais du monde et des monades dont se font ses poèmes, du captieux chatoiement dont on pare ce monde et qui n’est qu’un chatoiement formel, du prestige qu’exercent   ces monades et qui ne se soutient que du génie de l’aède, prestige qui sans ce génie ne serait rien, n’est rien. Faut-il le dire plus succinctement ? J’admire Homère, j’admire l’Iliade et l’Odyssée, je n’admire ses « héros », ses « preux » ni dans leur fougue guerrière ni dans leurs ordinaires façons de vivre : pauvres mecs ! Je suis très heureux d’être Français en l’an 2000 et je plains sincèrement le mauvais lot des Achéens ou des Troyens de l’an moins 1200.

Sylvain Tesson procède par très courts chapitres. Il se rend ainsi très lisible. C’est, sur les textes d’érudition, un grand avantage que d’écrire d’une plume alerte et concise. Je lui sais gré d’avoir lu Homère pour de vrai en trente jours avec un enthousiasme comparable à celui pour de faux de Ronsard en trois jours. Ah ! Eussé-je son talent, je poursuivrais mon examen ironique-critique de l’Iliade et de l’Odyssée sur le mode du libertinage mental, produisant des tessons d’aphorismes au gré de mon humeur et de mon humour du moment. « Homère », écrit-il, « permet d’économiser l’abonnement à la presse ». Bravo ! Péguy déjà : « Homère est nouveau ce matin, et rien n’est plus vieux que le journal d’aujourd’hui ». Ne pas lire le journal : hygiène mentale. Valéry se l’enjoignit. (La dernière fois que j’ai acheté un journal, voilà six mois, c’était à l’instigation de mon ami Lucien M., pour une immonde photo du Monde). Certes il vaut mieux lire Homère que la presse, Tesson que le Time. Mais le journaliste (Gilles Denis) qui cite ce propos subversif (ô combien salubre !) s’écrie : « combattre ça avec vigueur ». Pensez ! Que deviendraient-ils, lui et ses congénères, en cas de crise des abonnements ?

Donne-nous chaque jour notre ration d’Homère, Seigneur, délivre-nous du Monde quotidien,

Thersite

           C’est à lui que spontanément j’en reviens, au risque de radoter. Tant pis ! Je sens en Thersite un alter ego. « Pour commencer avec Thersite » pourrait être un sous-titre de substitution au spécieux « pour en finir avec Homère ». J’ai déjà souligné, me semble-t-il, que Thersite, simple soldat, apparaît au chant II où il tient des propos défaitistes et se fait rosser par le capitaine Ulysse. Puis c’en est fait, il ne sera plus une seule fois question de lui ni dans l’Iliade ni dans l’Odyssée. Il faut comprendre qu’il est le repoussoir absolu de l’héroïsme, l’homuncule infâme, exclu de la glorieuse compétition. Il est le faire-valoir de tous les autres, ces bagarreurs qui, Agamemnon en tête, ont parfois une défaillance mais houspillés par un camarade ou insufflés par un dieu se reprennent et se re-ruent. Thersite est un faible, un lâche ; de surcroît laid de pied en cap, querelleur et poussant, au contraire des vociférations d’un Diomède, des cris aigus. Achille et Ulysse, qu’on peut dire les deux protagonistes d’Homère, l’ont en horreur. Il est donc, aux origines de la littérature occidentale, excellemment l’anti-héros. Cependant la mercuriale qu’il inflige à Agamemnon en sa courte tirade, se moquant du grand chef plein aux as et cousu de femmes, lui reprochant d’avoir dépouillé Achille de sa part d’honneur, est d’une admirable justesse ; elle est, environ trente siècles avant les mouvements modernes de révolte ou de révolution, le cri du prolétariat ; j’aurais aimé qu’au monarque Louis XIV, lui aussi cousu de femmes et scandaleusement dépensier, quelque paysan de la Garonne lançât de telles invectives et que le Duc de Saint-Simon les ait rapportées dans ses Mémoires. Thersite se fait tancer aussitôt par Ulysse qui l’accuse de parler comme un sot. Mais le sot, ici, c’est bien l’homme aux mille ruses, c’est bien le roi Ulysse qui use de son pouvoir régalien pour accabler un malheureux en la circonstance plus éclairé que lui ; les Achéens font chorus : plèbe massifiée, idiote, soumise au Chef. Comment n’estimerais-je pas Thersite intellectuellement supérieur à ces coagulés ? Simone Weil a l’honnêteté de reconnaître qu’il parle d’or. Mais elle omet de dénoncer le truquage : il faut pour que ça fonctionne bien dans l’épopée que les héros soient tous (ou presque) beaux et vigoureux et que l’anti-héros soit laid et faible. Je regrette que la mercuriale de Thersite ne soit pas confiée à Ulysse, lequel en cette scène n’a pas, sauf à castagner, le beau rôle. Mais si Thersite l’anti-héros avait les moyens physiques d’Ulysse, l’Iliade serait cul par-dessus tête, le monde homérique c’est-à-dire païen, renv        ersé. Le chrétien Shakespeare est plus fin qu’Homère. Thersite, dans Troïlus et Cressida, est loin d’être un beau jeune homme mais il n’est pas relégué dans un coin de la scène, intervenant une fois puis condamné à une éclipse totale ; il revient, jusque dans le dernier acte et l’on a beau le rabrouer ou le tancer, il n’en dit pas moins aux héros leur quatre vérités. Je pique dans sa première intervention quelques-unes de ses féroces saillies : Agamemnon ne vaut pas un clou ; Ajax n’a pas plus de cervelle que Thersite en a dans son coude, il « porte son esprit dans son ventre et ses boyaux dans sa tête ». Achille lui-même a droit à son paquet-cadeau: «  a great deel of your wit too lies in your sinews » – « tu as toi aussi une grande partie de ton esprit dans tes tendons. « Hector attrapera grand chose s’il fend le                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                       crâne à l’un de vous deux ; autant vaudrait croquer une noix pourrie et vide ! » ; à l’acte V enfin le héros des héros est traité par l’anti-héros d’ « idol of idiot worshippers » – «idole des adorateurs d’idiots ». Sur le mode de la bouffonnerie se donne à méditer ici la leçon pascalienne des ordres : les grandeurs de chair sont peu de choses au prix des grandeurs d’esprit. Il est certes difficile de parler de grandeur quand on examine Thersite dans Troïlus et Cressida en son rôle clownesque, mais il est incontestable qu’il l’emporte et de loin en esprit sur les guerriers, même Ulysse rangé parmi les fourbes et traité de « chien-renard ». Et tandis que dans l’Iliade, bourré de horions il chiale, à aucun moment dans la pièce de Shakespeare, il ne se démet de sa verve, de son cran – plus courageux, en vérité, ce bâtard mal foutu, que la tourbe des turbulents de l’épieu, plus capable qu’aucun autre de mettre le prix aux choses, ce prix qu’il leur affectait en toute justesse au chant II du poème homérique. Je le disais, je me sens un alter ego de Thersite : peu brave, susceptible de trembler de peur à la moindre menace d’agression, inférieur aux poings à la moindre crapule de banlieue « sensible », j’aurais probablement, si le sort m’avait, troufion, condamné à me battre, chié plus d’une fois dans mon froc. Mais qu’est-ce que cela prouve ? La force musculaire et nerveuse qui me manque, je la compense par ma verve de pamphlétaire, mes brûlots valent bien les kalachnikovs. On se rappelle que la plus grande autorité militaire depuis Alexandre, qui s’y connaissait comme pas un en hommes et en rififi prononça qu’« à la longue le sabre est toujours battu par l’esprit.

(Thersite dans l’Iliade n’est qu’un pleutre à la langue bien pendue, dont l’acuité spirituelle n’est pas mise en valeur. Je tente, après Shakespeare, de lui donner quelque rehaut. Mais dans les épopées cycliques il se distingue hélas par sa sotte méchanceté et c’est à bon droit qu’Achille d’un coup de poing l’extermine. Thersite tel que je le rêve, c’est Socrate, sur lequel Nietzsche, Achille aphoristique, peut exercer, en frère ennemi, sa pugnacité).

Bravoure et héroïsme. La vulgarité rédhibitoire de ces héros d’Homère, c’est qu’ils sont contraints par une nécessité clanique d’être toujours dans un paroxysme de force, et en dehors de la bagarre, de la bouffe et de la fornication, à quoi sont-ils aptes ? Montaigne déplore qu’en son siècle rares soient les gens qui s’intéressent à la culture de l’âme, la plupart étant instruits à ne considérer « pour toute béatitude que l’honneur, et pour toute perfection que la vaillance ». Evaluez le quotient intellectuel de …Diomède ! « L’Iliade ou le poème de la force », titre Simone Weil : loi de la guerre, loi de brutes. Trésor de la langue française : Maeterlinck : « les lourdes cuirasses de chitine » ; Colette : « Le corselet de dure chitine ». Le crétinisme est une chitine. Les héros homériques sont corsetés, cuirassés : la tenue vestimentaire, qui excite leur vanité – je les compare, dans leurs frou-frous de métal, à l’ex-cocotte devenue madame Swann et lancée dans ses luxueuses fouffes   à l’assaut du tout-Paris. Tout fiers, tout fats de s’être équipés comme des arthropodes, ils se croient, dans la surexcitation d’un moment, invulnérables, et cela est vrai pour quelques-uns d’entre eux que l’aède metteur en scène maintient en vie et en vedette jusqu’au terme de son épopée. Or, de cette bravoure, je ne fais aucune estime, de cet héroïsme peu de cas. En effet il est alimenté par la sensation enivrante de faire partie d’une Umma, d’être masse et massés par la colère et la haine qui sont comme une électricité d’ambiance, enfin par le concours des dieux qui ne sont que des prête-noms de la transe individuelle ou collective. J’ai assisté quelquefois, en Sorbonne, à des empoignades entre étudiants dits de « droite » et de « gauche » ; ces pugilats me semblaient parodiques, l’envers d’une gestuelle gracieuse et mesurée. M’y mêler, quelle que fut ma conviction du moment, m’eût paru grotesque. Peur de recevoir un mauvais coup ? Certes, cette peur entrait dans la composition de mon dédain. Je suis trop narcissique, trop épris de mon ipséité pour me commettre avec une bande quelconque de surmenés. Mais il m’est advenu, en de rares conjonctures, sous l’effet d’une violente colère, d’oublier mes fragiles parois de chair, d’être risque-tout, prêt à la rixe ; j’étais alors, dans un éclair d’emportement, Diomède ou Ajax, Enée ou Hector. Mais en dehors de quelques instants exceptionnels, très sûr d’être comme Thersite très faible je me tiens sur mes gardes et m’éloigne, candide comme la colombe, rusé comme le serpent, du ring où s’échangent les horions. Je me sens, me sais très faible, mais il n’est homme, fût-il homérique héros, qui ne le soit dès que sa cuirasse chitineuse, son dieu protecteur ou l’ambiance guerrière lui manquent. Dois-je faire une exception pour tel ou tel (Diomède, Ajax) que sa remarquable stupidité préserve de s’éprouver fragile ?. Simone Weil a énoncé en un apophtegme d’une lucidité décisive que tout être humain, même le plus doué dans l’ordre musculaire ou mental, est excessivement faible. Quel héros de l’Iliade est capable de le reconnaître, d’accéder par l’humilité au véritable héroïsme qui est non de chair mais d’esprit. Oui, il importe de situer l’héroïsme là où il est véritablement. Je le repère dans l’humilité, c’est-à-dire l’expropriation de soi ; comparé à un saint Jean de la Croix Diomède ou Ajax ne sont que des fiers-à-bras, des bravaches ; le vrai héroïsme se découvre dans la continuité d’une ascèse, non dans les spasmes d’une agression. Mais il m’est loisible d’admirer non dans le monde homérique mais dans notre monde contemporain combien plus passionné, passionnant que le monde homérique, de véritables héros que je puis comparer non à l’Ulysse de l’Odyssée mais à celui de la Divine Comédie : une traversée en solitaire de l’Atlantique sur un voilier, ou pour la première fois en avion par Lindbergh ; Guillaumet héros de l’aéropostale luttant seul cinq jours d’affilée sans dormir sans mourir dans les Andes, ces exploits rendent dérisoires ceux, involontaires et stochastiques, du roi d’Ithaque en son périple.  « Ce que j’ai fait », écrira cet as de l’aéropostale, « je te le jure aucune bête ne l’aurait fait », j’ajoute ni Achille, ni Ulysse. Et que dire de l’exploit – ils étaient trois il est vrai – de Collins, Armstrong, Aldrin dans leur capsule spatiale ? Celui-ci, catholique fervent, a communié sur la lune – rien de tel dans les gueuletons de l’Olympe et de la Troade – et il aura dit que Dieu touchant terre en Christ fut un événement plus considérable que l’homme touchant lune en Aldrin et Armstrong. L’enthousiasme homérique de Sylvain Tesson l’a rendu trop indulgent aux mêlées vociférantes de l’Iliade et trop distrait aux exploits de l’humanité éclairée par un Dieu plus crédible et moins ridicule que le lubrique et colérique Zeus. « Fumeuses promesses » du monothéisme, ose-t-il écrire. Mais non, c’est une civilisation monothéiste qui a permis aux hommes d’explorer leur planète comme jamais Ulysse ne l’eût seulement imaginé et de   taquiner la lune, « la lune que regardait Homère »[1], autrement que par métaphores, au prix – je veux encore le souligner – non d’une bravoure de va-t-en-guerre, mais d’un vrai courage dont les preuves les plus saillantes ne sont pas fournies par des guerriers mais par des aventuriers. Oui, l’homme moderne, disons depuis Christophe Colomb, se qualifie par des formes d’héroïsme dont Homère n’avait pas l’idée, dont l’Odyssée n’offre que les chétifs prodromes. Me revient à l’instant l’expédition polaire du Cimmérien Shackleton et comment au prix de calculs ingénieux et de risques pris il se sauva lui-même d’un extrême péril, et tous ses hommes. Quelle pâle figure tu fais, Ulysse, piètre marin, pilleur de villes et vil tueur, auprès de ce héros de l’Eire chrétienne!

 

Jean Mambrino, dans son poème La nuit du vingt juillet 1969, évoquent les astronautes d’Apollo 11, leur « Odyssée plus fabuleuse que les fables »…

« Deux femmes, sur une rive antérieure, presque aussi lointaine que les plages de l’Ithaque imaginaire, attendent et prient, leurs visages levés vers la lune que regardait Homère »

Les myrmidons. C’est une espièglerie toute française que d’avoir produit avec ce mot un cas remarquable d’énantiosémie. En effet si myrmidons désigne la peuplade thessalienne dont Achille est le roi, il y faut saluer, Homère étant caution, des guerriers d’une valeur exemplaire. Mais, sitôt qu’il a cessé de marcher « sous la conduite de Patrocle » (je cite le Littré) le myrmidon devient un jeune homme de petite taille, un individu de peu de force, voire insignifiant, ridicule.

Mon petit essai (mon essai myrmidon) n’aurait guère d’intérêt si ne s’y insinuait le perfide soupçon (perfide à l’égard du paganisme) que les grandeurs de chair (celle du myrmidon Achille) sont ridicules, insignifiantes auprès des grandeurs d’esprit ; c’est en ce sens que Thersite, avec la caution de Shakespeare et contre la bigoterie homérique, l’emporte par sa verve sur les valeureux héros.

 

 

 

L’Iliade et le Bédouin[2]

On n’en finirait avec Homère que si l’on en finit avec notre civilisation. Or cette fin est non seulement possible (on le sait, on le brame depuis Spengler et Valéry), mais (ce que ni Valéry ni Spengler n’ont entrevu) probable depuis que l’islam, avec le concours généreux des élites européennes, procède à une calme ( ?), méthodique et hypocrite invasion de l’Europe. La France actuelle, dont son Président nous assure qu’elle n’a pas de culture spécifique, a déjà ouvert largement ses fesses consensuelles. Quand la chari’a – mot entré dans nos mœurs, désormais d’usage aussi courant que camembert ou chorizo – y aura les pleins pouvoirs, il se peut que le Coran, qui dispense de tout autre livre, frappe les vieux textes helléniques d’obsolescence et d’impertinence.

Hé bien, ce propos dissimule une réalité que je m’étonnerais d’être le premier en notre « postmodernité » de mettre en relief. Certes Mahomet, illettré ou non, ne savait rien du monde et de la littérature grecs – c’est une des lacunes de sa Révélation – mais il aurait aussitôt reconnu en Pâris ou Achille (sauf à déplorer leur vermine de dieux) des alter ego. La guerre de Troie est unique, mais la razzia bédouine a eu lieu, cent fois et cent fois, avant Mahomet avec Mahomet consécutive et conséquente à Mahomet, hypocritement justifiée par le prosélytisme, comme elle avait lieu cent et cent fois aux temps homériques. La grande affaire de la razzia, pieuse ou impie, ce peut être (prétexte sournois) la soumission au « Dieu » unique, mais c’est d’abord et enfin la rafle des bêtes, des femmes et autres biens. Une variante turque fut le devchirmé, une rafle originale, aux fins d’en faire des janissaires, de garçons chrétiens. Ces immondes horreurs se perpétuent. La récente promotion médiatique d’un club de djihadistes désignés par l’acronyme Daech a largement diffusé des prouesses d’exterminations comparables à celles que rapportent discrètement l’Iliade ou l’Odyssée ; on connaît également celles dont se flattent en Afrique divers groupes armés – le plus fameux étant Boko Haram – dont la religion rétorsive s’alimente de fureur guerrière, de viols, de séquestrations et de déprédations. Que la guerre de Troie soit une histoire de putain et de cocu ne la rend pas exemplaire, même si sa singularité l’a portée, grâce au génie d’Homère, au tout premier plan de la littérature universelle. Le tout courant des expéditions argiennes, que les héros (Achille, Pâris …) rappellent çà et là, c’est exactement la razzia : on attaque un territoire, une cité, on pille, on brûle, on viole, on égorge, on emporte le butin, véhicules, bétail, femmes, armes et ustensiles, textiles divers ; et l’on se glorifie, on se réjouit, on festoie : tout pour la tripe, et pour le vit. La grande vie, quoi ! (Ah ! M’opposera-t-on Alkinoos, son fastueux accueil, la grande fête qu’il organise, le concours prestigieux de l’aède, Homère en miroir ? Oui, dans l’Odyssée, l’exception qui confirme la règle, l’hapax qui appâte les gogos). Je serais tout de même étonné d’être le premier à formuler cette évidence – Sylvain Tesson, prévenu contre l’islam (non sans raison), n’en souffle mot, mais que dit, là-dessus, Marcel Conche ? que dit Jacqueline de Romilly ? – : le lecteur tout désigné d’Homère, ce n’est pas le sorbonnagre, ce n’est pas l’helléniste émérite, c’est Abou Bakr al Baghdadi.

Les « prétendants » (mnêstêres) sont désignés ainsi parce qu’ils cherchent à épouser Pénélope. Elargissons le sens de ce mot, élargissons cette « prétention » ; elle s’affirme, se concrétise dans l’occupation du lieu et la mise à sac des biens. C’est à l’échelle de la France, voire de l’Europe, qu’opèrent dans notre actualité les « prétendants ». Un de nos écrivains dessillés a produit le concept de « grand remplacement ». Il s’agissait, à Ithaque, de remplacer Ulysse supposé mort auprès de sa femme et, à lui substitué(s), de rafler la mise, c’est-à-dire le petit royaume. Il faudrait être aveugle pour ne pas entrevoir qu’une telle opération de « prétendants » est en cours aujourd’hui même, plus qu’hier, et bien moins que demain, sur notre territoire, dans nos terroirs. Certaines voix de l’islam ne le camouflent pas : la religion du minaret doit remplacer la religion du clocher. La razzia des corsaires se continue par la dévastation réglée, grâce à tous les avantages que donne une législation imbécile, des richesses du pays d’accueil. On appelle « chances pour la France », à la faveur d’un antonyme que jamais les Grecs n’auraient imaginé, des hordes hardiment lancés à l’assaut de nos salaires minimum, de notre sécurité sociale, de nos résidences à bon marché, de nos multiples subventions. Ne pas oublier nos Pénélopes, souvent plus faciles à capter que l’épouse d’Ulysse. L’épisode de Cologne (viols en série)au nouvel an 2016 donne le ton. Nos Télémaques, c’est-à-dire nos « identitaires », ces nostalgiques de la France française, sont d’ores et déjà exclus de nombre de banlieues « sensibles » et s’ils prétendent à Poitiers s’opposer à la construction d’un édifice à minaret susceptible de faire un pied de nez à Charles Martel ils s’exposent à une peine de prison.

Dois-je déplorer qu’on n’use point, à l’encontre de ces migrants, de la radicalité d’Ulysse ? Convient-il de les exterminer, comme les « identitaires » ne laissent pas en douce de le souhaiter ? Je me déjugerais si j’abondais en leur sens. Je suis chrétien. Toute vie humaine est sacrée. Ce que le roi d’Ithaque ne pouvait faire dans son palais investi, ce serait possible dans la France 2020 à un gouvernement qui ne fût pas de pleutres et de pitres : au grand remplacement remédier par un grand déplacement ! Mais je sors ici de mon sujet. Dans le palais d’Ithaque ils sont une centaine, tous jeunes (neoi, kouroi) : l’horreur du massacre s’aggrave du parti pris par un homme mûr (quarante ans pour le moins) d’occire des êtres à peine adultes. Il serait scandaleux d’occire systématiquement des Maghrébins ou des Africains sub-sahariens, des Afghans ou des Pakistanais que leur jeunesse et leur chômage ont exposés à des prédications d’imams fanatiques. Mais il est également scandaleux de fermer les yeux, d’obturer les ouïes à la réalité d’une invasion migratoire qui expose nombre de nos Télémaques à un exil intérieur et nombre de nos Pénélopes à des harcèlements sordides et des accouplements triviaux.

 

Yeats

Le grand poème Vacillation s’achève sur une altercation fictive infiniment courtoise entre Yeats et son ami catholique Von Hügel, amorcée par un court dialogue entre l’âme (qui représente l’ami) et le cœur (qui le représente lui-même). Que choisir ? Athènes ou Jérusalem ? Isaïe ou Homère ? La prophétie ou la poésie ? Le paganisme ou le christianisme ? Yeats tranche, non sans …vacillation : «Homer is my example and his unchristened heart » – « Homère est mon modèle, et son cœur sans baptême ». Yeats, d’Homère, qu’il ne lit pas dans le texte original, n’a guère retenu qu’un épisode bref et charmeur, paisible et ésotérique, celui de la grotte des nymphes, près de laquelle s’éploie un olivier, dans laquelle ruchent des abeilles, et qu’une image allégorique, le retour d’Ulysse à Ithaque figurant le retour de l’âme en sa patrie ; l’âme, qui désigne le christianisme dans Vacillation, vire au plotinisme, par Porphyre, dans le filigrane du poème ; dans le même chant XIII de l’Odyssée, que j’ai le tort d’avoir lu sans omettre un vers, je constate que la déesse Athéna, bonne à tout faire du héros, voit déjà, et elle exulte, les prétendants arroser de leur sang et cervelle tout le sol du manoir ; de cela, Yeats n’a cure, Porphyre, je le présume, non plus. Mais il y a autre chose dans la stichomythie de Vacillation : à la dernière réplique de l’âme « -Look on that fire, salvation walks within » « regarde-le, ce feu, le salut y marche » (ce sont les braises sur la lèvre d’Isaïe), le cœur oppose : »-What theme had Homer but original sin ? », « le seul thème d’Homère, le péché originel ? »[3] Ici je me sens, moi chrétien comme Von Hügel, en parfait accord avec Yeats : Homère ne traite que du péché, cette évidence est une foudroyante réplique à l’idée naïve, distraite, de Tesson selon lequel « l’acceptation païenne du poème de la vie conduit à la joie simple ». Allez demander ça à …ici j’énumère sur le mode elliptique les dizaines de jeunes gens massacrés en Troade et dont les noms sont rapportés, les centaines, voire les milliers d’autres qui n’auront même pas eu droit à recevoir un nom.

 

Le bouclier d’Achille

 

Mais Sylvain Tesson, qui est le contraire d’un sot, mieux encore le contraire d’un fanatique, dément au fil de ses pages donc de sa réflexion sa naïveté liminaire et je dirais protocolaire : comment, invité à parler à France Inter, ne paierait-on pas tribut au paganisme tribal qui tente d’investir l’Europe chrétienne ? Décrire, méditer le bouclier d’Achille ne le distrait peut-être pas de « l’acceptation païenne de la vie » qu’il prête imprudemment aux héros d’Homère mais le contraint à mettre en doute « la joie simple » qui, dans l’une et l’autre épopées, ne paraît que circonscrite, circonstancielle, vite éteinte. A moins qu’on verse au compte de la joie les satisfactions de la tripe éventrée et conséquente réplétion orgiastique. Il est difficile d’accorder « la joie simple » avec la guerre. Trouve-t-on une seule fois dans les vingt-quatre chants de l’Iliade un homme qui jouisse de la bouleversante révélation du ciel infini offerte au prince André blessé dans le grand roman de Tolstoï ? De cette obstétrique de la joie Homère est indemne, ses héros orphelins.

Titres d’alinéas d’Un été avec Homère : « la joie est un interlude », « la guerre, notre mère », « l’inéluctabilité du combat », « la bête en soi ». L’Avant-propos nous convie à entendre dans l’Iliade et l’Odyssée la « chanson d’amour adressée à notre part de vie sur la terre ». La géographie d’Homère (alinéa « Consentir au monde ») est « la tendre scène qui porte la ronde de nos vies ». Mais trente pages plus loin on lit : « Ce n’est ni l’amour ni la bonté qui mènent le monde, mais la colère » ; que sont devenus l’amour, la tendresse ? Consentir au monde, c’est consentir à ce que son exacte figuration soit inscrite sur un disque de métal. « La panoplie du réel » – locution irréprochable – c’est en effet le bouclier d’Achille. Autant dire, que le réel, c’est la guerre, Héraclite, Nietzsche, Carl Schmitt, Julien Freund sont les épigones d’Homère. Sur ce bouclier sont représentées toutes les façons humaines de vivre à l’époque où il écrit, et celles aussi de mourir. Il est, écrit Tesson, « le Google Earth du dieu Héphaïstos ». Que ce soit un dieu métallurgiste « aux pieds tournés vers l’arrière », laid autrement que Thersite mais non moins que Thersite, auquel soit confiée la réalisation de ce disque-synopsis ne me semble pas réjouissant, tout au contraire. Si le monde est bien ce qu’il est tel que le représente cet artisan – et, je le répète, tout invite à penser qu’il n’a cessé depuis Homère d’être tel – à savoir un monde où les joies simples et familières, les reliques de l’âge d’or sont supportées, donc minées, par la guerre endémique, ne pas en espérer un autre serait une forme de castration ; et se plaindre de ce monde d’aujourd’hui – 2018 – sous prétexte que les moyens de destruction et de pollution s’y sont multipliés et aggravés, sans apercevoir qu’il n’est pas en rupture mais en continuité avec celui de l’homérique bouclier, c’est véritablement se mettre le doigt dans l’œil. Non, le monde d’Homère n’est pas tendre, n’est pas harmonieux, « la mécanique des astres » n’y trouve pas son reflet, mais bien la dynamique des affrontements sanglants. On s’est beaucoup moqué des lendemains qui chantent – mensonge de l’utopie ; il faut aussi se moquer des avant-hier qui dansent – mensonge de la nostalgie. « What theme had Homer but original sin ? »

 

Achille plutôt qu’Ulysse

 

Ce sont les deux protagonistes des deux épopées. Dans l’imaginaire collectif et transhistorique il semble qu’Ulysse l’emporte sur Achille, celui-ci recommandé à notre mémoire moins par ses pieds légers que par, malgré ceux-ci, n’avoir pas rattrapé la tortue. Je reste, pour ce qui me concerne, sous le charme trompeur de L’Homme révolté où Camus, essayant de trouver une issue au monde d’Héphaïstos continué malgré qu’il en ait avec le judéo-christianisme et le marxisme-léninisme, propose en guise de médication le retour à Ithaque et à son suzerain. Je me suis assez moqué de cette solution, après Jeanson et Sartre, pour n’y pas revenir. J’ai déjà dit, étrillant Nietzsche, ce qui m’empêche d’admirer Ulysse de toute mon âme. A mesure que j’avançais dans ma lecture de l’Iliade, consécutive à celle de l’Odyssée, j’inclinais à lui préférer Achille. Or j’ai frissonné de joie, l’autre jour, découvrant que telle était la préférence d’Hölderlin. Frisson bis quand j’appris que Marcel Conche est plus « captivé » par Achille que par … Hector. Que par Ulysse ? Sur le ring de la civilisation occidentale où les lettrés depuis deux ou trois millénaires mettent en scène les deux héros l’avantage aux points, selon comme on les considère, va à l’un ou à l’autre, et je vois bien moi-même comment, si je donne au bout du compte la victoire à Achille une autre façon, que dis-je bien d’autres façons de voir m’inclineraient vers l’homme de la mètis. Je me permets toutefois de dire ou redire qu’il commence et finit mal ; la piété de ses dévots escamote ou bémolise ces deux anicroches : il commence (je mets à part le service de domestique rendu à Agamemnon au chant I) par sottement accuser Thersite de sottise et le frapper lâchement ; il finit, assez là-dessus, par un affreux massacre dans une rixe où ce n’est pas lui, à l’évidence, mais Athéna qui tient le pompon. Achille, il est vrai, s’il s’agit de massacre, nul, pas même Ulysse, ne le surpasse. La plus abjecte de ses tueries, pourquoi le dissimuler ? c’est l’égorgement, en guise de satisfaction donnée à Patrocle, de douze brillants fils d’Ilion. Je veux ici, par contraste, violemment, citer la dernière lettre de Théophane Vénard à son père : « Un léger coup de sabre séparera ma tête, comme une fleur printanière que le maître du jardin cueille pour son plaisir. Nous sommes tous des fleurs plantées sur cette terre que Dieu cueille en son temps, un peu plus tôt, un peu plus tard. Autre est la rose empourprée, autre le lys virginal, autre l’humble violette. tâchons tous de plaire, selon le parfum ou l’éclat qui nous sont donnés, au souverain Seigneur et Maître ». Une telle lettre est l’exécution capitale de tous les héros homériques, Achille inclus, qui, comparés à ce sublime chrétien, à cet épistolier sublime qui, sachant son exécution imminente, est capable d’atténuer le chagrin de son père au prix de charmantes fleurs de rhétorique dont l’on chercherait en vain l’équivalent dans l’Iliade, font figure de prétentieux ferrailleurs.

Hölderlin, lui, enjolive, idéalise ; une sobriété hyperbolique lui sert en quelque sorte de drogue de Circé pour voir en beau tout ce qui porte la marque de la Grèce antique. Son Achille (« c’est à cause de son Achille que j’aime et que j’admire le plus le poète des poètes ») est un adolescent à la force léonine, tout intelligence et grâce, la « fureur aveugle » d’Ajax lui est épargnée, il n’est pas profané dans la mêlée de Troie ; Hölderlin passe l’éponge sur son délire de massacreur, évite, pieux et chaste, de considérer que son « jeune dieu » serait moins éperdument agressif s’il n’était pas l’éraste ou l’éromène de ce « compagnon charmant », Patrocle, hélas trépassé. Chut ! Censure. (La première colère d’Achille est déclenchée par une question d’honneur, dit-on (dit-il ?), la question de sexe n’y est-elle pour rien ? J’ai du mal à le croire). Hölderlin écrit encore, toujours victime de son protocole d’idéalisation, qu’Achille enfin se réconcilie avec Priam : oui, mais à quel prix ! « une honnête rançon » – honnête est une litote ; il y a chez ce preux un côté mercanti, un sens prosaïque du troc ; et Priam le sait bien, il sait bien que ce n’est pas un héros magnanime mais finasseur à qui il a à faire ; je me représente ça à la manière d’une négociation de souk : « tu veux ton fils ? aboule le fric » ; qu’on me pardonne cette grossièreté, j’exagère le côté troc pour compenser l’idéalisation dévotionnelle. Priam donc sait de quoi il retourne : soulevant « les beaux couvercles de ses coffres, il en tire … », plus dix talents d’or, plus, plus …Hölderlin insinue plaisamment qu’Ulysse «est une poche emplie de petite monnaie », Achille, lui, serait de l’« or pur » ? Taratata ! (Citati insinue qu’il « hait la logique de l’échange », eh non ! il ne méprise pas « une honnête rançon »).

…. « Achille était haut de corsage : L’or éclatait en ses cheveux : Et les dames avecque vœux Soupiraient après son visage : Sa gloire à danser et chanter, Tirer de l’arc, sauter, lutter, A nulle autre n’était seconde : Mais /…./ S’il n’eût par un bras homicide, Dont rien ne repoussait l’effort, Sur Ilion vengé le tort   Qu’avait reçu le jeune Atride /…./ Notre âge aurait-il aujourd’hui   Le mémorable témoignage   Que la Grèce a donné de lui ? » Ces vers, signés Malherbe, méritent notre approbation pour autant qu’ils énoncent ce truisme qu’Achille doit sa célébrité à la guerre de Troie ; sinon ils témoignent d’une asepsie, d’un escamotage et d’une stupidité dont je ne sais si je dois plutôt m’irriter ou rire. Asepsie : l’horrible et multiple massacre rapporté par le poème homérique n’est plus dans l’Ode au duc de Bellegarde qu’un terne de vers pasteurisés ; escamotage : la frénésie meurtrière qui dans l’Iliade s’alimente (même si cela y est pudiquement tu) à la rage sodomite n’a d’autre motivation dans l’Ode que la réparation d’un tort ; stupidité : n’est-il donc pas venu à l’esprit de Malherbe que dépenser tant de talent guerrier au bénéfice d’un cocu ne signale ni une prouesse morale ni un grand caractère ? Non, ce n’est pas un « magnanime exemple » ! Mais Malherbe est notre Hypermarché Mammouth de l’hyperbole, et la mythologie ne manque pas de lui fournir, Homère à l’occasion, de prestigieux éléments de surenchère verbale à des fins de coruscante flagornerie. Je dois dire qu’Albert Camus quelque trois siècles et demi plus tard se montre en prose lyrique aussi aseptisé, aussi escamoteur que l’emphatique Malherbe : « …le combat reprend avec Achille et la victoire est au bout, parce que l’amitié vient d’être assassinée ». On sait ce qu’il en est de cette amitié, il est faux qu’elle ait été « assassinée », et c’est une étrange distraction chez un homme très prévenu contre la peine de mort que d’avoir oublié (mais avait-il lu l’Iliade ?) qu’avant le « bout » de la « victoire » – laquelle sera un ignoble massacre – le fanatique aura, pour faire bonne mesure, c’est-à-dire passant toute mesure, ajouté au palmarès de sa pique meurtrière l’égorgement de douze jeunes Troyens. La strophe de Malherbe est belle, l’essai de Camus est beau : beauté menteuse. Ce que Nietzsche énonçait à propos des « grands hommes », « méchantes petites fictions, imaginées après coup, » vaut pareillement pour les héros épiques.

J’aime et j’admire Achille, moi, sans l’idéaliser. Sa colère, qui est le branle et le branle-bas de l’Iliade, inspire au philosophe Alain un propos sévèrement lucide sur les effets désastreux de cette passion et, en contrepoint, un bel éloge de Montaigne et de sa plus belle page, selon lui, où l’homme des Essais paraît, dans un temps de guerres et de pillages, tranquille, pacifique, sur son seuil. Je déteste Achille en colère. Je l’aime et admire non pour ses razzias (le côté bédouin), non pour ses exploits guerriers (le côté brute) ; qu’il soit fils d’une déesse, eu égard à ce que je pense des divinités homériques, ne me le rend nullement vénérable. Je l’aime et admire  pour l’intuition qu’il a de sa précarité, pour sa lucidité sur la condition humaine. Je ne puis certes l’admirer ni l’aimer quand il chiale parce que frustré de Briséis, même si c’est une question d’honneur, quand il se rue en fou furieux parce que privé de Patrocle, quand il inflige au jeune Lycaon suppliant, par ivresse de vengeance, un coup d’épée mortel, suivi d’une veule exultation de vainqueur et de sarcasmes indignes d’un preux, enfin quand il traîne dans la poussière et outrage le cadavre d’Hector. « La vaillance /…/ s’arrête à voir l’ennemi à sa merci /…/ la pusillanimité /…/, n’ayant pu se mêler à ce premier rôle, prend pour sa part le second, du massacre et du sang » ; c’est « la canaille du vulgaire » qui s’exerce à « déchiqueter un corps à ses pieds » : signé : Montaigne. Par ailleurs j’emprunte à Nietzsche ce fort joli trait : « l’admiration s’adresse à l’évangile de la tortue ». Veut-on en effet raccourcir Achille (au sens métaphorique et jacobin), on susurrera que son vrai titre de gloire c’est d’avoir fourni matière à un des plus fameux paradoxes de la pensée grecque. (Que penserait le philosophe Conche de cette suggestion impie ?). Mais, même en ce moment le plus inglorieux pour lui, où j’incline à le juger méprisable, il a ce mot lucide, cette juste appréciation de sa martiale prépotence : « le sort brutal et le trépas me guettent. L’heure viendra – le soir, à midi, le matin ? – où quelqu’un, au combat, m’arrachera la vie à mon tour, de sa lance ou d’un trait de son arc ». Pour un peu je verrais ici un trait de préchrétienne humilité.

Bien d’autres mots d’Achille m’émeuvent. Sa riposte aux propos d’Ulysse dépêché pour le fléchir, au chant IX de l’Iliade, sont implicitement une désapprobation, voire un mépris de la mètis. Il commence fièrement : « Divin fils de Laërte, Ulysse aux mille ruses –polumèchan’Odusseu – il me faut déclarer franchement, sans ambages, ce que j’ai dans l’esprit » ; et il continue, insiste : « Je le hais autant que la porte d’Hadès, celui qui cache au fond de son cœur sa pensée et qui dit autre chose. Non, je parlerai, moi, comme il me semble bon. » Quel camouflet ! Quelle fière leçon de l’homme libre (je repense à la définition de l’Ethique) à l’homme de mauvaise foi ! Suivent des énoncés en forme d’apophtegmes, portée universelle et intemporelle : « Un même honneur attend le couard et le brave. Meurent également le lâche et le héros ». (C’est la mise à plat des prétendues valeurs héroïques). Lorsqu’il assure qu’il « aimait du fond du cœur » sa captive Briséis, on peut l’en croire. On peut l’en croire aussi quand, au mépris des activités de guerre il dit que « la vie est un bien qui ne se reprend pas » ; aussi conseille-t-il aux Argiens, au lieu de risque la leur, de renoncer à combattre autour de Troie. Ces simples et fortes paroles, je ne me rappelle pas qu’Ulysse en ait jamais proférées qui aient le même accent de souveraine lucidité. Il m’émeut encore, ce roi de Phthie, dans le portrait que trace de lui Phénix : on découvre l’enfant qu’il fut, enfant gâté de la nature écrit Hölderlin (« la beauté n’est dévolue qu’aux enfants ») ; l’amour de son précepteur, le détail intimiste du vin que le môme recrache, mouillant la tunique de ce « vieux père », insinuent dans cette épopée d’adultes forcenés l’image d’un guerrier que son enfance, un instant évoquée, nimbe d’une grâce immarcescible. En va-t-il de même pour Ulysse ? Euryclée, au chant XIX de l’Odyssée, s’écrie : « Ulysse ! mon enfant ! » et un peu plus loin, quand elle l’a reconnu : « Ulysse, c’est donc toi !… c’est toi, mon cher enfant !… » Exclamations émouvantes, mais c’est peu ; le récit de grand-papa Autolycos qui raconte pourquoi il a nommé « Ulysse » son petit-fils puis comment celui-ci, hardi adolescent, fut blessé à la cuisse par un sanglier géant, ce récit, interpolé ou non, n’a pas la force évocatoire de celui de Phénix.

Achille excite encore la sympathie par son amitié amoureuse avec Patrocle, amitié, si l’on oublie les débordements de fureur de l’endeuillé, digne du « parce que c’était lui parce que c’était moi » de Montaigne; on est avec lui en profonde sympathie lorsqu’il tente d’embrasser l’âme de l’ami et gémit de ne le pouvoir pas, lorsque Priam l’incitant à se souvenir de son père les voici tous deux sanglotant sur leurs deuils respectifs ; pris de pitié, Achille alors prononce des paroles amères et lucides sur le misérable sort des humains, leurs vicissitudes, l’alternance des maux et des biens, telles qu’Ulysse n’en aura jamais proféré de plus pénétrantes ; il en prononce d’autres, non moins pathétiques, lorsque celui-ci le retrouve aux enfers : « J’aimerais mieux, valet de bœufs, vivre en service chez un pauvre fermier, qui n’aurait pas grand-chère, que régner sur ces morts, sur tout ce peuple éteint ! » C’est dire, avant l’auteur de La Naissance de l’Odyssée, qu’ « il n’y a qu’une seule gloire, c’est d’être vivant ». La gloire d’Ulysse, par où il surpasse évidemment Achille, c’est donc d’être vivant, de l’être par-delà le dernier chant de l’Odyssée. Mais c’est également la gloire de Thersite.

 

 

ENCORE THERSITE

        Quel combattant est-il ? Reste-t-il toujours à l’arrière ? Après la semonce et les horions que lui inflige Ulysse, est-il tenu pour nul aux armes et mis hors de combat ? Sa gloire, à lui aussi, au terme de l’Iliade, c’est d’être vivant ; lors de sa visite à l’Hadès Ulysse ne le rencontre pas ; il devrait y être cependant puisqu’Achille, si l’on en croit le Cycle troyen, l’aura tué de son poing hyper viril. Mais un Thersite, pour le monde épique, c’est une morve, un glaire, un moins que rien. La doxa des lecteurs se range au parti pris homérique : Thersite est un repoussoir, voilà, tout est dit ; à l’opposite des divins héros il est le pauvre type, le tchandala, sur lequel tout épigone de Nietzsche doit hurler haro. Cependant si, comme le pensait Chateaubriand, gloire et honte ne sont qu’une poussière de phrases, héros et anti-héros confondus dans une même absence, n’existant que par la prouesse épique, il faut admettre que, si minime soit-il (selon le chiffrage des vers à lui consacrés), Thersite parce qu’il a été nommé participe de la seule gloire qui vaille, la gloire littéraire. Il jouit ainsi du même prestige que le fameux Erostrate qui, incapable d’être architecte, se fit incendiaire et se trouve ainsi gratifié de la même gloire au moins qu’Eratosthène avec lequel ma vacillante mémoire le confond quelquefois. Je dirais que Thersite est à Ulysse ce que, si l’on admet que le temple d’Artémis brûla le jour où naquit celui que Montaigne appelle « le premier des hommes », Erostrate est à Alexandre.

Je suis un Thersite de l’écriture, une mite critique, un empêcheur de louer en rond. Réévaluer Thersite, contre la doxa épique et à sa traîne la tourbe des dévots d’Homère, me paraît une exigence éthique. Ah ! je sais bien qu’il le fallait, pour que l’Iliade fût l’Iliade, ce repoussoir, c’est-à-dire un personnage aussi répugnant par sa mauvaiseté que par son aspect physique, également odieux à Achille et à Ulysse, donc aux deux super-héros. Je le répète, Simone Weil a l’honnêteté, le courage, elle, de souligner qu’il a des paroles justes, proches, note-t-elle même, de celles d’Achille. Il est lâche, paraît-il. On veut bien le croire. Cependant cette sorte d’insultes est assez fréquente dans le poème et peut atteindre même la crème des preux. De sa lâcheté il n’est donné aucun signe. S’il n’est pas brave (participe-t-il au combat parmi les hommes du commun ? a-t-il été mis sur la touche ?), il est assurément courageux par son franc-parler, jouant un peu le rôle de fou que lui prêtera Shakespeare. Il faut en effet du courage, quand on est fiché comme une chiffe, pour se ficher des « rois » et susciter le rire du troupier. A-t-on remarqué (mais non ! on préfère ici ne pas remarquer) que retournant contre les Achéens l’imputation de pleutrerie dont il est lui-même passible il les traite de « cœurs débiles », les rabroue : « Achéennes » et non plus « Achéens » ? En cette année 2018 où la remémoration des horreurs de la « Grande Guerre » a permis de juger plus équitablement les défaitistes et les mutins, où le consentement à cette Guerre, avec le recul et le calcul des dégâts, paraît avoir été une folie, je suis porté à penser, contre Homère bien sûr, mais avec Simone Weil, que Thersite n’a pas tort, que les Achéens si son avis avait été suivi se seraient épargnés un tombereau d’hécatombes, que le satané Ulysse qui, en ce moment décisif, pousse, lui seul, ses pairs au combat, n’a droit ici, pour peu qu’on échappe à l’effet de serre mentale du climat épique, qu’à notre mépris, d’autant qu’il tirera, lui, son épingle de ce sinistre jeu. Enfin je ne sais si, dans cet épisode, je dois mépriser plutôt la racaille des rois qui se croient d’essence supérieure voire céleste, ou la plèbe achéenne.

Athéna, cette garce (j’exagère ? Zeus la traite de « chienne » !), que ne transforme-t-elle Thersite, à l’envers de ce qu’elle fit pour son roitelet chéri qu’elle camouflera en loqueteux, en un gracieux jeune homme à l’opulente poitrine, aux jarrets sveltes, à la noble encolure, à la belle toison crânienne ? Mais imaginer un Thersite de belle apparence, « divin », ce serait l’épopée cul par-dessus tête. Il faut – c’est une des indigences spirituelles de ce monde égéen – que le héros ait à la fois les qualités physiques et mentales ou alors que son crétinisme (Ajax à cet égard exemplaire) (énormément moins futé que Thersite) ne soit jamais souligné. Mais il y a une autre manière, moins scandaleuse, de subvertir la donne de l’épopée : au lieu de faire de Thersite un facile repoussoir dans une optique simpliste où les héros s’enlèvent sur un zéro, faire de ce zéro un être pathétique, un mal fichu qui exerce la compassion bouddhique ou la chrétienne charité. Pour un peu, je dirais qu’il est le seul christ que mérite le monde homérique. Si cela paraît trop fort, je l’imaginerais version primitive du Roraff alsacien.

 

LA GLOIRE     La gloire – kudos, kleos, euchos – ce n’est pas la célébrité éclatante et pérenne, c’est d’abord et peut-être enfin ne pas montrer le cul, se lancer à l’assaut ou soutenir l’assaut sans fléchir, sans fuir. On est secoué par un spasme de gloire chaque fois qu’on transperce ou percute et qu’on fait choir un ennemi. Cette gloire est momentanée, réversible, à la merci du secours que l’on reçoit ou non d’un dieu[4]. Un hurlement de triomphe la consacre. Le super héros accumule les gloires énumérables, espérant ainsi (y songe-t-il ? apparemment oui) obtenir un trophée mémoriel pour les siècles des siècles. Le récit épique est un récital de gloires multipliées et instantanées ; la compétition guerrière est comme un marché de gloires que l’on achète à plus ou moins grand prix selon que l’adversaire est plus ou moins costaud. Certains de ces glorieux héros ne connaissent que des succès, donc que des bravos, que des gloires – ah ! qu’ils sont braves ! Je n’ai pas besoin de nommer Achille et Ulysse. L’un et l’autre Ajax sont invulnérables. Diomède en revanche, grande gueule s’il en est, a certes un palmarès de gloires éblouissant mais il a été blessé une fois par le désastreux Pandare.

 

Ces héros cependant ne suscitent pas l’entière admiration du Thersite ou si l’on préfère du roraff que je me flatte d’être. D’une part – je l’ai déjà noté – ils sont, comme ce sera le cas de tous les hommes d’armes dans la suite des âges, bardé, lardés, cuirassés, la plupart d’entre eux (du moins ceux qui comptent) chez Homère pourvus d’un bouclier jusqu’à sept peaux. Ce revêtement confirme l’illusion d’invulnérabilité que suscite l’effet de serre des rangs serrés et l’enveloppe sonore des hurlements. J’ai toujours admiré et plaint les hommes que diverses fonctions, pas seulement la biffe, exposent à se visser sur le corps une panoplie. Je me souviens de mon malaise chaque fois qu’il me fallait, durant mes « classes » au camp algérois du Lido, monter la garde   empaqueté que j’étais dans une lourde capote et un brelage qui ne cessait pas de m’oppresser dans les temps de repos. Je constate que revêtir une veste ou un manteau m’est pénible ; je l’évite presque systématiquement. Les costumes d’apparat, mondains ou ecclésiastiques, m’impressionnent en ceci que je plains ceux qui se résignent à les porter ; je n’aurais été volontiers ni évêque ni mainteneur aux jeux floraux. Si je me retourne vers la Grèce antique, ce n’est pas celle d’Agamemnon qui me charme, oh que non ! mais bien celle de Platon, celle des exercices gymniques, celle de Socrate ému de voir Lysis ou Charmide nus. Sans doute – Montesquieu l’a noté avec regret – ces mœurs de palestre dévirilisent, mais si l’idéal de virilité est un Ajax ou un Diomède, je le méprise.

D’autre part il est patent que le courage de ces héros est sujet à des variations atmosphériques, dépendant toujours des millibars de l’assistance ou de la désaffection divines. Le seul Achille est à lui seul un cyclone je dirais de hautes pressions, donc exempté de la peur et de l’escampette. Il est vrai qu’à la différence de tous les autres qui n’ont de motivation objective pour la bagarre que de rendre à un cocu son épouse infidèle et d’en profiter pour une grande razzia il se bat, lui, pour venger son ami mort, et quel ami ! Les rares épisodes d’héroïsme pur sont par ailleurs ceux où deux individus s’affrontent sans que les dieux ou les camarades l’éperonnent : le duel de Ménélas et de Pâris est un de ces épisodes ; à l’autre bout du poème Hector quand il se décide à affronter Achille et sachant qu’il sera vaincu est un parangon d’intrépidité. Sylvain Tesson a des paroles embrasées, après Pietro Citati, sur l’héroïsme homérique. Ma façon courtoise et crue de mitiger son effervescence serait de lui signifier qu’il a été, qu’il est peut-être encore, lui, pour autant que je sois renseigné sur sa vie, un héros plus admirable non seulement que tous les énergumènes de la guerre de Troie mais qu’Ulysse en son odyssée, parce qu’il se risque périlleusement, lui, et solitairement, par choix. J’ajouterai, en guise de pédale de sourdine aux vivats que la gent lettrée en sa tranquille assiette adresse aux héros de l’Iliade, qu’Homère a ignoré – et cela rétrécit sa perspective des possibilités humaines – l’héroïsme des grands actes de la foi. Certes, Agamemnon acceptant de sacrifier sa fille Iphigénie montre, dans cette décision extrême, une force morale ô combien supérieure à celle qui l’excite à tuer Odios ou Déicoon. Mais ce meurtre sacrificiel, faute duquel les vents favorables à l’expédition vers Troie ne se lèveront pas, a eu lieu dix ans avant l’Iliade. Mais il a un côté horrible et Lucrèce loin de le célébrer dans son grand poème en fait son argument majeur contre la religion. Eh bien, Abraham levant le couteau sur son fils, seul, sans que le houspillent un Ménélas et un Ulysse, représente un héroïsme infiniment plus admirable. Et quel héros homérique réalise l’exploit du jeune David contre le géant Goliath ? Ulysse avec Polyphème ? Laissez-moi rire ! Cet épisode de la Bible, si on le transposait dans l’Iliade, donnerait par exemple à Pandare une chance d’abattre Diomède ou même à Lycaon d’abattre Achille (je blasphème !). Les exploits d’Abraham ou de David ne sont pas simplement des instantanés, ils retentissent dans l’histoire d’Israël et intéressent le devenir du monde : le temps, avec eux, « est de la gloire ». Cet énoncé, je l’emprunte à saint Josémaria Escriva : « Pour nous, qui nous employons aux affaires de l’âme, le temps est de la gloire ». Cette gloire, dans la patience et longueur de temps, ridiculise, pulvérise, anéantit la « gloire » précaire, pugilistique, criarde et vaniteuse des héros de l’Iliade. Ce ne sont pas eux, ou alors il se trompe, qui font écrire à Bergson que « l’adoration des héros » aurait été « le culte reconnaissant voué par la Grèce à ceux qui, étant les plus forts, voulurent être les meilleurs, et n’usèrent de leur force que pour venir en aide à l’humanité souffrante » : il n’y a pas un vers, pas un individu dans l’Iliade, qui ne soit à l’opposite de ce parti pris hautement, noblement moral. Sylvain Tesson n’a pas tort de penser que l’évangile des Béatitudes est aux antipodes de la doctrine grecque de l’héroïsme, telle (devrait-il préciser) qu’il la trouve chez Homère (Bergson en imagine une tout autre), mais combien il est naïf s’il ne s’aperçoit pas qu’il y a un héroïsme des Béatitudes, auprès duquel celui de la doctrine homérique est dérisoire et, si l’on admet avec Camus que la virilité « n’a que faire du tambour » (de la cuirasse, de l’épée, du bouclier, du casque, ô pitoyable Pâris !), c’est sa version la plus grossière, la plus basse qui asticote les héros d’Homère.

 

 

Maritain évoque la « confiance héroïque » en l’amour « fou » de Dieu. Cette pensée est inintelligible pour un héros homérique. Même Ulysse, l’idée qu’il eût une « confiance héroïque » en Athéna serait farfelue.

 

La gloire, dans l’Iliade, est de tuer. On y tue, tue, tue. Gloria ! Gloria ! Gloria ! Sanctus païen. Répugnante et obsédante boucherie.

La première Olympiade est datée de 776 avant Jésus-Christ. On ignore quand fut achevée l’Iliade mais il est probable – cela pour moi ferait sens – que sa rédaction finale est antérieure à la première Olympiade. Les Jeux olympiques son comme la reprise quadriennale et l’extension des jeux funèbres en l’honneur de Patrocle. Le chant XXIII de l’Iliade, une fois que le répugnant Achille a égorgé deux chiens puis douze jeunes Troyens, fait trêve à l’effusion du sang. Le sport, c’est la guerre par d’autres moyens, la guerre civilisée : la gloire du podium olympique, si futile soit-elle, est du moins acquise décemment, artistement. Dans les plus périlleuses épreuves d’empoignade faire souffrir l’adversaire va de soi, l’occire serait hors jeu, et honteux. (Je pense à la boxe : si on a pu l’appeler « noble art », je ne m’affranchis pas de l’idée que c’est en raison des horions dangereux qu’on y échange mais sans jamais mettre les vies en péril). La Grèce des Olympiades s’élève un cran plus haut que celle des Argiens enragés. Le sport spiritualise la violence. Exulter parce qu’on tue, c’est l’indice d’une mentalité grossière, c’est la marque de la brute. Napoléon fut un terrifiant stratège des massacres mais quand il énonce que le sabre est enfin toujours vaincu par l’esprit il se situe à une distance christique des brutes d’Homère. Au contraire le fameux et détestable verset du sabre, comme on l’appelle, dans le Coran, indique hélas que Mahomet, si c’est bien lui (l’archange Gabriel étant hors de cause, évidemment), n’avait pas l’esprit plus affiné que celui de Diomède ou Ajax. Aussi n’a-t-il pas supporté que le « prophète » Jésus soit tué : être tué est honteux, tuer est divin, glorieux. « Tuez-les » est une pieuse et répétitive consigne du Coran. Un musulman qui tue un infidèle, un « associateur » (moushrikoun) est promis à la gloire édenique. Il ne faut pas s’étonner que Mohammed Merah ait pu s’enorgueillir d’avoir exterminé sept frères humains (dont une fillette de huit ans) avant d’être occis et donc admis au paradis d’Allah. Les guerriers de Daech ou d’al Nosra ou de Boko Haram, les tueurs de Coptes en Egypte, enfin les musulmans partout où la chance leur en est offerte – au Bataclan par exemple à Paris – se couvrent de gloire. Il est évident pour moi, comme pour toute personne qui aura été sensible au message du Christ ou de Bouddha ou de Lao-tseu, qu’ils se couvrent de honte. Chaque fois qu’un héros d’Homère exulte sur le corps d’un ennemi c’est de honte, non de gloire qu’il se couvre aussitôt ; aucun hexamètre me dissuadera de penser ainsi. La religion des héros d’Homère est toute charnelle. Leur gloire est bestiale. La religion de l’esprit impute la gloire aux prouesses de l’esprit ; il n’est aucune prouesse de l’esprit dans toute l’Iliade ; mais l’Iliade, elle, est une prouesse de l’esprit. La gloire du héros de la charité est supérieure encore à celle du héros de l’esprit. Etre tué, alors, est glorieux ; c’est cette gloire qui auréole les martyrs, ces hommes ou ces femmes qui, inoffensifs et décidés à l’être, préfèrent mourir qu’attaquer ou même se défendre. Le martyrologe catholique serait incompréhensible pour Achille ou Hector, sans doute aussi pour Homère. Je crains, comme Gide ou Valéry, de m’embêter à la Chanson de Roland ; je ne la lirai donc pas (quoique cinq fois plus courte que l’inexorable Iliade) mais je parie qu’aucun paladin de Charlemagne ne se lâcherait, vainqueur, à l’exultation obscène d’un homérique preux.

Où en sommes-nous, aujourd’hui ? Je reviens à la querelle des anciens et des modernes. En octobre 2006 paraît l’ouvrage de Bernard Knox : L’Iliade poème du XXIe siècle. Ce titre est symptomatique. On n’imagine pas, dans l’ambiance actuelle, une Chanson de Roland poème du XXIe siècle. La question n’est pas de contester la précellence de l’Iliade sur toute autre épopée, même l’Odyssée (quoique ici je dispute), même Mirèio. Il s’agit de constater que la vague et vogue actuelles d’Homère sur le marché est connexe à un affaiblissement, affadissement, voire effacement du sens chrétien et un retour en force du paganisme ou de ce qu’on imagine le paganisme (lequel à la vérité n’est plus qu’un cadavre embaumé). Le petit livre chatoyant de Sylvain Tesson est un indicatif : on y apprend qu’il faisait meilleur vivre au temps d’Ulysse que sous le déprimant régime des monothéismes. Mais ce que Tesson omet de dire, et qui pourtant éclaire d’un jour sinistre l’actuelle mentalité française (et sans doute allemande et anglaise, peut-être aussi espagnole), c’est que la religion des Bédouins, à la différence du judaïsme ou du christianisme, a des affinités remarquables avec celle des Argiens. Allah, comme Zeus, donne la victoire et avec elle la gloire braillarde d’avoir tué le kafir, les kouffar. Dans le moment même où j’écris ces phrases notre désastreux ministre de l’Intérieur s’apprête à recevoir chez nous (que signifie « nous » à l’heure des grandes fractures sociales ?)130 djihadistes rescapés de l’armée de Daech en déroute, auxquels on continue par hypocrisie juridique d’accorder la qualité de « français ». Ne nous faisons pas illusion : ces « enfants », comme on les appelle (on, le mensonge officiel), reviennent tout fiers sinon d’avoir tué du moins d’avoir tenté de tuer, et l’islam le plus arriéré dont ils sont infectés leur fait un devoir de massacrer en Europe s’ils n’ont pu massacrer au Proche-Orient. L’Iliade poème du XXIe siècle est un petit livre très compatible avec le Coran.

Ce qu’est par contre la gloire chrétienne, ce matin même une illustration bouleversante m’en est offerte par le mensuel Magnificat et l’article consacré par Marie de Chamvres aux frères Jaccard. Ceux-ci ne se peuvent prévaloir d’avoir tué qui que ce soit ; leur gloire aura été, « prothésistes aux mains nues », de rendre à la vie, au Cameroun d’abord puis, voyageurs plus aventureux qu’Ulysse, dans plus de trente pays, des hommes dont la lèpre faisait des morts vivants. Je ne suis moi-même qu’un faiseur de phrases rencogné dans le confort bourgeois, mais il me revient, me souvenant de l’Evangile – « que votre parole soit oui, oui, non, non » – de mettre en lumière crue le départage historial entre les gloires méprisables de ce monde (celles du guerrier homérique ou coranique) et la seule gloire qui vaille, celle du Golgotha. J’ajoute qu’à la rigueur je me vois équipé de pied en cap à la manière d’un preux de l’Iliade, drogué de slogans et/ou d’alcool, me ruant au combat et bientôt abattu, c’est sûr ; mais se mettre des années durant au service des lépreux à Douala, comme les frères Jaccard, cela exige une endurance dans le vrai courage (excluant la colère) qui m’excède absolument.

 

« Il n’est rien de plus naturel à l’homme que de tuer », note Simone Weil. Elle écrit encore ceci (imaginez Ajax ou même Ulysse tombant sur ce fragment d’un Cahier ) : « Quand dans l’homme la nature, étant coupée de toute impulsion charnelle, étant aveugle et privée de toute lumière surnaturelle, exécute des actions conformes à ce que la lumière surnaturelle imposerait si elle était présente, c’est la plénitude de la pureté. C’est le point central de la Passion. Il y a rédemption, la nature a reçu sa perfection. L’esprit, auquel seul appartient la perfection, s’est fait nature pour que la nature reçoive la perfection »

Dans une chrétienté, tout autrement que dans une peuplade homérique ou une Umma coranique, tuer aurait dû, devrait cesser d’être naturel, et plus encore d’être glorieux.

HOMERE ET LE MONDE HOMERIQUE

 

On a donné le nom d’Homère à une collection d’aèdes anonymes mais l’Histoire a conféré un haut titre de glorieuse réalité à ce trou noir. Deux ? (C’est la thèse du chorizonte, reprise me semble-t-il par Citati). Plusieurs ? Qui tranchera jamais ? La surprise, c’est le feu d’artifices depuis vingt ou trente siècles qui multiplie les éloges dithyrambiques d’un poète qui n’aura peut-être jamais existé. Homère joue dans la mémoire des classiques le même rôle que Philomène dans la piété du Curé d’Ars : celle-ci est une fiction mais la foi de Jean-Marie Vianney la dote de pouvoirs salvifiques ; Homère n’est qu’un nom mais de ce nom le photographe des personnages imaginaires a tiré d’innombrables et vénérables clichés. Montaigne me sidère. Cependant ma sidération ne se justifie pas : Montaigne emprunte ses clichés (littéraires) à la littérature de l’antiquité, à ce sujet profuse. Quel écrivain futé (peut-être Borges) s’avisa de faire par jeu la critique minutieuse d’un roman dont il était l’unique non-auteur. Quand je lis, dans le chapitre Des plus excellents hommes les trois pages consacrées par l’essayiste au poète de l’Iliade et de l’Odyssée, je suis tout près de faire mon mea culpa. En effet l’inexistence d’Homère, à peu près avérée aujourd’hui par les doctes, devient hautement improbable si l’on se fie à Horace, Ovide, Lucrèce, Manilius, Aristote (ah ! Aristote !) et Alexandre son élève, Cléomène, Plutarque, Alcibiade, Hiéron, Panaetius et même Mahumet second (ceux-là que dans cet ordre mentionnent les Essais). Cas unique, je crois, dans l’histoire des littératures : une gloire telle qu’elle sécrète l’homme conjectural qui sans elle se disperserait en spectres. Inexistence avéré par les doctes, écrivé-je ? En 2010 Alexandre Farnoux publie chez Gallimard un précieux petit livre: Homère le prince des poètes. Sylvain Tesson expose avec brio les trois thèses que l’on discute dans le Landerneau de l’érudition : « un génie pur, barbu et aveugle », ou « une collectivité de rhapsodes », ou « un alchimiste recueillant dans un vase unique les sources multiples ». Pietro Citati préfère une quatrième thèse : « Premier Homère », « second Homère », écrit-il ; cet amoureux a trouvé l’Iliade et l’Odyssée amoureux dans la même coque – casque ou caïque : philippine !

« Quandoque bonus dormitat Homerus », écrivait Horace. Le bon Homère somnole quelquefois. Je somnole souvent à la lecture de l’Iliade, je défie Ronsard de la lire en trois jours ; même en trente je n’en viendrais pas à bout. On s’y bat trop et je m’en bats les flancs. Qui, parmi les doctes, ou même les fantaisistes comme Sylvain Tesson, ose ce franc, ce rude, cet abrupt aveu ? Je ne sais à la vérité s’il arrivait à Homère d’entrer en somnolence, mais je sais, d’un savoir très éprouvé, qu’il frappe ses lecteurs aujourd’hui comme hier d’un assoupissement surnaturel. Il les enchante. Il les promène dans un équivalent du palais d’Alkinoos d’où ont été expulsés tous les aspects de la vie sordides, brutaux, ignobles, imbéciles. Ulysse plus qu’aucun autre profite de ce coup de baguette magique, de cette drogue de Circé, de ce passez muscade. J’en donne aussitôt un exemple : Hélène, au chant IV de l’Odyssée, raconte l’incursion d’Ulysse déguisé en mendiant à Troie, et entre autres détails comment de son long poignard il fait en ville un grand massacre : l’horreur et l’invraisemblance de cette saloperie, qu’on imagine inventée par cette femme à tous égards soupçonnable, ne sont pas relevées par mes lecteurs. Jacqueline de Romilly multiplie les litotes d’indulgence, les atténuations, voire les distractions. Hector, note-t-elle, souhaite à son petit garçon (je la cite) « de montrer plus tard plus de vaillance que lui » mais elle omet la suite : « puisse-t-il rapporter d’un ennemi tué les dépouilles sanglantes, et que sa mère alors en ait le cœur en fête » – youyous de barbarie. Elle avoue que les intrigues divines frisent parfois –« frisent » – la comédie sans jamais aboutir au burlesque – jamais, vraiment ? Aucun des héros « n’est jamais lâche » – jamais ? j’ai constaté mainte fois le contraire. Le poème, assure-t-elle, corrige leur cruauté : j’ai du mal à le discerner. Pietro Citati mérite une mention exceptionnelle pour son admirable exercice d’admiration : La pensée chatoyante. Qu’est-ce que chatoyer ? Briller tout en changeant de couleur selon les jeux de la lumière, briller pour séduire. L’Iliade chatoie-t-elle ? La panoplie, peut-être, les splendides armes. Mais c’est l’Odyssée – « Ulysse et l’Odyssée », sous-titre – qui intéresse Citati, ce sont les chatoiements de l’Odyssée dont il se fait le commissaire-priseur, fascinant parce que fasciné. De même pour Sylvain Tesson, par réflexion, ça chatoie dans l’Odyssée, comme, il le fait accroire par ressac, dans l’Iliade. Ce chatoiement, celui de la ceinture d’Aphrodite, c’est le poikilon – le bariolé, l’irisé, le diapré, le chatoyant – notion

« Laisse du vieux Platon se froncer l’œil austère » … Platon exile Homère de sa République, non sans regret, voire non sans repentir. A quoi m’amusé-je ici ? A me moquer, avec un extrême respect, de la gent littéraire qui perpétue une admiration excessive, à mon gré, pour ce personnage fabuleux, duel sans doute, pluriel peut-être. Pour en finir avec Homère ? Alors je serais un zoïle. Il m’est opportunément rappelé, en ce matin de décembre frileux où les brouillards enveloppent de leur châle mouvant le clocher des Jacobins, que Zoïle fut un critique d’Homère ; et jouer le rôle de critique d’Homère dans l’Iliade des littératures (où il tient la place éminente d’Ulysse) c’est comme jouer le rôle de Thersite dans son Iliade. Je suis Thersite ; serai-je encore zoïle ? Quelle disgrâce ! Littré : « Comment avez-vous pu imaginer, mon cher et illustre maître, que j’aie eu l’intention de vous comparer à Zoïle ? je ne suis ni injuste ni sot à ce point-là » ( d’Alembert à Voltaire). « Peu s’en fallut que le Zoïle couronné /Caligula/ , condamnant à l’oubli les noms d’Homère, de Virgile et de Tite-Live… » (Diderot). « On prétend que ce fut l’envie qui l’engagea à écrire contre Homère, et que c’est ce qui a fait que tous les envieux ont depuis été appelés du nom de Zoïles » (Boileau). Il est à penser que ce Zoïle, quel qu’il soit, a rendu à Homère le plus grand service qui soit par s’être mis au ban de la société des belles lettres par son impiété à l’endroit du poète des poètes. Comment dire du mal d’Homère sans encourir l’opprobre de n’être qu’un zoïle ? Zoïle a rendu définitivement indécente la critique de l’Iliade ou de l’Odyssée. Que l’infortune d’être un zoïle me soit épargnée ! Le dithyrambe, s’agissant d’Homère, est de rigueur ; s’y soustraire est se prêter au plus cinglant mépris. Aussi ne m’y risquerai-je pas. Je fais chorus. Et je ne fais pas chorus seulement par complaisance. Je crois sincèrement au génie d’Homère, et je serais un barbare si je tenais pour négligeable son éclatante renommée qui fut comme une aspersion de grâces sur la Grèce. Ah ! j’ai avoué – péché véniel ? – m’ennuyer aux bagarres itératives de l’Iliade. Je veux confesser encore un méchant soupçon : il me semble que Platon, dans la République, dit préférer que l’on parle de ce qu’on sait, ou du moins fait la différence entre le poète qui décrit un siège et l’artisan qui le menuise ; je soupçonne qu’Homère, comme son Démodocos ou son Phémios, ne connaît la réalité des affrontements guerriers que sur sa lyre. Lorsque je fus employé à la radio militaire, à Alger, une de mes corvées fut d’inventer des récits de baroud ; je m’en acquittai de mon mieux, mais n’ayant jamais servi dans une unité combattante mon mieux était un médiocre simili, je ne tardai pas à recevoir un message poli mais ferme d’un baroudeur qui, nullement zoïle mais crûment qualifié, me signifia ma futilité de soldat d’opérette. Je soupçonne Homère de n’avoir jamais tenu une arme ; cela ne l’empêche pas de les décrire, et le harnachement, en termes bien astiqués. Je n’étais pas, moi, un bon homéride.

   Pour en finir avec Homère, non. Mais pour en finir avec Ulysse, oui. Je n’ignore pas les éclatants mérites du personnage ; ils ont fatigué cent générations de thuriféraires, Albert Camus (ah ! je ne cesse pas de rire des dernières pages de L’Homme révolté) a eu l’indécence de le choisir en modèle de vie astucieusement ajustée à la fin des fins aux possibles humains. Je veux bien que par-delà l’Odyssée, son odyssée achevée ainsi que (prédite par Tirésias) sa randonnée ultérieure, il devienne en effet un tel modèle (de petit roi ou de grand bourgeois). Mais je ne m’intéresse qu’à ce qu’il paraît dans les poèmes signés Homère. S’il existe, jusqu’à Citati inclus, des chorizontes, peu enclins à admettre que l’Iliade et l’Odyssée soient imputables à un seul aède, je tendrais pour ma part à considérer qu’Ulysse, poikilos, artistement mais hasardeusement   poikilos, diapré, bariolé, comme la bunte Kuhe de Nietzsche, est plusieurs, composé de pièces tant bien que mal ajustées, un puzzle tel que les traits constants (la fameuse mètis) ne suffisent pas à configurer un être humain vraisemblable ; ce n’est pas un homme, c’est un substrat – hupokeimenon – de péripéties, un montage de séquences disparates. Duhamel, en un accès d’exaltation, avançait qu’aucun héros d’Homère n’est tout d’une pièce : c’est faux pour la plupart d’entre eux, mais pour Ulysse il faut dire qu’il est en pièces détachées puis cousues à la diable. Les dévots m’objecteront qu’il est versatile, versicolore, que telle est sa fuyante, sémillante, scintillante, chatoyante identité ; ils se feront forts d’un discours très à la mode depuis les aphorismes de la Volonté de puissance, selon lequel la notion de sujet serait captieuse. A quoi je rétorque, avec Goethe, sur ce point inattaquable, indépassable, que tout être vraisemblable est une forme signée, une personnalité. Ulysse est versatile, versicolore, parce qu’il a échappé, à la manière du vif-argent, à son (à ses) concepteur(s) qui lui ont conservé son nom avec son caméléonisme : géniale supercherie poétique. Citati choisit de s’émerveiller : Ulysse est polytropos, souligne-t-il, homme aux mille forme ; je le crois, moi, un homme multiple, mille et un hommes, monstre à ranger parmi les créatures fantastiques ; pour le prendre au mot et ruser avec lui, il (n’) est « Personne », il n’est pas une personne, mais une pluralité de personnes.

Nul mieux que Pietro Citati n’a montré comment nous (« nous », lecteurs occidentaux, fils spirituels de la Grèce, héritiers d’une Weltanschauung classique) lisons Homère, et surtout l’Odyssée, avec une miraculeuse inattention (c’est moi ici qui m’exprime) à tous les aspects sinistres ou sordides de l’aventure et du héros. Le poème, écrit-il, est enveloppé d’une vapeur, ou nimbe, ou halo suprême, ou voile ; il emprunte encore au lexique de Proust le fondu, la patine, le vernis des maîtres. (Pourquoi pas, aussi, n’en jetez plus, la pruine ?). Cet enrobement, ce camouflage, le poème le doit aux Muses, et nous devons, nous lecteurs, à Hermès, de clore nos paupières, d’entrer dans « une torpeur très profonde une possession, un coma, un nuage obscur »… Eh bien je dois confesser, sans orgueil mais sans vergogne, que de cette bienheureuse cécité, chère, paraît-il, aux Muses, et de la conséquente indulgence plénière accordée au héros (Ulysse) je n’ai pas été favorisé. Une fois de plus, je me flatte d’être le jeune garçon du conte d’Andersen : si le roi est nu, je le vois nu ; disparaissent la vapeur, le nimbe, le halo, le voile. Pietro Citati, en lecteur fasciné fascinant, en artiste du verbe, les maintient jusqu’au bout de son beau livre ; aura-t-il été servi par sa relative ignorance de la langue grecque ? Sylvain Tesson a-t-il lu Homère autrement que traduit par Jaccottet ou Brunet ? Il est, lui aussi, sous le charme du chatoiement, mais au fil de ses chapitres le chatoiement, parce qu’il n’évacue tout de même pas les horreurs de l’Iliade (trop de casques !), s’écaille. Sauf que leurré par le certificat millénaire d’utopie consolatrice décerné à Homère il s’exalte – c’est sa dernière citation – à la parole en effet magnifique de Priam : « Tout est beau dans ce qui se dévoile ». Hélas ! Cet aphorisme totalitaire est un contre sens. πάντα δὲ καλὰ θανόντι περ ὅττι φανήηι, (« tout est beau, même mort, de ce qu’on voit de lui ») ; Priam songe à Hector voué à une mort prochaine, inéluctable, et compare le hideux cadavre d’un vieillard (lui) à celui d’un jeune homme (son fils). Le lecteur fasciné métamorphose un énoncé contingent, local, affectif, subjectif, en une formule cosmique digne de Heidegger. Il faudrait ignorer l’Iliade pour ignorer ce qui s’y « dévoile » à tout moment de hideur dans l’abattage des « héros » : Oenomaos « tombe dans la poussière ; sa main racle le sol » …un exemple entre cent ; non, Oenomaos mort n’est pas beau.

Le monde de l’Iliade est un monde de merde. Celui de l’Odyssée est-il rassurant, réconfortant, capable de nous distraire de nos inquiétudes et de répondre à notre désir profond ? Je comprends que des Européens du vingt-et-unième siècle bombardés de « smartphones », de « podcasts », de « nanobiotyx », rêvent de l’Idylle et la reportent à l’époque du fictif Ulysse. Je ne me nourris pas de cette drogue, mais du pain vivant de Notre Seigneur Christ. Le monde qui m’exalte n’est pas dans les deux fois vingt-quatre chants d’Homère mais dans les deux fois vingt-quatre préludes et fugues du Clavier bien tempéré. C’est là « le meilleur des mondes », comme l’a écrit avec une sereine acuité André Tubeuf. C’est le monde de l’Amen promis aux dernières mesures de la Messe en si mineur. Je peux demander à l’Iliade ou l’Odyssée un divertissement, une échappatoire à la quotidienne routine ou aux soucis d’une société désaxée ; en aucun cas je ne me résignerais à croire que ces Grecs dont l’hospitalité si vantée repose sur la razzia – on pille, on viole, on tue les uns pour combler de cadeaux les autres – soient dignes de mon acquiescement à leur barbare civilisation.

Sylvain Tesson commet à plusieurs reprises, dans ton sémillant petit livre, l’imprudence d’opposer aux « monothéismes » qui rêvent d’un ailleurs hypothétique (le paradis, le Royaume de Dieu) le monde homérique où les corrélats objectifs, les choses telles qu’elles sont, en leur densité, leur diversité, leur authenticité, suffisent aux hommes tels qu’ils sont, qui se contentent de leur finitude et d’un bonheur continu dans cette finitude. « N’aspire pas, ô mon âme, à la vie éternelle, mais épuise le champ du possible » : Homère aurait pu signer cette Pythique. Or l’idée que la vision « païenne » du poète de l’Iliade et l’Odyssée nous libère des arrière- ou des outre-mondes est parfaitement fausse. Je n’en veux pour preuve que l’existence dans sa géographie mythique de la Schérie. La Schérie est l’antipode épique des terres achéennes ou troyennes. Le royaume d’Alkinoos est un ersatz de Royaume de Dieu : on n’y connaît pas le choc des armes, on n’y pratique pas la razzia, on y danse, on y joue, on y mange, on y converse, on y écoute le rhapsode ; c’est véritablement le lieu de l’Idylle où rien de nuisible n’est à craindre. Les Phéaciens sont les Thélémites du second Homère. La Schérie est le seul Eden dont son imagination était capable, une île ou un archipel inscriptibles par feinte sur une carte mais à la vérité un autre monde, l’autre monde, par contraste avec l’Hadès et même avec Ithaque.

ENCORE ULYSSE

J’ai le tort de lire l’Iliade et l’Odyssée en grec, du premier au dernier vers ; lecteur cruel, impie, je chasse vapeur, nimbe, halo, voile. Je lis Homère comme je lis Mahomet. J’ai appris, par mainte expérience, j’apprends par l’actuelle ambiance française d’hébétude et d’hypocrisie, comment il est non seulement possible mais fatal, dans un climat spirituel délétère où l’ « islamophobie » est presque un délit, de ne pas lire les versets mortifères du Coran. Je constate, mais avec plus d’étonnement, que les poèmes homériques jouissent dans la mentalité de nos humanistes de la même immunité et que par exemple les vers ou les séquences de vers qui ne montrent pas Ulysse sous un beau jour sont méticuleusement ignorés.

J’incline à croire qu’il y a plusieurs Ulysse et non qu’Ulysse est plusieurs (polytropos), mais comme la tradition – unanime ? – a retenu qu’ « il se succède à lui-même » sans soupçonner qu’il pourrait se scinder en des personnes successives ( de l’Iliade à l’Odyssée, puis dans l’Odyssée), c’est l’Ulysse « aux formes multiples » (polytropos) dont je veux ébrécher quelque peu l’image canonique.

Tout le bien qu’on pense de lui (« on » désignant aussi bien lui-même et ceux qui ont affaire à lui dans les deux épopées que les lecteurs de celles-ci jusqu’à récemment Pietro Citati et hier Sylvain Tesson), je serais un sot de gros calibre si je le dédaignais. Qu’il soit intelligent, plus ô combien ! qu’Ajax ou Diomède, qu’Agamemnon sans nul doute, qu’Hector ou Achille assurément, peut-être même que Nestor, je n’en disconviens pas, et que sa ruse soit un des éléments de sa singulière intelligence, je le reconnais volontiers. Qu’il soit brave, sa physiologie, sa musculature l’y disposent ; mais il est également courageux, plusieurs épisodes le prouvent. Voilà. C’est bien. C’est tout.

Je m’amusai tout à l’heure à me moquer discrètement d’un aphorisme de Nietzsche. Ce dévot d’Ulysse ne devait pas ignorer, tout de même, que l’homme de la mètis ne fut pas, dès l’Iliade, du goût de tous : Achille le méprise, Agamemnon loue une fois son grand cœur ignorant le mensonge mais, sans crainte de se déjuger, le juge « maître en tromperies mauvaises ». Que dirait de lui Thersite si au lieu de lâchement le tabasser et le menacer il lui donnait la parole ? Ce qu’il dit dans la pièce de Shakespeare : « chien-renard ». Les tragiques le présentent sous un méchant jour : incarnation, remarque Jacqueline de Romilly, du menteur, du démagogue, du politique (je dirais politicien) toujours prêt à réclamer la mort des innocents. (Qui ne sait que sans son zèle de rhéteur à la langue bien pendue Iphigénie aurait échappé au sacrifice ? Il faut l’entendre dans la version de Racine : « songez-y, vous devez votre fille à la Grèce » …salaud !). J’ai déjà approuvé Dante qui l’a fourré, en tant que fourbe et fraudeur, dans les malebolge. Bref, je ne suis ni effronté ni farfelu ni fausse note si je m’avise de n’avoir pour lui, quelque péan qu’entonne en sa faveur l’orphéon des ébaubis, qu’une médiocre estime.

« Laisse du vieux Platon … » Ah ! Son œil n’est pas austère lorsqu’il imagine l’âme d’Ulysse choisissant pour sa prochaine existence le sort d’un simple particulier vivant sans souci. Ce sera donc un Ulysse tout autre que celui qui a sur les ondes tempétueuses de quarante-huit chants défrayé et défraie encore la chronique universelle. Je ne m’épuiserai pas à signaler tout ce qui me le rend rébarbatif et même quelquefois répugnant. Je l’ai déjà un peu taquiné tout à l’heure en saboulant le fragile esquif aphoristique sur lequel l’embarque l’aconier Nietzsche. Il me plaît de le soustraire à l’admiration trop peu nuancée de ses dévots.

Sylvain Tesson :

« Seul Ulysse parviendra à réparer ce qu’il a défait.

Seul Ulysse effacera ses outrances.

Seul Ulysse rejointoiera le monde.

Seul « Ulysse l’endurant » sera digne de la liberté qu’il avait d’abord déshonorée en l’usant ».

Les énoncés 1   et 2 sont manifestement faux. Je demande comment Ulysse réparera le massacre des Kikones. (Ce n’est qu’un trait de sa malfaisance).

L’énoncé 3 flotte dans l’air nébuleux d’une approximation sans assises : rejointoyer le monde, quésaco ?

J’insère ici, parce que c’est de même acabit, l’insinuation exaltée de Pietro Citati, selon lequel tout le savoir artisanal de la Grèce serait dans ses mains, Ulysse, l’homme à tout faire ? Emporté par son élan admiratif l’excellent critique lui impute même la construction du cheval de Troie, alors qu’on le doit, comme le dit l’aède Démodocos au chant VIII de l’Odyssée, au modeste Epeios.

L’énoncé 4 n’offre aucune prise ni à l’acquiescement ni à la désapprobation; il est aussi vaste et vague que certaines éjaculations pieuses ; il me laisse dans l’hébétude.

Lequel des lecteurs fascinés ose écrire que tous les héros sont à un moment atteints de folie guerrière sauf lui, Ulysse ? J’ai vérifié le contraire. Lequel prétend qu’il n’est jamais un vainqueur arrogant ? Sauvé du javelot de Socos par Athéna il plastronne, fanfaronne : « le noir trépas te guette », « tu vas …me procurer la gloire » ; il triomphe, exulte bassement : « tu seras déchiré par les oiseaux de proie ». Lecteurs enchantés, ne vous leurrez pas : Ulysse au combat est aussi féroce, aussi vulgaire que les autres, et dans l’un et l’autre poème à mainte reprise ne s’en tire que par le secours d’Athéna. Celle-ci n’aurait plus, paraît-il, dans l’Odyssée, son « caractère agressif et destructeur ». Comment donc, Citati ? S’adressant au fils de Laërte, au chant XIII : « Oui, toujours et partout, quand nous devrons agir, je serai près de toi, sans te manquer jamais. Ces seigneurs prétendants qui dévorent tes vivres, ah ! je les vois déjà, de leur sang et cervelle, arroser tout le sol ! » Au chant XVI elle confirme : « je serai là, tout près, ne rêvant que bataille ». La garce, m’écriai-je tout à l’heure. Je confirme. Aussi le massacre des prétendants ne sera-t-il pas seulement une dégoûtante boucherie, mais par son invraisemblance une lugubre bouffonnerie : c’est Don Quichotte faisant un abattis des marionnettes de maître Pierre.

Je ne vois, dans la péripétie de cette reconquête de son palais d’Ithaque par Ulysse, rien d’admirable et enviable que sa performance de tendre le grand arc et tirer droit au but. Ulysse est un balèze. Bravo ! On le sait de reste. Je ne suis qu’un plutôt chétif chrétien ; la force physique impressionne mes nerfs, ma chair ; mon esprit et mon cœur, si elle ne s’exerce pas dans les joutes sportives ou pour la défense de l’opprimé,   la méprisent. Qu’on n’argue pas en faveur de ce survolté qu’il punit des êtres coupables d’avoir abusé de l’hospitalité sacrée ? A cette faible défense du héros j’ai déjà opposé que la religion de l’hôte est pratiquée chez Homère par des individus qui n’hésitent pas à dévaster, piller, violer, quand et où ça leur chante, et on est en droit – que dis-je ? en devoir – de considérer que le massacre perpétré par Ulysse au bout de l’Odyssée en son palais est le contrepoint, dans la même tonalité, de celui qu’on devine au bout de l’Iliade – Troie dévastée et pillée. Je n’insiste pas sur le pitoyable état d’esprit qui tire vanité de la vengeance – « voyons si je pourrais obtenir d’Apollon la gloire de l’atteindre ». Dans la galaxie chrétienne le mot sublime de l’Aquinate – « un acte de vrai pardon vaut la création d’un monde » – manifeste un rehaut d’humanité.

Enoch Arden, héros de Tennyson dans le poème éponyme, après sept ans de vie conjugale quitte sa femme et ses enfants, se fait maître d’équipage pour les tirer de la misère. Naufragé, il retrouve le bourg familial après dix ans d’absence mais son ami Philippe a pris sa place auprès d’une épouse persuadée qu’il a péri en mer et lui a donné un autre rejeton. Enoch, découvrant, sans se découvrir, leur bonheur, décide de ne pas le troubler, ne se fait pas reconnaître ; ils ne sauront qui il était qu’une fois mort. Je ne serais pas assez sot pour prétendre qu’Enoch Arden est un poème plus beau que l’Odyssée mais sot je serais certes si je ne jugeais point que ce malheureux marin malgré lui, en sa discrétion, son tact, son charitable choix de se sacrifier pour une femme, un ami, des enfants qu’il préfère à lui-même, ravale Ulysse au très bas rang des propriétaires querelleurs. La volonté d’impuissance est ici un cran, non, mille crans au-dessus de la volonté de puissance dont le roitelet d’Ithaque offre une image déshonorante.

Ulysse et ses compagnons : il les perd tous, provoque aussi (sans l’avoir voulu il est vrai) la perte de quelques Phéaciens. L’Irlandais Shackleton en Antarctique, au prix de risques pris comme jamais n’en prit Ulysse et d’un calcul intelligent des possibilités qui le met très au-dessus de l’homme aux mille (médiocres) ruses, sauve tout son équipage.

 

Ulysse a souffert de tant d’éloges – partiellement mérités (n’en pas faire le détail) – que le brocarder un peu, le déprécier un tantinet me semble un acte de justice. Je ne peux lire ou proférer son nom sans me référer à Camus et à la fichue idée qu’il a eue, par dévotion à un spécieux hellénisme, de le prendre à la fin de son Homme révolté pour le parangon de la sagesse, de la vie comme on dit à hauteur d’homme.

 

Avec Horkheimer et Adorno, analystes subtils qu’une dose discrète de marxisme a habilités à ne pas se laisser trop séduire par les oripeaux chatoyants de l’épopée, Ulysse perd son prestige épique ; il en gagne un autre, moins chatoyant, devient le « prototype de l’individu bourgeois ». La pieuse pensée qu’il représenterait enfin en son domaine d’Ithaque récupéré, restauré, réanimé, le type idéal de la seigneurie paysanne telle que tente de le concevoir en notre âge de ferrailles l’utopie écologiste, cette pieuse pensée, Horkhemer/Adorno la congédient sine die. Ulysse n’est qu’un type astucieux qui pressent, précurseur de Hegel, l’Aufklärung à venir et la moderne ruse de la raison dont sa mètis serait une première ébauche.

Mais l’épisode des Sirènes a retenu plus particulièrement l’attention de notre couple savant. Ulysse en sort encore moins prestigieux. Il est le patron, seul admis selon son dessein à jouir du chant enchanteur ; ses compagnons font figure de prolétaires. Transposé sur la scène moderne il serait le bourgeois qui paye cher une bonne place à l’auditorium pour se délecter aux Préludes de Debussy ou à l’Ulysse de Dallapiccola, musique raffinée pour laquelle les gens du RMI ou du RSA n’ont pas d’oreille. Epigone d’Adorno/Horkheimer dans le chant des sirènes, premier chapitre de son Livre à venir, Maurice Blanchot s’exprime, lui, sur le mode de la franche raillerie : « Ulysse, l’entêtement et la prudence d’Ulysse, sa perfidie qui l’a conduit à jouir du spectacle des Sirènes, sans risques et sans en accepter les conséquences, cette lâche, médiocre et tranquille jouissance, mesurée, comme il convient à un Grec de la décadence qui ne mérita jamais d’être le héros de l’Iliade, cette lâcheté heureuse et sûre /…/ » Vlan ! Achille jubilerait, mais toi, Nietzsche ? Ton type (idéal) du Grec de l’art antique, comme tu le désignais en ta Naissance de la tragédie, ne serait-il qu’un graeculus ! « Il obéit au destin et aux conseils de Circé », susurre Pietro Citati : faible défense. Le destin ! (Avec majuscule, si vous voulez). Il a pour moi, tel que l’invoque le poème homérique, à peu près la même vertu dormitive que le fameux « c’est votre léthargie » dans la pièce de Regnard. Que penser enfin du bref récit de Kafka ? Le Silence des sirènes a exercé la subtilité de l’école lacanienne. Mais il me semble qu’il faut d’abord et enfin considérer l’aspect humoristique et subversif du récit : les sirènes se taisent, Ulysse non seulement s’enchaîne mais aussi se bouche les oreilles. Libre à un dilettante du Séminaire XX d’imaginer en cet Ulysse kafkaïen le pressentiment du silence du Père, perceptible par le mystique sourd aux rumeurs du monde. Je m’en tiens, avec délectation, à l’évidente parodie : un Juif sensible aux voix bibliques, et plus concerné par Judith et Holopherne que par Ulysse et Polyphème, se moque et de ce bourlingueur malgré lui et de ces aphones divas.

Je m’amuse trop à dauber Ulysse ou ses dévots pour me dispenser de le voir au lit avec sa Pénélope tels que les imagine Daumier : la couette est d’importance, le polochon turgide à souhait, madame penche vers monsieur en une torsion disgracieuse un visage aux traits ingrats que ne flatte pas une tignasse noire, raide, plaquée. Lui, c’est comme le Géronte des comédies ; il a, avec un nez excessif et un bonnet expansif, la mine peu héroïque d’un birbe qui mentalement refait ses comptes. Cette caricature, me dira-t-on, est scandaleusement non conforme au personnage comme l’Odyssée achève de le produire. J’en conviens, mais l’hagiographie d’Ulysse me lasse à la longue, et un éclat de rire sacrilège me fait du bien.

Il faut enfin – il le faut pour ne pas barboter dans un classicisme convenu (ne pas oublier que classis, c’est d’abord une affaire nautique) – soustraire Ulysse à ses prétendues prouesses de navigation. La parole est ici à Jean Giono, notre Homère provençal, dont l’œuvre vaut bien l’Iliade et l’Odyssée. Giono, narrateur d’un talent exceptionnel (« l’un des plus grands narrateurs que la littérature ait produits », affirme un de ses plus savants interprètes), imagine Ulysse en héros d’une bourlingue miteuse qui le fait échouer de femme en femme ; ce qu’il fit dans la guerre de Troie ne le distingue aucunement ; il révèle en revanche, au fil de l’intrigue, un vrai courage « pour les seuls exploits de la langue ». Ainsi excelle-t-il à raconter ses aventures comme on les lit dans l’Odyssée, mais ce ne sont que des craques. C’est son fils, Télémaque qui, lui, à l’instar de Sylvain Tesson, vit très réellement des situations périlleuses mais à la différence de son père hyper doué pour mentir et se rendre crédible (ou de Sylvain Tesson sémillant sur France Inter et sur papier Corlet) il est, lui, si peu doué pour dire qu’il se rend inaudible. Cet Ulysse revu, rectifié, remis à sa juste place, Giono l’a pourtrait tel qu’en lui-même enfin la vérité le change dès la phrase-seuil de son prodigieux roman : « aplati sur le sable humide ». Oh ! Le premier mot suffit : aplati. A plat, comme un pneu de berline. Il ne (nous) roulera plus. Nous l’écouterons avec plaisir, sa faculté de mentir (oui, Nietzsche !) est épatante ; pour le reste, « ma gloire », claironnait-il dans la fable homérique, « touche au ciel », « il se dilate à l’infini » susurre un de ses laudateurs. Blagues ! « Aplati ».

Je ne sais si Chirico quand il peint le retour d’Ulysse a eu connaissance de la naissance de l’Odyssée. Son tableau en est l’abstraction et l’abstract. La douzaine de chants homériques consacrés au retour se résument en, se stylisent en, se réduisent à 60×80 centimètres de toile et les divers paysages de la bourlingue se concentrent en une pièce très ordinaire dont la porte entrouverte ne concède à un éventuel amateur d’aventures qu’un couloir désespérément anodin. La mer, ses périls, ses Charybde et Scylla, ses Calypso et Polyphème, ses Sirènes et Lestrigons, ce n’est qu’un tapis aquatique bleu délavé aux bords blanchâtres sur lequel pagaïe en son frêle esquif l’homme aux mille ruses, vêtu ici de probité candide et de lin blanc. Chez Giono Ulysse allait tout de même de mastroquet en mastroquet, de gourgandine en gourgandine. Ici, immunisé contre les péripéties il se borne à un « voyage autour de ma chambre ». Il y a deux sièges dans cette pièce, à droite une chaise en bois blanc – facture Ikéa ? – d’une éprouvante banalité ; à gauche un fauteuil rouge très bas sur patte mais pourvu d’un dossier démesurément haut. Sur la chaise est prêt à s’asseoir un étudiant ou une étudiante ; sur le fauteuil je vois un helléniste, fatalement érudit, non pas un Victor Bérard – car celui-ci a fait réellement les mythiques voyages d’Ulysse – mais un de ces rats de bibliothèque rongeurs de bouquins et maniaques d’élucubrations qui frétillent aux prouesses d’un héros imaginaire. Le prof (sur le fauteuil) apprend au potache (sur la chaise) combien sont héroïques les héros de l’Iliade, combien héroïque le héros de l’Odyssée, quel champ d’émerveillement se déploie ah ! dans les poèmes homériques, par contraste avec le sale monde d’aujourd’hui. Mais lui (le prof) et lui (le potache) ne se représentent chaque épisode de l’Iliade ou de l’Odyssée que dans les cadres nécessairement étriqués d’une pagination. Ils n’ont, pour revivre les péripéties du fabuleux périple d’Ulysse, que des tracés hypothétiques en in-octavo et une écume de signes écrits. C’est cela même que signifie par le médium de la toile peinte le spirituel Chirico.

En finir avec Ulysse est un devoir, un jeu, une riposte salubre aux clichés poisseux de la tradition. L’Odyssée à deux reprises, au chant II, le présente comme ce « roi de jadis », dit Télémaque, « qui fut pour tous, ici, le père le plus doux ». Quel âge avait-il donc ? Télémaque en fils pieux (chez Giono il sera fils à l’épieu) se fait hagiographe. Ce « père le plus doux » est un pet-en-l’air casanier, sentimental. Un peu plus loin c’est Mentor qui répète : « père des plus doux ». Qui le peut croire ? Au chant V Athéna, en bonne élève, reprend, telle quelle, la locution élogieuse de Mentor : « père des plus doux ». Ce pieux toilettage du héros ne résiste pas à ses rôles successifs dans le cours de l’Iliade, à sa fureur vengeresse au bout de l’Odyssée et surtout – détail négligé, je le parie, par les neuf dixièmes des lecteurs – à la promesse qu’il fait à Pénélope, en propriétaire soucieux de renflouer son patrimoine – biens et troupeaux, « je saurai moi-même en ramener en prise, et beaucoup » (chant XXIII) : razzias. Il n’a donc rien appris. Ulysse le bédouin. Mettrait-on en doute que ce très doux père – fiction de l’affection– ne soit un pillard né ? Bellamy termine son Demeure : pour échapper au mouvement perpétuel par un retour à la sagesse d’Ulysse. Encore un qui s’y laisse prendre, qui se fie, en essayiste talentueux, au beau mais trompeur quatrain de Du Bellay : « Heureux qui comme Ulysse a fait un beau voyage / mais non ! ce fut un voyage affreux / …Et puis est retourné, plein d’usage et raison Vivre entre ses parents le reste de son âge ». Mais non ! Ni usage, ni raison. Pillard à perpétuité.

L’Hubris

L’hubris comme la mètis sont des lubrifiants. Déjà le terme exotique, en lieu du mot simplement français, a un effet d’onction, ou d’estompe, ou de glissando. En qualifiant Ulysse par sa mètis on le soustrait à l’inculpation grave, humiliante d’être un fieffé menteur et par ses fraudes ou mensonges un artisan d’iniquités. Mètis a la vertu d’un euphémisme ; c’est poudre aux yeux. « Glissez, mortels, n’appuyez pas .. » Dans son roman parodique Giono, lui, appuie, souligne, insiste, avec une cruelle et joviale délectation ; elle insiste aussi, Calypson, dans le poème de Ronsard auquel la Naissance de l’Odyssée emprunte ses épigraphes. Mètis innocente presque ; mètis fait valoir une virtuosité langagière, un art incomparable de faire des dupes ou de se tirer d’embarrassantes situations ; « Personne », en réponse à Polyphème, est un chef-d’œuvre de la mètis. La mètis a offert à deux éminents universitaires une belle occasion de s’interroger, par-delà Ulysse, sur le …miracle grec. Moi, disciple de Jean l’évangéliste, dévot de Spinoza, j’ai pour la mètis telle que la pratique Ulysse le même mépris que ne dissimule pas Achille et je répète que Dante, en chrétien, était fondé à le fourrer dans les malebolge de son Enfer.

L’hubris, elle, met en cause à peu près tous les personnages masculins de l’Iliade, plus Hélène (je lui sers infra son petit paquet) ; dans l’Odyssée après avoir usé jusqu’à la corde les cent ficelles de sa mètis Ulysse se livre à l’hubris la plus véhémente, odieuse, paroxystique. Qu’est-ce que l’hubris ? Imprudemment Sylvain Tesson, citant Simone Weil – « ce qu’ils veulent, ce n’est rien moins que tout » – juge que cette formule en est une éclatante définition. Non, non. La petite Thérèse de l’Enfant Jésus s’écriait – parole prémonitoire : « je veux tout ! » ; elle ne pouvait alors se souvenir que saint Jean de la Croix assurait : « depuis que je me suis mis en rien je trouve que rien ne me manque ». Ces frénétiques de l’Iliade ne veulent pas tout ; ils veulent Troie, et le cocu (Ménélas) veut sa putain. Pas toute, disait de la femme un psychanalyste retors. La vue de ces Achéens en colère est courte : aller de razzia en razzia, se sentir comblé quand on tue viole et pille, ce n’est pas aspirer à la totalité, mais à quelques avantages étriqués, quelques agréments transitoires. Notre hubris, à nous actuels dévastateurs et pollueurs de la planète, est plus catastrophique et spectaculaire que celle des héros homériques – Sylvain Tesson a beau jeu de s’en émouvoir – mais si ceux-ci font moins de ravages c’est simplement parce qu’ils ont moins de moyens ; la raison cartésienne a une autre envergure que la raison odysséenne mais Ulysse n’était. pas plus sage qu’Oppenheimer. Cher Sylvain (ah ! ce beau prénom écolo !) je préfère comme vous au programme Apollo le programme Apollon –celui que suggère Montaigne à la fin des Essais. Il en cuit toujours de souiller le Scamandre, j’ajoute, pour la rime, qu’il en cuit toujours de ne pas écouter Cassandre, et Cassandre en notre siècle abruti de fake news c’est la Vierge Marie qui prodigue, depuis la Salette et Lourdes, ses avertissements mais que le monde actuel écoute si peu que pour un peu il ne la jugerait pas plus créature crédible qu’Iris ou Athéna, Héra ou Aphrodite.

 

Hélène

 

Ah ! Celle-ci, Aphrodite ! …L’hubris, ce n’est pas seulement l’aveugle violence des armes, c’est encore la frénésie culière. « Ne faites pas la guerre, faites l’amour » : épaisse sottise de ce slogan. « Si vis pacem, para bellum » ? Si vis bellum, para amorem. « Si tu veux la paix, prépare la guerre » ? Si tu veux la guerre prépare l’amour. C’est une claire leçon de l’Iliade. Dans le De natura rerum Lucrèce d’entrée de jeu salue Vénus et l’implore de convertir Mars à la paix, le soumettant à ses charmes. Les vers sont très beaux, la pensée très imbécile. Dans l’Odyssée l’aède Démodocos conte la facétieuse anecdote des amours d’Aphrodite et d’Arès. Or celui-ci, à aucun moment de l’épopée guerrière on ne le voit, si ce n’est contraint par Athéna, disposé au repos. Quant à l’autre … Je suis de ceux qui vouent à Ménélas, Pâris et Hélène, à ce trio maudit, un mépris que ne peut jauger aucune sonde tant il est abyssal. De grâce, érudits, ne m’opposez pas, en manière de circonstance atténuante, les mœurs de la civilisation égéenne. Il y a des pratiques dont la tolérance, de quelque tradition qu’elles se recommandent, est scandaleuse. Excision et infibulation des filles doivent être éliminées, au moins au nom de Vénus, du moindre recoin tribal de la planète. La qualité de cocu, je comprends qu’on ne s’en prévale point. Ce n’est cependant que pointille ! Le Cocu magnifique n’est pas une pièce imaginable dans la Grèce homérique, pas plus que chez des peuplades qui autorisent que dis-je qui préconisent le port de la burqa. Cependant le mot, que rapporte Montaigne, d’un gentilhomme qui avait établi avec sa promise un contrat sans bavure et sans TVA – « Bonjour, putain – Bonjour, cocu » – indique un haut degré de civilisation et mériterait d’être propagé dans les deux hémisphères, voire en Arabie saoudite. Où veux-je en venir ? A ceci évidemment que Ménélas aurait eu avantage, pour lui-même certes, et ô combien pour ses compatriotes, à prendre la chose à la légère. N’avoir pas préféré la patience du cocuage aux horreurs du carnage le frappe d’ignominie. Dans le camp opposé, le bellâtre Pâris, fléau de Troie, méprisable au regard de son frère Hector, sollicité par le sage Anténor de rendre l’Argienne Hélène, s’y refuse ignoblement. Cocufiant et cocufié l’un et l’autre pareils en ignominie : responsables de …centaines ? …On en recense 54 chez les Achéens, 201 chez les Troyens (un indice, parmi d’autres, de la préférence accordée quoi qu’on die à ceux-là par Homère) mais ne sont comptés, comme plus tard dans les Mémoires de Saint-Simon, que les preux. La piétaille ne compte pas. Quant à Aphrodite … j’aurais tort de la traiter de salope, non qu’elle ne le soit, comme la plupart de ces dieux qu’égaie le casse-pipe, mais soucieux d’être un écrivain respectable je me dois d’avoir du tact, autant dire de la litote. Ah ! Tant pis ! Je me lâche. Salope ! Cela me fait du bien. « Salope ». Lorsque Pâris, nonobstant sa couardise et affrontant Ménélas en combat singulier, est d’abord sur le point d’être étranglé par la courroie de son casque, puis occis d’un coup de pique, la sinistre déesse par deux fois le dérobe à la mort et ce faisant assume (quelle idée ! elle n’assume rien !) la responsabilité de la poursuite des combats et de la grande tuerie. Pour achever cette sale œuvre, « la divine », jouant le rôle d’entremetteuse, engage Hélène à aménager à Pâris le plus exquis des repos du guerrier. Pour autant que l’on se fie au récit de l’Iliade, qu’on prend au sérieux cette débâcle de meurtres coupée de quelques séquences d’amour ou de pitié, « la divine Aphrodite », déesse de l’amour, est le fauteur par excellence de cette guerre inexpiable. On sait de reste qu’elle l’est d’abord pour avoir offert à Pâris en récompense de sa flatterie le rapt et le raptus d’Hélène. Ai-je dit salope ? Grands dieux ! Eh bien, oui.

Quant à Hélène … Elle a inspiré à Camus de fort belles et fort sottes pages : L’Exil d’Hélène s’achève sur le vœu frivole, inconsidéré, que « les murs terribles de la cité moderne » tombent « pour livrer, « âme sereine comme le calme des mers », la beauté d’Hélène ». Que cette beauté soit désastreuse, qu’elle soit grosse non de sérénité mais de salacité et de méchanceté, qui mieux qu’Homère nous impose de le croire ? « Nous avons exilé la beauté, les Grecs ont pris les armes pour elle ». La formule est joliment aseptisée : une prise d’armes ! (ça exsude le cérémonial, la solennité). S’ensuit un éloge de la pensée grecque, toujours soucieuse de limite. Limités, ces combattants frénétiques dont le grondement suggère au poète le bruit énorme des flots tumultueux ? Camus s’ajoute à la légion de ces effarés que le dégoût de l’Europe moderne, à laquelle ils doivent leur succès littéraire, précipite dans une aveugle dévotion à une Grèce chimérique. Il suffit d’en remettre une couche chaque fois que la crue vérité d’un texte offense la piété de l’humaniste qu’on ne laisse pas d’être. Patrocle est mort. « Tout est perdu. Mais le combat reprend avec Achille et la victoire est au bout ». L’euphémisme ici fait doublement merveille : on escamote que le combat d’Achille, c’est un des moments d’hubris les plus scandaleux de la littérature, que « la victoire au bout », c’est l’horrible, démesuré sac de Troie.   Nous avons exilé Hélène ? Dieu merci ! Qu’elle ne s’avise pas de revenir, nous lui botterons le c… Camus dédaignait les « courtes certitudes » de l’humanisme mais il fait droit, dans ces pages frivoles, à l’humanisme des grandes dilutions. Je pique encore, dans cet Essai aussi beau que spécieux, une remarque naïve : « Ulysse peut choisir chez Calypso entre l’immortalité et la terre de la patrie. Il choisit la terre, et la mort avec elle ». « Une si simple grandeur », ajoute-t-il. Mon lorgnon d’ironiste m’empêche ici de voir une quelconque grandeur. La plus que probable vérité, c’est que sept années d’affilée à copuler avec Calypso, si callipyge soit-elle, sept années à éjaculer, jouissif, entre les cuisses de je veux bien la plus charmante des nymphes, y a-t-il rien de plus lassant, à la fin ? Le Club Med, même avec Brigitte Bardot, à perpète, quel emmerdement ! Ah ! Qu’on ne m’oppose pas que le pauvre homme est retenu de force. Et ses mille ruses, alors ? Clamence, l’imprudent, aura rêvé « d’un amour complet de tout le cœur et le corps, jour et nuit, dans une étreinte incessante », mais ça se borne, dans son rêve à « cinq années durant, et après quoi la mort » : ci-ogygie.

Elle a droit, certes, Hélène, à des circonstances atténuantes que ne mérite pas, garce des garces, Aphrodite. La circonstance la plus atténuante, à mon goût, c’est la superbe photo qu’a prise d’elle – ce n’était pas une prise d’armes – le peintre Gustave Moreau. On a pu dire que la beauté ferme la bouche. A moins qu’elle ne suscite la loquacité des vieux Troyens. Il y a bien des façons d’innocenter, au moins d’excuser Hélène. Le sophiste Gorgias, que l’actuelle sophistique s’efforce de réhabiliter contre Socrate, a tenté son éloge. Ses arguments ne sont pas meilleurs que ceux faufilés dans les poèmes homériques. On fait grand cas des paroles émouvantes que lui adresse Priam : « tu n’es coupable en rien, pour moi, mais les dieux seuls sont coupables de tout ». On peut noter aussi qu’Hector ne lui en veut pas. Elle-même, s’adressant à son beau-frère, se traite par deux fois de « chienne », récidive dans l’Odyssée. Cependant elle ne pense pas autrement que Priam : c’est la faute aux dieux. C’est aussi la faute à Pâris dont elle déplore la mollesse. Eh bien non, je ne me paie pas de cette spécieuse monnaie. Les dieux homériques sont des commodités pour se dispenser du vrai héroïsme qui n’est pas dans le cliquetis des armes mais dans le courage de rompre avec l’intime fatalité. A Priam, je dirais seulement qu’il a trop fait l’amour (cinquante rejetons !), au sens trivial, et, pas plus que le « Prophète » médinois, n’est dès lors habilité à voir clair, ni en lui-même ni dans les affaires domestiques ni dans les affaires du monde. S’il eût exercé sa paternité selon l’esprit, il aurait excusé Hélène, mais l’aurait priée de déguerpir et aurait gourmandé Pâris fermement. Quant à Hélène, l’héroïsme qui lui était imparti c’eût été, bravant l’ignoble Aphrodite et ses menaces, rompant avec son amant qu’elle méprise, de se délier, délivrant Troie de sa funeste présence. Qu’elle soit belle, nul n’en peut douter ; qu’elle soit basse, prise dans la poisse des ébats libidineux, nul n’en peut douter non plus, mais il n’y a que Thersite (moi) qui aie le toupet de le dire.

Je ne peux parler d’Hélène sans parler de la femme dans le monde homérique. C’est le statut de la femme en ce monde qui explique – je ne dis pas qui excuse – le comportement, que j’ai qualifié d’inadmissible, et de Ménélas le cocu et de son frère Agamemnon chef des troupes argiennes et de Pâris le voleur et de Priam le vénérable roi de Troie, à l’égard d’Hélène. Francis Ponge après qu’il a épinglé les « conneries de Lamartine et de Victor Hugo » (Pour un Malherbe) en lâche lui-même une de gros calibre en affirmant qu’à l’époque de son illustrissime poète l’ «ordonnance du masculin et du féminin » était « aussi réussie qu’au temps de la guerre de Troie ».

Belle ordonnance, en vérité ! Je répète : le mode ordinaire de vivre exige la razzia. On se pourvoit de femmes par le rapt. Celles-ci sont des objets sexuels et serviles, éventuellement promus à la dignité conjugale. Leur psychisme est primaire. Il semble bien que la satisfaction des organes génitaux, subie ou non, les garantit contre la rancune, la nostalgie, le regret poignant des liens familiaux brisés, bref la mémoire. Briséis, dont Achille a tué les frères, l’époux, et dévasté la cité, accueille volontiers, semble-t-il, l’idée de devenir l’épouse légitime de l’assassin ravisseur. Le rapt – je l’induis de ma patiente et méticuleuse lecture – a la même vertu, dans l’Iliade et l’Odyssée, que la tuerie. Pâris, raflant Hélène au mépris des lois de l’hospitalité et du lien conjugal, a beau déclencher une calamité horrible, il est, en dialecte algérien, un louette, il a réussi un très joli coup : qu’elle est belle, la belle Hélène ! Les vieux Troyens sont subjugués. Elle jouit de Pâris comme Briséis eût joui d’Achille. Priam, qu’en Français du vingt-et-unième siècle de l’ère chrétienne je juge avec une extrême sévérité, car il avait pouvoir de dessaisir Pâris de sa capture et d’éviter ainsi la ruine de son peuple et de Troie, a un faible pour un fils qui a fait une si belle prise et pour la prise elle-même ! C’est l’esprit de la razzia. Ce qu’on rafle n’a-t-il pas plus de prix que les biens loyalement acquis ? Et l’on s’en remet lâchement à Zeus, grand ordonnateur des incontinences, comme le Prophète à Allah.

 

Les dieux le Destin

              

Le Destin est, dans les palais de ces petits potentats ou dans la lice de ces guerriers valeureux ou couards, la bonne à tout faire.

 

Ah ! Les lecteurs les plus envoûtés par le récit homérique sont contraints ici de concéder qu’Offenbach est déjà en germe dans Homère. Le destin, s’il s’agit d’Hélène, est enfant de pute. Dans tous les cas il est une faible, une lâche dérobade, une façon veule de se disculper, et par ailleurs une destitution des valeurs héroïques. Cent fois dans l’Iliade la prouesse ou la débandade, la victoire ou la défaite du ou des combattants sont imputés à Héra ou Apollon ou Athéna ou Zeus ou …ou …Il se fait dans ce poème une compote – un compost ? – d’hommes et de dieux. Ceux-ci sont-ils des « moments de l’homme », comme le notait le philosophe Alain ? Oui, des « moments », des motions. Ils galvanisent ou tétanisent. Rien ne se décidant que par eux, ce serait leur intervention qui décide du succès ou de l’insuccès, d’un parti pris ou d’une dérobade, si eux-mêmes n’étaient pas soumis au Destin. Seul Thersite – de là, mon héros favori – semble insoupçonnable de divine infection, en cela porte-parole (héraut) de la piétaille, de tous les combattants innommés (innommables) dont la vie et la mort sont sans importance, donc ne relevant ni du Destin ni des dieux. Thersite, s’il n’est une ébauche simiesque de Socrate, est une première esquisse du philosophe cynique. Il était habilité, si Homère avait eu pour lui un rien d’indulgence, à dire à Hélène, comme aux « preux », ses quatre vérités. Les autres, hommes ou dieux, sont en effet des marionnettes que manie ce machiniste majuscule, le Destin ; Zeus lui-même n’y peut rien ; il pèse le oui et le non sur sa balance d’or ; le Destin est la balance, le dieu des dieux acquiesce, n’y pouvant rien. Quelle différence avec la pesée des âmes dans l’eschatologie chrétienne ! Il faut affirmer, avec les cinq fffff de la Fête-Dieu à Séville dans Iberia, contre la fiction homérique du Destin la réalité biblique de la liberté telle que l’expérimente tout homme ou femme véritablement homme ou femme, capable donc de casser, comme Athéna la courroie du casque de Pâris, la ligature des réactions mécaniques et des attachements libidineux. « Etre tiraillés comme des marionnettes par les instincts, les bêtes féroces, les androgynes, les Phalaris, les Néon le peuvent aussi », Marc-Aurèle aurait pu glisser dans son énumération les Agamemnon, Ajax, Pâris, Hélène.

« Des moments de l’homme » ? Ce n’est que partiellement exact. Il y a des moments du poème où à l’évidence les dieux ont leur statut original, où leur action ne peut aucunement s’interpréter comme une modalité de l’action humaine : quand Pallas Athéna saisit la javeline d’Achille fichée en terre et la lui remet en main, Achille lui-même n’aurait pu le faire ; quand Zeus assis sur l’Olympe rit des crêpages de chignons entre ses subalternes ou pèse les destins des misérables mortels sur sa balance, il est le dieu des dieux, diablement dieu, rien que dieu (imbibé d’Ubu) ; quand se déchaîne le Scamandre et qu’en riposte Héphaïstos allume un énorme incendie, ce sont là miracles – comme on dirait en langue chrétienne – dont le plus doué des « preux » serait incapable. J’ai d’abord adhéré au propos d’Alain ; je l’ébrèche. Il me faut enfin le nier. Non, les dieux d’Homère ne sont pas des moments de l’homme, cette interprétation rationaliste est courte, spécieuse. Il y a un surnaturel homérique, parfaitement ridicule, mais irréductible.

 

Thersite encore

 

Thersite. Mon regret qu’il ne soit pas présent à l’instant critique où Ménélas ne traîne plus que le casque de Pâris sans la tête de Pâris dedans ; cet incident lui inspirerait une saillie originale : ils sont tous, Ménélas en tête, s’écrierait-il, des casques, rien dessous en fait de cervelle.

Thersite. Simone Weil par deux fois met en relief sa lucidité, détonante dans un monde d’aveugle brutalité : « Thersite paie cher des paroles pourtant parfaitement raisonnables, et qui ressemblent à celles que prononce Achille ». « Des paroles raisonnables sont parfois prononcées dans l’Iliade ; celles de Thersite le sont au plus haut degré. Celles d’Achille irrité le sont aussi ».

J’eusse été un benêt si je m’étais imaginé que j’étais le premier en date à m’intéresser à Thersite et à prendre son parti contre la pègre des roitelets. Mais c’est tout récemment que faisant ma petite enquête j’ai découvert en l’arlésien Favorinus, aussi mal foutu que lui, le premier en date recensé ( ?) de ses défenseurs. Salut, Favorinus, je suis provençal, moi aussi ! Mais à ma surprise Thersite a été nombre de fois réhabilité au dernier siècle. Je ne devrais pas en être surpris. Homère, en son monde clos de potentats prétentieux et ignares, n’avait pas le moindre pressentiment de la dialectique du maître et de l’esclave ; ou, pour le dire plus simplement, rien dans sa conception du monde, ne laissait filtrer le soupçon que tout homme dans le principe vaut tout homme ; Hegel le marque bien : c’est le christianisme qui a inventé l’éminente dignité de la personne. S’ensuit, avec la révolution industrielle, l’avènement du prolétariat et en conséquence le parti pris par des écrivains généreux de ces damnés de la terre, autant de Thersites, des Thersites aussi seront les bidasses de la grande boucherie 14-18. Il n’y a pas que Thersite qui soit laissé pour compte, dans l’Iliade ; il a la chance, au moins, lui, d’y être nommé ; des milliers d’Argiens ou de Troyens, qui ne sont pas les « preux », meurent sans que d’eux l’aède ait le moindre souci ; les douze victimes égorgées en l’honneur de Patrocle par Achille, n’ont pas droit à un mot de compassion. Horst Lommer oppose Thersite à Agamemnon dans un dialogue où l’imbécillité de celui-ci est patente : «- Portez-vous bien, amis, et dites-vous que la vérité ne peut en aucun cas être étouffée, car elle est bien plus forte que ses ennemis ».Agamemnon ne comprend pas. «- Je n’entends qu’une voix – C’est la voix des opprimés que tu entends, Agamemnon, la voix de vos victimes ». Le «Thersite démagogue » de Max Weber, dans la même veine, est avant l’heure un « gilet jaune ». Je trouve par ailleurs significative au plus haut degré la réhabilitation du personnage par le Juif Stefan Zweig en contraste avec son exécration par le nazi Alfred Rosenberg, celui-ci aryen, argien en sa moelle, tout disposé donc à applaudir Ulysse accablant le malheureux de menaces et de horions. Mais si indécent soit-il de penser que Nietzsche ait pu cautionner l’idéologie hitlérienne, il n’est pas évitable de considérer que Thersite pour l’auteur du Crépuscule des idoles est une excellente version grecque du tchandala, parfaitement minable et ….éliminable.

 

 

Encore les dieux

     Les Grecs croyaient-ils à leurs dieux ? Paul Veyne, en érudit doublé d’un artiste des approximations fines, a répondu à la question en historien et en philosophe. Je ne vise pas si haut. Lecteur d’Homère au premier degré – le texte, tout le texte, rien que le texte – mais consciencieux, méticuleux, pointilleux … inquisiteur ? cherchant la petite bête ? le petit dieu ? Peut-être les Grecs croyaient-ils à leurs dieux. Quel était le gradient de leur croyance, le plus savant érudit ne peut pas plus en décider que moi-même du degré de ma foi catholique. Je ne crois pas à leurs dieux, voilà. Je n’y croyais pas lisant (d’abord) l’Odyssée ; j’y ai cru encore moins lisant (ensuite) l’Iliade. Si j’avais patience, si je faisais thèse (d’autres déjà ?…), je mettrais en catalogue leurs malices et manigances.  Lisez seulement, écrivais-je à mon ami Rémi Soulié, le chant où intervient le divin crêpage de chignons , j’ajoutai : « Zeus Ubu, cul sur l’Olympe, se fend la rate tandis que ses sous-fifres s’enguirlandent et se tabassent. De l’Offenbach, je vous dis, du Daumier et de l’Offenbach ». Je supplie tout lecteur de l’Iliade de lire l’Iliade, sans rien caviarder. Lisez ce que vous lisez, cette sage, salubre consigne, je la propose après Péguy, Nietzsche, Chestov : chacun à sa manière l’a énoncée ; ces maîtres de lucidité, de perspicacité, de pénétration spirituelle savaient trop bien que l’art de lire sans truquage, sans escamotage, sans exclusion de ce qui offusque, est rarissime. Cependant, s’il s’agit des dieux ou du divin chez Homère, même Jacqueline de Romilly, chaste érudite, académicienne irréprochable, admiratrice de la Grèce en général et de son poète fondateur en particulier, n’évite pas de concéder, par simple honnêteté, que la cour olympique se rend quelquefois ridicule.

La dévaluation du « divin » dans l’Iliade, comparable à une dévaluation monétaire (le krach du mark après le casse-pipe) tient à trois causes : a) les dieux pullulent, b) ils se mêlent des affaires humaines, c) les hommes sont eux-mêmes divins, souvent presque des dieux. Ce n’est pas sans motif que j’ai nommé la monnaie allemande : ces preux, ces héros, tous divins peu ou prou et plutôt prou que peu, sont – quoiqu’il soit plus topique, historiquement plus exact de les ranger parmi les Bédouins fanatisés – des précurseurs du nazisme. Mais je ne sache pas un panégyriste des hitlériens ou des mahométans qui ait divinisé ses tueurs d’élite. Mahomet eût été scandalisé ô combien d’être pris pour une hypostase d’Allah ! L’Iliade est une pouillerie de « dieux », le « divin » l’infeste, l’infecte. Je n’ai pas fait le compte des héros divinisés, et combien de fois chacun l’est; même le plus déplorable et méprisable d’entre eux – Pâris – est affublé à l’occasion de cette épithète flatteuse. Il est trop facile de dire qu’elle n’est qu’une clause de style.

Emily Dickinson : « But sustenance is of spirit     The Gods but dregs » – les dieux ne sont que des drogues. On ne saurait mieux dire. L’Iliade et l’Odyssée sont droguées de dieux. Les héros y sont des gueux de gloire. Cette gloire s’obtient par le meurtre, aimé des dieux. Quel cloaque !

Comparé à ce monde homérique le monde chrétien éclate de sustenance, de subsistance, de grâce, de tact, de goût, de raffinement spirituel. S’endieuser y est la vocation de tout homme, mais qui serait assez niais, même dans un Carmel ou une Chartreuse, pour qualifier de « divin » sœur Félicie ou frère Polycarpe ? Ai-je lu où que ce soit : le divin François de Sales ? Le divin Benoît Labre ? On accole l’épithète « saint » à des êtres exceptionnels dont la prouesse n’a pas été de faire gicler cervelle et tripes du prochain mais d’accepter le martyre ou le lent et long supplice d’une vie sacrificielle ; et on n’est saint qu’au terme d’un méticuleux procès. Sans doute est-il assez commun de parler d’un « saint » homme ou d’une « sainte » femme, mais ce sont qualifications incidentes et discrètes. J’ai infailliblement à l’esprit l’admirable, décisive réplique du chrétien Eudore, dans Les Martyrs, à la païenne Cymodocée (qui sait son Homère et s’en délecte). Un esclave délaissé se trouve sur leur chemin, Eudore s’incline devant lui, l’appelle frère, lui donne son manteau. « – Etranger, dit la fille de Démodocos, tu as cru sans doute que cet esclave était quelque dieu caché sous la figure d’un mendiant pour éprouver le cœur des mortels ? – Non, répondit Eudore, j’ai cru que c’était un homme ». Le philosophe Alain cite à plusieurs reprises, dans ses Propos, ce maître-mot de la révolution évangélique. Il y a certes plus d’énergie virile, d’intensité héroïque en ce maître-mot qu’en toutes les bravades et ruades des héros argiens ou troyens ; la civilisation chrétienne à son acmé représente, par la préméditation de mépriser les accidents de la différence sociale, une prouesse transcendant le commun préjugé ; au reste les chrétiens seront rares, au cours des âges (Chateaubriand lui-même ressemble fort peu à Eudore), à adopter en vérité ce mode d’évaluation et ces pratiques d’amour fraternel. Saint-Simon, catholique pur sang, disciple de Rancé, convaincu du néant des valeurs mondaines, est constamment imbu de son titre et de ses prérogatives de duc. A toute époque, en toutes cultures, le rejeton de l’homme et de la femme a tendance à suivre sa pente vers le bas, c’est-à-dire à se croire né de la cuisse de Jupiter. Dans le monde homérique s’il n’est pas recensé de naissances coxales il ne manque pas de preux qui se puissent targuer d’ascendance divine.

Comment croire une seconde, quand on a reçu le baptême, à cette pouillerie et fripouillerie de divinités vicieuses, querelleuses, quinteuses ? Ils (les Grecs) y croyaient. Je veux bien le croire. Moi, je n’y crois pas. J’y crois si peu que le poème homérique fait quelque peu les frais de mon incroyance. Chaque fois qu’apparaît, pour qualifier un « preux », la fatale épithète (le divin Achille, le divin Nestor, Ajax beau comme un dieu…) je souris d’un sourire dédaigneux. Cependant, si je fais abstraction du caractère puéril et pervers de cette divine vermine, si je la nettoie de ce qu’elle a de rien qu’humain trop humain, je vois bien comme elle présage et s’appareille au peuple biblique des intercesseurs. Ce qu’est Athéna pour Ulysse, Apollon pour Hector, l’archange Raphaël l’est pour moi, et je suis aussi persuadé que le furent ces héros qu’il est intervenu, intervient, interviendra encore à mainte reprise dans mon existence ; plutôt taillé en Thersite qu’en Diomède ou Ajax je crois qu’il m’a mainte fois protégé dans des circonstances où ma chère personne eût été lésée ; il me tient lieu de bouclier, me garde contre les embûches, m’épargne l’accident. Mon Athéna, c’est la Vierge Marie ; celle-là est une garce, Marie une femme véritablement divine dont la douceur, la tendresse, la maternelle sollicitude ne se démentent jamais et s’offrent universellement. Quelle prière de l’Iliade se peut comparer au Salve Regina chanté en chœur de tout cœur par des moines ? Or il y a la différence entre Athéna et Marie que celle-là est une fiction, celle-ci une femme réelle ; Marie n’est pas le petit nom casuel, conventuel de la Sophia ou de la Grande Mère, elle en est l’humble incarnation historiquement datable. J’ajoute que je crois, comme les héros d’Homère, que l’archange Raphaël peut se dissimuler par exemple en un volatile ; je ne doute pas qu’à Wilmington Delaware un certain après-midi de juillet 1965 où je me morfondais dans ma chambre le geai bleu qui à ma prière vint se poser sur la branche qui frôlait la fenêtre n’ait été son émissaire ; il me paraît peu douteux, quoique son intervention me reste obscure, que le pinson qui un jour de mai, tandis que je me baladais au-dessus de Luchon (vers l’Hospice de France), se percha sur un monticule de déblais – lieu peu propice aux harangues – d’où il m’adressa une furieuse mercuriale n’ait été dépêché par une puissance invisible. La mythologie homérique, quand je la considère en chrétien, me semble une ébauche licencieuse et foireuse, chahutée, chaotique et lugubrement comique de notre religion révélée. Et celle-ci serait-elle un mythe, comment ne pas voir que ce mythe a une consistance, un corps de doctrine, une profondeur mystique dont le mythe de l’Ubu Zeus et de sa clique d’excités est tout à fait dépourvu ? « Dieu sensible au cœur » : essayez d’acclimater cette formule au mont Ida !

(Mais quand Athéna conforte Télémaque pauvre en mots, lui disant : « il t’en viendra du cœur, et quelque bon génie te soufflera le reste », elle anticipe Jésus et l’Esprit-Saint).

Les héros sont tous peu ou prou, plus ou moins divins mais leur divinité, tout de même douteuse, métaphorique et emphatique, semble à l’épreuve (au fil de ma lecture) se découvrir une extrême indigence et impuissance. Sommes-nous des marionnettes maniées par le Démiurge ? C’est, dans l’Iliade et l’Odyssée, certain. La « glorieuse liberté des enfants de Dieu », qu’exalte et qui exalte saint Paul, est un thème complètement étranger au monde homérique. Les héros, si doués soient-ils, sont à la merci des dieux. Ils devraient, en conséquence, faire preuve de modestie et s’il serait cocasse et anachronique de leur conseiller en manière d’hommage à Zeus ou ses sous-fifres l’hymne latine et catholique – non nobis non nobis, Domine, sed nomini tuo sit gloria -, on est tenté de les prendre en pitié quand on les voit tels des chiens acharnés à se disputer l’os à moelle de la « gloire » qui chaque fois devrait revenir non à Achille ou Hector mais à Apollon ou Athéna.

C’est grâce aux dieux. C’est la faute aux dieux. Cette lâche défausse est à l’œuvre dans le cours de la narration. Pâris, Hélène ne sont pas fautifs. Le sage Priam, que je crois qui a perdu la cervelle à force de forniquer (sa marmaille, cinquante rejetons), excuse lui-même sa bru. Quel Argien songerait à dire à Ménélas ses quatre vérités ? Combien d’occis pour un cocu ? On gagne, on perd, on copule, on viole : c’est la faute aux dieux. Et pour les apaiser ou se les rendre propices on tue le bétail à tire-larigot. Mais les dieux eux-mêmes sont impuissants, soumis au Destin non moins que les hommes. Le grand Zeus n’est pas maître des plateaux de la balance, et ce n’est pas lui, à la fin des fins, qui décide du sort d’Achille ou d’Hector. Comparé à cet embrouillamini, à ce misérable jeu de défausses, la parole du mythe platonicien – « Dieu est innocent » – indique un nouveau palier de la culture et de l’esprit.

 

Les dieux sont dans l’Iliade et l’Odyssée comme les petits oignons dans la paupiette de cochon.

Antinoüs, dans le roman de Giono : « Les dieux ? Peuh ! Des mouches sur les bras gluants du vigneron ! »

 

« Les Grecs », écrit Camus, « malgré le préjugé courant, n’ont jamais divinisé l’homme ». N’avait-il donc pas lu Homère ? « Chacun dit à l’autre qu’il n’est pas dieu », dit-il sagement. Or les preux de l’Iliade s’entre disent dieu à outrance.

 

« Lors de la victoire du Christ », écrivait Heine, « les dieux furent contraints de fuir ignominieusement ». Mais n’étaient-ils pas dans le principe frappés d’ignominie par leur multitude, leurs manières d’être ? Les poèmes homériques n’offrent pas domicile, certes, à la « tourbe de dieux minuscules » dont se moque saint Augustin, mais les dieu majuscules qui s’y agitent et s’y commettent avec les hommes en de basses et capricieuses intrigues méritent-ils plus d’estime ?

 

« Les dieux des Grecs », écrit Hegel, « n’étaient que des puissances particulières de l’esprit ». C’est encore trop les flatter. Il écrit aussi que ce sont des « facéties enjouées et frivoles» issues d’une verve fictionnelle. Je les vois, à la lecture de l’Iliade ou de l’Odyssée, comme des fumerolles du plexus ou des flatulences du ventre. Pour que les dieux se résorbent en Dieu il faut que l’homme soit compris en sa liberté absolue, et c’est « seulement pour le chrétien », souligne Hegel, « que l’homme vaut en tant que tel, dans son infinité et son universalité ».

 

L’autre monde

  

      « O le pauvre amoureux des pays chimériques ! » Le plus chimérique de tous les pays est celui-ci même, ce monde-ci, quand on feint de l’imaginer le meilleur des mondes et qu’on taxe de chimère, faute d’imagination, l’autre monde ou Royaume de Dieu. C’est une des idées-phares de Sylvain Tesson : le monde d’Homère est ce monde -ci, il n’en est pas d’autre, et il n’y a pas de raison d’en souhaiter un autre. On reconnaît la leçon de Nietzsche. Déjà Thoreau mourant, à un prêtre qui lui suggérait de se préparer à l’au-delà : « s’il vous plaît, un seul monde à la fois ». Thoreau ne se doutait point, à l’heure de son agonie, qu’il pastichait Montesquieu : « Les deux Mondes .- Celui-ci gâte l’autre, et l’autre gâte celui-ci. C’est trop de deux. Il n’en fallait qu’un ».

L’idée que les deux mondes se gâtent l’un l’autre, si l’on (s’) y tient, est sotte. Emise par Montesquieu dont les sentences ont une troublante lueur d’oracle, je devrais m’abstenir de la juger telle. Eppure … Quel bipède pensant est à l’abri de la sottise ? Il me suffit de penser à Claudel, follement épris de ce monde et follement assuré que l’autre lui est promis et déjà quelque peu instillé, pour accorder au trait d’esprit de Montesquieu exactement la seule valeur qui lui soit imputable, celle d’un espiègle trait d’esprit. Nul écrivain français n’a insisté avec plus de finesse et de force sur la simple jouissance d’être ce que l’on est dans le monde tel qu’il est, que l’auteur des Essais. Montaigne était catholique, et s’il n’affiche guère, dans sa prose, le souci des fins dernières et de l’outre-tombe, rien ne nous autorise à croire qu’il n’en avait cure et que la perspective de se continuer outre-Périgord n’ait pas fait d’heureux à jours dans la prose de sa vie quotidienne.

« Un seul monde à la fois » ? Autant dire : un seul monde à la faux. L’outil mortifère n’est pas connu d’Homère, du moins sous son aspect symbolique, mais les milliers de victimes accumulées sous les murs de Troie, toutes à la fleur de l’âge (les Nestor semblent épargnés), n’auraient peut-être pas goûté comme le peut un flâneur du Massachussetts les délices de cet unique monde ; et les compagnons d’Ulysse, croqués par Polyphème ou Scylla, victimes de Poséidon, j’incline à croire que l’idée d’un autre monde ne leur aurait pas déplu. Il faut être bien embourgeoisé ou écologisé pour se distraire résolument du surnaturel.

Or il est faux, manifestement faux, que le monde homérique soit un et suffisant tel qu’il paraît. L’Iliade est un monde de carnage et de pillage, avec des entractes festifs – on bouffe, on baise. On ne jouit pas de la nature, on ne la contemple pas. Seul l’aède (le fictif Homère), grand pourvoyeur de métaphores, le peut. L’Odyssée, qui est une épopée très supérieure à l’Iliade, quoi qu’il soit important de penser le contraire si l’on veut penser comme il faut,[5] sauve Ulysse, çà et là, des misères de ce monde par l’évocation de quelques autres mondes où en effet l’on pourrait se satisfaire de vivre et de mourir ou même ne pas mourir. Ulysse, sept années durant, comparables somme toute aux sept années bibliques de vaches grasses, jouit auprès de Calypso d’un bonheur voluptueux, susceptible de perdurer, Club Med’ à perpétuité, Marquises Gauguin à gogo ; ça ne lui suffit pas, tant pis pour lui ! (Je répète que son insatisfaction, ses pleurs au bord du rivage, si émouvants pour les âmes sensibles, sont tardifs ; il a joui, bien joui, d’amours adultères, pendant nombre de saisons, mais à la longue « il ne goûtait plus les charmes de la Nymphe » – ouketi hèndané numphè). J’ajoute : 1) cet homme « polytrope » (aux mille tours) – c’est le premier vers de l’Odyssée – comment se peut-il qu’il ait perdu l’esprit tant d’années durant au point de ne pas imaginer quelque stratagème de fuite ? 2) que n’a-t-il du moins supplié Athéna sa fidèle protectrice ? et celle-ci, pourtant si attachée à lui, qu’a-t-elle attendu, alors que sa réclusion lui brise le cœur –daietai êtor –, pour lui porter secours ? Ogygie est un autre monde, un paradis. Autre monde aussi le pays des Cyclopes, pasteurs, amateurs de viande et de fromage, peu aimables à l’homme mais entre eux bien disposés, dignes (mais oui mais oui !) de virgiliennes Bucoliques. Autre monde encore et surtout la Schérie d’Alkinoos où Ulysse reçoit un accueil somptueux de la part de gens qui ignorent les armes, s’adonnent aux jeux, se délectent à la poésie. La Schérie, oui, voilà l’incontestable autre monde, l’heureux complément de celui-ci, le paradis fictif où par grâce épique le héros trouve un havre momentané. « Un seul monde à la fois », ce n’est pas, à l’évidence, la leçon d’Homère. Que peut-on opposer à cette évidence ? Le séjour de Télémaque chez Nestor ? On bâfre, on boit, on se couche et on dort. Bien. Mais de cela, en régime chrétien, en espérance du Royaume, est-on privé ? Chez Ménélas, de même, on bâfre, boit et dort, mais le vieux cocu ne laisse pas de répandre des larmes sur ses sept années d’errance et le meurtre de son frère Agamemnon. Je veux être juste : « nous choisirons Ithaque », écrivait imprudemment Camus dans la dernière page de son Homme révolté. Ithaque ! « La terre fidèle », certes ; « la pensée audacieuse et frugale » – je suis plus dubitatif ; « l’action lucide » – s’agit-il des ruses d’Ulysse pour se rapatrier sans dommage ? « La générosité[6] de l’homme qui sait » – quoi ! ce massacreur de première ? Camus a voulu mettre en valeur le choix humain rien qu’humain très humain du bonhomme : Ithaque plutôt qu’Ogygie, mais, je l’ai déjà souligné, ce choix n’est pas héroïque : le paradis de Calypso est à la longue plus captieux que capiteux. Sylvain Tesson est plus malin, qui propose au terme de son essai, en guise de modèle d’une existence idéale, en ce monde rien que ce monde, le porcher Eumée. Les Euméenides, ce serait l’homme bienveillant sur une terre bienveillante, « modestement dressé dans le rayonnement de l’existence ». Eumée, il est vrai, n’a pas son pareil, dans les poèmes homériques (j’excepte les Phéaciens) : il est l’homme excellemment, probe, sobre, fidèle, hospitalier, humble, consciencieux, indemne de ruses, incapable de malversations ou de malveillance, attaché à la terre et aux simples biens de la terre, bref méritant plus qu’Ulysse les éloges qu’à celui-ci adresse la Doxa, il est même susceptible de figurer le bon serviteur selon l’Evangile. « Ah ! qu’Hélène et sa race auraient dû disparaître et sans laisser de trace ! » : Eumée dit sur la guerre de Troie ce que le roi Priam en sa benoîte indulgence n’a osé dire. Mais, tel qu’il se dit lui-même au chant XIV de l’Odyssée, loin de représenter un mode d’être idéal dans un monde idyllique il est condamné, en l’absence du maître bien aimé, à une vie toute de tristesse. Pour un peu je verrais en lui, me fiant à ses paroles expresses, une figure du biblique serviteur souffrant, qu’insulte le méchant chevrier Mélantheus. Une fois Ulysse reconnu il prend sa part dans le combat contre les prétendants et enfin rasséréné chez Laerte tranche des viandes et mélange le vin aux sombres feux : très succincte ultime prestation, après quoi le poème l’abandonne à un sort qu’on veut bien croire lumineux et harmonieux. Non, les Euméenides ne trouvent pas leur site dans le poème homérique, la vie d’Eumée, dans l’enceinte de l’Odyssée, n’est que douloureuse épreuve et bref soulagement final ; on ne saura rien de l’hypothétique champ d’émerveillement où, paraît-il selon la Doxa païenne, elle devrait se poursuivre. Le Paradis, c’est toujours après, c’est-à-dire ailleurs.

 

Le monde homérique est binaire, comme tous les mondes pensables et à vue humaine possibles, quoi qu’en pensent de facétieux amateurs d’un paganisme dont le seul site est celui de leur cervelle experte en coquecigrues. Le Mal et le Bien. Refuserait-on, de primesaut, à reconnaître dans l’Iliade et l’Odyssée le Mal et le Bien, il faudrait être frappé d’une grave obstruction mentale pour n’y pas reconnaître le Malheur proliférant et les rares, brefs moments (agapes, fornications, rhapsodies ) de Bonheur. Mais le Mal et le Bien, le Mal surtout, y sont bien repérables. Achille, en un de ses moments d’exceptionnelle lucidité, évoque les Prières qui s’appliquent à marcher sur les pas de la Faute ; celle-ci a de bonnes jambes, les autres tentent de les rattraper, « pour réparer le mal ». Interprète face à Priam de l’amère sagesse universelle « deux jarres », dit-il, « chez Zeus reposent dans le sol : l’une contient les maux, l’autre enferme les biens ». S’il est une région du monde ou une tranche de temps où l’on puisse passer par-delà les biens et les maux, le récit homérique ne la situe que dans des Encantadas mythiques, autant dire de fallacieuses fables.

 

Dans ce monde homérique de petits potentats les sites sont, si l’on excepte la patrie d’Ulysse, identiques, identiques les façons de vivre : un bédouinisme maritime ; une mosaïque de peuplades toutes (sauf les Phéaciens) pareilles : mêmes razzias, mêmes agapes, mêmes copulations, mêmes hécatombes, mêmes croyances aux mêmes olympiens et aux même présages. Comme je m’y serais ennuyé ! L’uniformité de l’actuelle clientèle Hilton ou naguère des bourgeois en haut de forme, entichés de légions d’honneur, d’adultères et de duels. Que je me rende à Arné « lourde en grappe », à Thisbé « reposoir des colombes » à « Aulis la rocheuse », la seule différence attractive est celle des toponymes ; dans la réalité, ça se différencie comme les « destinations » du Club Med. Ainsi le monde homérique est-il un monde désespérément fermé, étriqué, aux courtes perspectives, sans dilatation tellurienne ni dilatations de l’âme, où des hommes de petit format mental se condamnent à répéter leurs petites épopées de guerre et paix. A ce monde archaïque, tribal, cloisonné, où l’art de s’entre-piller et s’entretuer est le nec plus ultra il me plaît d’opposer celui où Christophe Colomb découvre l’Amérique et René Daumal le Mont analogue, celui où par la grâce d’un Normalien plus intelligent qu’Ulysse la guerre de Troie n’aura pas lieu. C’est aussi le monde de l’espérance, dont les utopies sont le miroitement ou la meurtrière. L’au-delà, celui des grandes Odes, n’est pas pour une évasion de l’ici-bas, c’en est le côté ouvert. Ne pas croire à la vie éternelle c’est croire à la vie étriquée. Je ne fais, en accouchant de ces propos, que souligner avec insistance et sans craindre cette insistance combien le monde homérique est moins intéressant, moins vaste, moins attractif que le nôtre ; comme je remercie le Ciel de n’y être pas né!

Il est stupide d’imaginer que parce qu’on attend un au-delà de ce monde on serait inapte à en jouir intensément.

 

Ce que représente de plus charmant et chatoyant le bouclier d’Achille, le chapitre XXXI du prophète Jérémie le représente, sans bouclier, avec moins de faste descriptif mais non moins d’allégresse persuasive. Sans bouclier ! Le monde homérique, c’est la guerre ; dans le monde biblique une ère de paix se laisse entrevoir. Encore une fois, la (surnaturelle) espérance, qui manque si cruellement au meilleur des Achéens ou des Troyens.

 

O mort, où est ta victoire ? Achille, le Tarzan des Myrmidons, capable à lui seul de terroriser mille Troyens (exagération épique), sait non seulement qu’il trouvera plus fort que lui, mais que « meurent également le lâche et le héros » : quel camouflet aux fanfaronnades de l’héroïsme ! « Après tout il n’y a que la mort qui gagne », c’est vrai chez Homère avant que l’énonce Staline. Elle ne gagne pas chez la nymphe Calypso. A laquelle je préfère la Vierge Marie.

 

En finir avec Homère ?

Que non !

En finir avec Ménélas cocu ; avec Patrocle et Achille co-culs. En finir avec les héros, la bagarre, la coquetterie et le cliquetis des armures et des armes. Avec la putasserie humano-divine et divino-humaine.

Avec cette marmelade d’hommes et de dieux.

Avec ces soudards enragés qui se disputent un cadavre comme des chiens un os.

 

 

Je n’admire aucun homme, dans ces épopées ; leur vantardise, leur paillardise, leur balourdise (Diomède), leur roublardise (Ulysse), leur qu’on-se-le-dise (la   gloriole) me paraissent méprisables. J’admire Eumée. Je l’admire comme Sylvain Tesson et comme lui je souligne que le poète le qualifie de « divin ». Or pour une fois, cette seule fois (S.T. manque de le noter), l’épithète n’est pas accolée au nom d’un preux par un acte réflexe, une bavure stylistique ou un réquisit de l’hexamètre ; elle honore un subalterne. C’est, dira-t-on, un prince déchu ; Homère peut-être le donne-t-il ainsi discrètement à entendre ? Je ne crois pas. Par deux fois, au chant XIV – on ne saura qu’au chant XV qu’il est le fils du roi de Syros – en quelques vers il est « divin » au même titre que les roitelets de l’Iliade. Il m’est permis – c’est une remarque narquoise, un pied-de-nez aux thuriféraires du paganisme – d’insinuer qu’en Eumée Homère salue un de ces pauvres auxquels l’Evangile promet la béatitude, et c’est parce qu’il est pauvre, non en tant que païen, mais en tant qu’homme simplement, sainement, voire saintement homme, qu’il représente un mode d’être admirable et transcendant les ethnies, les tribus, les mœurs, les appartenances religieuses. En disciple momentané de Spengler, je verrais en lui l’éternel paysan (ou pasteur) par contraste avec Ulysse le roitelet improductif, le bédouin magnifique, pillard, bavard, roublard, soudard. C’est Eumée, non Ulysse, qu’aurait dû choisir Camus, à la fin de L’Homme révolté, comme prototype de l’homme dûment et simplement homme, frugal, fidèle, fiable, et c’est tout à l’honneur de Sylvain Tesson plus subtil en l’occurrence que la plupart des lecteurs d’Homère, d’avoir vu en Eumée « le premier homme réel », non contaminé par des divinités factices et falsifié par des paroxysmes, que l’Odyssée, non l’Iliade, nous donne en effet à voir, et ce serait un argument pour avancer, contre Montesquieu et cent autres, que le second poème, dans l’ordre de l’excellence, l’emporte sur le premier.

 

Dans l’Iliade et l’Odyssée ne sont admirables véritablement que l’Iliade et l’Odyssée, c’est-à-dire la littérature. Toute la gloire de ces poèmes revient à Homère ; la « gloire » que prétendent acquérir les énergumènes de la guerre de Troie n’est qu’une fumée. Comment ne me ferait-elle pas rire, moi qui chante à la messe le gloria in excelsis Deo ? Ces roitelets me paraissent aussi ridicules que prétentieux. La gloire d’estourbir son prochain est ignoble, ne mérite que le mépris. (C’est celle que cautionne Zeus : « je veux accorder à l’armée ennemie la gloire de tuer.. »)[7]. Plus respectables sont, à la fin de l’Iliade, les jeux funèbres en l’honneur de Patrocle : le sport, alors, prend le relais de l’affrontement guerrier ; la gloire, fugace étincelle, d’un vainqueur à la course des chars, à la course à pied, au pugilat, au tir à l’arc, au lancer de pique, est aujourd’hui encore celle des épreuves variées de tous les championnats et jeux olympiques. On crie bravo et l’on tourne la page.

Sont admirables toutefois, dans ces poèmes, outre Eumée, outre les Phéaciens dont l’existence n’est que fiction dans la fiction, un petit nombre de femmes ; ni Hélène certes, ni les déesses, surtout pas Héra la virago à l’œil de vache, mais Pénélope ou Andromaque, Hécube ou Cassandre. Sont admirables aussi, quand ils ne s’étripent pas « pis qu’d’la volaille » comme dit la chanson, à certains moments, tel ou tel des protagonistes : Achille justifiant son retrait du combat, Hector embrassant son fils, même Diomède dans sa rencontre avec Glaucos ; Ulysse évidemment, quelque mal que je me sois amusé à en dire (par défi à la distraite Doxa), non tant pour certains de ses stratagèmes ou sa loquacité de fabulateur, que pour son entretien avec les ombres infernales, sa rencontre avec Nausicaa, ses retrouvailles avec une épouse irréprochable, quoi encore ?… Mais, je le répète, aucun de ces personnages n’arrive à la cheville du poète qui, seul, par les prestiges d’un grand style, les sauve du néant où l’Histoire les eût assignés. Ce qu’on doit dire d’Homère doit se dire également des aèdes qui interviennent dans l’Odyssée : Phémios qui à Ithaque charme les prétendants (chant I) et que Télémaque sauve de la furia paternelle (chant XXII), le phéacien Démodocos, « aède divin » (l’épithète ici est de mise) qui dans la grand’salle du palais d’Alkinoos continue, Homère bis, le récit homérique de l’Iliade.

J’éprouve une sorte de nausée lorsque je lis, au chant XXII, que Phémios, épouvanté, craignant d’être occis, se jette aux genoux d’Ulysse comme Lycaon naguère aux genoux d’Achille. J’enrage quand force m’est de constater qu’un homme d’une essence supérieure (le poète l’emporte en humanité ô combien ! sur le guerrier, voire même le romancier) (Ulysse est l’un et l’autre, rien de moins, rien de plus) doit s’abaisser devant un individu qui non seulement ne le vaut pas mais doit dans le principe à ce suppliant de n’être pas voué aux oubliettes. Nul peut-être mieux que Malherbe, lui-même contraint de célébrer la spécieuse grandeur des « grands » mais ne doutant pas que le souvenir de cette grandeur est à la merci de sa célébration, n’a affirmé avec une éclatante autorité la suprématie du poète sur toute autre catégorie ou fonction.

Ithaque est le monde du péché. Phémios, à contre-cœur, y fait cependant merveille. La Phéacie est le monde de la grâce. C’est là que le poète paraît en gloire, que sa prestation est prestigieuse. Il faut toutefois considérer ceci : les six chapitres dévolus à l’épisode phéacien (le quart, donc, de l’Odyssée) constituent, comme en avant-première des Mille et une nuits, un enchâssement qui lui-même sert de sertissure aux narrés d’Ulysse. Celui-ci se trouve ainsi, sans qu’aucune didascalie le suggère, rival de l’aède, découvrant donc sa propre vertu d’aède et par là exhaussé à un niveau de performance où j’aurais tort de ne pas, comme Alkinoos, le congratuler. Démodocos continu l’Iliade (Phémios aussi), Ulysse conte l’Odyssée. L’homme aux mille ruses, devenant ici une sorte d’homme aux mille et une runes, dame le pion au rhapsode, lui rafle presque la mise. Qui, le plus, charme Alkinoos et sa cour ?

Ils sont curieux, ces Phéaciens.Ils ont en commun – c’est certain – avec la communauté panachéenne ou troyenne, de s’intéresser aux intrigues des dieux (les Amours d’Arès et Aphrodite) mais par ailleurs ne semblent pas s’intéresser à leur propre histoire. Pardi ! Ils n’en ont pas. C’est un des traits distinctifs de leur petit paradis. Aussi leur divin citharède ne les chante pas, il chante la querelle d’Achille et Ulysse ou l’épisode du cheval de Troie qui secouent de sanglots celui-ci, non ses hôtes, on comprend bien pourquoi. Ceux-ci sont des dilettantes ; tout leur est bon, apparemment, qui soit festif et de bonne facture. L’aède à leur service est sûr de leur plaire, ils seront chaque fois fidèles au raout. Le poète moderne envie à bon droit Démodocos et son public de Phéaciens. C’est une plainte itérative, modulée sur tous les tons, que son dérisoire statut dans une Europe où les affaires sont plus que jamais les affaires. Yves Bonnefoy, invité par l’Université du Mirail, se fait entendre par environ deux mille oreilles : moment exceptionnel ; les auditeurs sont-ils charmés ? J’en doute. Je suis moi-même, après quelques dizaines de vers lus pourtant par l’auteur avec une parfaite diction, au bord du bâillement. Je gage qu’on eût réitéré l’invitation la semaine suivante le grand amphi eût été aux trois quarts vide. Les prestations poétiques ne rassemblent que des groupies. Quand Jacques Dupin se produisit à « Ombres Blanches », qui se délectait sinon quelques braisés de L’Embrasure   et quelques vieilles dames désoeuvrées ? Je ne résistai pas plus d’une paire de minutes. Mais ce que les poètes d’aujourd’hui ne peuvent pas, Homère le peut si Sylvain Tesson le présente, le cite, le commente avec brio sur France Inter. La radio reconstitue une communauté de Phéaciens.

Homère ? Homme erratique. Homme duel ? Pluriel ? Plus je m’attarde sur les deux poèmes, plus je les compare, moins je juge sérieuse l’hypothèse qu’un seul poète en soit l’auteur[8]. La thèse des chôrizontes me plaît ; je me joins à eux, ne serait-ce que par l’investiture savante et sapide que le mot me confère. Etre un chôrizonte (à prononcer comme (t)chorizo) me pose. Deux Homères, comme deux Hélènes. Toutefois, s’il n’en est qu’un, son portrait le plus probable est dû à Tamas Galambos, de six ans mon cadet : sur un fond bleu marine se détachent une tête, un cou, un haut de buste comme sauvés des eaux, vert-de-gris, tachetés ; la calotte crânienne, laurée, est un compost de fleurs (de rhétorique ?). Un tel portrait dissuade la psychologie, suggère l’horizon mythique, l’énigme abyssale d’un homme identifiable au génie méditerranéen.

Mais notre Homère, comme le dit Boutang, c’est La Fontaine. Ulysse n’est pas absent des fables, il y fait une honorable figure, seul rescapé des charmes de Circé. Qu’il échoue piteusement à convaincre ses compagnons de retrouver figure humaine ne plaide pas en faveur de sa mètis (le lion, l’ours, le loup l’enfoncent par le brio de leurs répliques!) mais, ainsi que le fabuliste l’énonce en guise de morale, il se qualifie par n’être pas esclave de lui-même. Mais ce qui fait du recueil des deux-cent-quarante fables (dix fois vingt-quatre chants homériques) un monde infiniment supérieur à celui de l’Iliade et de l’Odyssée, c’est que la razzia n’y est pas en honneur, la guerre y est tenue pour ce qu’elle est ; les animaux y jouant des rôles très divers y sont mieux que des créatures à sacrifier obsessionnellement en sacrifices obscènes. Il faut lire lire et relire La Fontaine avec Boutang.

 

J’étais dans mon année géniale : douze ans, communion solennelle, prix d’excellence au lycée Lamoricière, Oran, sur la photo de classe l’œil clair, le tif rebelle, l’allure leste. Monsieur Bron suggère à ses élèves de quatrième A de faire un petit poème sur la rencontre de Nausicaa et d’Ulysse. Je m’exerce avec amour, patiemment, à produire un dizain d’octosyllabes; ce poème est perdu, je le déplore. Nausicaa est une merveilleuse figure de jeune fille ; seule Shakuntala, dans les écritures sanskrites, lui est comparable, illustrée par un charmant quatrain d’Apollinaire. J’écoutai l’autre jour Barbara Cassin confesser elle aussi sa prédilection pour cet épisode de l’Odyssée. Ulysse qui dormait se réveille, aperçoit « la vierge charmante », émerge nu des broussailles, « corps gâté par la mer », , se jette suppliant à genoux. Ah ! Voilà l’Ulysse que je peux aimer. Il en est un autre, en hors texte : c’est une tapisserie d’après Simon Vouet où on le voit avec Télémaque et le chien Argos : trio – j’oserais dire trinité – qu’avivent des couleurs chaudes, ambrées ; père vénérable, fils affectueux, l’un et l’autre penchés vers la bête qui semble ici la mascotte de leur bonheur domestique. (Rien de tel, on s’en doute, dans le roman parodique de Giono).

 

CHIENS     Mais par ailleurs quel dégoût j’éprouve pour l’insulte « chien », « chienne », prodiguée tant par un dieu pouacre ou une déesse poissarde que par un preux tout fier de traiter ainsi, ignoblement, l’ennemi abattu! Je méprise une société où cette insulte est monnaie courante : j’ai connu, je connais, par mes lectures et par mon expérience personnelle, des chiens admirables. Tel est Argos dans l’Odyssée, qui grâce à un remuement de queue, un pleur d’Ulysse et un éloge d’Eumée, donne à l’espèce canine le rehaut qu’elle mérite et à l’espèce des héros insulteurs une note d’infamie. En régime chrétien – « chien de chrétien » est une amabilité musulmane (n’ai-je pas dit que les Argiens étaient des Bédouins ?) – le chien est un animal assez apprécié pour qu’un grand Ordre ait appelé ses membres Domini canes, « chiens du Seigneur ». Mon patronyme serait une déformation de Saint Roch, lequel est toujours flanqué de son chien. On trouve dans le Tiers Livre : « En cestuy instant Pantagruel aperçeut vers la porte de la salle le petit chien de Gargantua, lequel il nomme Kyne, pour ce que tel fut le nom du chien de Thobie ». On peut voir Kyne relevant de sa présence nombre de peintures médiévales: ainsi dans le « portrait d’un couple en son intérieur » de Jan van Eyck. A ses « Noces de Cana » Véronèse, qui ne lésine pas sur le personnel, fait l’appoint subreptice d’un pointer. Je compte parmi mes souvenirs précieux, les très riches heures de ma modeste existence, quelques rencontres canines et parfois câlines : au Col de l’Arc (Vercors), deux patous se précipitent vers moi, gueulant comme Diomède ou Patrocle, et soudain apaisés se flanquent l’un à ma droite l’autre à ma gauche, je promène la main dans leur pelage neigeux, soyeux. Si je criais « chien » à un de mes conchitoyens, pensant à ce couple sympathique, ce ne serait pas une insulte mais une congratulation. Au plateau de Beille un husky, quoique entraîné dans la meute, me salue, en une seconde, d’un coup de langue ; d’un coup de langue aussi et d’un œil attendri, à l’Hospice de France, un border collie, que j’ai, il est vrai, régalé d’un pâté, me remercie. Rappellerai-je ici la bâtarde Kirk traitant avec messire Jean à tu et à toi ? Bravant l’interdit elle grimpe au premier étage du mas, gratte à la porte de ma chambre, m’invite à la balade. J’obtempérais. Je frémis d’aise, aujourd’hui encore, vingt ou trente ans plus tard, me souvenant de son allégresse quand je me décide à descendre l’escalier derrière elle…. Quelle digression ! Ai-je oublié Homère ? Non. Je répète, avec une véhémence accrue par ce retour sur ma petite histoire, que la fréquence de l’insulte « chien » ou « chienne » dans le récit homérique signale, avec chaque fois la vilenie du vainqueur, sa mentalité digne d’expériences pavloviennes. Cave canem : méfie-toi, bipède pensant : au traitement que tu réserves au chien j’évalue la qualité de ton esprit et de ta civilisation.

J’ai connu un chien, lorsque j’habitais rue Daniel Hirtz à Strasbourg, qui s’appelait Ulysse. Cet Ulysse-là, dont il me plaisait d’apercevoir le mufle débonnaire, n’aura pas commis le centième des exactions et déprédations du héros épique. Mais la pauvre bête, pourquoi l’avoir affublée d’un nom qui signifie « mauvais coucheur », ou même (Citati) « celui qui hait » ? J’apprends que l’on recense en France, aujourd’hui, près de trois mille Ulysse, tous des hommes. Rien que des hommes ? Pas de chiens ?

 

La métaphore         Tranchons dans le vif. Disons avec une clarté impérieuse, impérative, ce que chacun sait mais que peu s’aventurent à dire nettement : les poèmes homériques, l’Iliade surtout, valent surtout, et presque exclusivement pour celle-ci, par leurs métaphores. L’Iliade, « ce poème si parfait », osait écrire Fénelon. C’est la perfection du charnier. Montesquieu opine : le cliché a force de loi même sur l’auteur de L’Esprit des lois qui en l’occurrence manque d’esprit. A mesure que je lis ou relis, à mesure que j’avance dans ma réflexion, force m’est de penser que le même rhapsode n’a pu signer l’Iliade et l’Odyssée et que celle-ci l’emporte à bien des égards sur celle-là, sauf en brio métaphorique. La métaphore, voilà où l’un et l’autre Homère, où l’Homère pluriel, voire l’Homère singulier (si l’on y tient) excellent. Et quand je l’affirme, ce n’est pas à la façon du philosophe Alain qui voit le procès métaphorique excellemment à l’œuvre dans la transposition de la physiologie en théogonie (il faudrait dire plutôt théagonie). Je le cite : « Jupiter donne aujourd’hui la victoire aux Troyens, cela veut dire que les genoux achéens n’avancent plus. Ces métaphores sont toutes vraies ; le trait reste juste ; la scène est surnaturellement ce qu’elle serait physiologiquement ». Il est vrai que ces métaphores sont vraies mais – ne l’ai-je assez dit ? – ce mixage, cette mélasse, ce pêle-mêle, cet imbroglio d’hommes et de dieux, de dieux tavelés d’humanité, d’hommes tamponnés de divinité font un cirque vicieux dont seul Jésus-Christ, vrai Dieu et vrai homme, délivrerait les marionnettes homériques et leurs célestes doublets. (J’avais envie d’écrire, au prix d’un anachronisme, leurs célestes douilles). La merveille, la profuse merveille –ce sont les tropes, qui relèvent (en tous sens) l’atrocité. J’ouvre au hasard : « comme monte, dans les vallons d’une montagne, le bruit des bûcherons …tel monte, de la terre immense, le fracas que font les combattants… » ; « comme l’on voit tourner une vache plaintive autour du jeune veau qu’elle vient d’enfanter /…/ ainsi veille le blond Ménélas sur Patrocle ». La guerre de Troie n’a lieu, ses héros n’ont lieu, elle n’est, ils ne sont, selon mon jugement, justifiables d’avoir lieu que pour susciter une floraison merveilleuse d’images empruntées au monde domestique ou naturel. Diomède, Achille, Ajax didyme, Ulysse m’importent peu ; qu’ils aient existé ou non est un objet d’enquête futile ; suffit qu’Homère les ait mis en scène. Mais les comparaisons que suscitent ces guerriers et leurs mêlées, voilà qui me ravit. Je rends grâce ici à Sylvain Tesson qui intitule la dernière partie de son essai : Homère et la beauté pure. Mais le dernier chapitre – « l’épithète pour dire le monde »- met en valeur des mouches stylistiques de peu d’intérêt, voire ridicules : Héra a des yeux de vache ? Cela me fait rire ; Athéna des yeux de chouette ? Je souris. Qu’Achille soit « divin visage » ou « cher à Zeus » me laisse de marbre. J’approuve son chapitre sur « la poésie pure ». Je déplore en revanche que le titre-pétard « l’explosion des mots » l’induise à tirer parti d’une belle trouvaille de Glaucos (en l’occurrence poète inspiré) – « telles les races des feuilles, telles les races des hommes : tantôt tombant sous le vent, tantôt s’accroissant innombrables, sous la poussée des forêts, quand survient la saison printanière ; ainsi des générations : l’une croît et l’autre s’efface » – pour exalter la vision païenne du monde comme si Homère-Glaucos ne disait pas ici comme le psalmiste. Qui pis est, arguer de l’infinie prodigalité de la nature pour mettre en exergue notre vacuité n’est qu’un sophisme usé, une ruse de la déraison. « Peut-on observer un nuage d’étourneaux ou un banc de sardines, en croyant encore à notre propre importance ? » Eh bien, il importe de souligner que notre importance, notre absolu surplomb se marquent par la capacité de poser une telle question.

 

ENCORE LA GLOIRE

 

Elle se dit d’au moins trois mots : kleos, kudos, euchos. S’il faut de l’un à l’autre apercevoir quelque nuance, voire une hiérarchie, je ne suis pas en état d’en décider. Que m’importe ! L’érudit tel que le caricature Montherlant compte les virgules dans la Comédie humaine. Je pourrais, excusé par la fatigue mentale du grand âge, compter dans l’Iliade et l’Odyssée les kleos, kudos, euchos, évaluer la signification du choix pour tel ou tel héros, tel ou tel exploit, de l’un ou l’autre de ces vocables. Baste !…

Je l’ai di le redis, j’insiste, je souligne, je hausse l’épaule, je fais un pied de nez : la « gloire » comme l’entend le rhapsode, comme il la rameute à tout moment, c’est la qualité suprême que l’on acquiert en tuant un ennemi. J’ai pouvoir sur lui, et quel pouvoir ! Je le peux, je l’ai pu. Il gît là, à mes pieds, que dis-je ! je pose sur son ventre dont peut-être s’écoulent les tripes un pied de vainqueur. Plus j’en aurai occis, plus me gonflera cette quotité d’exploits glorieux. Ainsi la gloire d’Achille, quand il abat troyen sur troyen avec la puissance d’un Briarée aux cent bras, serait, si Homère avait eu l’idée d’un palmarès, la plus éclatante – prix d’excellence. La gloire terminale d’Ulysse, remarquons-le, ce n’est pas de son exploit du tir à l’arc – la flèche à lourde pointe passant toutes les haches – qu’il l’attend, mais du consécutif massacre : « il est un autre but /…/ voyons si je pourrais obtenir d’Apollon la gloire de l’atteindre ». Athéna, au chant I de l’Odyssée, avait houspillé Télémaque : «Tu le sais, il ne s’agit plus de te montrer enfant : l’âge en est désormais passé. Ignores-tu la gloire qu’a conquise Oreste dans le monde, en ayant tué cet assassin, Egisthe le rusé, qui lui avait tué son père ? » Voilà : la gloire se conquiert par le meurtre. Je demande, subreptice, sournois, subversif, si Egisthe, lui aussi meurtrier, n’est pas ipso facto glorifiable. Non, répond la renommée. Il tue par ruse, comme Pâris par ruse tuera Achille. Mais cela peut se discuter.

Les gloires bien assises, bien assurées – celles de la richesse, de la position sociale, de la belle apparence (la panoplie, la peau, les pretintailles de l’équipement) – sont implicites. L’Iliade est un grouillement de roitelets qui n’ont pas tous le même statut ; Agamemnon, ce « roi barbu qui s’avance bu qui s’avance bu qui s’avance », est le cacique ; Achille, auquel il rafle Briséis, n’est pas son égal, et le sait. Mais ces divers roitelets, si leur statut différencié ne leur confère pas littéralement la gloire (kleos kudos euchos), il les y habilite par la qualité péri-, para-divine ou tout bonnement divine qui leur est allouée. On n’a chance d’être glorieux, chez Homère, que par la grâce d’une généalogie (fils de quelque Important), d’un patrimoine, de cadeaux somptueux ou/et de richesses raflées (razzias).

Cette « gloire » futile, éphémère, misérable, je répète insolemment mais justement qu’il la faut imputer à la divinité plus qu’au héros. C’est transparent dans l’épisode du massacre des prétendants dont l’ignoble gloire en vérité revient à Athéna, laquelle, me rappelant Jésus et les « douze légions d’anges » dont il refuse le service, promet à Ulysse qu’étant déesse elle l’assistera si bien que « cinquante bataillons » de pauvres mortels ne tiendraient pas contre lui. De fait sa victoire complète ne serait pas concevable sans une assistance divine. On peut en dire autant de tous les hauts faits narrés dans l’Iliade : le vainqueur chaque fois n’est vainqueur que par la grâce du Destin et d’un dieu. Et puis – je le redis avec Montaigne et Chateaubriand – cette gloire est un leurre. Qui sont « Achille », « Ulysse » … ? Des cosses vides, des bonshommes qui se sont cossés (je trouve dans Littré ce verbe topique) à d’autres bonshommes ; des noms, rien que des noms, de l’écume verbale. Vanité des vanités ! « Sarocchi » ? Trois syllabes enfouies dans le sable des temps. En revanche si ce petit essai sur Homère vaut quelque chose, si la postérité ne s’en torche pas dès le trentième exemplaire vendu, j’aurai plus de consistance dans la mémoire des hommes que tous les héros de l’Iliade ou de l’Odyssée grâce à mon estran de phrases gardant trace de ce que je fus. Achille ? Je dirais aussi bien : chicorée, Hécatonchire. Achille n’a pas plus de réalité pour moi que le géant Briarée ou les mots qui le jouxtent dans le Larousse : Achille, achillée. Il a droit, comme tant d’autres glorieux Achéens ou glorieux Troyens, à l’index nominatif numérique de la Pléiade. Belle affaire !

Il faudrait, pour ne pas se moquer de la « gloire » homérique, n’avoir jamais eu accès à la Bible. « Ne crains pas », dit le psalmiste, « quand l’homme s’enrichit, quand s’accroît la gloire de sa maison. A sa mort, il n’en peut rien emporter, avec lui ne descend pas sa gloire ». Cette sévère leçon, il ne semble pas qu’Ulysse et Achille dialoguant dans l’Hadès l’aient apprise. Le premier, incurable de vanité, félicite l’autre d’exercer sa puissance sur les morts. Imbécile ! Achille lui inflige en retour une des paroles d’or de l’Odyssée : « J’aimerais mieux, valet de bœufs, vivre en service chez un pauvre fermier, qui n’aurait pas grand’chère, que… » Il lui avait dit dans l’Iliade, autre parole d’or : « Un même honneur attend le couard et le brave ». Mais mourir ne l’a pas instruit : il rêve des exploits guerriers qui, s’il était « là-haut », l’illustreraient encore, espère que son fils l’a dûment relayé « au front de la bataille » et que son père garde pouvoir sur les Myrmidons. Bref, dans le temps et le lieu mêmes où la gloire n’est plus qu’une défroque il continue, obnubilé, inconvertible, à la priser, à mentalement la repriser !

« Dans Ta gloire tu me prendras », prie le psalmiste.

« Qui donc est ce roi de gloire ?   C’est le Seigneur,

Dieu de l’univers,   C’est lui, le roi de gloire ».

 

LA QUERELLE           Je reviens enfin sur la querelle des Anciens et des Modernes et m’affiche parmi ceux-ci, derechef, avec pétulance, alacrité, et un amical pied-de-nez à des amis qui se croient dans le progrès innovant parce qu’ils sont « de gauche » et me fixent dans la tradition conservatrice sous prétexte que je serais « de droite ». (J’ai beau assurer ces bretteurs que cette discrimination droite/gauche sent le moisi, qu’elle signale des esprits marinant dans une saumure de délectations jacobines et moroses, rien n’ébranle leur rance certitude). Houdar de la Motte fut de ceux, lors de la fameuse querelle, qui mettaient en doute l’insurpassable excellence des poèmes homériques. Je ne me pique pas de défendre ses productions, notamment sa prétendue réfection de l’Iliade qui fit pousser des cris d’orfraie à une madame Dacier hurlant même à l’ «attentat », mais je ne vois pas, sauf à se mettre une taie sur l’œil, qu’on puisse tenir pour débiles ses arguments, sauf s’il s’agit de déplorer qu’ils ne soient pas assez détergents. « Les dieux et les héros, tels qu’ils sont dans le poème grec », écrit-il, « ne seraient pas de notre goût » – c’est peu dire, ils sont quelquefois répugnants ou même ridicules ; « beaucoup d’épisodes paraîtraient trop longs », je souligne, moi, pires que les longueurs, les lassantes réitérations d’affrontements meurtriers. Ce dont Houdar ne pouvait avoir l’idée, je peux constater par ailleurs que maints récits de combat, depuis son Discours sur Homère, grâce à l’extension des conflits, aux progrès de la stratégie, de la tactique et de l’armement, grâce aussi parfois à l’engagement personnel du narrateur, sont beaucoup plus intéressants voire littérairement plus attractifs que ceux de l’Iliade. Fénelon, soucieux de mitigation, concèdait : « Je ne saurais douter que la religion et les mœurs des héros d’Homère n’eussent de grands défauts ». A quoi Houdar : « vous passez condamnation sur ses dieux et sur ses héros. En vérité, si, de votre aveu, les uns ne valent pas nos fées, et les autres, nos honnêtes gens, que devient un poème rempli de ces deux sortes de personnages ? » Je trancherais volontiers le débat avec Jean Boivin. Son Apologie d’Homère (en 1715) reconnaît que « la religion des païens était /…/ pleine d’absurdités » – cela tombe en effet sous le sens dès qu’on a cessé de mettre le sens en veilleuse -, qu’elle était « purement poétique ». Oui, je veux bien, mais cette poésie, pour un lecteur porté à rire des fariboles de la gent olympienne et de la fatuité des olibrius à cuirasse, est pleine de tavelures qui en gâtent la saveur. Et puis, ce qui était inconcevable à l’heure où se terminait le « grand siècle », aujourd’hui en ce début du troisième et sans doute dernier millénaire français maints esprits, parfois non des moindres, non contents de célébrer le « chatoiement » des poèmes homériques s’évertuent à en réévaluer contre ce qu’ils appellent par mépris la mythologie chrétienne les religieuses absurdités. J’ai lu, simplement, honnêtement, virilement, véritablement lu les 12109 vers de l’Odyssée et les 15649 vers de l’Iliade en lecteur pour lequel le Dieu du Sinaï et le Christ du Thabor font une dérision du Zeus de l’Olympe.

Une déferlante de pseudo-païens recouvre l’Europe hier encore chrétienne et suscite des lectures d’Homère aveugles, plus que ne l’était celui-ci, à son monde poétique. Athènes doit évincer Jérusalem, l’Iliade et l’Odyssée les testaments bibliques, donc il faut que l’Iliade et l’Odyssée présentent une mixture d’hommes et de dieux attrayante, ceux-ci nous guérissant du Dieu de Moïse ou de Jésus, ceux-là par leur style de vie archaïque et écologique humiliant notre complexité, notre trépidation, nos tracas, nos traumas modernes. Ma lecture critique s’expliquerait-elle donc par ma réaction chrétienne à cette épidémie de néo-paganisme ? Je ne le crois pas. Si véritablement un avatar nouveau du paganisme devait prendre dans le magma mental contemporain, ce n’est pas la religion d’Homère qui lui donnerait fût-ce un semblant de consistance. Je le répète, j’ai lu d’abord l’Odyssée, avec (dans la double acception du mot) agrément, quoique les derniers chants, où le héros et sa secourable déesse se comportent fort mal, m’aient mis, si cette locution est ici tolérable, la puce à l’oreille. Avec l’Iliade je fus bientôt édifié. Ce n’est pas seulement l’ennui, comme Valéry, qui me prit, c’est le rire et le dégoût. J’ai déjà dit par ailleurs comment seule une illusion d’optique (celle par exemple de Sylvain Tesson) peut nous inspirer la nostalgie des temps et de la cité homériques. Ce qu’écrira Longin environ huit siècles après Homère – « les hommes égaux aux dieux considéraient que la nature /…/ nous introduisait dans la vie et le cosmos comme dans une grande assemblée en fête » – passe auprès de nos rétro-utopistes pour la réalité même vécue par Ménélas ou Enée. Dois-je le répéter à coups de marteau ? Je suis très heureux de vivre en 2019 et non en moins 1250 de l’ère chrétienne. Contemporain de Ménélas ou d’Enée et parmi eux tel que je m’éprouve aujourd’hui dans ma singularité j’aurais été aussi mal à l’aise, aussi à l’étroit, aussi piégé dans d’insupportables rapports sociaux que je le serais aujourd’hui dans une tribu de Bédouins. Je conçois que l’on ait le goût de vivre à l’époque d’Eschyle ou de Socrate, non à celle où il faut sacrifier une jeune fille pour obtenir un vent favorable. Le Zeus des Suppliantes peut m’émouvoir. Que (re)dirai-je de celui de la farcesque Iliade ? Voyons-le au Chant XX. Il fait Za-Zeus (« je veux rester assis dans un pli de l’Olympe »), dieu d’opérette s’offrant le divertissant spectacle des hommes qui s’étripent, et engageant ses subalternes à entrer eux aussi dans la mêlée. Et que peuvent les héros ? Il paraît qu’Achille à lui seul est capable de défaire tous les Troyens – style matamore ! Mais Héra craint que son courage ne défaille, car Enée qui le provoque est assisté par Apollon ; ainsi découvre-t-on, ici encore, que l’héroïque virilité de ces guerriers dépend toujours de la testostérone divine (mâle ou femelle) quand ce n’est pas de quelque bouclier forgé par Héphaïstos ou de quelque armet de Mambrin. Achille (assisté, on doit l’induire) s’ébranle tel un lion (ça pullule, dans l’Iliade, le lion) et face à Enée se met à le brocarder avec une arrogance de primate ; Enée alors le mouche avec esprit : « comme toi, je sais dire injures et menaces /…/ ce n’est pas par un babil d’enfants que nous allons vider notre querelle… », – nous faut-il donc « nous quereller, semblables à des femmes ? » (Un crêpage de chignons !). Je m’avise ici que le bouillant Achille, le sublime preux cher à Hölderlin, se couvre en l’occurrence de ridicule. Qu’importe que par après il se rue « tel un incendie », « comme un dieu », sur les Troyens dont il fait un terrifiant massacre, comparable à celui de don Quichotte mettant en pièces les marionnettes de maître Pierre ? Je le trouve, moi, encore ridicule, non moins que le héros de Cervantès, en cet incendie d’exploits, et il n’a pas l’excuse de la folle générosité du chevalier errant….

J’ai déjà confessé, sans la moindre honte, que les deux cent quarante fables de La Fontaine sont plus opulentes, plus excitantes, plus pénétrantes, plus amusantes, plus poignantes que les deux fois vingt-quatre chants d’Homère. Tolstoï aurait dit un jour de Guerre et paix : « Sans fausse modestie, cela ressemble à l’Iliade ». Ressemblance ? Nullement. A moins qu’il suffise de composer un roman où s’entrelacent guerre et paix pour que l’Iliade s’inscrive dans ses marges ou s’y faufile en palimpseste. Non, Guerre et paix ne ressemble pas à l’Iliade, c’est trop évident. Je veux bien admettre avec George Steiner des « affinités entre la vision d’Homère et la vision de Tolstoï », reconnaître chez celui-là comme chez celui-ci « le décor antique et pastoral, la poésie de la guerre et des champs, l’importance capitale de la sensation et de l’action physique », mais, ces constats accueillis, je ne peux me soustraire à l’évidence que la vision du grand romancier, en sa complexité et ses nuances, que son gradient spirituel sont tout autres que ceux du rhapsode. A la vérité Guerre et paix, sauf pour la prosodie, est une œuvre très supérieure à l’Iliade à tous égards, même en ce qui concerne les épisodes militaires. Il suffit d’un oculaire nettoyé des pieuses buées de la tradition pour découvrir le caractère héroï-comique de cette guerre de Troie qui met en lice des roitelets tribaux pour une affaire de putain et de cocu. Il faut en croire Thersite. En revanche l’idée de considérer sous un aspect comique le roman de Tolstoï ne pourrait venir qu’à un stupéfiant imbécile ; il y va, dans Guerre et paix, du destin de l’Europe, d’un gigantesque déploiement de forces, d’un éblouissant kaléidoscope de personnalités, de nuances exquises dans leur Stimmung, bref, n’en plaise ou n’en déplaise à Nietzsche, d’un affinement de la bête humaine par le christianisme.

 

Climat mental d’un temps ; la mode, le must, la Doxa ; ce qu’il est de bon ton de croire ou ne pas croire ; ce qu’il importe de lire ou ne pas lire. Mais encore, et plus subtilement : le climat spirituel où l’on se situe, les affinités électives, l’exigence intime de l’âme au point de sa trajectoire où elle est parvenue, ce à quoi elle aspire, ce à quoi elle donne son assentiment, et ce qu’elle écarte ou qui lui répugne. Je ne savais pas, quand j’ai ouvert l’Iliade, comment je réagirais à ce chef-d’œuvre incontesté du genre épique ; j’étais sans préjugé, ou plutôt j’avais le préjugé favorable de la tradition humaniste. A mesure que j’avançais de chant en chant je déchantai. J’ai conscience que ma lecture d’Homère est discordante. Diabolus in musica. Que dis-je discordante ? Blasphématoire ! J’ai insinué un parallèle scandaleux entre l’Iliade et le Lutrin. Un autre parallèle s’impose, plus sérieux. Si l’engouement torpide pour Mahomet et sa clique de tueurs n’était pas au programme de l’actualité, si les razzias mahométanes, qui se continuent aujourd’hui en France par la rafle systématique de tout ce que les lois ordinaires et les régimes d’exception autorisent, n’étaient pas estompées dans une brume de je-ne-veux-pas-savoir, le rapprochement entre les Danéens et Daech tomberait sous le sens et la juste réprobation qu’attirent les séides d’al-Baghdadi devrait s’étendre aux roitelets homériques. Achille, « divin preux », dans le grand moment où il se réconcilie avec Agamemnon, rappelle, sans le moindre soupçon de vergogne, qu’il a « ravagé le bourg de Lyrnessos » où il s’empara de la belle Briséis. Brisons-là : ces mœurs sont barbares. Un homme éveillé au goût (guerre du goût ! guère de goût dans notre actualité) ne peut que les juger tels.

 

Un mot du philosophe Hegel, qui vaut pour la Grèce classique, l’Athènes de la belle époque, vaut a fortiori – ô combien ! – pour la Grèce homérique : « Nous ne pouvons pas plus partager les sentiments d’un peuple qui se prosterne devant Zeus, Minerve, etc. que les sensations d’un chien. »

 

POUR ASTEROPEE

 

Il n’est pas question de conclure. Chaque fois que je crois en avoir fini avec mon ire contre l’héroïsme homérique elle est relancée par le ressouvenir de quelque exploit d’un de ses « preux ». J’ai relu récemment le chant XXI : Achille et Zeus s’y distinguent si bien que pour celui-là, en une salve de grossière irritation j’écrivis à mon ami Donald Burness : « Cher Donald, je lis l’Iliade, et je tiens Achille pour un pauvre con ». Il me répondit aussitôt : «The Iliad is a declaration of the horror of war. You are dead right ».

Je ne résiste pas à revenir à Hölderlin : Achille, « mon héros favori, à la fois délicat et fort, la fleur la plus parfaite et la plus éphémère du monde des héros » ; il entre « peu en action », Homère ne veut pas « le profaner dans la mêlée devant Troie ». (Satisfait de cette formule, Hölderlin la bisse). On trouve dans son caractère, paraît-il, « un prodige de l’art ». Il est un jeune homme « tour à tour plaintif et vengeur, indiciblement touchant, puis terrible et cela successivement jusqu’au bout ; au paroxysme de la douleur et de la rage, l’orage épouvantable éclate, puis finit par s’apaiser » …Ce vocabulaire aseptisé, chloroformé ne résiste pas à la lecture du chant XXI, pour peu que l’on veuille le lire – il semble qu’Hölderlin ne s’y soit pas astreint, ou qu’il ait quelquefois, à l’instar du vieil Homère, somnolé durant la lecture.

Il tue, tue, tue, « poussant des cris affreux » –smerdalia iachôn. Ces gueulades me semblent ridicules, mais à chaque vocifération meurtrière le Péléide sent, je le présume, s’élever d’un degré le thermomètre de sa gloire. Cette tuerie épique bat déjà son plein dans la dernière section du chant XX. Et je suis déjà sceptique, dédaigneux, railleur : aurait-il donc cent bras comme Briarée pour abattre pareille besogne ? « Tout vaillant que je suis, il ne m’est pas facile de lutter contre tous », s’exclame-t-il. Mais non, cela lui est facile, il lutte contre tous, et les eût tous occis si l’aède n’avait pas cru bon de prolonger la guerre de Troie au-delà même de l’Iliade. L’hyperbole épique de ces exploits me laisse railleur : je ne peux y croire. Ce preux n’est qu’un Fierabras ! L’invraisemblance, déjà patente au chant XX, devient énorme quand au vingt-et-unième au bord du Xanthe il « coupe en deux la foule des Troyens » ; ceux-ci pris de panique se jettent dans le fleuve où le « divin héros », qui était en rase campagne un prodigieux incendie, se change en un monstrueux dauphin qui les poursuit et pourfend de son épée. Enfin, c’est le bouquet ! « il ramasse vivant douze jeunes Troyens, » hors du fleuve les tire, leur attache les mains … ». Je m’esclaffe! Il me faudrait, pour jeter à ce mendiant de gloire la moindre obole de bravos, lui restituer de vraisemblables capacités d’homme. Ce n’est ici qu’un hécatonchire. Ou un avatar de la déesse Kali.

Je récapitule : Achille, non tel qu’est jeté un bref éclairage sur son enfance, non tel que sous sa tente on le voit caresser les cordes d’une cithare (volée), mais tel qu’il se découvre en héros guerrier à l’oeuvre dans les derniers chants du poème, ne m’inspire aucune sympathie, aucune admiration, mais bien plutôt du dédain et même du mépris autant pour sa férocité que pour sa hâblerie et sa bestialité.

1) Pied léger ? Podas excellemment okus ? Podôkès ? (Athlète olympique ). (Marathonien prestigieux ?). Le Jamaïcain Bolt, qui le bat au sprint – c’est plus que sûr (même si le Péléide franchit d’un seul élan la distance d’un jet de javelot) – est un chrétien qui ne s’en croit pas mais croit et prie le vrai Dieu. Mieux, le Polonais Grzegorz Polakiewicz, unijambiste, pied à pied, de son seul pied, gagne lentement, pas à pas, en pieux pèlerin, Saint Jacques de Compostelle : qu’est-ce, en regard de cet exploit, que la vélocité du petit roi des Myrmidons ?

  • Courageux ? Il ne l’est, puisqu’il est assuré de ne point périr jusqu’à l’heure fixée par le destin, puisqu’il est armé d’armes forgées par un dieu, puisque sa fureur le préserve de s’effrayer.

3) Crédible en ses exploits ? Aucunement. Crédible en sa personne même ? Aucunement. J’évoquais les chants XX et XXI. Voici le chant XVIII : avec le concours d’Athéna le héros se pose, mieux qu’en surhomme, en phénomène cosmique et miraculeux : une flamme jaillit de son front et brûle infatigable (Moïse !), il crie, son immense cri telle une trompette (Jéricho !) épouvante les Troyens par trois fois bouleversés (le terne évangélique !), douze d’entre eux en perdent la vie. (Achille aura-t-il, à la différence du Christ, soudoyé douze légions d’anges ?). (Avant-première des douze Troyens pêchés dans le Scamandre ?). Héros à contre-Bible et contre-vérité, Briarée mythique[9].

4) Le mobile et le moteur de son ire dévastatrice sont des plus vulgaires : ressentiment, vengeance ; il ne jouira plus avec l’ami Patrocle des plaisirs vénériens ; pas un atome d’esprit chevaleresque dans cette frénésie.

(Est-il besoin de préciser que je ne blâme point leur relation vénérienne, que j’ai mémoire, en aval de l’Histoire grecque, du bataillon sacré de Thèbes, corps d’élite composé, dit-on, uniquement de couples amoureux dont le zèle au combat était attisé par le zèle pour le partenaire érotique ? Dans le cas d’Achille, c’est l’excès de l’homme vexé – c’est par sa faute que son ami meurt – et frustré – il ne pourra plus forniquer avec lui – qui me répugne).

 

 

 

 

5 ). S’ensuit, après le massacre, une diluvienne épidémie de larmes ; Achille chiale, chiale, chiale, et par contagion ça chiale dru autour de lui. Ils auraient pu faire, comme les petites vieilles de Baudelaire, un fleuve (un Xanthe) avec leurs pleurs.

6) Les funérailles de Patrocle sont indécentes. Tant de preux sont morts, qui n’ont droit dans le poème qu’à un bref avis de décès! Pour celui-ci, celui-ci seul, c’est toute l’armée achéenne qui est mobilisée, et un énorme, scandaleux sacrifice de bêtes, d’arbres et d’hommes. Avoir sollicité et obtenu un si fastueux déploiement de moyens pour le bénéfice de son moi emphatique trahit en Achille un atroce manque de tact.

Puis-je déclarer tout net que ce deuil, ce ruissellement de pleurs, cette cérémonie d’obsèques me laissent de marbre?

Et me reprochera-t-on sottement de ne pas être indulgent à des mœurs archaïques ? Eh bien je lis l’Iliade non telle que la lisaient les anciens Grecs, avec la loupe ou les verres correcteurs de l’historien, mais tel que je suis et sens, selon ma Weltanschauung, en homme naïf mais lucide et probe de ce vingt-et-unième siècle.

 

Retour à Hölderlin. J’enfonce le clou. Hölderlin, je ne l’ignore pas, est un astre alpha au ciel de la poésie, il a même excité la méditation orphique de quelque philosophe. Je ne suis qu’un myrmidon (au sens dépréciatif) de l’esprit. Cependant, avec une hardiesse qu’appointe l’évidence, je suis en mesure, en droit, en devoir de constater que l’Achille d’Hölderlin est un être fantastique, une coquecigrue, ou, pour le dire trivialement, un truquage qui répète, mais sur le mode d’une candeur éthérée, le truquage homérique du héros. La candeur éthérée n’est pas sans effets pervers : Hölderlin, Heidegger, Hitler …un mauvais génie de l’Histoire a fait lever les H et marcher le Führer. Achille, cette « belle brute », ce sinistre chevalier, je le vois en fasciste, ou même en nazi, au gré d’Alfred Rosenberg.

Or Henri-Irénée Marrou, dans son Histoire de l’éducation dans l’antiquité, lâche ceci : « Beaucoup plus que l’Ulysse du Retour, c’est la noble et pure figure d’Achille qui incarne l’idéal moral du parfait chevalier homérique ; il se définit d’un mot : une morale héroïque de l’honneur. C’est dans Homère que chaque génération antique a trouvé ce qui est l’axe fondamental de cette éthique aristocratique : l’amour de la gloire ». Noble et pure figure, ce soudard saoul de rancune et de vengeance ? Glorieux, ce pseudo-héros invulnérable qui doit ses exploits au Destin et à des dieux complices ? Honorable, ce pleurnicheur si on lui fauche sa captive, ce courroucé nec plus ultra puis cet éperdu sanglotant parce qu’on lui a tué son chéri ? Hölderlin n’aura eu peut-être que le tort d’imaginer Achille comme les Grecs eux-mêmes se l’imaginaient. Mais alors quelle déception ! Si Marrou ne se trompe, c’est le mythe grec qui prend du plomb dans l’aile. Une civilisation qui incarne en Achille un idéal moral est méprisable. Je me tourne vers Simone Weil : elle a tout à fait raison de souligner au début de son beau texte sur l’Iliade que « le vrai héros » en est la force – commandée – je l’ajoute – commanditée par des dieux farcesques. Mais sur l’aspect sordide, veule, vulgaire des combats et notamment d’Achille au combat elle est pour le moins discrète. Et ses dernières lignes me feraient accroire, si je n’avais pas lu le poème en lecteur méticuleux, qu’un esprit « s’est transmis de l’Iliade à l’Evangile ». Non ! Je l’ai assez dit, l’esprit de l’Iliade, c’est celui de Daech, celui de la razzia mahométane. Mais Simone Weil était déterminée par sa singulière idiosyncrasie à exalter la Grèce, Homère fatalement inclus, au détriment des Romains et des Hébreux, et à prêter au poème homérique des vertus imaginaires. Ainsi affirme-t-elle son « extraordinaire équité » ; « c’est à peine si l’on sent que le poète est grec et non troyen ». A peine ? Quand Achille exterminateur ne trouve devant lui qu’un grouillement de trouillards, que penser de cette équité ? Maints autres indices… Mais, dis-je, il s’agit d’exalter le génie grec et de déplorer l’imperméabilité des Romains et des Hébreux à la « commune misère humaine ». Aucun texte de l’Ancien Testament, paraît-il, « ne rend un son comparable à celui de l’épopée grecque, sinon peut-être certaines parties du poème de Job ». Mais combien l’emporte en humanité le poème de Job sur le poème d’Homère, il me suffit pour en être convaincu de comparer à la dérisoire balance de Zeus, joujou du destin, la balance de Job sur laquelle la douleur pèse plus lourd que le sable des mers, cette balance qui inspira un beau titre au juif Léon Chestov, bien résolu, lui, à préférer Jérusalem à Athènes. Et on lit dans le psaume 61 : « sur un plateau de balance, tous ensemble ils seraient moins qu’un souffle », parole qui vaut bien les plus fortes paroles de l’Iliade et donne à soupçonner que le psautier biblique vaut bien l’épopée homérique. Mais je reviens à Achille : le puéril, l’égoïste et grossier amour de la gloire de ce reître rageur, comment ne pas lui préférer, avant l’amour christianisé de la gloire chez le chevalier courtois, l’amour patriotique de la gloire chez le légionnaire romain ?

Romain moi-même par la branche paternelle, donc, suspect de partialité (héréditaire, tandis que la partialité de Simone Weil est historiale), j’inclinerais à consacrer en héros de la morale héroïque de l’honneur, et me référant à l’Iliade non à l’Enéide, Enée plutôt qu’Achille : le chant XX où ils s’affrontent donne en effet, quoique le rhapsode ne l’ait pas voulu, l’avantage au Troyen et dans le plan du thumos – le courage – et dans le plan du nous – de l’intelligence. Du courage : Enée note que le Péléide est sans cesse assisté d’un dieu et se fait fort, s’il jouissait de la même assistance, de ne lui être pas inférieur ; il rappelle d’ailleurs à Achille que « c’est Zeus qui fait grand ou petit, à son gré, le courage des hommes » ; puis courageusement, sans divine assistance, il assaille ce guerrier hors pair qu’il sait pourtant divinement assisté. De l’intelligence : Achille plastronne, fanfaronne ; Enée le mouche, par trois fois : a)cesse de jacasser, de menacer ! b)Ne restons point là plantés à nous agonir d’injures ! c) Ne faisons pas les femmelettes à nous lancer des mots bilieux! Il est patent qu’Achille, en cette joute verbale, n’a pas le beau rôle, et s’il l’emporte sur Enée (sauvé par Poseidon) dans la joute des armes c’est par la vertu de son divin bouclier. Enée reçoit ici (Homère l’aura-t-il à son insu prophétiquement annoncé ?) son investiture : l’Enéide est préparée, justifiée, et il n’est pas sûr que l’épopée virgilienne, quelque « froideur », « déclamation » ou « mauvais goût » que Simone Weil y déplore (il faut, dans son système d’évaluations, que Virgile faille), soit inférieure à l’épopée homérique.

Mais j’ai intitulé cette séquence : pour Astéropée. Enée a son content de réputation. Astéropée ? Qui a entendu parler d’Astéropée ? Qui, des auteurs que j’ai lus, le mentionne ? Le savant Paul Wathelet, qui chiffre à environ 350 les Troyens ou alliés nommément désignés dans l’Iliade ne l’a pas, à ma connaissance, mentionné. Grâce à la langue française, Astéropée forme avec épopée une rime léonine. (En grec : Asteropaios assone assez avec epopoiia). J’y filigrane l’astre et l’Europe. Astéropée est le dernier guerrier qu’affronte Achille avant d’être mis en déroute par le Scamandre. Achille fond sur lui (très sûr de l’emporter), le brave Péonien fait front, menace, lance ses deux épieux, blesse de l’un d’eux Achille au coude ; ç’aura été le seul guerrier à infliger au Péléide une blessure, donc à ébrécher son aristie ; une fois de plus (déjà avec Enée) l’or de l’écu, cadeau d’Héphaïstos, arrête le second épieu ; Astéropée s’efforce alors d’arracher à la falaise le javelot de son adversaire qui l’a manqué et s’y est fiché, il n’y parvient pas, alors de son glaive Achille perce le ventre du Péonien désarmé – quelle prouesse ! – puis le toise bêtement, se targue béatement de sortir du grand Zeus. A l’évidence ici, et sans nul doute contre le dessein du rhapsode, c’est le vaincu auquel il convient, en toute justice, de rendre hommage. Glorieux Astéropée !

 

 

En deçà de l’Iliade, tu dans cet admirable poème, tu par Agamemnon son père, il y a l’affreux sacrifice d’Iphigénie qui excita au chant I de son De natura rerum la verve horrifiée de Lucrèce que la natura deorum graecorum rendit justement impie.

Telle fut l’alternative : ou fille sacrifiée ou cocu mortifié.

 

Comment ne pas s’indigner quand on réfléchit à ceci que pour le contentement du blond Ménélas et de la belle Hélène rentrés à Sparte (l’un et l’autre décatis), suite à, grâce au massacre de mille et mille jeunes gens, il aura fallu d’abord qu’une toute jeune fille, interdite d’amour et de maternité, soit offerte en sacrifice ?

Tout ce que je sais d’Achille tel que me le découvre l’Iliade me fait certain que la parole du Christ « la gloire, je ne la reçois pas des hommes » n’aurait pas trouvé accès en sa faible cervelle plus qu’en celle d’Abou Bakr al-Baghdadi.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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[2] Ibn Khaldun : « leur naturel est d’arracher aux autres ce qu’ils possèdent : leurs moyens d’existence sont à la pointe de leurs lances, et ils ne connaissent, pour ce qui est de prendre le bien d’autrui, aucune limite à laquelle ils se tiennent; au contraire, chaque fois que leurs yeux tombent sur un troupeau, un objet, un ustensile, ils se l’approprient de force ». C’est la razzia, à quoi excellent les ethnies homériques.

[3] Je donne la traduction d’Yves Bonnefoy, en ajoutant « originel » dont l’a privé une curieuse réticence.

[4] Les spasmes de cette gloire instantanée, flambeau puis mégot, traversent les âges et se produisent en mille circonstances de succès : un récital, un match, une banderille bien plantée, voire un rot de digestion, un étron bien poussé. Cela est vieux comme la vieille humanité. Que l’on s’enfle un laps de temps, cela est pardonnable ; si l’on insiste on risque de se mettre dans le mauvais cas de la grenouille sanctionnée non par la crevaison fabuleuse, mais par un éclat de rire. C’est cet éclat de rire qui me secoue aux exploits de Diomède ou d’Ajax, etc.

[5] (Montesquieu : « la navigation d’Ulysse, le plus beau poème du monde, après celui qui est le premier de tous ». Après dans le temps, peut-être ; sur l’échelle des valeurs, non. Montesquieu savait-il assez de grec pour justifier son évaluation ? Il cédait au préjugé).

 

[6] Pierre Carlier, dans son Homère (Fayard, 1999), note : « Les rois homériques, plus soucieux d’accumuler des richesses que de les distribuer, ne ressemblent guère aux big men mélanésiens dont l’autorité repose sur la générosité /…/ La générosité n’est pas une vertu homérique ».

[7] Chant XII, vers 453-4 : kudos orexô kteinein

[8] (Pierre Carlier) « L’hypothèse la plus simple est donc d’attribuer les deux épopées à deux aèdes différents ».

[9] Ici une note en bas de page (avec un pied-de-nez à Aragon), pour faire saillir la différence entre les grosses ficelles de l’amplification épique en Grèce ancienne et le raffinement spirituel de l’anecdote rapportant un haut fait vraisemblable au siècle des « Lumières ». Chamfort :

« Un Américain, ayant vu six Anglais séparés de leur troupe, eut l’audace inconcevable de leur courir sus, d’en blesser deux, de désarmer les autres, et de les amener au général Washington. Le général lui demanda comment il avait pu faire pour se rendre maître de six hommes. « Aussitôt que je les ai vus, dit-il, j’ai couru sur eux, et je les ai environnés » .