orthodoxie
ORTHODOXIE
Il y a environ trois lustres je décidai, sur un coup de tête que j’espérais se transformer en coup de cœur, dans un élan d’effronterie calculée (car je savais que c’est l’hérésie qui avait la vogue), me faire apologiste de l’orthodoxie, exactement de l’orthodoxie catholique. Maurice Montabrut m’avait prêté Orthodoxy de Chesterton ; je fus émerveillé par la verve de cet Anglais à l’esprit voltairien qui retournait au bénéfice du Credo des Pèrers le brio, les saillies ironiques du philosophe de Ferney ; je constatai qu’une autre orthodoxie, insidieuse, camouflée, celle de l’Encyclopaedia Universalis, l’avait écarté de sa grande nef, lui concédant la portion congrue dans une chapelle latérale de son Thesaurus. Orthodoxy, pensai-je, est aujourd’hui à récrire. Un autre Anglais de première grandeur que l’Encyclopaedia avait eu plus de mal à dissimuler dans un bas-côté, John Henry Newman , encore qu’elle affichât sa préférence pour Newman Paul, l’acteur aux yeux bleu fascinants, m’avait rebuté par la concaténation argumentative de sa Grammar of assent – ah ! que n’avais-je choisi plutôt l’Apologia pro sua vita ! Mais Chesterton, quoique je fusse fort différent de lui par le tour de taille et le tour d’esprit, convenait mieux à mon tempérament intellectuel ; je me trouvais avec lui dans une connivence d’humour et d’humeur, et me sentais une envie de le continuer, si faible que fût mon talent, dans son allègre combat contre le nouvel « Infâme », « l’opinion », écrivait Joseph de Maistre, l’Opinion (je la dote d’une majuscule) qui « pourchasse la fidélité dans toute l’Europe », discrimine aujourd’hui dans son Agenda Europa diary les fêtes chrétiennes, préfère on le soupçonne le Ramadan au Carême et les boucheries Halal à l’Agneau Pascal.
L’orthodoxie catholique suppose une fidélité au Pape, Souverain Pontife, donc une attention religieuse à l’enseignement, écrit ou oral, qu’il prodigue. Joseph de Maistre a célébré la Papauté et avec elle « la sainte Eglise romaine » dans un puissant ouvrage. Notre pape pénultième fut Jean-Paul II ; lui succède aujourd’hui Benoît XVI. L’un et l’autre s’imposent, dans des styles très différents, par leurs qualités intellectuelles et spirituelles. Le premier a de surcroît, par ses façons très libres à l’égard de la camarilla vaticane, son charisme de sociabilité, son œcuménisme très ouvert, son humble patience à soutenir l’épreuve physique et l’humble courage de ne pas la dissimuler, inauguré dans l’histoire des hommes une sainteté qui fût donnée à voir par des milliards de gens sur des millions d’écrans. Si d’une part s’afficher catholique ultramontain expose, en France, aujourd’hui non moins qu’hier, au mépris ou à l’irritation, d’autre part il serait mal venu de contester que, de tous les personnages officiels « à la une » ces dernières décennies non seulement en France mais dans le monde, Jean-Paul II fut de loin le plus considérable, le plus digne d’admiration, et il me semble que l’on pourrait, de son successeur certes moins expansif et moins prisé par les peuples ou les médias alarmés de son conservatisme (comme il se dit), avoir une non moindre estime. Je m’expliquerai sur cette évidence, pour moi, qu’il y a d’excellentes raisons de les préférer aujourd’hui comme hier non seulement aux chefs d’état les plus doués, aux tribuns de la plèbe les plus véhéments ou aux oligarques les plus rusés, mais aussi aux penseurs (dont j’hésite à suggérer une sélection) (un titre tout de même, une date : 1966, Les Mots et les choses), à ces penseurs qui depuis le concile Vatican II ou le petit séisme de mai 1968 sont les diastases de la fermentation intellectuelle.
Si l’enseignement de Jean-Paul II ou de Benoît XVI a pour moi un prix incomparable, ce n’est pas, je le confesse, par son exceptionnelle qualité philosophique ou littéraire. Un articulet d’André Comte-Sponville me servira ici de pierre de touche. Celui-ci réagissait dans Le Monde, voilà du temps, à l’encyclique Fides et ratio, et faisait observer, avec beaucoup de tact mais non sans une pointe d’ironie, qu’à la différence du Pape condamné par obligation professionnelle aux énoncés dogmatiques et à l’affirmation d’une « vérité reconnue comme définitive », lui, athée, ne se targue pas de la certitude d’avoir raison. Il concluait, en voltairien bonhomme : « Il est vrai que je ne suis pas Pape. J’essaye simplement d’être philosophe ». C’est, avec les gants de l’ironie, caresser une fois de plus le vieux motif d’une incompatibilité entre le vrai exercice de la pensée à tous risques et la reddition inconditionnelle à une vérité qui aura déjà été trouvée. Comte-Sponville prélevait dans l’Encyclique des phrases qui, détachées de leur contexte, sont évidemment une offense au libre examen : « Il faut ancrer son existence à une vérité reconnue comme définitive, qui donne une certitude qui ne soit plus soumise au doute » ; ou : les « énoncés dogmatiques formulent une vérité stable et définitive », transmiçse par « la sainte Tradition, la sainte Ecriture et le Magistère de l’Eglise ». Prises telles quelles, osé-je dire que ces formules me déplaisent, voire me hérissent, quoique je ne sois pas un philosophe professionnel, autant qu’elles déplaisent , peut-être hérissent l’auteur d’Une éducation philosophique ? J’adresserai cependant à Mr Comte-Sponville deux reproches. Le premier s’adresse à un ex-marxiste rédimé en grand bourgeois de la culture classique : quand on est philosophe il est loisible de converser agréablement avec d’aimables collègues et disciples dans le jardin d’Epicure ou le gymnase d’Académos et de se livrer avec eux à toutes les délices du doute ; quand on est pape, on doit s’intéresser plutôt qu’aux ploutocrates du savoir à des gens, des myriades de gens pour lesquels le doute, méthodique ou pathétique, serait un luxe, et qui veulent précisément ces certitudes dont se moque un virtuose de la dialectique ; le dogmatisme est, pour ces cerveaux que le libre examen, si seulement ils en étaient capables, aurait toute chance de conduire dans quelque cul-de-sac de secte, un dispositif de balises, comme la signalisation lumineuse sur une route ou une piste d’envol qui préserve la machine mentale des écarts néfastes.
Mon second reproche va plus loin, va, je l’espère, jusqu’au noyau de mon option. Je le dédoublerai. D’abord il convient, si l’on ne se résigne pas à lutter contre le dogme catholique avec les armes dérisoires et rouillées d’une ironie vieille comme Voltaire et vouée à finir en saillies minables de Canard enchaîné ou de Charlie-Hebdo, de considérer que ces dogmes, formés et formulés au long des siècles avec le concours de penseurs de premier ordre tels saint Augustin et saint Thomas d’Aquin (auxquels l’articulet donne un coup de chapeau), ne sont pas la concrétion singulière d’un individu qui fort de son pouvoir sur les croyants aura décidé de mettre un cran d’arrêt à sa quête intellectuelle en dissuadant ceux-ci d’entreprendre la leur. Montaigne l’insinuait avant Nietzsche, Onfray naguère le claironnait : toute philosophie est l’histoire mentale, morale et même physiologique de son philosophe ; une grande philosophie, la philosophie d’un « grand » homme se signale par un point de vue original sur les choses et le cours des choses, l’homme et sa destinée ou son errance sans destinée. Le Pape n’est ni Nietzsche ni Heidegger ni un satellite de Heidegger ; Benoît XVI s’entretient avec Habermas mais n’est pas situé dans le même Bulle qu’Habermas ; combien de philosophes depuis belle lurette (la « lurette » ne régressant pas, ce semble, en deçà de So sprach Zarathoustra) annoncent la fin de la métaphysique, pris au reste l’un après l’autre en flagrant délit de fausse sortie (c’est un petit jeu analogue à celui de « je te tiens tu me tiens par la barbichette ») ; le Pape n’a pas à s’emparer d’une place forte dans la guerre des systèmes de pensée, n’a pas à se couler dans la dernière mode intellectuelle, n’a pas même à se régler dans ses énoncés sur les dernières trouvailles de la science ; tout au plus – j’y reviendrai – peut-on attendre de lui qu’il parle à ses contemporains un langage qui ne leur soit pas inintelligible, qu’il ne s’enferme pas ignorant le train du monde dans sa Bulle ou ses bulles dogmatiques sans tenter un effort non d’adaptation, mais de traduction. Bref on ne requiert pas de lui qu’il soit génial, qu’il enrichisse la culture mondiale d’une Weltanschauung nouvelle, mais bien qu’il redise, si possible dans la tonalité et avec les variations (au sens musical) les plus propres à répondre aux attentes de l’époque, le message pérennel que l’Esprit a confié à Pierre et à son Eglise. Simone Weil[1] estimait que la philosophie « est une, éternelle et non susceptible de progrès », que Platon a déjà tout dit, que « le seul renouvellement dont elle soit capable est celui de l’expression », qu’ »il faudrait écrire des choses éternelles pour être sûr qu’elles seraient d’actualité ». Ce que Simone Weil disait de la philosophie doit se dire a fortiori d’une théologie fondée sur la Bible et sur ce Jésus-Christ qui eut l’audace de se dire « la vérité ».
Et puis – c’est l’autre volet – quand il oppose à la certitude du croyant un «moi, je ne suis pas certain d’avoir raison », Comte-Sponville pèche par une feinte humilité qui camoufle un ton supérieur que s’arroge la philosophie. Car d’une part je ne sache pas que Jean-Paul II ni aujourd’hui Benoît XVI se soient jamais piqués d’ »avoir raison » dans l’acception commune, celle de l’escrime argumentative, celle de Julien Benda quand il disait sur un ton méprisant qu’ « avoir raison n’est pas littéraire». Il y a dans la fureur d’avoir raison une marque d’égotisme ou même de puérilité, une appropriation sectaire. Rien de tel chez nos Souverains Pontifes : ils se battent contre l’attitude rationaliste au nom de la raison en toutes ses latitudes et longitudes, ils se font fort non pas d’ »avoir raison », mais d’avoir assez de raisons pour confirmer par la raison la vérité des énoncés dogmatiques. D’autre part – je n’entre pas ici dans l’esprit d’aucun Pape et je puis imaginer que ma façon de penser n’est pas du tout la leur ! – il me paraît que c’est faire un méchant procès au « croyant » doté d’une intelligence ouverte que d’imaginer qu’il colle aux énoncés dogmatiques comme une arapède au roc. L’hypothèse, obstinément ravaudée mais irrémédiablement spécieuse, que la tabula rasa, ou doute radical, par quoi débute toute philosophie digne de ce nom, serait interdite au chrétien qui s’appuie déjà sur un bloc de certitudes et conséquemmentt n’est pas habilité à être philosophe se heurte à ceci que nul penseur, chrétien ou non chrétien, n’a jamais pu échapper à un donné préalable à tout travail de la pensée. Les énoncés dogmatiques de l’institution ecclésiale ne ressortissent pas à la philosophie mais il me semble que si un philosophe, du moins dans notre Bulle de civilisation, les tient pour obsolètes et désormais impertinents sans plus ample réflexion il est aussi blâmable qu’un géologue que les éboulis seuls intéresserait, incurieux des marnes ou des calcaires. Le Symbole de Nicée est une donnée culturelle au même titre que la Déclaration des droits de l’homme. Comte-Sponville a-t-il évalué leur juste prix ces fide data ? Pour moi j’avoue une curiosité sans cesse attisée pour les éboulis, je veux dire aujourd’hui la rocaille d’écrits détachée des massifs de Marx, Nietzsche ou Freud ; spontanément j’y vais plus volontiers qu’aux Encycliques ; cela va de soi : surfer sur la vague immédiate du temps, quelle griserie ! « Je mets à la voile » … Divertissement. Mais un soupçon, par-delà l’ »ère du soupçon » un post-soupçon m’exerce : cette poche de naphte qu’est le Credo catholique n’est-elle pas une inépuisable réserve d’énergies ? Ce type qui a dit une fois : « je suis la vérité », à qui Pierre, le Pape princeps, a dit qu’il avait « les paroles de la vie éternelle », ne pose-t-il pas à toute conscience éveillée un problème qu’il est imprudent, frivole, d’éluder ou de résoudre à la légère ? Les énoncés dogmatiques si contestables soient-ils au regard de l’intelligence critique, se veulent fondés sur l’enseignement de cet homme assez exceptionnel pour que la pensée qu’il est Dieu-homme ne cesse pas vingt siècles plus tard non seulement d’alimenter la controverse et de susciter la religieuse adhésion mais aussi de produire des martyrs et des saints. Or ces énoncés, le « croyant » que son éducation, son tour d’esprit, sa culture ont exercé à réfléchir ne peut se contenter de les avoir assimilés et de les répéter en élève docile. Sa fidélité non seulement ne lui interdit pas, lui recommande de les creuser, de les sonder, voire – ici je me sépare de Jean-Paul II – de les soumettre au doute. Newman disait que mille difficultés ne font pas un doute : la formule est jolie, adroite ; elle ne me satisfait pas : une difficulté n’est-ce pas un doute virtuel, un doute en bourgeon ? Je hasarderais que les doutes sont comme ces comédons qui altèrent un visage destiné à refléter sans points noirs la lumière divine et que le doigt de l’orthodoxie éliminera d’une pression plus efficace si l’assiste la raison. « L’athée que je suis » /…/ n’est « pas certain d’avoir raison » : de ce doute André Comte-Sponville se targue et s’honore ; le chrétien que je suis répond que s’il confesse en Eglise le caractère certain et immuable de la doctrine élaborée par des siècles de méditation et d’adoration il n’est lui-même, pas plus que le philosophe, « certain d’avoir raison », il peut être troublé en son for intime, traverser de mauvaises passes de scepticisme, et son affirmation du Credo requiert de lui le concours sans cesse sollicité d’un Intelligo. Jean Guitton prête à son M. Pouget, dans le célèbre Portrait, l’aveu : « Il y a des moments, maintenant que j’approche de ma fin, où j’ai des questions qui tendraient à l’incrédulité » ; Albert Camus, faisant une honnête recension de l’ouvrage, ne manque pas de relever cet aveu qui le conforte dans son incroyance. Il ne cite pas la phrase suivante : « Ces tentations, je les chasse ». C’est peut-être là toute la différence, exulterait Comte-Sponville, entre le philosophe qui héberge les tentations, les cultive dans sa serre mentale, courant le risque de la pensée jusqu’à éventuellement fracasser les vitres, et le catholique qui choisit toujours en dernière instance, s’il est fidèle, l’orthodoxie et les solides murs du sanctuaire plutôt que cette serre – le poêle aurait dit Valéry après Descartes – où mûrissent dans une tête pensante les idées les plus rares, les plus exotiques, les plus subversives, les plus dérangeantes. Mais si loin qu’il aille le penseur en chambre, athée ou non, tourne confortablement autour de lui-même, et il y a peut-être plus d’audace à se battre avec le Credo comme Jacob avec l’Ange en un combat dont l’issue n’est jamais certaine que de promener son incertitude du mythe d’Icare au mythe de Sisyphe, ou des Evangiles à leur exégèse. De Loisy ou de Pouget, de l’un et l’autre de ces catholiques, il serait imprudent de prétendre que le second parce qu’il aura fermement tenu bon dans la foi traditionnelle contre la dérive moderniste aura vécu une vie intellectuelle moins périlleuse que le premier, hérétique virtuel condamné par le Pape Pie X mais terminant sa carrière au Collège de France. La plupart des penseurs qui se risquent à penser au mépris ou en marge de l’Eglise sont des professeurs bien établis dans leur chaire, poussés par le vent de l’Opinion, incertains peut-être d’avoir raison mais certains du plaisir et du prestige qui se peuvent tirer de cette incertitude et certains de la suprématie de la raison sur toute autre voie d’accès à la vérité. (On a envie de les houspiller avec Proclus : « laisse /…/ la considération rationnelle, car la raison est au-dessous de toi »). Alain, esquissant un parallèle entre son maître Lagneau, le seul grand homme, dit-il, qu’il ait connu, et Lachelier auquel il ne marchande pas son estime, souligne qu’à la différence de Lagneau celui-ci, parce que catholique, travaille au filet. « Oh ! derrière M. Lachelier il y a l’Evangile ». Mais qu’importe qu’il y ait ou non un filet si le gymnaste exécute bien ses figures ? S’il est aussi adroit au jeu de la vérité que le philosophe non adossé à l’Evangile ? Alain ne laisse pas d’insinuer ici que, tout étant « réglé pour le fond », la pensée ne s’exerce plus que « professionnellement dans le détail des choses ». Manque de courage intellectuel ? Cela n’est pas dit, mais …Par ailleurs le même Alain reconnaît au chrétien comme au stoïcien le courage, précisément, parmi ses vertus caractéristiques. Les Souvenirs concernant Jules Lagneau datent de 1925. C ‘était plus facile en ce temps-là d’être un penseur chrétien que ça ne l’est dans la période où André Comte-Sponville peut afficher un matérialisme tranquille et souriant. Passons cependant sur la conjoncture politique et sociale. Il me paraît assez futile, ou fanfaron, de préférer une « liberté de l’esprit » qui court des « risques » à la même liberté (dira-t-on qu’un Lachelier était contraint ?) qui n‘en courrait pas ; la grande affaire n’est-ce pas de gagner l’autre rive ? si l’on y arrive mieux sur la nef de saint Pierre que sur une barcasse radicale-socialiste je ne vois point de raison de ne pas choisir plutôt celle-là ; je suis moins hardi ? qu’importe ! il est peu philosophique de priser la hardiesse comme si elle était la reine des vertus. Mais il me paraît assez léger, assez peu perspicace d’imaginer que la « liberté de l’esprit », si l’Evangile est « derrière », ne court plus de « risques » ; je gage au contraire qu’elle court, à se confronter avec d’une part le roc originel et les sédiments dogmatiques, d’autre part les savoirs successifs qui semblent se coaliser pour ruiner toute confiance dans l’institution ecclésiale et son message fondateur, des risques tout aussi sérieux que ceux courus par un esprit dont la liberté ne laisse pas de toucher des coupons à la banque Marx, Darwin ou Freud, si ce n’est même Lénine, Mao ou Changeux. Pour en finir sur ce chapitre, quel catholique exercé à penser n’aura-t-il pas l’une ou l’autre fois, à titre personnel, en un moment de déprime, envisagé qu’il fut la dupe d’une grande illusion ? Ce fut la tentation extrême de Thérèse de Lisieux. Celle aussi du père Pouget, un jour de peine : « Vae mihi qui cogitare ausus sum ». Et puis, cette infatuation du risque ne relève-t-elle
Etre chrétien, c’est accorder à Jésus-Christ une confiance que l’on n’accorde à nul autre. Etre catholique, c’est de surcroît accorder à l’Eglise de Rome le privilège insigne, exclusif de Le continuer et même, selon la métaphore paulinienne, de constituer Son corps. Il est évident que l’on peut être chrétien sans être catholique ; il est non moins évident que l’on peut ne pas être chrétien du tout, ce serait même, dans la spire de culture où nous nous mouvons, la règle commune, et c’est presque un impératif catégorique dans les régions du globe soumises à l’islam ou au maoïsme. Ni la religion athée issue de Marx ni celle du Dieu de terrifiante miséricorde issue de Mohammed ne m’ont jamais séduit et il n’y a aucune chance que jamais elles me séduisent. Non, ce contre quoi je dois me défendre, c’est le culte des « grands hommes ». Poser la question : suis-je prêt à renoncer au Christ, Son message et son Eglise (comme on renonce à Satan, ses pompes et ses œuvres) et à vénérer « la république des génies », selon l’expression de Schoepnhauer, ces génies qui seraient tels les trente oiseaux du Simorgh le nec plus ultra, le clair et triomphant substitut de Dieu ? Au début de ce culte des « grands hommes » il y a Auguste Comte, son calendrier où les saints de l’Esprit-Saint sont remplacés par les saints de l’esprit. Et l’on en trouvera bien, non pas trente seulement – chiffre mystique – mais autant qu’il y a de jours dans l’année. Quel serait le jour de la saint Lagneau (qui n’est pas l’Agneau mystique) (dont le Dieu n’était pas catholique) ? Ce fut le seul « grand homme » d’Alain ; Alain fut le « grand homme » de Maurois. Simone Weil, élève d’Alain, était convaincue qu’il y a des « hommes authentiquement grands » ; mais à la différence de Comte ou de Nietzsche et de maint autre elle était également convaincue que « n’importe quel être humain » peut ac céder à ce qui pour elle primait tout, qu’elle prisait par-dessus tout, et qu’elle nomme « le royaume de la vérité ». Son évolution, telle que la découvre son autobiographie spirituelle, est à cet égard exemplaire. Fasciné par les dons prodigieux de son frère André elle ne doute pas d’abord qu’il existe un « royaume transcendant » qui soit l’apanage des génies – André en est, elle non, croit-elle – et il s’en faudrait de peu, semble-t-il, qu’elle n’estimât comme Nietzsche que l’espèce humaine ne vaut que par produire, fatalement en très petit nombre, des êtres qui aient accès à ce royaume transcendant. Ce n’est, écrit-elle, qu’après « des mois de ténèbres intérieures » qu’elle acquiert « pour toujours la certitude que désirer la vérité et faire « perpétuellement un effort d’attention pour l’atteindre » est une condition certes nécessaire mais certes suffisante pour devenir soi-même un génie, donc accéder au royaume. Autant dire, à la confusion d’un Nietzsche, d’un Comte et tutti quanti, qu’il n’y a pas « de grands hommes », ou que la grandeur humaine est accessible même aux plus petits, le seul, le décisif critère étant le désir continûment attentif de la vérité. André avait-il ce désir continûment attentif ? Ce n’est rien moins que sûr. Simone l’avait-elle ? Nous savons que oui ; elle en donne un gage, dans le même texte rappelant ses dix jours de 1938 à Solesmes où malgré d’intenses maux de tête elle parvient grâce à « une extrême effort d’attention » à suivre les offices et à y trouver « une joie pure et parfaite ». Simone Weil est un de ces rares grands esprits qui, tels Pascal (qu’elle évoque à propos de son frère), n’hésitent pas à reconnaître que la vérité pour être découverte et accueillie n’exige pas de dons exceptionnels. Tout près donc de se rallier à la « petite voie » décrite et prescrite aux moins doués par la petite Thérèse de Lisieux. On voit où mène cette réévaluation : à revenir, nonobstant le positivisme, au catalogue des saints, à suggérer que le Curé d’Ars ne fut pas un moindre génie qu’Ernest Renan, que celui-ci n’aura peut-être intégré l’Académie française qu’en perdant le royaume transcendant. Paul Valéry inclinait à mépriser Jésus-Christ qui n’est évidemment pas un « grand homme » ; il était beaucoup mieux qu’un « grand homme », Simone Weil le savait ; Il était la vérité. Si le critère de la vérité patiemment, intensément désirée est décisif, Thérèse de Lisieux vaut Nietzsche de Sils-Maria, Victor Hugo ne l’emporte pas sur Bernadette Soubirous. Etc. « Les premiers seront les derniers, les derniers seront les premiers ». Ce paradoxe, cette pensée affichée, comme je le fais, avec l’indiscrète montre de quelques noms, je ne sache pas que Simone Weil s’y soit risquée mais je ne crois pas qu’elle m’eût démenti. Seule la subversion évangélique, les épîtres de Paul autorisent une pareille effronterie. Comment un Littré, un Renan, un Zola – c’était la belle époque de « l’avenir de la science » confondue avec la vérité – auraient-ils traité le sot qui ose équipoller dans l’ordre de l’esprit une bergère illettrée au grand romancier naturaliste, à l’auteur d’une Vie de Jésus savante et démystifiante, au disciple totipotent d’Auguste Comte ? Tout de même celle qui a écrit dans L’Enracinement qu’il « est infiniment préférable d’avoir composé le Cantique de saint François d’Assise /…/ plutôt que toute l’œuvre de Victor Hugo » n’avait pas sur la vérité et les êtres qui y accèdent le point de vue de Littré, Renan ou Zola. Tranchons le mot, ou le déni du mot : il n’y avait pour elle pas plus de « grand homme » au sens trivial – pas même son frère – qu’il n’y en avait pour Pierre Reverdy (« la notion de grand homme est devenue suspecte et ridicule ») ou Joë Bousquet ( à Gaston Puel : « n’oubliez jamais, il n’y a pas de grands hommes »). Cette pensée est très précieuse pour des esprits médiocres comme le mien. On n’évitera jamais quand on n’est pas un « grand esprit » et qu’on se permet de juger que les grands esprits n’ont pas tout l’esprit et surtout pas la fine pointe de l’esprit, de passer pour un homme de ressentiment et de s’attirer les foudres de Zarathoustra, de ses vicaires et bedeaux, mais on peut s’appuyer sur de grands esprits eux-mêmes assez grands pour humilier la grandeur de l’esprit devant l’humble et tenace dévouement à la vérité. Il m’arriva de remuer cette mauvaise pensée que les grands esprits, ou les génies, avaient accès à un déchiffrement du monde dont je n’étais pas capable ; je pus me croire, par rapport à un …Foucault, un Deleuze, ou tel de mes condisciples de Louis-le-Grand devenu coqueluche des milieux universitaires, comme un chien labrador par rapport à moi ; je prends pour exemple le labrador ayant eu loisir d’observer l’un d’eux dans ses efforts désespérés quelquefois pour répondre à des paroles humaines par mieux que des aboiements et entrer avec ses maîtres dans une relation non seulement de connivence mais d’intelligence . Je m’imaginai que ces princes de l’esprit non seulement excellaient dans leur domaine (philosophie, sciences) – cela ne faisait aucun doute et ne me troublait point – mais avaient sur le sens ou le non-sens du monde, l’énigme de l’être, le fonds de l’espèce humaine, un regard d’une exceptionnelle acuité, que j’étais, comparé à eux, un aveugle, je supposai que ma piété chrétienne, ma fidélité canine à l’Evangile et, pire, à la tradition catholique s’expliquaient par une incapacité congénitale à me placer sur l’orbite de ces grands esprits. Bref, je m’infligeai la note humiliante qu’un épigone d’Auguste Comte doit infliger en toute rigueur à un attardé de l’âge théologique ou métaphysique. J’attisai cette mauvaise pensée par une autre comparaison, plus insidieuse, plus maligne, que je pouvais faire entre moi et tant de gens dont l’intellect était à l’évidence plus mal dégrossi que le mien, bipèdes à peine pensants dont j’aurais dit sans aménité ce que disait Renan du « vrai croyant » en islam, qu’une « espèce de cercle de fer » entoure sa tête. (Midi sonne au clocher du Taur ; j’interromps ce propos et je dis l’Angelus, avec le tableau de Millet en fond de décor mental, souriant de la risée dont un tel aveu me rend justiciable). Un autre cercle, pensai-je, entoure la mienne ; c’est pourquoi je m’emprisonne dans l’idée que Jésus-Christ est l’Homme-Dieu, supérieur aux grands esprits ; en vérité ceux-ci, à la faveur d’une crise décisive de la conscience européenne et des avancées consécutives de la science, circonscrivent Jésus-Christ dans une spire parmi d’autres de l’illusion religieuse. Voilà ma mauvaise pensée. Bien avant de la soumettre au dépuratif de Simone Weil je l’évacuais par l’acte simple de dédaigner ces grands esprits qui n’étaient même capables de se garder un corps valide et faute de cette capacité périssaient misérablement avec l’illusoire consolation de s’assurer « contre le néant /…/ en faisant des œuvres qui restent ». J’emprunte cette formule creuse à Ernest Renan dans un discours où il rend à Littré un très vibrant hommage. Or on dit que Littré, cet esprit totipotent, ce disciple hors pair d’Auguste Comte, ce positiviste de la plus stricte observance, venu à terme, considéra son insondable néant plus que son Dictionnaire ou son nom dans les dictionnaires, et accepta de se faire baptiser. Exact ? Légendaire ? Méfions-nous des bigots de tout bord. Il me plaît de solliciter de l’Histoire – et cela aucune instance au monde ne m’en déboutera – que Littré, sur le bord de l’abîme, comprit que la positivité n’était plus de mise …Ces grands esprits ne se rapetissaient pas à mes yeux seulement par le sic transit. La plupart d’entre eux hors de leur spécialité découvraient des faiblesses souvent ridicules : Sartre, fort habile dialecticien, dramaturge honorable, romancier intéressant, se fourvoya en politique ; Jacques Monod, savant di primo cartello, eut l’imprudence de commettre un ouvrage de philosophie où il déploya une redoutable incompétence. Sa raison qui l’avait si bien servi en biologie moléculaire lui joua de méchants tours quand il la mit sur le hasard et la nécessité. Quant aux philosophes …ils ne me sont sibyllins que dans l’antre de leur jargon ou quand ils traitent de quelque sujet très délicat, très ardu, très abstrait ; se risquent-ils à aborder les questions triviales de morale ou de politique, leur carapace de hérisson découvre un ventre un mou. Derrida ? Me déride la seule éventualité qu’il serait le der des ders des termites de la « déconstruction ». Serres ? Oui, notre Montaigne … Abscons, pour moi, quand il médite dans les marges de Leibniz, limpide et fragile quand il traite avec espièglerie la question du parasitisme.
[1] Ceci est rappelé par Robert Chenavier dans son article « Actualité de Simone Weil ? », paru dans les Cahiers Simone Weil (mars 2011).