PREAMBULE
Je me résigne ou me résous, me résous résigné à ne pas jeter cet essai-roman dans ma corbeille à « Mac » ou ma corbeille à papier bien que ce soit un flagrant ratage ou plutôt parce que c’est un flagrant ratage. Je pourrais implorer l’indulgence d’un éventuel lecteur eu égard à ce genre littéraire ambigu, donc difficile. Il y avait bien des années que j’avais salopé une première version de cet essai-roman quand je découvris sur un éventaire de la librairie Ombres blanches, à Toulouse, l’essai de Gilles Lapouge, L’Ane et l’abeille, qui n’était pas un roman. Plutôt que de commettre la faute de coordonner un essai et un roman j’aurais dû avec le corbeau coordonner un quelconque animal de même ou d’autre espèce, que sais-je, le héron ou le rhinocéros. Avec un rare bonheur d’écriture, une pétulance qui sur trois cents pages ne se dément pas, Gilles Lapouge, disposant d’un trésor de références, les éparpille au gré de sa fantaisie, lâchant maître Aliboron pour la mouche à miel et la mouche à miel pour maître Aliboron, non sans suggérer entre l’une et l’autre d’insolites rapprochements. Je disposais sur le corbeau d’un comparable trésor de références qu’il m’était loisible d’enrichir à tout moment tant ce biblique animal a suscité de réflexions dans la littérature universelle.
J’ai joué un jeu difficile. J’ai perdu. Sans doute ces pages, proposées à un éditeur complaisant auquel je paierais ses frais d’impression, feraient-elles un de ces innombrables livres tirés à cent exemplaires dont il ne se vend pas dix en dix ans. Elles ne sont pas nulles. Quel ouvrage est nul ? Pline le jeune le disait déjà, Cervantès le fait dire dans Don Quichotte au bachelier Samson Carrasco : il n’est si mauvais livre qu’on n’en puisse extraire quelque chose de bon. Non seulement cet essai-roman n’est pas nul ; je le juge même, de sang-froid, supérieur à la plupart des productions circonstancielles inspirées par la débâcle politique ou la chienlit des mœurs. Certes quoi qu’éjacule dans l’actualité le Président que de basses intrigues ont porté à la tête ou, mieux dit, au cul de notre Etat, je suis très sûr que le moindre de mes alinéas obsolètes est d’une qualité bien supérieure ; mais voilà, mon corbeau, dans tous ses états, reste en marge du cours des choses alors que notre « Fraise Flagada » ( c’est, de tous ses sobriquets, le plus idoine), s’il ne le modifie réellement en quoi que ce soit, joue le rôle, bourdonné par les médias, d’un fameux animal (qui vaudrait la peine d’un autre essai-roman), la mouche du coche.
Pourquoi, comment est-ce raté ? Je m’éreinterais moi-même avec plus de compétence que n’importe quel improbable lecteur. Au moment où cristallisa dans mon esprit le projet de cet essai-roman je souffrais d’une colite aiguë que j’avais pu craindre, en raison de selles sanglantes, qui fût un cancer du côlon. Je me dédoublai en un personnage victime de ce cancer et trépassé que j’appelai le Professeur et l’Instance narrative dont j’assumais le destin. J’imaginai le Professeur en catholique à l’ancienne mode, réfractaire à toute évolution et notamment très hostile à « Vatican II ». L’affaire délicate était de me situer dans ses parages sans m’enkyster dans ses oukases. Je lui opposai une de ses amies devenue un tant soit peu la mienne, chrétienne égarée dans le New Age et résolument prête à applaudir aux derniers slogans de la mode « bobo ». Deux autres personnages féminins me parurent dignes d’entrer dans ce jeu. La dénommée Lydie était une étudiante montée en graine et toquée du haïku, le cueillant dans l’anthologie de Blyth ou s’y essayant elle-même : elle était naïve et avait le béguin du Professeur. Il me fallait enfin, du moins je le crus, une créature d’élite qui représenta le christianisme intelligent, ouvert et toutefois ne concédant rien aux sirènes de la mode. Ce fut une nonne ; je la nommai Sœur Magnificat, non sans penser à Mère Immaculata, abbesse de l’abbaye du Pesquié. Ces cinq personnages formaient une constellation du Corbeau, chacun émettant sa lumière propre. J’espérais ainsi projeter sur l’animal des feux croisés d’érudition et d’appréciation. L’Aubrac fut le lieu où se déroulaient la plupart des papotages de mes héros. J’y ajoutai Escouloubre situé dans les Pyrénées audoises. Je sais pourquoi j’ai choisi ce patelin : l’ayant traversé deux ou trois fois me rendant en Capcir je fus frappé de son étranglement et de son délabrement. Quant à l’Aubrac, je l’ai arpenté en long et en large, et j’y ai rencontré un Réquistat (avec t, oui) fort dissemblable de celui du Ségala (sans t) où l’hôtel Planquette me reçut à mainte reprise. Ce Réquistat se trouve au Nord de Saint-Urcize, entre le plateau de la Viadène et le pays de Peyre. Mais le péché capital de mon essai-roman, de cet hybride qui n’est ni l’un ni l’autre, c’est que ses personnages, sans histoire et sans substance, ne sont que des locuteurs, des Instances de discours dont les apparitions, les éclipses, les retours n’obéissent à aucune nécessité romanesque, dont j’essaie tant bien que mal de différencier les points de vue, répartissant mon savoir entre eux au petit bonheur. Il n’y a que le mort, à la vérité, dans ce quintette, qui, quand je ne la lui dispute pas, tienne bien sa place.
Pour ajouter un peu de fiel à cet émétique je confesse qu’incapable de me donner un style je me mis d’entrée de jeu à la remorque d’un véritable écrivain, comme fait le gamin qui s’accroche à la ridelle d’une charrette ou d’un camion. Je n’ai pas tenu plus d’une page. Lâché sur la chaussée des Ecritures chastement Universitaires j’ai pris mon petit train de sénateur, j’ai continué sur mon tortillard.
Mais l’amour du corbeau … Piètre hommage ? Tant pis.
(« Mais », adverbe des indulgences plénières …).
Hé! bonjour, Monsieur du Corbeau
C’est Baladine — je commence ainsi — qui me fit connaître le Professeur °°, peu avant sa mort, en août 198. Je le rencontrai à Réquistat, près des Abrialots, sur le plateau d’Aubrac, une fois. Le Professeur y avait, de famille, une maisonnette d’où l’on avait vue jusqu’au Plomb du Cantal, et le mois d’août s’y prolongeait démesurément. Nous parlâmes. Je regardais au loin le profil de la montagne. C’était le crépuscule. Mais n’est-ce pas toujours le crépuscule, à Réquistat ? Baladine me réveillait parfois de ma distraction. Le Professeur, assis derrière un bureau classique, émettait des sons, autant que je me souvienne, inégalement articulés. Mais je veux en venir à ceci qu’il ne tarda pas à mourir. Je l’appris quelques mois plus tard. Baladine, qui l’avait assisté dans sa dernière maladie, m’encouragea à jeter un oeil sur quelques liasses manuscrites de son ami. Il y avait là matière, me disait-elle, d’un roman. J’éclaircirai peut-être la nature exacte des relations entre Baladine et ce vieil original. Il avait enseigné, me dit-elle. Quoi, au juste ? Ces liasses, auxquelles s’adjoignaient divers carnets ou même des feuilles volantes, n’étaient qu’une sorte de brouillon, grevé de tours pédants, saturé de références littéraires, où se manifestait une juvénile passion pour les corvidés. Je mettrais un peu d’ordre dans le fatras. Il conviendrait aussi, me soufflait Baladine, de parler un peu de Baladine. Sans doute me fournirait-elle des éléments de sa propre histoire. Ne devrais-je pas l’interroger systématiquement ? Ce qu’elle a vécu avec le Professeur, sur le plateau d’Aubrac, voire sur d’autres plateaux, ou avec d’autres Professeurs, intéresserait le lecteur, j’imagine. Qui, au fond, était-il ? De ces éternels adolescents, je crois, qui n’en finissent pas d’étudier et, entichés de la chouette, subissent finalement la punition de voir celle-ci relayée, sur le buste de Pallas dont ils ont fait leur idole, par un sombre volatile crétinisant qui croasse, en manière de comptine, « nevermore, nevermore ». Baladine, elle, a frôlé bien des choses, à l’heure qu’il est elle frôle, je crains, la cinquantaine. Le corbeau, lui, ne passe pas les trente ans, c’est du moins ce qui se dit dans le milieu scientifique. Sa longévité s’accroît ailleurs, dans la légende, chez les poètes. Qui faut-il croire, le milieu, ou ailleurs ? Mais Baladine a déjà largement dépassé l’âge maximal que, selon le milieu, peut atteindre le corbeau, et si le milieu a raison (mais n’a-t-il pas toujours raison? la raison n’est-elle pas son exclusif fromage, dont aucun renard ne le fera déchanter ?), l’âge maximal du corbeau corvus corax, trente ans, c’est aussi l’âge maximal où la femme est femme, je veux dire encore jeune fille sous la femme, par après elle devient la proie des cosmétiques, des commérages et des bonnes œuvres. (Je pastiche le style du Professeur.) C’est du moins ce que je pense chaque fois que je vois Baladine. Je ne la connus qu’à l’âge où elle avait cessé d’avoir moins de trente ans, et j’ajoute qu’elle fut tout de suite à mes yeux une femme dont la féminité n’apparaissait que dans le halo de façons d’être inclassables. Ce n’est pas elle, je sais, le sujet de ce récit, mais cette relation qu’elle entretient avec un homme de l’espèce du Professeur, puis avec moi-même, l’un et l’autre ayant en commun, je l’ose dire, une propension à tenir l’être humain pour un oiseau dont les ailes se sont atrophiées, mérite que l’on en fasse quelque cas. Assurément, si elle ne l’eût point stimulé, le Professeur °° n’aurait pas entrepris de tirer au clair sa relation avec le corbeau. C’est elle qui lui suggéra, quand désespéré de la littérature il se rabattit sur cet animal pourquoi cet animal on le verra, de se délivrer des livres par un livre : » il faut les rendre », lui dit-elle (me dit-elle), » une fois soulagé, vous pourrez courir la chance de rencontrer un corbeau, une fois, ailleurs que dans les livres ». Le Professeur mourut avant de les avoir rendus tous. C’est à moi, selon Baladine, qu’il revenait de poursuivre, ou plutôt, me dit-elle, de transformer en roman ce ramas dont la datation n’était pas sûre, ou plutôt s’entichait d’un mois d’août symbolique dont les autres mois n’étaient que des exsudations.
Je m’arrête sur cette singularité. (Elle explique, dans une certaine mesure, la maladie, je dirais la chronite, cette infection du cours des choses, de mon propre récit). L’année du Professeur °° s’allongeait d’un premier à un trois cent soixante cinq août sur un équateur d’immuable canicule, et je comprends qu’il avait choisi ce mois parce que c’est le pire (remarquait-il), celui où il ne se passe rien, où tout est déjà passé, fripé, brûlé, le mois qu’on a oublié sur le feu, qui se calcine dans un crépitement de cigales. C’est août, note-t-il, pie voleuse, qui rafle les derniers sous de neige dans le gousset de l’alpe. Cela est impardonnable. Août est le mois pour lequel il n’est pas de pardon. Il y a les mois de neige, note-t-il, et les mois de fleurs, et entre ces mois de neige ou de fleurs il y a du moins un flamboiement d’ors et de pourpres dans le feuillage. Chaque mois a son attrait. Mais en août il n’y a ni fleurs ni neige ni ors ni pourpres, ni ciel miraculeux d’arrière-saison. C’est le mois Judas. Le mois de trop. Ainsi s’exprime-t-il. On lit, à la date d’un 13 août : » ce mois-abcès » ; « insolentes insistances du soleil; il se fatigue, fatigue la nature, nous fatigue ». Il crut autrefois, me dit Baladine, à mai 68; il était alors lui-même dans le mai de sa carrière ; mais en août 68 les chars soviétiques entrèrent à Prague ; cet août fatidique fit prescription, il se mit à recenser toutes les catastrophes d’août, et s’installa non sans satisfaction dans la pensée que l’affreuse histoire des hommes, à la différence de celle des bêtes ou des plantes, est un août perpétuel, il disait: un aoûtat, coupé de mais trompeurs, parfois attendri d’un indulgent septembre.
C’était donc un professeur, et il le fut jusqu’au bout. Quand il eut fini son temps, il demanda et obtint l’éméritat. (Ce fut l’année où se déclara, en août, la guerre du Golfe). Il était donc émérite, comme on dit. J’ignorai, longtemps, qu’émérite est un mot gentil (un euphémisme, eût dit le Professeur) pour : gâteux ; un mot comme punaisé sur une plaque commémorative, et qu’entre initiés on profère en façon de blague. Je tiens de Baladine que le Professeur inaugura son éméritat par une conférence que, saisi de trac, il lut, rédigée jusqu’à la virgule, devant son petit public de collègues et d’étudiants, sans lever les yeux. Emérite, le Professeur °° l’était, je crois, de naissance, autrement dit impropre à tout ouvrage qui ne fût pas conforme aux méthodes de l’enseignant. Il était l’auteur de savants ouvrages de « didactique », comme on dit, et la plupart de ses étudiants appréciaient ses qualités de pédagogue. Sur le roman, en tant que genre littéraire, nul ne lui en eût remontré. Pour écrire soi-même un roman il fallait évidemment d’autres talents que ceux de l’éméritat. Il avait essayé une fois, dans l’optique du « nouveau roman » (locution alors à la mode) de fabriquer un texte de fiction, en s’imposant des contraintes structurales. Publié chez un modeste éditeur de province, ce « roman » eut un grand succès de fiasco (c’était son expression, le Professeur ne manquait pas d’enjouement et recourait volontiers à la figure de style dite par lui oxymoron, son audace allait jusqu’à substituer à la forme oxymoron, trop évidemment pédante, oxymore, comme on dit au lieu de bignonia, mot d’horticulteur, bignone) ; il n’en fut vendu, je crois, qu’un exemplaire, à Baladine, aucune recension ne le salua ; il me désigna, lors de ma visite à Réquistat, dans un gros sac de jute, quatre-vingt trois exemplaires invendus. Je lus cependant, à l’instigation de Baladine, cette fiction, qui avait pour titre L’Observatoire; elle se recommandait de l’école du regard ; l’on y voyait une tomate, minutieusement décrite, quartier par quartier, jusqu’au moindre pépin ; je me souviens de l’épithète : « tomenteuse », qui était là par ressemblance avec : « tomate ». Une tomenteuse tomate ? Non, c’était tout de même plus raffiné. Après la tomate, je veux dire L’Observatoire, me dit Baladine, le Professeur se reposa une vingtaine d’années durant, j’entends : il se contenta des régulières corvées d’écriture de sa spécialité. Mais il y eut un concours de circonstances : s’étant rendu à Toulouse, une fois, il ouvrit place Saint-Etienne, un samedi matin, sur l’étal d’un bouquiniste, une vieille édition de Leconte de Lisle, et tomba sur un pesant, plombé, prétentieux poème dont un satanique corbeau faisait les frais. Sitôt après il fit un séjour à Escouloubre-les-bains, et, au Grand Hôtel où il prit pension, découvrit avec plaisir un corbeau apprivoisé que la patronne lui présenta sous le nom de Coco ; ce Coco ne ressemblait à aucun égard à l’oiseau sinistre et parnassien. Le corbeau, se dit-il alors, pourquoi non ? Défense et illustration… Je l’encourageai, me dit Baladine. J’ajoute que Baladine, qui lisait volontiers des biographies de « grands hommes », rêvait de son grand homme à elle ; dans ses environs, c’est-à-dire Rodez et banlieue, le seul qui …, pensa-t-elle. Qui …Eh non !
Pourrai-je, moi ? Je ne suis grand en quoi que ce soit. J’ai eu quelques petits prix Goncourt, il est vrai, de ceux qu’on oublie vite, qu’on récompense comme à la sauvette sur des podiums de basse province ; dans le sillage de ces petits prix quelques nouvelles que je commis eurent un peu de tirage, assez pour que j’aie l’air écrivain, que je sois décelable comme tel à un blair un rien doué. Baladine, qui avait du blair, me dénicha sur la plage en pierre rose pâle de la piscine du mas de l’Oulivié, vallée des Baux, où je surveillais le retour à la vie d’une libellule, sympetrum flaveolum pour les profanes, que je venais de sauver de la noyade. Quelques minutes plus tard je lui confessai mon modeste talent, mes succès également modestes, et elle crut tenir l’homme de la situation, celui qui renflouerait l’esquisse romanesque de son ami le Professeur °°.
Baladine et le Professeur °°… Non, ne soyez pas tentés de voir en celui-ci un décalque de Stepan Trophimovitch, en celle-ci une autre Varvara Petrovna. Je vous déconseille pareillement de chercher du côté de Middlemarch : le Professeur °° ne ressemble que peu à Mr Casaubon, et Baladine ne peut rivaliser avec Dorothée Brooke. Excusez-moi, ces deux mots de préface deviennent une chiacchieratta. A vrai dire, ce n’est pas une préface, c’est une digression. Tous les expédients me sont bons qui diffèrent l’épreuve cruciale, l’entrée dans le vif, ou le mort, de mon dérisoire sujet. Baladine, émoustillée, y veut sa place. Je la préviens que je la ferai anticléricale, pour marquer le contraste avec la religion assez rigide du Professeur ; elle fait alors un geste comme en font les héroïnes de Françoise Sagan (Laura, par exemple, arrivant dans la campagne de Vaux), éclate de rire, du même éclat que les susdites héroïnes; puis, soudain grave, et me désignant les liasses, elle affecte le ton d’un conseiller éditorial : « pas trop d’ermites ou de prophètes, svp, dans votre roman, encore moins, je vous prie, de « Pères », ceux-là sont les pires ». Comme je lui réponds qu’alors le roman perdra son sens elle m’invite à citer largement, en contre point, les Amérindiens ou les écologistes. Ce n’est pas pareil, répliqué-je. Alors elle me suggère de lâcher du moins quelques traits contre le Pape ; ça se vendra mieux, dit-elle. Bon, bon, on tâchera. Lisez Prévert, me souffle-t-elle. Ah non! Ce bonhomme m’agace.
Je demande au lecteur la permission d’ajouter encore ceci. Ayant résolu, les derniers temps de sa vie, de ne plus s’intéresser qu’aux corvidés, le Professeur avait définitivement éteint sa radio (oui, malgré votre émission du samedi matin, Nadine), sa télévision (quoiqu’on lui serinât : Arte, tout de même, la chaîne pour « nous »…), et il s’abstenait religieusement de toucher, du doigt et de l’oeil, le moindre journal (je préfère les feuilles de chou, disait-il, c’est bon pour le transit intestinal) (il ignorait que la bêtise des médias, comme on dit, facilite le transit cérébral, il est bon de bêtifier, parfois). Alors il hésita : devait-il, des corvidés, devenir une manière de spécialiste ? Il s’abonna à la revue semestrielle « Corax Abstracts » où, m’apprend Baladine, sont recensées toutes parutions concernant le corvus corax et ses congénères. Ce qui le tenait à l’affût, c’était l’annonce, toujours espérée, de quelque trouvaille savante qui accréditât le Livre biblique des Rois ou la biographie de Saint Jérôme. Deux numéros des « Corax Abstracts » lui suffirent. Il se désintéressa de l’ ornithologie, secondé en cela par son amie à qui rien de ce qui n’est pas la science « cartésienne » n’est étranger. Il ne se risquait même pas, continue Baladine, à la bibliothèque municipale d’Espalion, qui, au moins sur les oiseaux d’Aubrac, l’eût copieusement informé (monographies de Kruse, ou Lacrocq).
L’idée du Professeur, je crois, c’était que la science dure (cartésienne) prétend à l’objectivité. L’animal y est donc un objet d’étude, abstraction faite de celui qui l’étudie. Au contraire le Professeur s’intéressait aux interactions. Lui donnerais-je tort ? Certes non. Le territoire de la science dure (cartésienne, donc) est à l’antipode des lieux réels où se déroule la vie, et encore plus à l’antipode des lieux non moins réels, qui se nomment par exemple le Mont Carmel, la Haute-Egypte, où loin de s’abstraire du biotope l’homme s’y intègre, expérimentant avec les animaux une solidarité, voire une amitié. Qu’il y ait alors des influx, de l’influence, et qu’un corbeau, là où un saint émet ses bonnes radiations, se dérègle un peu de son tran-tran de corbeau, que l’instinct soit alors diverti de ses routines et fraie quelque peu avec l’intelligence, c’est ce que le savant (cartésien) veut ignorer, ignore. Le Professeur, qui étouffait (c’était sa rengaine) sur cette planète où la Science est devenue religion (ses propres mots), estimait que saint Jérôme, non fiable ès matières d’ADN ou d’IVG, était, biographe de Paul l’ermite, aussi crédible que n’importe quel biographe moderne. A la fin de son Saint Louis un historien considérable, disait-il, s’interroge : »saint Louis a-t-il existé ? » Napoléon est passible, disait-il, de la même question. Il n’est histoire que légendaire, légende qu’historique : voilà ce que conclut la plus récente histoire. Tendancieux ? Qui ne l’est ? Sans doute, disait-il (aux dires de Baladine, toujours), Jérôme faisait pièce, en écrivant la vie d’un saint homme lettré et policé, à Athanase, biographe du fameux saint Antoine, brute sublime sur lequel, ajoutait-il gouailleur, Flaubert a bêtifié une et deux et trois fois, cela ne nous autorise pas à mettre en doute la rencontre quotidienne de Paul et du corbeau, pas plus que celle de Napoléon et de Goethe, de saint Louis et du Soudan d’Egypte.
Je commence ce récit le 17 août 198. (pourquoi 17 ? parce que pas 16, et pas 18), un an presque après la susdite rencontre, ici même, à Réquistat, exactement dans la pièce au blutoir. Si je veux, je peux tracer de la maison, et du patelin, une description exhaustive. Mais à quoi bon ? D’abord Réquistat n’existe pas. Ensuite, si l’on veut, sur ce patelin fossile, en savoir un peu plus, il n’y a qu’à consulter, à la bibliothèque municipale d’Espalion, l’album de Puech et Quentin, voyez le hors-texte en couleurs: « Réquistat au crépuscule d’août » ; admirable! (vous verrez surtout le crépuscule, et peut-être même vous ne verrez qu’août). C’est la Mongolie, Réquistat, c’est l’ailleurs, la vraie vie, disent les imbéciles. J’ai envie d’appeler le Professeur, que je n’ai vu qu’une fois : Réquistat. Le lieu est à son image. Voilà : Professeur Réquistat. Je ne dispose d’aucune photo de lui, Baladine ne m’en a passé aucune. Le seul portrait qu’on trouve, dans la grande maison, c’est, sur le mur du bureau contre lequel s’appuie la huche, celui de Kafka. Pourquoi Kafka ? Je sais, mais ne me pressez pas. Me reste le souvenir d’un long corps maigre, voûté. Non, il n’était pas vêtu de noir. Non, il ne me ressemblait pas comme un frère. J’insiste, toutefois, sur son allergie à la glu sociale (c’est son mot). Jamais, m’assure Baladine, je n’ai pu obtenir de lui qu’il condescendît à descendre à Rodez pour une de mes soirées de thrillers psychologiques ou de disques compact. Il préférait (continue-t-elle) à n’importe quelle aria un cri d’oiseau, l’opéra lui était intolérable, il refusait tout souper prié, le mot même de visite le faisait vomir. Avec un oiseau, notait-il, on est sûr que la visite ne se prolongera pas. Il lui arriva, dit encore Baladine, d’être si enchanté par un cri d’oiseau qu’il croyait l’avoir poussé lui-même dans l’arbre de ses bronches. Sur un bout de papier il a griffonné : « bâiller sa vie dans un feu roulant d’oiseuses conversations ? Non ». Tiens! Un haïku. (J’ai tout de go compté les dix-sept syllabes). Ma perception du haïku s’explique par la liasse « Lydie ». Cette liasse comporte un recueil de lettres d’une dénommée Lydie, donc. De celle-ci, pour l’heure, je ne sais rien ; son âge ? à la lire l’on croirait tantôt une adolescente, capable de délicieuses naïvetés, tantôt le style indique une femme mûrie. Lydie est instruite du goût du Professeur pour le corbeau, mais on la sent déroutée d’une pareille élection, et, possédant, elle, un moineau en cage, de l’espèce dite « du Japon », elle fait au Professeur des confidences sur les états d’âme, tels qu’elle les conjecture, de son « petit compagnon ». Voulez-vous une indication ? Nul personnage, à l’heure qu’il est, ne me paraîtrait mieux figurer cette épistolière que Clélia, l’amie de Fabrice del Dongo. Jusqu’à plus ample informé son portrait se trouve donc dans La Chartreuse de Parme. Mais je crains d’avoir à la vieillir passablement. Et puis, est-il bien indiqué de lui donner, ici, un rôle ? Le sujet étant le corbeau, il ne paraît pas qu’il y ait lieu de se distraire des corvidés par l’évocation d’un quelconque autre passereau. Oui, mais Lydie, sous couleur de distraire son cher Professeur, s’évertue à composer de minuscules poèmes à la mode nippone. Cela ne laisse pas de m’amuser. Maintiendrai-je Lydie ? Elle a aussi, il faut dire, le mérite de faire contrepoint à Baladine. Il faut toujours qu’il y ait une Lydie, me semble-t-il, quand il y a une Baladine. Je pense à la figure du Professeur chaque fois qu’il reçoit une lettre de Lydie. La lit-il ? Les lit-il ? Mais oui, mais oui. Eh bien, je citerai quelques haïkus de Lydie. Ce sera le poivre et sel robe de moineau de la narration. Et, contre l’idée reçue que dans un roman tout doit se tenir, pas une phrase de trop (quelle niaiserie, disait-il, même dans Madame Bovary il y a des centaines de phrases de trop), je prétends, disait-il, qu’il faut dans un roman des pages comme ça, pour rien.
Baladine, elle, est irremplaçable, du moins ici, et jusqu’au dernier dimanche d’août elle sera ici, incitatrice, auxiliaire, furetant dans les placards et rayonnages de cette maison qu’elle connaît mieux que la sienne à Rodez. Je ne la crois pas exactement anticléricale, je rectifie donc mon insinuation de tantôt. Son propre, c’est de tout confondre dans une sorte de souk symboliste. Elle ne refuse pas les anecdotes bibliques ou patristiques, seulement elle les empaille pêle-mêle sur son présentoir mental avec n’importe quel récit ramassé chez les primitifs. Je dis: « primitifs », comme le Professeur ; nul aujourd’hui – Baladine m’en avise- ne se hasarderait, dans le monde comme il faut, à dire : « primitif » ; ou bien l’on dirait : »nous sommes tous des primitifs », comme : « nous sommes tous des assassins, tous des contemporains, tous des … « : l’indistinction est de rigueur. « Primitif » est un mot interdit de séjour, un mot « sans papiers », à reconduire dare-dare à la frontière du lexique. De quand date ce mot, « primitif » ? Pour Baladine, la légende Matako du corbeau devenu noir parce que le dieu Tamhxwax lui a chié dessus vaut celle d’Ovide. Le Professeur, me précise-t-elle, était religieux à la mode arabe : ermites et grottes, dévotions excentriques, pèlerinages, attente quotidienne de la merveille et, ajoute-t-elle, désintérêt pour la transformation de soi. Il se disait, je crois, qu’entrer en amitié avec un corbeau serait l’accès à un autre mode d’être, et que l’écriture lui tiendrait lieu, un temps, d’ascèse transformante, de moyen de passer – passer, en latin passereau, note-t-il – au-delà.
– « Une espèce de Diphile », bâille Baladine, 17 même août ; elle arbore un sourire torve, se noue une serviette en turban. Elle mi -dort, d’une main lasse ouvre Les Caractères, chapitre « La Mode ». Elle laisse goutter les mots comme goutte l’arabica : « Diphile commence par un oiseau et finit par mille »… -« Excusez, Diphile et le Professeur n’ont rien de comparable. Celui-ci se réfère sans cesse au visiteur ponctuel, quotidien et laconique de Paul l’ermite, un corbeau, qui apporte le demi-pain; il ne s’agit pas de « verser du grain et nettoyer des ordures »; le corbeau de Paul ne cague pas, que l’on sache, en présence du saint homme, il s’est exonéré ailleurs. Et puis, Baladine, vous imaginez le Professeur élevant des canaris, l’espèce vulgarissime, ce qu’il y a de plus chien-chien-chat-chat-mémère en fait d’oiseau ? Quant au ramage, s’il eût été sa passion, ce n’est pas le canari évidemment qu’il eût élu. » Ah! il y a les dernières lignes… »lui-même il est oiseau/…/ il perche… » Réquistat, perchoir ? J’ai envie cependant de décrire un peu cette demeure qui tient du manoir et de la masure, où plusieurs meubles, notamment la huche et le pétrin, datent d’un autre siècle, chaises, tables, coffres ont de la patine, le poêle est de pierre olaire, le bureau du cabinet de travail en bois de chêne, les poutres du plafond sont millésimées, la chambre à coucher donne sur un petit balcon, un orme fait de l’ombre, et par l’oeil-de-boeuf l’on voit la grand -place. Réquistat est un corbillard, ou, si vous préférez, une barcasse échouée sur un basalte d’Aubrac, voilà tout. C’était l’avis du Professeur, Baladine me l’a mainte fois dit, il ajoutait, narquois, que c’est une idée bien encrée dans le monde littéraire que l’on ne devient écrivain que mort, et, disait-il, Melville, Proust, Kafka, ne manquent pas d’émules qui s’enferment dans une cave, une chambre catafalque ou un canot-cercueil, sans produire cependant Moby Dick, La Recherche ou La Métamorphose. Le corbillard Réquistat convenait au Professeur, plutôt morose de complexion, amateur de paysages vastes, à l’aise dans les patelins dont la population est surtout au cimetière, donc discrète. Il s’y établit, jugeant l’Aubrac la région idéale pour s’enterrer vivant et accoucher d’un chef-d’oeuvre. Le lieu lui plut. Il ne le quitta plus, même à la saison des frimas, que pour sa cure à Escouloubre, quelques visites à un oncle parisien, de petits voyages à Nasbinals, où il devisait avec Raymond Oursel, l’âme du lieu, au pays d’Olt, où il rencontra une fois Soeur Magnificat, et à Rodez, où il avait enseigné à l’antenne universitaire, avant sa retraite basaltique, et où il trouvait rue Touat, dans le confortable appartement de Baladine, un contrepoint à sa solitude austère et ses méditations décharnées. J’insiste sur son niet radical, son allergie maladive, dirait Baladine (mais serait-ce pas signe de grande santé ?…) aux médias. Il eut deux transistors, un petit d’abord, cadeau Damart, récompense pour l’achat d’un caleçon en thermolactyl, taille choucas, l’autre, taille corvus corax, acheté à la Camif. Un beau jour il les a jetés, ces » nasillards », dans la poubelle municipale, comme ça. Je ne veux plus de ces oiseaux rock, piaffa-t-il, paraît-il.
Ce trait, qui me fait d’autant plus sourire que Baladine déguste son arabica en pantalon fuchsia comme en portent les rockeuses de choc, m’en évoque un autre plus discret, du poète Pierre-Albert Jourdan : un paysan qui bichonne sur les flancs du Ventoux son arpent de vigne, a posé entre deux ceps un transistor ; doux-amer, le poète commente : « Transistors dans les vignes. Et pourquoi aurait-on pu les croire épargnées ?. » Le Professeur eût goûté, n’est-ce-pas ? J’ajoute : il est à entrevoir que le corbeau du troisième millénaire laissera tomber de son large bec, à l’intention des écolos en retraite friands de dernières nouvelles, non plus la miche fendue de Saint-Urcize, mais le transistor de panasonic. Baladine, scrutant le fond de sa tasse à la façon d’une Syracusaine, précise : « c’est surtout la télé qu’il ne tolérait pas « (elle pèse sur les syllabes) ; entendre seulement la voix du speaker informatif le dégoûtait; il avait le sentiment d’être dans un monde infecté de mensonges ; ils n’ouvrent pas la bouche, assurait-il, sans mentir ; mensonge inviscéré, mensonge constitutif, mensonge d’haleine et d’ambiance ; braves types, peut-être, dans le privé, concédait-il, mais le brave type n’en peut mais, le Diable tient le réseau(elle parle comme le Professeur, elle pastiche, forçant le ton) ; il voyait le Diable partout, continue-t-elle, la seule information qu’il extrayait des prétendues informations, c’est celle de l’existence du Diable ; le Diable s’est emparé des médias, disait-il, qui sur tous les sujets importants – amour, mort, vieillesse, drogue, immigration – ne débitent que des insanités indignes d’un primate, à si forte dose que la population presque entière est contaminée, ceux qui résistent passent, bien sûr, pour des attardés, des fous, des fanatiques. Le Professeur, ajoute-t-elle, faisait le plus grand cas des tentations de saint Antoine. Nous sommes tous crétinisés, disait-il, dit Baladine hilare, tous, derrière nos petits écrans, comme saint Antoine s’il n’avait pas réagi l’eût été dans son caveau ; nous sommes dans le caveau, les démons nous assaillent, publicité et propagande, qui sont à leur service, qui sont leur grimace et leur voix, nous persuadent qu’il n’y a pas de démons, et nous font céder à toutes les tentations, et d’abord à la pire, qui est d’être crétinisés par leur rhétorique creuse et leur fantasmagorie débile. Ainsi en jugeait-il, s’esclaffe-t-elle. Son intérêt pour les animaux en général, le corbeau en particulier, qui n’est pas, répétait-il, un animal, lui venait de son énorme nausée à l’opinion, à la crétinisation des consciences par les médias eux-mêmes crétinisés, ces médias qui font l’opinion moderne, la plus merdique opinion, disait-il même, qui ait jamais infecté la planète, et toute la planète (il me désignait les antennes sur les toits) est infectée, même Réquistat. La langue des corbeaux, remarquait-il, comporte peu de locutions ; du moins, ce qu’ils ont à dire, le disent-ils, et la tradition leur fait crédit de flairer les vraies nouvelles, les mauvaises mais aussi les bonnes, de les connaître, sans agences de presse ni petits écrans. « Corbeau », dit-on aujourd’hui en argot (nous n’avons plus que des argotiers et des ergoteurs, disait-il) : « auteur de lettres anonymes ». Le corbeau, si l’on se rapporte à la tradition, n’a jamais produit ni colporté de lettres anonymes. Ce qu’il avait à dire – Ovide est formel – il le disait, et il payait le prix. Car Ovide », souligne Baladine, » était pour lui une autorité actuelle, il le citait comme il eût cité je ne sais pas moi Jacques Monod. »
Ayant achevé son numéro de pastiche, Baladine pose sur ses yeux noirs ses grosses lunettes d’écaille, elle ressemble alors à une carabidée, cependant que s’accuse son air de sibylle : une sibylle carabide. Et de m’aviser : « dans l’intérêt du roman », dit-elle, « démarquez-vous, je vous en prie, de ces anathèmes ; quoi que vous pensiez des médias – c’est vrai, entre nous, qu’ils sont une usine de crétinisation publique, c’est vrai, entre nous – soyez assez habile pour ne pas le dire ; soulignez avec ironie le caractère de cet homme si évidemment inactuel ; son père, ajoute-t-elle, a milité dans la milice, a été fusillé à la Libération. « Libérés …de quoi ? » bougonnait-il. De quoi quoi quoi ? c’est la question dont Jules Renard obsède le corbeau.
Le Professeur vivait dans la tonalité du « non non non ». Il avait d’ailleurs (c’est Baladine qui parle) mille et trois précautions pour sa chère petite santé (elle dit cela avec un humour férocement tendre). Il était parvenu à la conviction qu’il n’est à peu près aucun aliment qui ne soit nuisible. Il avait cessé de mette du sucre dans son café, puis de prendre du café; le thé, quoique boisson du Boddhidarma, lui disais-je (Baladine toujours), il l’avait supprimé également, par crainte de dépôts acides dans ses ligaments. Il éliminait le beurre, qui épaissit les artères, le miel qui trouble le foie, et se contentait donc, au breakfast, qui pour lui n’était jamais fast, de céréales, parfois de muësli, et d’une espèce de chicorée imbuvable (avis de Baladine) ; j’avais cru d’abord lui faire plaisir en apportant de la « Saint Urcizaine » une baguette fraîche, un croissant chaud, il ne tarda pas à me représenter que le pain frais se digère mal, quant au croissant français, finit-il par me dire, c’est la pire horreur, il est rarissime, continua-t-il (je répète toujours Baladine) qu’un croissant français ne soit pas une masse répugnante, un feuilletage graisseux, une croustade molle, qui pèse sur le viscère des heures durant, si Paul l’ermite, ajoutait-il, avait reçu de son corbeau une baguette ou un croissant façon française (« la Saint Urcizaine », hélas, ne fait pas exception), pour sûr il n’aurait pas vécu cent seize années, il eût rendu l’âme avant la soixantaine, quel organisme résisterait au croissant ? Le bon gros pain d’épeautre, voilà ce qu’il me faut, grognait-il, mais l’épeautre, les boulangers l’utilisent de moins en moins – le client, lui avait-on dit à Saint-Urcize, n’en veut plus – aussi se rabattait-il sur le pain dit aux cinq céréales, quoique, selon toute vraisemblance (remarque de Baladine) ce ne fût pas du pain aux cinq céréales que l’ermite Paul recevait de son corbeau. Enfin, toutes ces précautions diététiques, et je ne parle pas (toujours Baladine) de son abstinence de viande, de son refus des ratatouilles parce que la tomate y jure avec le reste (la tomate! s’écriait-il, cette mexicaine ni fruit ni légume, mi- fruit mi -légume!), de sa phobie des asperges à cause du rein, des flageolets à cause des flatulences, des pâtisseries qui sont, proférait-il sur le ton presque de la menace, la pire des choses, l’intoxication définitive, la solution finale ; le sucre est meurtrier, le sel à surveiller de près, évitez comme la peste les graisses cuites; bref, si je n’eusse été là, le Professeur n’aurait plus mangé que des laitues, des carottes, et, au printemps, pour laver son foie, des jus d’orties et des pissenlits en salade ; les fruits ? ah! comme il s’en défiait! Seule la pomme trouvait grâce à ses yeux, car en manger trois par jour, selon le dicton, c’est conjurer le cholestérol…Ces minuties maniaques étaient sa façon un peu comique d’imiter le régime des anachorètes du désert de Scété.
Il n’a guère dépassé les septante, dis-je. Paul l’ermite fut presque deux fois sexagénaire, Antoine un centenaire gaillard. Mais notre ami, dit-elle, s’était fourvoyé dans les sciences humaines, qui sont usantes, disait-il ; en 1968, il fut soixante-huitard ; il étudiait alors la psychologie et la sociologie ; il s’agitait parmi les agités ; motions, émotions ; quel jacassin! me dit-il, par après ; quand il fut revenu de ces logorrhées (c’était son mot), il ne cessa de dénoncer les abus vénériens et les crises de vanité de ses collègues sociologues ou psychologues : les gens, soulignait-il, les plus puérils qui soient, les moins capables de se comporter décemment. Il disait, dit Baladine, que c’est la psychologie et la sociologie qui l’avaient usé. Moi, je crois que c’est l’abus du café. Baladine me lit une de ses notes, titrée : Balzac. » Il abusait du café, mourut à 50 ans. J’aurai eu un destin balzacien, mais sans Comédie humaine. Il s’est épuisé, il a épuisé avec lui le roman, qui n’est plus désormais qu’une « cafetière sur la table ». Ses successeurs ne font que se raconter eux-mêmes. Ils goncourent à se raconter, et c’est tout. »
Terminé-je cette préface ? L’août s’achève. Les jours ont passé, rondement. Le ciel d’Aubrac a proposé ses éventaires de nuages et ses improvisations ventées. L’herbe et la pierre s’étalent, fastueusement, les montagnols sont à l’oeuvre, les bestiaux ruminent, l’eau des torrents a sa transparence noire. Quelque chose de crépusculaire s’accuse : le crépuscule devient une basse continue, un basalte second. Je suis content de me reposer un peu sur cette description. Certes, décrire l’Aubrac, après Julien Gracq, n’a pas de sens. Je renvoie à ses pages, insurpassables. Mais décrire, je le constate, c’est une pierre où poser sa tête, où laisser somnoler le sens. Quel sens ? Celui de ce travail. Le Professeur voulait ne plus ressembler à un professeur, il est resté professeur jusqu’au bout des ongles. Il espérait entretenir une fois, avec un vrai corbeau, une relation vraie, il est mort sans que cette relation ait eu lieu, à moins que l’on prenne en compte le petit incident du crave, à Llo. Il faisait des bouts de texte, qu’il ne parvint pas à mettre en forme. Dans cette pagaïe je devrai pagayer. Je pagaye. La tâche de transformer des fiches en fiction excède mon habileté. J’y échoue, c’est clair. Puis-je conter au moins cet échec ? Serait-ce la planche de salut ? Le canot d’Ishmaël ? la bouée de sauvetage ? Oui, oui, oui. Je le crois. Je lance le corbeau hors de l’arche. Il ne ramènera pas le rameau d’olivier, mais il va et vient, va et vient, il touchera terre, une fois, le grain mûrit, le pain se fait, j’entends la corne du boulanger ambulant, ah! la bonne fougasse urcizaine!
Il meurt un 31 août, dans ce mois qui le circonscrit, l’enveloppe, et l’achève. Son mal fait des progrès, il s’inquiète de la perte de ses cheveux. La calvitie l’indigne. Il essaye divers traitements, mais ni les massages thermo-électriques ni le vieux pétrole Hahn, ni la « verfrissende tonifiërende lotion Seborin » n’enrayent la chute inexorable. « Pourquoi vous conté-je cela ? » me dit Baladine. Sa voix est comme une étamine de blutoir usé. »Parce que, dit-elle, en dernier recours le Professeur, sachant par Lydie que la mue des petits passereaux en cage est activée par certaines substances, se fit préparer par son pharmacien une mixture d’acétyl méthionine, vitamine B1 et acide folique, dans l’idée absurde que ça pourrait être bénéfique à son système pileux. Ne craignez-vous pas, cher, lui dis-je, que des plumes vous poussent en lieu de poils ? Il sourit, me récita une charade aimée de son père: « mon premier a des plumes et n’a pas de poils, mon second a des poils et n’a pas de plumes, etc… » Je suis inconsolable, murmura-t-il avec humour, de n’avoir pas et poils et plumes. Il se rêvait passereau, poursuit Baladine. Réveillé, il développait ce rêve en dévoyant de leur finalité les exercices spirituels de Loyola, qu’il pratiquait loyalement par ailleurs. C’était sa façon d’être hérétique. Au lieu de fixer par le dessin comme Léonard l’obsession de l’aile, il se l’incorpore, souffre les prémices d’une imaginaire métamorphose. Oui, il semble à la fin que sa condition d’homme l’excède – C’est ce péché d’angélisme, Baladine, qui vous excitait! » Cette femme informaticienne et rockeuse raffole des personnalités. Elle est peu saisissable (pour moi), Baladine : un mixte de midinette et de marquise. Une grande dame inachevée. Entichée du folklore mondial, des niaiseries ethniques, de la société « multiculturelle » et du macintosh. » Que je vous dise, me dit-elle, à la fin, dans ses cheveux gris qui n’arrivaient pas à blanchir « (le blanc, pensé-je, c’eût été solaire, apollinien, colombe ou cygne, corbeau restitué à son antique splendeur), « quatre tifs faisaient touffe, il les arrangea en aile de corbeau – Les teignait-il en noir ? – Non. Mais, dans sa promenade rituelle vers les Escoudournats il se coiffait d’une casquette délavée couleur de jean dont la visière se déformait en bec d’où débordait ladite touffe. Et ainsi de suite… – Ainsi de suite ? – Oui. Je lui offris une fois, sans arrière-pensée, je vous jure, une sorte de polo noir à col roulé, insalissable, il ne portait plus que ça, avec un cache-col dont il colmatait, par grand vent, ses narines, de sorte qu’on aurait cru des vibrisses – Bref, il est mort un peu corbeau ? – A la fin, il était comme sur un perchoir, attendant le vent de la fin. Il avait si bien viré au noir corbeau qu’il était son propre mauvais présage, se l’incorporait. Sa grande préoccupation, c’était comment on passe, il y a la seconde où l’on est encore en vie, la seconde après, pfffuit, disait-il… cette lapalissade lui plaisait. « (Pfffuit, pensé-je, plutôt le cri soyeux du chocard)- « Souffrit-il ? – Guère. Ce fut une tumeur maligne, mais avec de bonnes manières dans la malignité. Et puis la morphine. Et la prière. Il n’est pas mort, il est… passé. Comme il le souhaitait, à la façon d’un passereau – Pas comme Rilke », dis-je. (La Correspondance, tome III des Oeuvres traduites au Seuil, semble avoir été un de ses livres de chevet) – » Rilke le hante – Et Kafka ? Il y a dans le bureau cette photo de Kafka en redingote. » Baladine ne sait pas. Je sais, moi. Les mains de Baladine dessinent dans l’air une sorte de mandala. Très ongulées, ces mains. Baguées d’ésotérisme. « Une fois », enchaîne-t-elle, « où je l’interrogeai sur les sépultures, il me répondit sur le ton le plus sérieux du monde qu’il abandonnerait volontiers sa dépouille, à l’instar de Tchouang-tseu, au bec des rapaces. »
Dois-je faire état de son malheureux mariage ? L’élue, qui l’avait été par petite annonce (je le tiens encore de Baladine) consentit au mariage blanc, sitôt mariée s’agaça de cette immaculée conception (agace, pensé-je, en provençal, la pie, agasso), voulut tâter d’une couleur un peu plus salissante, le Professeur avait un faible goût pour la ridicule corvée d’accouplement (c’était son expression), bref il y eut quelques orages secs, s’ensuivit une séparation à la peu amiable. Il avait (toujours Baladine) ès choses d’amour une curieuse susceptibilité. L’idée qu’une femme éprise de lui pût lui infliger un rôle, à son insu, dans des mises en scène intimes, sur le grotesque petit écran du coeur (je dis comme il disait, dit Baladine), le jetait hors de ses gonds. Il eût souhaité une police des fantasmes, une amende pour ceux que l’on n’eût pas déclarés, une perquisition dans les caves de la conscience. Je ne veux pas, fulminait-il, que l’on fantasme à mon sujet. Cette façon clandestine de faire main basse sur le prochain! Cette atteinte à la loyauté, à la royauté de la personne! Les corbeaux ne fantasment pas, eux. Qu’en savait-il ? dis-je.
Lydie, à l’évidence, était éprise de lui. Il en fut d’abord flatté, accueillit bien ses premières épîtres, ses premiers coups de fil. Le drame survint quand, parti en voyage à Laguioles pour acheter non le fameux couteau, mais son ancêtre le petit poignard dit capuchadou, qui convenait mieux à son goût rustique, et, par la même occasion, s’offrir des fleurs de pissenlits macérés au « Lou Mazuc », baguenauder rue Bombecul, faire à loisir le circuit du Roc des Cabres, et ayant notifié à Lydie sur une de ces jolies cartes postales représentant une planèze complantée de vaches de Salers cette absence de trois jours (c’était beaucoup, pour lui!), il fut surpris, rentrant plus tôt que prévu (parce que la lotte au petit lait qu’on sert avec les pissenlits lui avait, prétendit-il, ballonné l’estomac), d’entendre la sonnerie téléphonique et, décrochant le combiné, Lydie, effarée, interdite,…elle avait voulu, en son absence, s’offrir la volupté de laisser goutter le petit grelot, longuement, longuement, dans l’intérieur du Maître bien-aimé. Autant se foutre dans mes draps, corbleu! (sic, assure Baladine).
Baladine s’absente. Elle reprend à Rodez son travail à la banque. Sa présence me pèse. Son absence me pèse. Absente, présente, « fort », « da »…un petit fil d’intrigue. Je parle avec elle peu quand elle est là, mieux quand elle n’y est pas, je la vois peu quand elle est là, mieux quand elle n’y est pas. En cet instant même j’entends ce rire dont elle scandait sa médisance bénine sur les opinions insolites de son vieil ami ès choses d’amour. Ce rire est-il celui de l’éternelle Eve déçue ? Il me semble que Baladine aurait du mal à concevoir que la sexualité puisse s’ouvrir en sympathie cosmique, que l’on puisse frémir de joie à l’évolution dans le ciel d’un fuseau noir avec à un bout une allumette jaune et deux socquettes roses aux deux autres bouts (je décris le chocard). Quand elle sera de retour, samedi prochain, je reprendrai pour la taquiner le couplet du professeur : Que de scénarios, Baladine, où nous sommes incessamment à notre insu impliqués! Combien de rôles, à notre insu, jouons-nous sur le théâtre intime de notre prochain ? Notre corps subtil n’est-il pas blessé par ces prélèvements répétés ? Baladine, réticente, ne répondra que par le geste, l’attitude. Elle placera l’index de sa main gauche entre les lèvres, méditative, froncée; elle le retirera, imprimera à son poignet un mouvement rotatif, puis ouvrira « Libé », en angle aigu de soixante degrés environ, et fera semblant de se fixer sur un article dont je déchiffrerai le gros titre, non sans constater une fois de plus le noir de jais de ses cheveux où s’interpolent, eût dit le Professeur, quelques mèches couleur prune. Cependant je continuerai « . Il y a, dirai-je, la convoitise, et il y a la charité. C’est l’une, ou c’est l’autre. Le professeur imputait tous les fantasmes à la convoitise. Mais ne faut-il pas distinguer entre le fantasme, qui est réquisition d’autrui sur la scène privée, et son évocation gracieuse dans le dessein de lui attirer des grâces ? » Je suggérerai à Baladine que les fantasmes sont des démons, qu’il n’y a pour les chasser que la prière, que la prière est donc la pratique la plus nécessaire qui soit pour entretenir entre les hommes la paix. J’aurais ajouté que l’ermite, c’est celui qui s’isole afin de se soustraire aux fantasmes d’autrui et de noyer les siens, comme les porcs de l’Evangile, au lieu le plus bas. Baladine ne me contredira pas. Elle secouera « Libé ». Le froissement du papier journal, un oeil méticuleux sur une quelconque nouvelle seront sa façon de censurer ma philosophie catholique et (donc) désuète.
Assez tergiverser, assez de modulations apéritives. Je regarde les liasses : c’est la partition du Professeur. Il s’agit de jouer, maintenant. Je jouerai -septembre y invite – une octave plus haut ; je jouerais, plus volontiers que corbeau, chocard. Le chocard est mon préféré : il lâche en vol les petites gouttes perlées de son chant… Tiens! cela ressemble à un haïku. Alors, je vais en faire un autre : des fils de lumière soyeuse se dévident chant du chocard. Pourquoi me mets-je moi-même à faire des haïku ? Suis-je contaminé par Lydie ? Ah! les lettres de Lydie (cette chemise jaune serin, sur la desserte). Lydie, c’est comme : l’Idiote, me dis-je. C’est cela. Il faut une idiote. Lydie, au reste, a contaminé le Professeur. Sous le titre « mon oeuvre au noir » on peut lire, écrit en caractères graciles : « mes pensées volètent oiseuses j’en fais un corbeau nourricier ». Dix-sept syllabes. Le compte est bon.
C’est samedi, c’est crépuscule. Baladine entre, une fougassette au bec « – Alors ? » C’est le crépuscule. Une nuit de Margeride s’ouvre dans sa question. Les liasses! Je suis lié. Ce pari… Mes petits prix Goncourt -« D’où était-il, au juste ? – De Rodez, parbleu ». Parbleu. J’eusse dû m’en douter. Les personnes faites comme le Professeur Réquistat naissent à Rodez.
I
J’ai attendu pour commencer vraiment que ce soit le premier septembre.
Septembre est un mois extra.
C’est la façon la plus expéditive de sortir d’août.
Si je ne me mettais pas en septembre, je serais désormais dans la dépendance d’un 31 août empaillé sur la girouette rouillante du clocher de Réquistat.
Premier septembre. Extra-août. Il me semblait, tant que le mois d’août aoûtait, que j’étais sous un crêpe, que je souffrais du mal Réquistat. Ma santé se détériorait, de l’estomac au côlon il y avait un dysfonctionnement. C’est par le côlon, m’a dit Baladine, que le Professeur est parti. Le mois d’août lui avait enflammé la paroi intestinale, m’a-t-elle dit, ne sortant plus du mois d’août, il n’était plus sorti de son côlon, et il est parti avec son côlon.
C’est le premier septembre, et plaise au ciel que ça le reste assez de temps pour que je parcoure quelques liasses sans migraine. Maintenant que je ne peux plus reculer, la lassitude déjà me gagne, ces liasses, c’est comme un corbeau, on dirait, qui se perche sur mon cerveau, m’accroche de ses griffes, déjà je broie du noir. Ce pari que j’ai fait de faire un roman du corbeau est une idiotie. C’est Baladine qui m’y a incité. Tout le mois d’août, elle m’a chauffé avec cette idée, le 17 août j’ai rejoint Baladine ici, j’ai pris mes quartiers à l’hôtel Calmels, dont le délabrement est indescriptible (cet adjectif suffit), mais où, étant l’unique client, je suis client-roi, et j’ai vue sur le Plomb du Cantal, là-bas, qui luit, au crépuscule, comme l’arche sur le mont Ararat. La maison du Professeur n’est guère moins délabrée que l’hôtel. Baladine ne m’en a épargné aucun recoin; elle a fait grincer pour moi tous les gonds, a pour moi ouvert toutes les armoires, de style ou non, je sais tout sur la panetière ou le pétrin, symboliques! m’a-t-elle dit, et elle m’a introduit enfin dans les tiroirs, dans les pétouillets – c’est moi qui plaisante- où le Professeur déposait ses laisses mentales.
Maintenant que c’est le premier septembre je ne peux plus différer. L’absence de Baladine me soulage. Baladine, je crois, me tirerait en douce ailleurs, vers un autre roman, vers autre chose qu’un roman. Mais – c’est là le piquant, le pas-romanesque-pour-deux-sous de la situation – comme je n’ai aucune attirance pour Baladine, c’est le corbeau, sans Baladine, qui m’attire : le corbeau, pas Baladine, double gageure. Tant qu’elle était là tout lui était prétexte pour interrompre ma réflexion. Elle venait m’informer que la cafetière est sur la table, ou pas, et qu’on voit c’est mauvais ou qu’on ne voit pas c’est bon signe le Plomb, je devais chaque fois me rendre à son point de vue.
Quand on ouvre le carton des liasses, l’on découvre d’abord quelques feuilles volantes, où la fantaisie se donne libre cours. Ne pouvant transcrire telles quelles ces notules dont la fantaisie est par trop débridée je tâche à les traduire tant mal que bien dans mon tour syntaxique, avec mes scansions propres mais, j’espère, sans en perdre le suc essentiel :
« Ce qui, prétend-on, porte malheur, je le répute de bon augure. Sous une échelle je m’empresse de passer, dans la pensée qu’un jour le patriarche Jacob m’en récompensera. Le chiffre 13 fut le mien, treize années durant, dans une petite rue de Rodez où il ne m’arriva rien que de bon ou du moins de tolérable. Treize est l’envers de 31, et c’est au-dessus d’une plaque 31 que se déroulèrent, sans incident grave, mon enfance et mon adolescence. La locution « être sur son trente-et-un » a pour moi un charme nostalgique, il me semble que je fus sur mon trente-et-un avant tout apprentissage du monde, et que ce 31 m’a, du monde, à jamais dispensé. Le corbeau est réputé oiseau de malheur. Je suis convaincu qu’il m’est bénéfique.
Passer, en latin, passereau. Passereau, passereau pas. Le passereau passe. Féminin, passerelle. Le passereau est une passerelle entre les terrestres et le Dieu. Le passereau passe la viande, passe le pain, à Elie, à Paul. Triste monde qui ne sait plus que le corbeau est un passeur considérable.
Mais il ne passe pas, seulement, il perche, il chante. Le merle, ce corbeau modèle réduit, pour chanter se perche volontiers sur une antenne de télé; quand il chante, ce Pavarotti des antennes, il est combien plus charmeur que n’importe quelle vedette! Le seul intérêt de la télé, c’est l’antenne, perchoir élu par les passereaux chanteurs.
Le corbeau est un merle qui a voulu se faire aussi gros qu’un rapace, et qui y a presque réussi.
Il y eut un temps où les petits passereaux étaient mes délices, je ne jurais que par mésange ou chardonneret. C’est que je m’intéressais aux jeunes garçons, j’aimais le nom allemand, Knabenkraut, de l’orchidée, et la légende du « Cor merveilleux de l’enfant ». Un petit passereau est un Knabe, un pénis volant. De celui-ci il a à peu près la taille. Dans ma forêt enchantée le pinson est une sorte de pénis-ange, un sexe en trilles, amovible, aérien. Puis, les petits garçons ne m’intéressant plus, les petits passereaux cessèrent de m’intéresser. Je ne sache pas qu’André Gide ait suivi le même parcours. En Tunisie, alors qu’il est très vieux, il tourne autour du jeune Victor, s’indigne que Victor conchie la lunette des vécés. Entre parenthèses la façon de caguer des passereaux est exemplaire : tout juste une pression du ventre, et tombe une virgule de fiente, ponctuation digestive, signe quasi abstrait. Du désintérêt pour les petits passereaux je passai à l’intérêt pour les grands passereaux. La joliesse des uns, leurs mignardises à la longue m’agacèrent, même la suavité de leur chant. Je me mis à préférer des oiseaux plus rudes, mais plus subtils, croyais-je, avec lesquels on pût être vraiment d’intelligence.
Corbeau, inverse de : beau ? La Sulamite dit : « je suis noire, mais je suis belle ». Je suis belle et noire, belle parce que noire. Elle dit encore de son « chéri » : « sa tête est un lingot d’or fin, ses boucles sont des panicules, noires comme un corbeau ». »
Pourquoi le corbeau. Perchè ?,
Réponse : 1) parce que perché.
2) ) Parce que pas la pie. Il faut que oui soit oui, non soit non. Avec la pie, on ne sait à quoi s’en tenir. La pie s’habille en demi-noir demi-blanc. En queue-de-pie pas queue-de-pie.
3) Parce qu’il est en France comme l’amour-passion, tout le monde en parle, personne ne le voit, on voit des corneilles, des freux, des choucas, le grand corbeau, corvus corax, ne se voit, lui, qu’au musée béarnais, à Pau, en face du béret basque.
4) Parce qu’il est pudique. On ne le voit jamais « faire » l’amour. On ne colporte sur lui aucune histoire sentimentale ou salace. On ne le trouve pas, comme le vautour ou le cygne, dans les Analectes de la libido.
5) Parce que la chose d’amour, s’agissant des corbeaux, n’a donc pas lieu de paraître. Baladine me harcèle pour que j’écrive un roman avec la chose d’amour, parce qu’il n’y a pas de roman, dit-elle, même de corbeau, sans la chose d’amour. Toutes sortes d’oiseaux sont impliqués, dit-elle, dans la chose d’amour, même les grands prédateurs sont impliqués, à cause de ce Monsieur Freud qui s’est avisé de détecter un vautour dans une toile de Léonard de Vinci, et ce prétendu vautour trahirait une affection bizarre du peintre pour sa mère. Le corbeau, lui, si loin qu’on aille dans le temps et dans l’espace, jamais on ne le prend en flagrant délit d’amour. Il lui arrive d’épier les amours des autres, quelquefois, et de les rapporter. C’est de là que vient la stupide acception policière, polarde, de « corbeau ». Cette stupide acception date d’hier, le Littré ne la connaît pas. Le Littré n’a que de bonnes manières. La chance, avec le corbeau, c’est qu’on peut se dispenser de la chose d’amour. Certes, les corbeaux font l’amour, il faut bien, sans quoi pas de corbillats, mais la légende dit que c’est par le bec que chacun, chez les corbeaux, s’unit à sa chacune.
6) Parce que décennies durant, au cinquième siècle de note ère, chaque jour que Dieu fit un corbeau nourrit d’un demi pain le saint ermite Paul.
7) Parce qu’une fois, en ce siècle-ci où Dieu, dit-on, s’est absenté des jours de l’homme un corbeau tenta d’obtenir de mon père qui sortait de la boulangerie de Saint-Urcize un demi pain – peut-être (qui sait ?) pour l’apporter à un ermite. Mon père le lui refusa.
Je veux mettre ces deux faits en court-circuit.
Je vois bien par où je ressemble à mon père : presque tout. Je vois que presque tout me sépare de Paul l’ermite. Sauf un attrait inexplicable, inhérité, de quel ciel venu ? pour l’ermite et son corbeau. Je ne pense pas que je mérite jamais un jour de recevoir la visite d’un de ces volatiles inspirés, n’ai-je pas à suffisance le pain de « La Saint-Urcizaine » ? Mais je rêve de réparer une fois l’insulte faite par mon père à un descendant peut-être, un congénère nul doute, de l’oiseau préposé par le Seigneur à l’intendance du saint ermite. Souvent me vient l’idée que c’est pour un autre ermite Paul, caché dans les Gorges du Bès, que ce corbeau tentait ce rezzou audacieux, et il se heurta à mon père qui ayant avalé de travers quelques versets de Zarathoustra, dont il avait fait son évangile sceptique, avait chassé de son horizon mental l’idée même que des ermites pussent encore exister. Je n’accuse pas mon père. Au reste je sais de quelle main il peut flatter un plumage, le gloussement satisfait de la jeune hulotte, au jour du jugement, couvrira, j’en suis sûr, tous ses péchés. Mais j’accuse un siècle où l’on a perdu le juste rapport avec les animaux, où l’on prétend les cantonner dans des réactions instinctives sans imaginer que l’instinct puisse être divin et que l’oiseau surtout, qui n’est pas un animal, mais un mixte de bête et d’ange, puisse chaque fois qu’on L‘en prie entrer en résonance avec l’ange, et dans ses raisons.
Or voici qu’au début du siècle, exactement le 10 août 1903 (août, le pire des mois), le poète Rilke, dressant le constat de la moderne impuissance, déplore qu’il n’y ait plus de lieu épargné par la mesquinerie caquetante, et, continue-t-il, « irais-je au désert, le soleil et la faim m’y tueraient ; car les oiseaux ne volent plus vers les solitaires; ils jettent leur pain à la foule qui se l’arrache ». L’on croit sans peine que ce délicieux parasite des châteaux et altesses en désuétude était peu doué pour le désert, « irais-je », hasarde-t-il, mais non! pas de danger qu’il y aille! Mais n’y a-t-il vraiment plus de « solitaires » ? S’il n’y en a plus, il vaut mieux croire que les oiseaux n’ont cure de l’homme, désormais. Comment imaginer qu' »ils jettent leur pain à la foule » ? Et qu’est-ce que cette façon plurielle de dire « les oiseaux », volatilisant la pieuse tradition du corbeau en image plébéienne ? Et qu’est-ce que ce « ne volent plus », sinon une variante du « nevermore » d’Edgar Poe ?
Rilke…Il fait des phrases. Je voudrais ne pas faire de phrases. Faire des phrases, c’est mentir : « à quel point le moindre cri d’oiseau au dehors me touche et me concerne ». ?..Mais j’attends qu’il me conte sa relation réelle avec un oiseau, une fois. Et puis l’idée que l’oiseau, dans un cri, dit tout ce qu’il est, tandis que nous serions voués aux malheureux détours du langage, me semble si fausse! L’oiseau ne dit pas tout ce qu’il est, dans son cri, il dit misérablement quelque chose; tant de fois j’ai pu soupçonner qu’il nous enviait nos inflexions, notre palette verbale! Rilke fait de la littérature avec l’oiseau, les moines de Haute-Egypte, eux, se fiaient à sa sollicitude. Vous imaginez Paul l’ermite écrivant : « à quel point le moindre cri … » ? Dans la même page où il s’émeut de ce « moindre cri », Rilke évoque des miches de pain, « immenses et pâles », écrit-il, « paisibles dans leur tangible richesse ». Ces pains-là ont pour moi le goût fade de la perception fine, de la phrase bien faite, ils ne sont pas comestibles, ces pains, ils ne nourriront ni un père du désert ni un père de famille; émotion moulue, ils sont soustraits à l’échange et au don. Non, il était trop familier des châteaux et altesses en désuétude, ce Rilke, pour entrer dans les climats de l’âme où la légende devient plus vraie que l’histoire et où le miracle quotidien se substitue aux émotions exquises et occasionnelles du nervosisme. Du désert il ne connaît que Gizeh. Je lui sais gré de s’être intéressé au sphinx, et je ne puis douter qu’il ait vu une nuit s’envoler, du bord de la coiffe royale de ce « dieu », comme il l’appelle (mais qu’est-ce qu’un « dieu »?), une chouette. Ah! L’oiseau de Minerve rendant visite au monstre de l’énigme! On sent trop que tout ce qui lui arrive tourne autour de sa minutieuse personne enchâssée dans la mythologie universelle. Moi je peux raconter comment je recueillis une jeune hulotte tombée du nid, m’en fis le père substitutif, m’arrachant des poils pour la nourrir quand aucune souris ne s’était prise à mes pièges. Je n’irai pas, pour cet incident domestique, déranger les galaxies. Ah ! Ce Rilke me déçoit, à la fin. Sa diététique savante, ses tactiques d’amitié, ses délocalisations éperdues font de lui un éternel crevard. Un Paul, un Antoine, avec leurs austérités folles, crèvent le plafond des cent ans, l’amant de Lou conduit à peine au-delà de la cinquantaine sa chair frissonnante et tendrement couvée. Ceux-là excèdent ce monde, font entrevoir une autre humanité, un autre rapport de l’homme à l’homme et de l’homme à la bête ; celui-ci se distingue à peine d’un petit bourgeois . Car voilà le point. Ce qui m’agace le plus, chez Rilke, c’est sa prétention d’entretenir avec la bête un rapport absolument original, comme seul pourrait le poète, frontalier, croit-il, du jardin originel, Orphée ? Je ne crois pas à Orphée, encore moins à sa métamorphose en Rilke.
Rilke… c’est peu de dire que jamais un corvidé se sera inquiété de lui apporter fût-ce un quignon. Il n’aura jamais entretenu avec l’oiseau qu’une relation orphique, compliquée, énigmatique. Quand il n’aura pas manqué, à son égard, du tact le plus élémentaire. (Il a confessé sa grossièreté, çà ou là). Le voici, dans un moment de sa vie (il y en eut tant!) où la neurasthénie le menace, qui devient convulsionnaire aux lettres d’une admiratrice, déborde de sentiments tendres, ultra-tendres, infiniment tendres, miaoute, cajole, caresse, canaille (« amie », « cher cœur », « fraternelle », « Benvenuta », « ma joyeuse », « ma familière »,etc.), et, au comble de sa saoulerie sentimentale, s’écrie : « il faut qu’un jour nous nous risquions ensemble à offenser les choucas de notre triomphante gaieté ». Comme si homme au monde était capable, par sa gaieté, d’offenser les choucas! Cette lubie est du calibre de celle de La Fontaine qui fourre un fromage au bec de son corbeau et une harangue au museau de son renard. Mais je croirais plus volontiers à la véracité de la fable qu’à la conjoncture pour Rilke d’une quelconque gaieté triomphante, voyez-vous ça! et de choucas offensés; plutôt ceux-ci se fussent-ils esbaudis sans retenue à voir le couple de ce moustachu et de cette émoustillée et eussent évincé par leurs voltes et la pureté rythmique de leur mélopée, insolents virtuoses, le verbiage amoureux du poète et de la pianiste.
Moi, je me souviens, une fois, au Puy d’Aubraquet, c’était une heure si délicieuse qu’un peu de neige caressait encore un peu de fritons de roche, et quelques stratus au Sud commençaient de s’épandre, je fus soudain ébaubi par une escadrille de choucas qui exécutaient en plein ciel, puis en rase-motte, et dans les spires d’espace entre terre et ciel, se déployant puis se rassemblant comme sous la baguette d’un chorégraphe, le plus gracieux ballet aérien qu’il me fut jamais donné de voir.(Aucune Benvenuta ne me pompait l’air) . Ces choucas…Ils ont eu lieu. Je peux revenir au Puy d’Aubraquet, j’y reviens, je les y convoque, désespérément. Ce ne sont pas « les choucas », abstraction lyrique, humour provocateur, symbole, contrepoint. Mais ces choucas, ce jour-là. Nul doute : je ne cesse pas de voir entendre l’ajustement de leurs voltes et de leurs voix, tchiouououhhh, effilés sonores, fusées on aurait cru. Non, Rilke, en dépit de la légende savamment par lui-même entretenue, n’a jamais entretenu avec aucun oiseau la sorte de relation juste que je cherche. S’est-il jamais douté qu’il en allait de sa relation avec les oiseaux comme de celle qu’il avoue avec les altesses et les châteaux en désuétude ? Il est, dit-il, comme un chien qui a beau enfoncer sa queue dans le gris ou le rose du coussin, « l’adhésion n’y est pas ».
Tout de même, avec les chiens, ça allait relativement mieux. Je porte à son crédit une rencontre émue, à Cordoue, avec une chienne grosse, de l’espèce la plus pitoyable, qui a recours à lui, implorant quelle pitié, quelle pitance ? Il s’arrête, compatit ; entre elle et lui quelque chose passe. Renan s’excusait si, par mégarde, il bousculait un chien. Ici l’embarras, la répugnance sont notés sans faux-fuyant. Le don d’un morceau de sucre est un expédient dérisoire. J’envie à Rilke cet instant-là. Instant d’un tact infini : pas de langue lécheuse, pas de main cajoleuse. Rien que des regards. L’on comprend que la chienne veut être reconnue, comme nous tous, pour ce qu’elle est, un pauvre fragment d’existence corruptible, et ses chiots avec ; peut-être devine-t-elle que lesdits chiots finiront dans un sac, noyés, ou dans une poubelle ? Mais il y aura eu ces quelques secondes où Rilke gagne pour lui et pour la bête le royaume des Cieux. Cette obole d’attention, cet échange de regards, ce don d’un sucre me rappellent Xavier Le Pichon racontant son séjour auprès de Mère Teresa et comme il s’efforce gauchement de nourrir à la cuillère un tout petit enfant moribond ; le môme est perdu, ces cuillerées sont en pure perte ; or voici que le regard du môme rencontre le sien, et dans le regard de ce pauvre être mourant il y a plus que tous les poèmes et tous les poètes, une présence, une inépuisable présence, un puits de Jacob de présence, qui trompe la mort ».
On n’échappe pas, avec le Professeur, à des histoires comme ça et des réflexions comme ça. Mais suis-je ici, ce premier septembre, pour échapper à quoi que ce soit ? La liasse I est une sorte d’arche. Le chien y est inévitable comme il l’est ici, dans ce village où il y autant d’indigènes canins que d’indigènes humains. Cave canem, prends garde au chien, c’est, pour un conteur, la consigne de toujours ménager au chien une petite niche dans la narration. Le Professeur continue donc : « Je ne me targue pas, avec la gent canine, de conversations aussi mémorables que celle de Rilke avec la chienne susdite. Mes incidents sont futiles. Une fois j’abandonnai à un bâtard humblement quémandeur un pâté, reste de pique-nique. Festin! Je fus remercié d’un coup de langue et d’un coup d’oeil que je porte désormais secrètement comme une décoration. Récemment je croisai un huskie. Sensible à l’intérêt que je lui portai il me donna un coup de langue congratulatoire.. Je devrais biffer ces anecdotes. N’importe qui a reçu, d’un chien un coup de langue congratulatoire. N’importe qui a senti dans sa fesse le croc comminatoire d’un dogue excessivement zélé. Certains sont même des élus de la morsure, et goûtent les délices du vaccin anti rabique. Il en va des chiens comme des hommes, hommerie et chiennerie se répondent. D’ordinaire le chien reflète son maître, le roquet acariâtre trahit l’avarice peureuse du paysan mal loti ou du petit bourgeois constipé. Un bourg entier déclare son niveau moral au retroussement des babines et à l’ampleur de la vocifération. Il est des villages idylliques où la bonne bête couchée à même la rue vous regarde à peine passer, toute à sa somnolence. Ailleurs, à peine paraissez-vous, c’est un sabbat d’enfer et, au bout de la chaîne, dix Cerbères s’étranglent de fureur. L’un d’eux, déchaîné, vocifère à vos basques au-delà du dernier pan de mur, de la dernière clôture. A l’évidence vous êtes indésirable. L’on ne partagera pas avec vous, ici, le pain et le sel. N’importe qui peut raconter, au sujet des chiens, des anecdotes comparables à la mienne, et celle de Rilke n’est pas extraordinaire. Mais dès que l’on sort du cercle des animaux domestiques, tout ce qu’on raconte semble ressortir à la légende. « Légende »:ce qui doit être lu. Sous-entendez :ce qu’il est loisible de ne pas croire; ou: ce que l’on ne croit que si l’on est crédule. A la vérité, tout est légende, les hommes sont si menteurs que les croire exige toujours un peu de crédulité. Non moins qu’à la légende de Rilke interpellé par un regard de chienne je crois à cette légende de Haute-Egypte : Abba Macaire, connu pour son charisme de guérisseur, reçoit une fois la visite d’une hyène portant à bout de gueule son marmot aveugle; elle le dépose sur les genoux du saint homme; celui-ci mélange quelques crachats avec de la poussière, saupoudre la mixture d’une oraison; le marmot retrouve la vue ; sa mère aussitôt, sans un mot, le remmène; le lendemain elle revient déposer aux pieds de l’ermite la toison d’une grande brebis. M’objecte-t-on que la gratitude, en l’occurrence, exige un crime, que la brebis a payé le prix, que tout cela est au bout du compte détestable et dérisoire ? Tristan Bernard récrivait à sa façon l’épilogue de la parabole du fils prodigue : « On tuait le veau gras et l’on faisait la noce, Et la vache disait : ça va bien, ça va bien, Ces gens qui retrouvent leur gosse Commencent par tuer le mien ». Cette espièglerie me plaît. Vrai je ne vois pas de justice dans le prix que paie le veau pour le retour du fils à papa. Ce veau avait une espérance de vie, et n’aura pas eu loisir, lui, de courir les filles. Ah! Les filles… Baladine… Ce que je lui dois. Son indulgence à mes excentricités. « Vous êtes un autre Diphile », m’a-t-elle dit. La gratitude ? Est-ce la dette impayée qui serait la figure idéale, l’épure ? J’imagine la hyène satisfaite, à jamais regagnant le pays des hyènes, et n’ayant pas une pensée pour l’homme qui a guéri son petit. Le grand style, paraît-il: oublier. Ainsi fit le milan royal que je sauvai des labours où il était tombé, une balle dans l’aile, c’était près du Clau. Bandé, mis à l’abri, nourri, il s’en alla, un jour, et ce fut tout. Ce superbe prédateur avait, de race, le talent de ne pas se prendre les serres à un quelconque sentiment. Je sais, de science sûre, qu’à jamais, dans toutes les spires de tous les mondes, il aura oublié cette heure où je le portai, lourd fardeau, jusqu’à Réquistat, c’était le 31 août, le soleil déclinait, quelques cirrhus étiraient leur soie dans le soir commençant, la bête souffrait, bec ouvert, sans lâcher un cri, il me semble que son instinct l’avisait qu’elle était en bonnes mains ; j’aménageai la souillarde et la nourris d’abats. Je regrette d’avoir manqué l’instant où, sûre de ses ailes, une semaine plus tard, elle prit son vol. Ne revint pas, non, ne revint pas me dire merci. Le chien de l’Hospice de France, au contraire, ayant donné un dernier coup de langue au fricandeau graisseux me lèche la main. Peut-être la conjonction des regards et des destins, comme la raconte Rilke, représente-t-elle le grand style. Il ne s’agit que d’un morceau de sucre, la chienne ne remercie pas, elle est là, il est là, et ils sont tout soudain accordés comme le sont les astres, selon la loi éternelle. De même le jeune crave de Llo, sautant de mon épaule dans le trou de mur, ne devait pas me prêter plus d’attention qu’à une quelconque pierre en saillie. Remercie-t-on une volée d’escalier, un pommeau de rampe ? Ses parents, qui étaient, j’augure, du dernier mieux, m’ayant vu comprirent-ils mon rôle de bienfaiteur ? Il n’est pas dit que Paul le Thébain ait jamais remercié son corbeau. Il remerciait Celui qui a prévu des corbeaux pour l’intendance des ermites. »
Ici s’achève la première liasse. Le désordre y est roi. Qu’est-ce que ce crave ? Il y a encore quelques phrases assez confuses sur les coiffures successives de Baladine, tantôt une queue de cheval, note le Professeur, tantôt un pan de cheveux dénoués, dit-il, maintenant un tapon, pourquoi pas demain un pschent, dit-il.
Liasse II
« Voici où en sont mes connaissances, s’agissant des corvidés. Je connais le mot même : corvidé, ce qui me classe déjà honorablement parmi l’engeance dite cultivée. Utiliser le mot corvidé, en diverses occurrences où ce n’est pas utile, seulement pour faire sonner le mot. Corvidés, famille de l’ordre des passereaux. Je me suis réjoui quand j’ai su, de science exacte, que les corvidés étaient des passereaux, car il me semble que, quant à être oiseau, c’est passereau qu’il faut être. Si royal soit-il, aigle ou milan, un oiseau qui n’est pas un passereau me semble nicher dans la Disgrazia. Et d’abord il a toute chance d’être stupide. L’aigle a beau être royal, il est surtout stupide, le milan ex-aequo, de cette suprême stupidité qui est celle des rois, excepté saint Louis. Les oiseaux qui ne sont pas des passereaux ne sont que des animaux. Les passereaux, ni les Arabes ni les Japonais, qui sont les uns et les autres au parfum, ne s’y trompent, ce ne sont pas des animaux, ce sont précisément et exclusivement des oiseaux, les seuls êtres qui, sans déchoir, soient à la fois anges et bêtes. Cela est bien. Encore faut-il, entre les corvidés (corps vidés ? ce calembour trahit mon émotion de découvrir, ce jour même, mon émaciation sur le pèse-personne Tefal rapporté de Rodez par Baladine, 3 kilos de moins en un mois), entre les corvidés savoir distinguer. La pie est jolie, sur elle nul ne se trompe. Laissons-lui descendre sur un air de Rossini son éternel escalier. Le geai, rose, bleu, blanc, noir, est un arlequin des sous-bois à l’oeil rêveur. Ces deux-là sont, à mon avis, des corvidés de contrebande, des faussaires, qu’on pince tout de suite en flagrant délit. Pour les autres…Le commun des mortels confond corvidé avec corbeau. J’ai passé, de beau temps, ce stade. J’ai appris, une fois pour toutes, ce qu’était le chocard : éblouissante image, sur un rocher du Canigou, d’un individu frottant son bec, étirant ses ailes, agitant ses plumes, aérien, subtil, souple, émerveillé de lui-même et de ses environs, je le revois, bec jaune, chaussettes roses, image à jamais de l’élégance, glorieux antipode des coxalgies. De même le crave, je ne m’y trompe plus. Quand je découvris, en bas du mur nord de la petite église de Llo, ce petit être piaillant à fendre pierre, je sus aussitôt, socques et bec rouge, que c’était un crave. Ne pas me méprendre sur crave et chocard me classe honorablement, répété-je, parmi les mortels qui ne sont ni chasseurs ni ornithologues. Mais où je deviens confus, c’est précisément avec le corbeau. C’est lui qui m’intéresse, et je ne sais pas au juste si j’en ai jamais vu un encore, sauf l’empaillé du musée de Pau. Chaque fois que j’ai cru à un corbeau, j’ai été démenti par une instance savante. Mr °° m’a assuré que l’on n’en trouvait plus que dans les Alpes. Le sémillant Coco, à Escouloubre, élevé par la famille Bouyssou, ne serait-il donc pas un corbeau ? J’ai eu loisir mainte fois, au breakfast, soulevant le rideau de la vitre, d’observer Coco, j’ai entendu ses réclamations de prime aurore, avant qu’on le lâche dans la cour ; on l’a volé au nid, puis apprivoisé, me dit-on ; il est au mieux avec le chien Flax, me dit-on ; et l’on me dit aussi qu’il a une façon de langage patoisant. Mais, pour la taille, il ne me semble guère plus gros qu’un choucas. Au reste je n’en suis, avec Coco, qu’à mes tout débuts, je ne lui ai même pas été présenté, j’ai déjà cependant fait trois saisons à Escouloubre, je prierai Mme Bouyssou, la fois prochaine, si Dieu veut qu’il en soit une, de réparer cette omission. J’inscris sur mes éphémérides : Coco. On verra bien. Entre les freux et les corneilles, quelle différence ? Je ne suis pas Monet, les nuances du noir typique et du noir grisâtre m’échappent ; quant à la taille, 46 cms pour celles-ci, 45 cms pour ceux-là…Allez-y voir! Doit-on se fier à son oreille ? La transcription du cri animal en caractères phonétiques laisse perplexe. J’ai entendu beaucoup de vaches. Aucune n’a jamais exécuté « meueueuh ». L’émission de la consonne M dépasse sa compétence d’herbivore. Le freux, paraît-il, crie kâ, aâh, la corneille kroa ou-in, parfois clou-clou-clou; le vrai corbeau, le verax corvus corax émettrait, lui : cro, ou rrok, à moins que ce ne soit rok, il croasse, ou glousse, selon un expert, un autre lui impute « corrk-corr », ou « clon ». Qui croâre ? Une seule certitude : si la vache échoue au M, le corvidé, quel qu’il soit, échoue rarement au K, c’est la façon d’accommoder le K, pensé-je, qui le distingue. Enfin, ce sont des corneilles qui s’abattent dans les champs moissonnés, l’opinion le veut, je m’y rallie. Mais les volatiles pansus, actifs, dégourdis, qui hantent le Parc de Sceaux, portent-ils culotte, comme le freux ? Ont-ils de celui-ci la face blanchâtre ? Ah! J’aurais dû, comme Mallarmé, fixer mon intérêt sur le haut de forme, cela au moins a taille, teint uniques, et ne crie pas. Mais les ermites ne portent pas le haut de forme, et le haut de forme ne leur apporterait pas de fougasse.
Je rouvre Rilke. Il se fatigue du restaurant, note-t-il, et en veut à Dieu de n’avoir pas encore compris qu’il lui faudrait, comme saint Jérôme, rester dans sa cellule, et donc se faire nourrir discrètement par un corbeau. » Quand le corbeau viendrait avec ses beaux petits pains, » dit-il, « ses morceaux de monde bien ronds, je n’aurais qu’à faire un de ces signes de tête que les oiseaux comprennent, et à dire : « Merci, pose-les là, je te prie! « – et…à les oublier ».Quelques années plus tôt il prétendait que les oiseaux ne volent plus vers les ermites, désespérait du désert. Maintenant, dans sa cellule parisienne, il y croit, au désert, et croit avoir acquis assez de mérites pour que Dieu dépêche un volatile à son service. Quelle impudence! Je ne réclame, moi, au bout de ces pages, mérité par elles, que le rapt, une fois, par un corbeau nécessiteux ou zélé, d’une miche que je rapporterais de la Saint-Urcizaine. N’importe, Rilke est, de tous les littérateurs, le moins littératé, et cette idée qu’il a d’entrer avec un corbeau en intelligence, cette idée, qui ne relève pas seulement de la fantaisie humoristique, mais d’une requête intime, d’un sens profond des interférences de destins, elle ressemble si peu à l’idée ordinaire du littérateur ordinaire! Et quoique je le querelle, je lui sais un gré infini de me prendre la main, parfois, quand je me relâche, et de faire avec moi les quelques pas qui me tirent de ma paresse, de cet à quoi bon qui trop souvent est le seul petit pain bien rond dont je me repaisse. Nous avons en partage, lui et moi, de n’être pas des saints, de le savoir (il y a des instants où il a l’air, lui, de ne plus le savoir), et de rêver de l’être.
Paul le Thébain a 113 ans. Il va mourir. Depuis combien d’années le corbeau lui apporte-t-il son demi-pain ? Antoine lui rend visite. Ce jour-là le corbeau apporte un pain tout entier (pas des petits pains bien ronds, non, le grossier pain d’épeautre comme on faisait alors). Paul, le lendemain, meurt. L’on ne sait ce qu’il adviendra du corbeau. Nous nous situons, Rilke et moi, à des milliers d’années-ténèbres de cette miraculeuse galaxie. Mais Paul et Antoine prient, de toute leur âme-corps : »donne-nous aujourd’hui notre pain de ce jour »; et nous, maniérés, nous osons ajouter : »donne-nous aujourd’hui, par l’entremise d’un corbeau, notre pain de ce jour », et nous l’exigeons frais, aux céréales, ou complet, fourré aux noix, parfumé au sésame … A qui demande humblement, le pain arrive, même par la voie aérienne. Je veux insister sur la discrétion, l’à-propos de ce livreur en livrée noire, auquel, d’ailleurs, il est indécent d’adresser des paroles – « merci, pose-les là, je te prie »- comme on en adresse à un garçon coursier. D’abord il ne se perche pas, ce serait indélicatesse, l’ermite veut demeurer seul. Il plane, fait quelques orbes, pose à peine ses pattes sur un rameau, dépose le demi-pain, se retire. Où l’a-t-il dérobé, ce demi-pain ? A la Saint-Urcizaine la plus proche. Mais l’a-t-il dérobé ? On le connaît, à la Saint-Urcizaine, le patron lui-même le servira, et il n’est consommateur, dans cette Egypte de jadis,où l’odeur de sainteté est partout sensible à des odorats avertis, qui ne consentirait, en cas, à lâcher le morceau. Ce corbeau n’est passible d’aucune des railleries méritées par celui de La Fontaine. Que ferait-il, d’abord, d’un fromage ? Est-ce le lanquetot vanté par le journal télévisé de vingt heures qu’il tient ferme au bec ? Le fromage… Chacun son fromage, et tout pour soi. Le corbeau du fabuliste est un crétin. Celui de Paul ermite était un sacristain. Les corvidés se crétinisent à mesure que les hommes se crétinisent. Il est donc perché, maître Corbeau, camembert au bec. La goinfrerie est sa première faute, aggravée d’une erreur diététique : les pâtes fermentées ne conviennent pas aux passereaux. La seconde est la vanité : « si votre ramage égale votre fromage »…L’amour déraisonnable du camembert se redouble du déraisonnable amour-propre. Ce corbeau s’est-il jamais entendu ? Cela se sait, dans le monde, qu’il n’est pas doué pour le bel canto. Si ce que tu as à dire n’est pas plus beau que le silence, tais-toi. Cette maxime arabe, les corbeaux du désert l’avaient apprise des ermites. Je ne vois pas dans la Bible de corbeau qui se ridiculise. Il y trouve même dès le début un fort beau rôle, puisque c’est lui d’abord que Noé dépêche pour se renseigner sur la décrue ; nulle part ne se perchant mais, incursion faite, revenu dans l’arche, cet informateur scrupuleux n’a rien à dire, ne dit rien. Ce premier corbeau – je dis le premier parce qu’il apparaît dans le livre le plus ancien de la Bible – ce premier corbeau, donc, ne bavarde pas, ne ténorise pas, il agit. Chanterait-il, j’en suis fort aise, le fait est qu’il ne chante ni ne profère le moindre mot. Quant à son plumage, égale-t-il son ramage ? Question oiseuse. Nulle remarque, dans la Genèse, sur le noir et le blanc. C’est avec Ovide, en Occident, que le corbeau perd tout prestige. Le blanc, paraît-il, est glorieux, le noir infamant. Le corbeau était blanc, un as de la blancheur; à ce titre, dévolu au service du dieu Apollon. Quel service peut exiger ce grand dieu ? Solaire, n’est-ce pas ? Eh bien non! Ce grand dieu a des amourettes. Le corbeau est chargé de surveiller la mignonne, Coronis de son nom. L’ayant surprise dans les bras d’un jeune Thessalien, il s’empresse de rapporter la chose à son maître, qui éventre l’infidèle puis, désolé de son crime, punit le volatile bavard. Corvus loquax! Tu étais blanc, te voici, pour l’éternité, noir. Mais des goûts et des couleurs il faut disputer : le noir est-il punition ? Noir, l’habit de cérémonie, le cygne, le diamant noirs sont les plus précieux, noir le haut de forme, chef-d’oeuvre de la chapellerie. Un corbeau noir,n’est-ce pas comme un haut de forme volant ? Cette stupide histoire d’un corbeau à transformations juge, dis-je, non le corbeau, mais Ovide, et moins Ovide que la mythologie. Baladine prétend qu’il n’y a pas de différence entre la légende du corbeau d’Apollon et celle du corbeau de Paul l’ermite. Quelle erreur! Croit-elle donc, Baladine, que la Légende dorée ne soit qu’une mythologie en auréoles? Mais ne voit-elle pas que le corbeau d’Apollon n’a pas plus de réalité qu’Apollon, que ce conte en l’air n’est imaginé que pour expliquer, sur un mode des plus fantaisistes, la robe noire de l’oiseau ? Tandis que même si Paul ni son corbeau n’avaient existé, la relation qui leur est imputée ressortit à un registre de réalité exquise, exauce le plus profond désir humain d’entente cordiale avec les animaux, de sorte que ne pas y croire ne relève pas de la sagacité, mais de la pusillanimité, et d’une confusion entre la mythologie, qui est une science avortée, et la légende, qui est une science transcendée, une histoire dorée plus vraie que l’histoire. Cela dit, je raffole d’Ovide : c’est un virtuose de la sornette. Quelle élégance, quel tact dans le bobard! Quand je pense à ce ragot des Indiens Matako, dont Baladine me rebat les oreilles, la chiasse de leur dieu tombant sur le corvus corax! Elle trouve ça drôle, Baladine ; dès que c’est Indien, elle est hilare, elle s’extasie ».
Suivent quelques pages très confuses, où l’on ne sait plus trop si le Professeur Réquistat fait l’éloge d’Ovide au détriment des traditions primitives, comme il dit, ou s’il égalise dans la niaiserie toutes les productions mythiques. Il exerce son ironie d’abord sur la fable de Cornix, la Corneille : « Celle-ci fut, paraît-il, une jeune fille de sang royal; malchanceuse, Neptune voulut la séduire ; elle invoqua non le Dieu des ermites, mais le pollen divin épars dans l’air d’Ionie; Minerve l’entendit, l’exauça, la métamorphosa, de demoiselle fit oiselle, noire l’on ne sait pourquoi, Minerve avait-elle pour le noir une prédilection ? N’aurait-elle pu la revêtir de plumes blanches ? Punie d’être belle, punie d’être blanche, Cornix sera encore punie d’avoir jeté un oeil trop curieux sur la corbeille d’Aglaure. Minerve alors l’écarte de son service. Ah ! Cette divinité d’opérette ! Corbeau, corneille, délivrés de la vermine des Olympiens vous êtes désormais qui vous êtes, et l’unique Dieu vous récompensera, Lui, du service qu’à l’occasion vous rendrez à un prophète ou à un ermite. » Cette apostrophe chaleureuse est suivie d’une autre « coquecigrue », écrit le Professeur, où Apollon est encore impliqué, mais cette fois compromis avec la mentalité primitive. « Ovide explique pourquoi le corbeau est noir. Mais pourquoi a-t-il la voix rauque ? Parce que prié par Apollon de lui apporter de l’eau, il s’attarde sous un figuier, et, dédaignant la fontaine proche, attend que les fruits mûrissent. Outragé, le dieu le condamne à avoir soif l’été durant, « antequam », note Pline l’Ancien, « fici coquantur autumno ». Ici la légende indienne recoupe la légende hellène: le corbeau a soif, il appelle la pluie, comme il appelle la pluie c’est que la pluie est imminente, mais il s’épuise, quoiqu’elle soit imminente, à l’appeler, donc il fatigue son gosier déjà desséché par la soif, aussi a-t-il la voix rauque et le gosier parcheminé. Balivernes ! Baladine se récrie. Rien de ce qui est indien, pour elle, je l’ai dit, n’est risible. Le corbeau céleste, me dit-elle, se trouve entre la coupe et l’hydre femelle; c’est à la période de la canicule qu’on peut le voir : la mythologie n’est pas un recueil de balivernes, mais un roman scientifique, me dit-elle ».
Au mythe qui déraisonne le Professeur préfère la raison, et même la science, pourvu que ce ne soit pas une science dure, c’est-à-dire cernée de courtes certitudes, mais une science toute duveteuse d’approximations. Il est assez frappant qu’il n’ait jamais recours à un spécialiste Il semble ignorer même l’ouvrage fondamental de Crook and Craven. Il a peur, on dirait, d’en savoir trop sur le corbeau comme d’autres ont peur d’en savoir trop sur eux-mêmes, peur de se commettre avec leurs démons. Le corbeau est le démon du Professeur Réquistat. Sa tentation du corbeau résume les tentations de saint Antoine. Du moins c’est ce que pense Baladine. Il lui faut, sur son sujet, des éclairs de savoir, avec de vastes estompes de conjecture. J’ai déjà abordé ce point dans ma préface. Si j’y reviens, c’est que cette liasse numérotée II s’achève sur une apologie de la science antique contre Ovide, a fortiori contre les bonimenteurs exotiques, et se prononce en faveur de Pline l’Ancien contre les Corax Abstracts. Celui-ci inflige, si l’on en croit le Professeur, à la thèse aujourd’hui admise par la plupart des experts (inaptitude animale, corvidés inclus, à l’intelligence adaptative et symbolique) un cinglant démenti fondé sur une information semble-t-il sérieuse. « Le naturaliste », écrit-il, » réhabilite Corvus et Cornix, qui l’intéressent au même titre : celle-ci, pour casser une noix, la jette sur un rocher, ou un toit; celui-là accumule, pour boire l’eau de pluie, des cailloux dans une urne; une corneille, aujourd’hui même, dit Pline, prononce des mots qu’elle assemble en phrases, et chaque jour en apprend de nouveaux; le corbeau, lui, de tous les oiseaux fournissant des présages est le seul capable de comprendre ce qu’il annonce. » Il faut voir l’exultation du Professeur à récrire dans son style alerte l’anecdote du savant latin sur le corbeau des Dioscures! « Tibère règne. Un corbillat loge sur le temple des Dioscures. Il tombe du nid dans la boutique d’un cordonnier. Sa provenance d’un lieu sacré le recommande aux soins de celui-ci, qui lui apprend à parler. Dûment éduqué le corbeau, combien plus dégourdi que mon Coco d’Escouloubre, s’envole chaque matin sur la tribune et, tourné vers le forum, salue par leurs noms Tibère, le neveu et le fils de l’empereur, enfin le peuple romain. Durant des années il exécute ce numéro sans faute, jusqu’au jour où un cordonnier rival, sous prétexte qu’il lui aurait conchié un soulier, l’attrape et le tue. L’histoire ne s’arrête pas là. Pour ce prétendu charognard impie qui n’aurait, dégoise le choeur des Suppliantes, nul souci des autels et se régalerait des cadavres sans sépulture, le peuple romain, d’une voix ayant proféré contre le meurtrier une sentence de mort, réclame de solennelles obsèques. Celles-ci se déroulent en présence d’une énorme foule. Le lit funèbre est porté sur les épaules de deux Ethiopiens, l’on édifie un bûcher à droite de la Via Appia. Pline souligne enfin que l’on voit rarement un tel concours de peuple aux funérailles d’un illustre citoyen. Reddatur et corvis sua gratia ». Le Professeur a souligné d’un triple trait cette locution exclamative. Ce qu’il néglige de dire, je le note en passant, c’est que la sépulture du corbeau patriote occis par un savetier mal embouché se trouve, précise Pline, près d’un édicule en l’honneur du dieu Rediculus. Rediculus! Oui, c’est bien le mot, à la fin, qui s’impose en pareille histoire, et que de fois il me vient, dans ce cabinet de travail de Réquistat où je relève le Professeur de son travail, je devrais dire de sa corvée de corvidés, le soupçon que toute l’affaire est vouée au Rediculus, rien qu’au Rediculus, et qu’il aura été moins présomptueux que désopilant d’évoquer, en un sujet si dérisoire, la Bible et le Mythe et les Pères.
Ici s’achève la deuxième liasse. La semaine également s’achève, et c’est l’heure où devrait arriver Baladine. La voici. Je suis trop las pour la pourtraire. La vois-je, seulement ? Dans la nuit tombante, et même tombée, ou tout comme, les formes s’imprécisent, dehors le brouillard se densifie, dans la cheminée craque une bûche qui éclaire le pétrin de sorte qu’il ressemble à une tombe. Ce n’est pas drôle, Réquistat, ni en août, ni en extra-août. Nommer le dieu Rediculus n’y fait rien. Je pense aux obsèques du Professeur, ici même…célébrées ? Non, le verbe ne convient pas. Elles furent presque clandestines, me dit Baladine, ces obsèques : moi-même, Lydie, quelques cousins, et les gens du bourg, on l’aimait bien, de la Trinitat à la Roche-Ganihac qui ne le connaissait, qui ne l’estimait ? Sa sépulture est la plus simple qui soit : du gravillon bordé d’un bandeau de cailloux blancs, et une plaque de grès ornée d’une aile d’angelot et d’un rameau d’olivier. Quant à son corbillard, vous le verrez au musée de Caze-Mondenard …L’a-t-elle pleuré, Baladine ? Je ne l’ai jamais vue en larmes. Mais il y a tant de femmes que je n’ai jamais vues en larmes! L’aimait-elle pour lui-même (question fade) ou pour cette oeuvre au noir qu’il essayait ? Une photo les représente, lui et elle, de dos, elle porte une robe légère de coton, il est en leggins et s’appuie sur une canne, légende : »vers les Escoudournats ». Il était pour elle si différent des autres, là-bas, si étranger à la galaxie « macintosh »!
LIASSE TROIS
La liasse III. J’ai tort de dire liasse, car une liasse, ce sont des papiers liés ensemble, et le propre de cette liasse III, c’est, au contraire, que rien n’y est lié. J’aurais mieux dit : lias, oui, l’amas de sédiments du jurassique noir: un petit Aubrac de feuilles entassées, çà et là, retenues par une punaise ou un trombone. Pour un peu, j’aurais dit que la tonalité de la (mal) dite liasse III est la liesse, parce que le cher professeur, pareil au garçonnet du conte d’Italo Calvino et, comme celui-ci, sans nul doute de mèche avec un corbeau fatidique, semble fusiller de sa pétulante ironie tout ce qui, en fait de littérature corbine, passe à sa portée.. Il n’est « grand » écrivain, « grand » poète qu’il n’égratigne si celui-ci a lâché sur le corbeau une parole selon lui indigne ; on l’a déjà vu avec Rilke, on va le voir avec, au hasard de ses lectures…
Le premier fusillé est Jules Renard. « Cet animal de Renard », s’exclame-t-il. Il a tué le corbeau. « J’ai tué le corbeau ». Il était chasseur, l’animal. « Un corbeau Tout à l’heure annonçait malheur à quelque oiseau. J’ai pris mon fusil et tué le corbeau. Il ne s’était pas trompé ». La littérature (Jules Renard) sur la littérature (La Fontaine) aboutit à littératuer. Je ne sais si, à la vérité, Jules Renard a jamais réellement tué un corbeau, mais ce qu’il tue, à coup sûr, après La Fontaine, avec La Fontaine – fabuliste du corbeau néfaste – c’est la chance d’entretenir avec le corbeau un rapport autre que celui du trait d’esprit ou du trait meurtrier. C’est dans Les Histoires naturelles que se trouve ce trait d’esprit. Les Histoires naturelles sont tout ce qu’il y a d’artificiel: un feu d’artifice d’esprit. Jules Renard savait observer les animaux, mais quand il s’agit de les mettre en page il se baratte les méninges pour paraître spirituel. « Quoi quoi quoi – Rien ». Rien ? Ce n’est pas rien, quoi quoi quoi, c’est le croassement, c’est une langue de passereau.
Avec Georg Trakl, qui succède à Jules Renard selon le hasard des lectures, s’ouvre la rubrique CHAROGNOLOGIE. Le Professeur a eu en mains un choix de Gedichte, Poèmes. « Comme s’il fallait un funeste présage, c’est le poème Die Raben, »Les Corbeaux », qui inaugure les Gedichte. Tout le recueil se ressent de ce noir inaugural. Quelle heure est-il ? Midi. L’Heure faîtière, donc faste ? Eh bien non, midi ne concerne pas les corbeaux, ils sont « Über den schwarzen Winkel », « au-dessus du coin noir ». Qu’est-ce que le coin noir ? C’est le coin, le Winkel, exigé par le corbeau, Rabe. Au coin : pour un peu on imagine un garnement puni. Midi, Mittag, c’est le plein du jour, le corbeau, lui, n’est pas dans le plein, mais dans le coin. Non, exactement il est über, au-dessus du coin. Mais cet über n’a rien d’éminent, car les corbeaux « s’affairent ». Affairés qu’ils sont, aucun renard ne s’adresse à eux, flatteur, pour vanter leur belle voix ; ils poussent un « cri dur » (« mit hartem Schrei »), ils sont bougons, ils sont troublants. La terre est grosse de moissons ? Une femme porte son fruit ? Eux, flairent une charogne, « ein Aas ». Ils s’éclipsent enfin, mais « tel un convoi mortuaire, » ces corbeaux corbillards, et les airs « tremblent de volupté ». Ils vont vers le Nord. Pourquoi le Nord ? Parce que le Nord est la patrie des hypocondriaques. « Wir sind Hyperboreen », « nous sommes des Hyperboréens », proclame Nietzsche. Il est clair que Nietzsche n’a jamais trouvé d’autre Nord que celui de son hypocondrie. Il s’attribue un aigle comme animal-totem, mais, en toute justice, c’est un corbeau de Trakl qu’il aurait dû élire. N’était-il pas un corbeau, au pire sens, ne se repaissait-il pas de la charogne du christianisme, du Dieu-Charogne, et ses aphorismes ne sont-ils pas les morceaux saignants de cette charogne dépecée ? Otez le christianisme, il ne reste de Nietzsche qu’une grande hébétude et un cri d’abîme. Son Zarathoustra n’est qu’un saint Antoine en toc. L’ermite qu’il rencontre pourrait être un Paul, et ce serait en Haute-Egypte. Mais ce n’est qu’en Haute Engadine. « Dieu est mort », paraît-il. L’ermite Paul avait l’oreille trop dure et le coeur trop doux pour accueillir ce bobard. Quant au corbeau, il manque sans doute d’envergure. Nietzsche préfère voler son aigle à saint Jean : vulgaire réemploi ; le rocher de Surlej n’est pas le rocher de Patmos. Bref, ce philosophe contre les philosophes, qui prétend renverser la table des valeurs, trahit à propos des corvidés son conformisme romantique. Le corbeau pour lui n’est pas différent de ce qu’il est pour Caspar Friedrich, de ce qu’il est pour Schubert, die Krähe, et encore die Krähe et toujours die Krähe. Zarathoustra devrait être récrit selon le point de vue de l’ermite. Il faut renverser l’illusoire transvaluation de Surlej, faire réapparaître la Galilée sous l’Engadine. Zarajésus : c’est le résumé de la divine comédie de Nietzsche. Son aigle n’existe pas. Il n’explora jamais qu’en versets les versants abrupts de l’Alpe. Jules Renard : »Nietzsche ? trop de consonnes dans ce nom ». Nietzsche ? dis-je. Quoi quoi quoi ? Je sais, j’exagère. Son inintelligence des corvidés, cependant, est patente. (C’est rassurant, si intelligent qu’on soit, on est toujours sot quelque part).Gai Savoir : « au diable cette musique sombre et noire comme la robe d’un corbeau », » fort fort mit dieser rabenschewarzen Musik ». Crépuscule des idoles : » La sagesse serait-elle venue sur la terre comme un corbeau, qu’une petite odeur de charogne enthousiasme ? »Corbeau charognard : le cliché .
Au mot de charogne, même un bachelier reçu sans mention (c’est si rare, aujourd’hui », disait-il, paraît-il, Baladine m’a rapporté, seriné, dirais-je, cent traits caustiques de lui, je les insère, ici ou là, si rare donc, disait-il me disait-elle, un bachelier reçu sans mention, plus rare encore, ajoutait-il, un non bachelier, l’espèce, comme le corvus corax, est, dans les régions urbaines, en voie d’extinction, l’on en trouve encore quelques-uns dans le Finistère, enfants d’alcooliques, ou dans les Alpes, crétins à goître), même un tel bachelier sent remuer au fond de sa lavogne mentale les syllabes Bau de lai re. Sur Baudelaire le Professeur est indécis. « Brumes et pluies » le consterne d’abord, car l’oiseau y est saturnien, blafard, atone, sépulcral, oui, mais il est l’âme du poète même, « mon âme/…/ ouvrira largement ses ailes de corbeau ». Hélas! Il y a l’affreux « Voyage à Cythère », où les corbeaux sont de « féroces oiseaux », impurs, lancinants, goinfres, castrateurs.
Sur ce cliché du corbeau charognard le Professeur est inlassable : il aime les céréales, le corbeau, et le fromage, ou les figues ; s’il apporte du pain aux ermites, c’est qu’il est lui-même consommateur de pain. Selon le Professeur le corbeau se met à aimer la carne quand les laures se vident et que les dernières nouvelles se substituent à la Bonne Nouvelle. (Il semble ne pas savoir qu’Elie, au Kerith, recevait d’un corbeau, selon les meilleurs exégètes, pain et viande, comme les Hébreux au désert manne et cailles). Le charognard excellemment, estime-t-il, c’est l’homme, amateur de viande saignante, de spectacles saignants, de cadavres saignants. «Ce plouc en short et tee-shirt, kodak en bandoulière, qu’on appelle touriste, voilà un « charognard » et de la pire espèce. Qu’on annonce un désastre, le voici ardent à la curée : Vaison ravagée par les eaux ? Il se précipite …sur sa télé. Le mois le plus faste, pour ce charognard, c’est le mois d’août, mois des loisirs embaumés et des puanteurs exquises,… mais y a-t-il une limite au mois d’août ? Les médias sont des charognards distribuant jour après jour sur le gril d’août des quartiers de charogne à d’autres charognards. L’homme charognard impute le goût répugnant des charognes, qui est le sien propre, au corbeau. Ce cliché infeste nos belles-lettres, du moins depuis ce siècle qu’on a le front d’appeler « le Grand », où un monsieur Furetière a donné du corbeau cette définition laconique et classique : » oiseau noir qui vit de charogne ». En huit syllabes tout est dit. Non, pas tout à fait tout ; il signale aussi le vieux mot « corbin » qui signifiait autrefois corbeau. On disait corbiner pour dérober, faire le métier de corbeau, déchirer ou tirer ce qu’on pouvait d’une carcasse. On appela au Palais corbineurs ceux qui tiraient la pièce des plaideurs et ruinaient les parties. C’est donc dans ce grand dadais de siècle que le corbeau, comme jamais peut-être auparavant, est triplement – charbonné, charognard, chapardeur – noté d’infamie. Monsieur Furetière fait prescription. L’Europe classique le répètera, les écrivains classiques feront chorus, et comme les siècles, après le dix-septième, ne cessent d’empirer, le corbeau romantique sera encore pire que le corbeau classique, et le corbeau symboliste pire que le corbeau romantique, du corbeau prétendu réaliste je ne parle même pas, et l’on se prend de gratitude émue pour le bon La Fontaine et les dessinateurs, d’Oudry à Doré, qui ont illustré sa fable, car tenir au bec un fromage, c’est affaire de bec fin.
Rimbaud. Le plus ignoble. Plus ignoble de feindre l’éloge sans nullement enfreindre le cliché. Il va de soi, trop de soi,pour Rimbaud, que le corbeau est un charognard. Tant « Les Corbeaux » que « La Rivière de Cassis » sous-entendent cette certitude. Rien de moins innovateur à cet égard que l’enfant prodige de Charleville : la guerre a eu lieu, soldats ou chevaliers jonchent la campagne, maître corbeau qui ne tient en son bec aucun fromage, en raison de la pénurie, n’a une « vraie et bonne voix d’ange » que par ironie, c’est Rimbaud-renard qui parle, que peut-il désirer, ce « funèbre oiseau noir », sinon carne par chance à foison ? Pourquoi forme-t-il une « armée » et pousse-t-il des « cris », sinon pour fondre sur un abattis de charognes ? Et s’ils sont « les chers corbeaux délicieux », n’est-ce pas, cruel artifice de style, qu’ils ont à dépecer une délicieuse chair de bleusaille ? Poésie de traître : la patrie et la piété y sont tournées en dérision. « Les longs angélus se sont tus »: les calvaires sont « vieux ». Et tandis qu’aux temps de la foi Dieu dépêchait ses corbeaux vers les ermitages, dans le poème de Rimbaud leur mission première est de faire « fuir d’ici le paysan matois Qui trinque d’un moignon vieux », comme les « vieux calvaires ». Pas de bonne nouvelle, ici, tout est vermoulu, révolu, rendu.
Mais le plus que pire, c’est Vincent Van Gogh, avec son « champ de blé aux (prétendus) corbeaux », tableau dément que redouble par sa propre démence, soixante ans plus tard, la logorrhée du séquestré de Rodez. Jamais corbeaux ne furent plus insolemment traités, jamais l’on ne fut plus aux antipodes du Carmel ou du Qolzoum. Il faut voir ce sidérant tableau, il faut en scruter l’atroce délire. Ce n’est que le cliché, encore, du prédateur noir et charognard, mais il l’est au paroxysme, et le commentaire atroce d’Artaud – « ce noir de truffes », dit-il, ce noir de « gueuleton riche et en même temps comme excrémentiel des ailes des corbeaux surpris par la lueur descendante du soir », « cette couleur de musc, de nard riche, de truffe sortie comme d’un grand souper » – ce commentaire d’Artaud est le paroxysme du paroxysme.
Van Gogh et Artaud… Artaud, souligne Baladine, l’interné de Rodez… lui-même, notre ami, natif de Rodez, vous le savez…. L’idée, me dit-elle, que Van Gogh en 1890 puis Artaud en 1950 illustrent avec leur corbeau, symbole spectral, le suicide de l’Europe, le hante, peu à peu l’infecte. C’est alors vraiment que sa santé se dégrade. Surviennent des troubles du côlon, leur succèdent des troubles de la déglutition et de la respiration ; on l’hospitalise à Rodez, les examens révèlent un goitre au côté gauche. Il s’imagine, à tort, que c’est d’un tel goitre qu’Artaud mourut. « Un corbeau annonçait malheur à quelque oiseau » : je suis cet oiseau, me confia-t-il ; jamais, ajoute Baladine, il ne se départit, même dans ses pires accès de véhémence, du grain de sel de l’humour ; « tant que nous posons, » disait-il », le grain de sel de l’humour sur la queue de passereau de nos pensées, nous avons du volant« . Il passa, comme un passereau. Mais il eut, vers la fin, la pensée, si désolante, que son goitre était son corbeau, que c’était cela, le visiteur longuement attendu, que la « Providence », comme il disait, lui jouait enfin cet horrible tour. Car il attendait de son commerce avec le corvus corax, dont la longévité ne faisait pour lui quels que fussent les démentis de la revue Corax Abstracts aucun doute, la longévité de jadis Paul le Thébain. Dans un becquet de ses pages sur Van Gogh il griffonne : « vivre aussi vieux que la vieille dame d’Arles ». Escompte-t-il vraiment qu’il deviendra vieillard ? « Carnet de vieillard », il pique ce titre à Ungaretti, et le cite avec je crois une volupté macabre : »Je ne porterai plus de boue sur les épaules, Le feu m’aura mondé, Et les becs croassants, Les fétides crocs des chacals »…Canaille! s’exclame-t-il en marge ; « Que le milan m’agrippe de ses griffes bleues Et de la cime du soleil Me laisse tomber sur le sable En pâture aux corbeaux » ; »Et le bédouin plus tard Fouillant de son bâton Le sable montrera Des ossements très blancs »: °Arab, note-t-il, rourab, Arabe et corbeau de mèche! Le premier vérifie que l’autre a bien achevé sa besogne; l’oiseau noir aura, toute chair consommée, converti en très pure blancheur le « sac d’os. » (Sac d’os, glose Baladine, assortiment de charcuterie d’Aubrac). On mange peu le « sac d’os », à Réquistat, parce qu’on a, à l’endroit du porc, un peu le préjugé islamique, on se plaint, me dit Baladine, quand je rapporte du fromage de tête –« et si c’était », lui dis-je, « ce fromage de tête que tenait en son bec une fois le corbeau ? – L’expression fromage de tête est miraculeuse, en effet, » opinait-il, me dit-elle, « elle conjoint manne et caille, coalise Conquet, l’as du saucisson, et Chassang-Brunel, l’as de la fougasse ». On mange en revanche, à Réquistat, force chocolat, comme faisait la dame d’Arles, on croque chaque jour quatre carrés d’une tablette de Suchard fortement cacaoté. Moi-même, pensé-je, ne suis-je pas, à cette heure, persuadé que le chocolat m’est faste, et que le corbeau m’est faste, que mon corbeau viendra une fois, et on sera très vieux, lui et moi, et ce sera un oiseau de thébaïde, et il m’offrira un petit pain bien rond, ou il me le subtilisera, et j’aurai 113 ans et ce sera très bien et je ferai une charogne très convenable.
« CHAROGNOLOGIE. (Fin de liasse). Plus il y a d’hommes charognards par leur façon de vivre, plus il y a de corbeaux charognards dans la littérature et dans l’art. Plus il y a de charognards anticléricaux, plus le poncif du curé charognard se propage, et l’on insiste sur la noirceur de la soutane pour dissimuler la hideuse noirceur des âmes. La charité diminue, le charognard pullule, c’est une loi qui ne souffre pas d’infraction, et de tous les charognards en exercice les pires sont aujourd’hui ceux qui font l’Opinion. Il y a cependant, à l’écart de la répugnante kermesse, quelques hommes qui acceptent de n’être pas mangeurs, mais mangés; ce sont les prêtres ; le prêtre, disait l’un d’eux, « est un homme mangé »; était-ce le Curé d’Ars ? Le Curé d’Ars mangeait des patates pourries, et se laissait manger, journellement, dans son confessionnal, par des dizaines d’âmes tourmentées et voraces. Se donner à manger, voilà le miraculeux retournement, l’à rebours du cours des choses. Nous sommes tous des « corbeaux », au sens ignoble, tous à nous fouailler du bec, c’est la jungle, et c’est la mort, et les écrivains sont des prédateurs comme les autres. Ils nous becquètent obstinément, exigent notre attention, notre infinie complaisance ; ils ont l’air de se livrer, en réalité ils s’introduisent en nous et substituent leur chère personne, le temps que nous lisons, à la nôtre, il n’est pas un écrivain qui ne soit un solliciteur, un mendiant d’amour, et n’implore de nous quelque intérêt pour son pathétique croassement. Mais avec un Curé d’Ars l’on passe dans un autre plan de l’être. Le prétendu « corbeau » (au sens ignoble) est le seul qui n’est pas, dans ce sens ignoble, « corbeau », et chaque fois qu’une messe se célèbre, fût-ce dans le plus infime des Réquistat du plus perdu des Aubracs, c’est une minime parcelle du Royaume de Dieu qui s’introduit dans ce monde de bêtes de proie, c’est un pain des anges qui est rompu, ce pain que Paul l’ermite recevait de son corbeau. Au tournant du siècle, dans un pays puant de haines, les curés d’Ars sont appelés corbeaux par dérision, la soutane est perçue comme un funeste plumage, le sermon passe pour un croassement. A mesure que le prêtre corbeau devient une espèce en voie d’extinction, l’homme d’affaires corbeau devient une espèce en voie de propagation, le dépeçage planétaire est ponctuellement chiffré en bourse, le système des dépôs de bilan fonctionne à merveille entre les mains d’experts de la banqueroute, c’est ce qu’une fois pour toutes le dramaturge Henri Becque a représenté dans sa comédie des Corbeaux. La charogne, c’est Mr Vigneron, lui-même homme d’affaires, mais qui, au bout de l’Acte I, commet la faute tactique de mourir. Sa charogne ne sera pas livrée aux oiseaux prédateurs mais aux hommes de proie, l’associé, le notaire, l’architecte. La charogne, c’est aussi sa famille : « nous sommes en présence d’une veuve et de quatre enfants qui se trouvent appauvris du jour au lendemain. Il y a là une situation très intéressante, ne l’oublions pas », souligne l’un des prédateurs. Celle qui dit crûment la vérité, celle qui nomme « corbeaux », dans l’acception scandaleuse du siècle, les charognards du bien d’autrui, c’est Rosalie la domestique, femme dévouée, « la servante au grand coeur », la femme de service dont toute la vie est comme servie à la table des riches, la femme de peine toute bon pain; eh bien celle-ci, qui dans ce monde sans poésie joue le rôle du choeur antique, dit exactement la vérité : « voyez-vous, quand les hommes d’affaires arrivent derrière un mort, on peut bien dire : « v’là les corbeaux! » Ils ne laissent que ce qu’ils ne peuvent pas emporter ».
Nous cheminons vers les Escoudournats, comme à l’accoutumée ; c’est, comme à l’accoutumée, le crépuscule, et ce qui s’est déroulé, du crépuscule d’hier au crépuscule d’aujourd’hui, n’a presque pas eu lieu ; pour moi, Baladine même, son existence, ne me fut ni plus ni moins perceptible – j’exagère à peine- que celle de la théière. C’est maintenant notre rituel quart d’heure crépusculaire et sympathique. Un sourire l’effleure, qu’elle adresse au ciel de Réquistat, à un horizon vague, au Plomb du Cantal, peut-être. Dans ce sourire il y a je ne sais quel vide, quel appel d’air, quel appel. Voici. Des mots gouttent, comme un narcotique : corbeaux du Dalaï-Lama- Quels corbeaux ? » dis-je – » Ceux qui se montrèrent, en couple, sur son berceau ». Dois-je entendre que nul Pape jamais ne fut à sa naissance favorisé de tels auspices ? Le sourire, flottant derechef, m’y invite. Je pressentais son attirance vers le bouddhisme. Le Dalaï-Lama est à la mode. Mais pour elle ce me semble plus qu’une mode, une modalité de son mal d’être. Ces gouttes d’anecdote sont un élixir patiemment préparé dans l’officine de la libido. Elles devraient troubler l’eau de mon baptême. Corbeaux joués gagnant contre la colombe ?…Rien ne s’ajoute à ces mots, dans le dimanche finissant, que le doux poids de la nuit qui tombe, quelques gestes de Baladine comme dessinés sur un châle de Cachemire, puis, une fois seul, volets clos, ma méditation sur l’incompatibilité des régimes spirituels et, plus subtilement, sur les pesées et contre-pesées d’une altercation à l’amiable : Baladine en tient pour le Dalaï ? Suffit pour que ses corbeaux m’agacent. Pourtant, quel bon augure, leur présence sur ce berceau ! Le Professeur aurait dû être enchanté. Ou bouleversé. Non, il n’y aurait pas cru. Quant à se délecter d’anecdotes, ce sont les Arabes qu’il préfère, malgré, maugrée-t-il, leur corvus coran, non seulement parce que °Arab, les Arabes, c’est presque rourab, le corbeau, mais aussi parce que dans leur célèbre recueil Kalila wa Dimna le corbeau est avisé, hardi, confraternel, formant avec le rat, la biche et la tortue une délicieuse fédération.
J’ai presque honte de dire que c’est lundi. Les corbeaux du Dalaï méritaient une longue, gentille et inconséquente soirée de chicane. En partant Baladine m’a griffonné un bref résumé du conte tibétain où, paraît-il, la grenouille, prise au puits, réussit, plus maline que le corbeau, à y attirer celui-ci, qui s’y noie. Petits bêtas de Tibétains, me dis-je, si peu délicats à l’endroit d’un passereau si propice ! J’ai trouvé ce bout de papier à la réception de l’hôtel Calmels. Peut-il me servir de transition ? Hélas non. La liasse IV n’est pas une liasse mais un cahier de moleskine noir dévolu principalement à ce qu’on pense en nippon du corbeau. Lydie aura joué ici le rôle décisif : un 17 août, date portée en surcharge, à la plume, telle une empreinte de patte, le Professeur trouve dans une de ses lettres émiettée de haïkus le dessin d’un corbeau s’envolant d’un arbre, signé Bashô, qu’il compare tout de go, insoucieux de la date, au sinistre tableau de Van Gogh et au sinistre commentaire d’Artaud. Sur la première page est collée une photocopie du dessin, attribué à Bashô, d’un arbre aux branches épineuses qui portent des corbeaux; d’autres sont en vol, et, volant sur le bord droit du dessin, il y a les idéogrammes d’un haïku. Je compare, note le Professeur, ce dessin au tableau de Van Gogh. Mais c’est le monde restauré! Cet arbre existe, ces oiseaux existent ; ils ne sont pas l’éclatement d’une quelconque rate ou la pluie diluvienne d’une malédiction; ils sont qui ils sont, des corbeaux, et si stylisés soient-ils aucunement confondables avec des accents graves ; pas d’ambiance morbide, ici, pas d’expressionnisme, pas de projection d’une conscience tourmentée; pas de suicide imminent; ni « têtes de vieillards de fumée » dans le ciel, car il n’y a pas ici de ciel, ni « couleur lie-de-vin de la terre » ou « jaune sale des blés », car il n’y a pas ici de blés ni de terre; la terre se résume en un végétal éployé, les oiseaux assument le ciel, et c’est ainsi, nulle émotion que celle du bien être, de l’aisance à être, que celle simplement d’être; voici des corbeaux, ils ne sont pas « maître corbeau », nul renard ne se fera leur flatteur, car leur bec ne s’encombre d’aucun fromage ; ni vaniteux ni gourmands, ils sont tout au jeu de vivre, et flattés au-delà de toute flatterie par le pinceau qui si libéralement et si justement les projette dans un pur espace. Oui, je veux croire que c’est un ancêtre de ces corbeaux-ci qui, jadis, inspiré par l’Esprit, se fit le panetier ponctuel de Paul de Thèbes ; des ancêtres de ces mêmes corbeaux, dans des temps plus lointains, sustentèrent le prophète Elie ; si Paul de Thèbes, si Elie avaient su dessiner, ils eussent dessiné des corbeaux fort ressemblants à ceux-ci. Car le sens de l’essentiel ne connaît pas de frontières. Le mensonge sépare, la vérité unit. Sous le climat de la vérité les dates se confondent, le miracle est le pollen de l’ordre naturel. Dix-sept syllabes, continue le Professeur, suffisent pour dire exactement un être. Le plus sobre dessin n’est pas moins efficace. Bashô se rend célèbre par un minuscule poème où rien n’a lieu qu’un corbeau sur une branche perchée, ô La Fontaine! Rien ne lui arrive, à ce corbeau, que d’être perché, et c’est l’automne,dit un traducteur,ou l’automne à sa fin, c’est un soir d’automne, dit un autre traducteur, ou un crépuscule, dit un troisième, tous consternants, et je suis penaud de ne pas connaître la langue japonaise, si je n’étais pas si vieux, et si français, je veux dire si mal luné pour les langues, je m’y mettrais, au japonais, rien que pour lire une fois ces dix-sept magistrales syllabes (qui ne sont pas des syllabes) comme on doit les lire et mieux que les lire ; du moins puis-je pieusement les recopier en transcription phonétique : kare-eda ni karasu no tomari -keri aki no kure, et bien sûr je n’y entends que le croassement répétitif de beaucoup de K, et je peux, par ailleurs, ironard, remarquer qu’un corbeau qui sur une branche dépouillée (morte, nue) se tient perché, cela est si miteux, finalement, si nul, que non seulement le trait d’esprit de Jules Renard, plus inventif en sa laconique concision, mais aussi la fable fort civile et anecdotique de La Fontaine sont, au bout du compte, préférables, j’en conviens, ce haïku exige de ma part un acte de foi. Mais… est-ce si sûr ? Me soucié-je de la valeur littéraire d’un poème ? A dieu ne plaise. Mon effort est de n’en retenir qu’une braise de sens. Je suis exonéré des vains tracas de l’amateur (est-ce beau ? est-ce nouveau ?). Avec peu de mots le corbeau fait son plein. Je tâche à lui ressembler. J’ai compris que saluer un corbeau, avec le même laconisme dense que le corbeau de Tibère saluait l’empereur et Cie, cela importe plus, dans le jeu des mondes, que de s’évertuer sur quelques clichés du noir charognard. « Sur une branche nue Un corbeau perché L’automne à la brune », certes cela n’a l’air de rien. Mais n’est-ce pas le privilège du haïku que de donner au rien l’air de quelque chose et à toute chose un air, un petit air fredonné, de rien ? Et il y a l’attestation du dessin. Le dessin, lui, nul besoin de le traduire. Il existe un dessin de Bashô représentant l’arbre, et sur la haute branche, à une enfourchure, l’oiseau posé, bec ouvert, je serais tenté de dire comme si le fromage lui échappait, mais non, le fromage est une obsession française; il y a mieux : un disciple de Bashô, Morikawa Kyoroku, réduit l’arbre à quelques radicelles et une forte branche coudée, sur celle-ci l’oiseau se tient, méditatif, recueilli, le bec clos, dans sa négritude qui est comme l’or noir de la méditation, et il y a entre la branche et lui une telle affinité que l’un et l’autre suffisent à faire un monde, cet être (je ne saurais dire cette bête, ni même ce volatile) est exactement ce que dit le haïku, sur sa portée végétale il est la note exacte, bien tenue, pattes plumes toutes, il est qui il est, divine- si j’ose dire- présence ; eh bien je crois que le haïku de Bashô, dans son ordre, est aussi fort que le dessin de Morikawa, qu’il me faut l’entendre à travers ce dessin.
Entrefilée, ici, une lettre de la mignonne Lydie (je n’ai pas d’image d’elle, je la suppute mignonne à cause de ses petites façons, mais on a de ces surprises, parfois! aurais-je imaginé Baladine, ce feu-follet d’impressions, ce libertinage érudit, en Vénus au long bec emmanché d’un long cou ? Baladine, si spirituelle, et un pas lourd de polka!). Lydie vient de découvrir un dessin de moineau, par le moine médiéval Kaô. « Un moineau du douzième siècle, cher Professeur! Quel émoi! La petite bête, saisie par le pinceau de l’artiste dans l’instant même qu’elle va prendre son vol ». Cette information n’amuse pas, apparemment, l’austère Professeur tout à son Bashô. C’est le crépuscule. N’est-ce pas ici même en cet instant, pour moi, à Réquistat, le crépuscule ? Et Réquistat, n’est-ce pas un crépuscule sans fin ? Il est mélancolique. Il sent en lui s’allumer « l’affreux quinquet de cinquante automnes », écrit-il, ne perd-il pas la feuille(sic) ? n’a-t-il pas déjà des poils blancs ? Ce corbeau sur sa branche, au crépuscule, dans le crépuscule automnal, dans cet automne qui est un long crépuscule, comme il m’est fraternel! Un chaman indien dit : « le crépuscule est la brèche entre les mondes » ; un poète français évoque « ces êtres qui vieillissent si vite et qui, sauf accident, iront bientôt s’asseoir sur le pas des portes pour voir s’éteindre un crépuscule d’automne »; eh bien le minuscule poème de Bashô rend tout cela, miraculeusement, sur sa branche le corbeau est dans la brèche entre les temps. De Bashô encore : « Mais quelle affaire, ce décembre, meut vers le marché ce corbeau ? » Et ceci, de Kikaku : « l’hiver venu, les corbeaux se perchent sur l’épouvantail. ». Le karasu sur le kakashi! L’oiseau ne fais pas les frais de l’esprit, c’est l’industrie humaine qui est moquée par l’oiseau. Il en va de même de ce haïku d’Issa : « corbeaux des montagnes des boutures que j’ai plantées tous à ricaner » ; le même Issa, constatant qu’il n’a pas de serviteur pour le laver selon le rite au jour de l’an, et prenant un corbeau en flagrant délit balnéaire, le salue, jovial et aigre-doux : « à ma place prenant un bain dans l’eau neuve un corbeau ». L’homme et l’oiseau, l’oiseau et l’homme, les rôles sont interchangeables. Ces haïku successifs, » pluies de cinquième lune sur le coeur si lourd me pèsent les monts Chichibu », et « pluies de cinquième lune à grands flac-flac sous les pattes avance un corbeau » font d’Issa au coeur lourd et du corbeau qui patauge des frères d’infortune ; je veux bien que flageoler (flac-flac, zakuzaku ariku) expose le karasu à notre sourire, mais tant de fois c’est de lui-même qu’Issa, tendre et cruel humoriste, fait sourire comme il le fait ici du karasu! Ailleurs : le « corbeau croasse (naku karasu) ce jour les pluies d’été sont-elles lasses de tomber ? » Le voici contemplatif : »ressemble au Fuji ce nuage ah ce nuage croasse un corbeau ». Dans la poésie japonaise vont et viennent porte-poils et porte-plumes au gré des pluies et des lunes, également drôles ou également pas, fraternellement exposés au même cycle des saisons et des émotions. Et puis, une langue, la langue japonaise, où l’épouvantail se dit kakashi, le corbeau karasu, le rossignol hototogisu, où il existe des monts Chichibu, doit ressembler passablement à la langue des corbeaux ; le peuple japonais serait plus proche du peuple des corvidés, et, hyper-intelligent, serait un démenti cinglant infligé à la science fanfaronne cartésienne qui tranche à la hache (cette locution académique!) entre intelligence et instinct ; les japonais (hommes) sont aussi intelligents que les japonais (corbeaux), les corbeaux japonais non moins intelligents que les hommes japonais et, au bout du compte, conclut le Professeur, qu’est-ce que c’est que ce QI, ces mesures maniaques de quotient intellectuel ? Qu’est-ce que cette marotte de pion diplômé d’évaluer un être selon son QI ? Autant l’évaluer selon son Q, non ?
Lydie aidant se constitue une anthologie du karasu haïku « sans égale », écrit-il : trente-et-une pages du carnet de moleskine, trois poèmes par page. (Trente-et-un que multiplie trois, total : quatre-vingt treize. Affreux! Un roman de Hugo). Me permet-on de recopier ceux-ci ?
D’Issa, d’abord :
« Du vent de l’automne
sans plus de gîte
un corbeau endure le souffle »
« Les corbeaux eux-mêmes
disposent au moins d’une forêt
pour aller vieillir »
« Le bec taciturne
voici que les corbeaux volent
dans la pluie d’automne »
« Fripouille de corbeau
m’a bel et bien filouté
mon melon au frais »
« Souffles de vent frais
de peu de soutien me sont
au cri des corbeaux »
« D’un saut vif esquive
le corbeau en riant
mes boules de neige »
« Des chasseurs d’oiseau
un corbeau se gausse
sur le toit de la chapelle »
« Aux grosses chutes de neige
ne se laisse en rien abattre
messire corbeau »
D’autres, d’un auteur inconnu :
« chaude journée
un corbeau
enfouit quelque chose »,
de Santoka :
« un corbeau croasse
je suis seul
moi aussi »,
de Hosaï :
« dans la rizière moissonnée
j’ai vu de tout près
la tête d’un corbeau »,
de Nissha :
« à chaque bris de vague
le corbeau
tressaille un petit »,
de Kikaku :
« chant du coucou
puis cri du corbeau
aurore »
Le Professeur s’enchante de cette sorte d’à tu et à toi de l’homme et de la bête. « Fripouille de corbeau » ? C’est, pense-t-il, le ton sur lequel on s’adresse le mot qu’on lance à un gamin. « Un corbeau enfouit quelque chose » ? Menu larcin je suppose.
Baladine, qui a l’oeil journellement sur « Le Monde » (il se doit), dérange un peu (est-ce un de ces coups fourrés dont son amitié un rien querelleuse est capable ? Une façon de contrer subrepticement Lydie ? Un agacement à trop de sympathie pour une nation « réac »comme elle dit ? ), quelque peu, l’euphorie nippone de son vieil ami en lui « fourrant sous le nez » (c’est son mot à lui) un article du 20 août sur les corbeaux de Tokyo. Il exulte, d’abord, le Professeur, à l’idée que les corbeaux joueraient, dans la capitale du Japon, le rôle des moineaux à Paris, à Venise des pigeons, et il en tire immédiatement une preuve supplémentaire en faveur de l’intelligence exceptionnelle des Japonais. L’un d’eux, d’ailleurs, Mr Karasawa (« presque karasu« , note-t-il), n’a pas dédaigné de consacrer au karasu tout un livre. « On chercherait en vain en France pareille dévotion; la revue « Science et Nature » se flatte, cette année même, d’offrir pour un prix modique ses onze numéros « spécial oiseaux »; les corvidés n’y figurent pas; on leur préfère le gypaète barbu ou les canards,…les canards! Mr Karasawa estime que le corbeau, doté d’un cerveau comparable à celui des primates, est un oiseau particulièrement sagace. (Pourquoi Mr Karasawa ne se risque-t-il pas à dire : c’est le plus sagace ? Mais peut-être le dit-il, et c’est le journaliste du « Monde » qui mitige le superlatif). A preuve : il dépose les noix sur la chaussée pour que les voitures les écrasent et qu’il puisse les picorer ; il fait choir les coquillages pour les briser. A preuve encore, il s’amuse sur les toboggans des squares. Ce trait me plaît particulièrement. Mais ce goût des corbeaux pour les toboggans était déjà noté par Pline l’Ancien. On n’est pas plus avancé là-dessus aujourd’hui qu’au temps de la dernière éruption du Vésuve. L’intelligence des primates, fussent-ils primates Nobel, n’évolue pas plus, ce semble, que celle des corvidés. Mais ces corbeaux tokyoïtes ont des jeux moins inoffensifs, poursuit le chroniqueur, ils déracinent les plantes des parcs, ils lâchent des pierres sur des toits en tôle. Et …ah ! Leur régime alimentaire ! La formule savamment dosée de Mr Karasawa – » les hommes sont au sommet de la chaîne alimentaire urbaine et le corbeaux à l’autre extrémité »- me dresse un peu le poil. « L’autre extrémité » ? Qu’est-ce à dire ? Eh bien, il faut déchanter. Le cliché du charognard, le Japon moderne, qui n’est évidemment plus celui de Bashô, s’y est résigné. Il ne se perche plus, le karasu, solitaire au crépuscule sur une branche, il ne relaie plus le coucou pour éveiller l’aurore, non, ses noires escadrilles dignes d’un film d’Hitchcock éventrent au petit jour livide les sacs-poubelles en plastique de la mégapole, répandant sur la chaussée des monceaux d’ordures. Ils chassent les autres oiseaux, seraient à ce jour rien que dans les trois grand parcs de Tokyo une vingtaine de mille. Vingt mille ? Mais il y a combien de millions d’hommes, à Tokyo, à mettre des ordures dans des sacs plastiques ? Qui, je demande, salit le plus ? Et si l’on consommait moins, il y aurait moins d’ordures. Mais ce n’est pas assez du corbeau charognard, il le faut terroriste. Le corbeau tokyoïte pose des cailloux, paraît-il, sur la voie ferrée reliant la capitale au faubourg de Yokohama. Il en résulte des dizaines d’incidents, sans gravité, précise-t-on, mais…Pas que des cailloux, dit-on : une machine à laver a été trouvée sur un rail, ligne de Kanagawa, l’on soupçonne que l’auteur du forfait serait un corbeau. Eh bien! je m’amuse à l’idée que vexé de la réputation qu’on leur fait, depuis Ovide jusqu’à Meiji,d’être sales, l’un d’eux aura essayé la machine et, déçu de ne pas se voir après usage aussi blanc que le garantit le prospectus, s’en sera délesté sur ce rail.
Ai-je tort d’échapper, tant d’heures et d’heures successives, au village, à ses jappements, ses pépiements, à la sobre église et au cimetière si discret, bref à l’Aubrac ? J’ai échappé non moins au reste de la planète. Madame Calmels eût-elle connu la poursuite par des paparazzi de lady Di et de son Dodi, l’un et l’autre opportunément changés en charognes, en plein Paris, pour redonner un peu de mordant, en cette fin d’août, à l’actualité, elle aurait eu scrupule à m’en faire part, tant je semble abstrait de tout. Mais c’est samedi, et si je le dis, c’est que Baladine arrive, elle est là, je brusque un peu, excusez, nous échangeons quelques propos piquants sur les JMJ, qui l’agacent, l’accident du Pont de l’Alma, qui intéresse sa causticité (à mon « viva el Papa » rétorquant « viva el paparazzo ») non moins que sa sensiblerie (« Diana était si bonne », etc., Mère Térésa le dit », etc.). Elle a vu la cérémonie funèbre à la télé. Même les tokyoïtes l’ont vue, insinué-je,…même des corbeaux tokyoïtes, pour sûr, l’ont vue! » Baladine déballe son cabas « -Il y tenait, au Japon », souligne-t-elle, mordant à pleines dents (c’est pitié, ce plombage, molaire gauche, qu’on lui voit) dans un roulé au fromage, « ils sont si bons à la Saint-Urcizaine », moi, patraque, je m’abstiens de ces pâtes cuites, « comme le Professeur », remarque-t-elle « Vous, vous y teniez peu, et vous ne vous teniez pas de le houspiller sur son Japon comme sur son Paul ermite, n’est-ce pas ? – Vous me prêtez une malice qui ne m’a jamais effleuré. Je le taquinais parfois, rien de plus. Houspiller ? Bon. Houspiller, si vous voulez…caresser à rebrousse-plume. Notre mésentente était à l’amiable, toujours. » Il y a, ce soir (est-ce à cause de ce rayon qui passe par l’imposte et se pose sur la nappe ? ) un charme, en Baladine, je dirais un chic, Inès de la Fressange en un peu fripé. La semaine dernière elle s’était affligée d’une robe de bure avec des fonds énormes, on aurait cru une coulée de tourmaline. Cette fois…-« Qu’est-ce que cette texture, Baladine ? – Un crêpon de coton et de soie, mon cher ». Des bretelles fines mettent en valeur l’épaule, le décolleté a une jolie échancrure. Je le remarque.. Je remarque que je le remarque, et elle-même le remarque un peu.
Le Japon, donc. -Pas que le Japon, dit-elle. C’est moi qui lui signalai le film d’Hitchcock. Il en résulta une colère contre ce cinéaste qui, lui aussi cédant au cliché, ne peut concevoir l’ennemi numéro un de notre espèce, s’il s’agit de bêtes volantes, que sous l’espèce d’un corvidé. « Eh bien venge-toi, corbeau, fouaille-nous du bec, accomplis la loi du Ciel. » Sur la même page où est épinglé le déplorable Hitchcock figure une coupure de presse, encore un cadeau de l’espiègle Baladine : » Des passants se sont fait attaquer par des corbeaux, hier, à Ramat Gan près de Tel-Aviv, après la chute d’un oisillon de son nid. La police et les pompiers ont dû faire appel à un spécialiste pour que l’oiseau soit ramené dans un zoo pour y être soigné. La volée de corbeaux qui défendait leur petit a suivi la voiture de l’ornithologue tout au long de sa route ». »Cet incident, commente le Professeur, ferme le bec aux imbéciles qui accusent les corbeaux d’être des parents dénaturés. Belle leçon, poursuit-il, à l’adresse du peuple juif oublieux de ses prophètes et entassant l’or au lieu d’attendre la manne d’en haut. » Ce trait contre les juifs m’étonne peu, dis-je à Baladine. Il est arabe de tendance, par l’équivoque entre °Arabon et rorabon – Oui, il aurait même concédé que ce furent des Bédouins, non des corbeaux, qui nourrirent Paul de Thèbes ou Elie le Thesbite. Mais de même qu’il en veut aux juifs de n’être pas le peuple de la justice il déplore que les Arabes ne soient pas le peuple du service, et il lui arrive même de railler leur « Allah-Dollar », leur « Doallahr », disait-il, et de les désigner, chez nous, en France, comme une horde de prédateurs donnant du bec partout où il y a des « Allahcations » (c’est son mot) à glaner. Sa verve n’épargne personne. « Bien sûr », ajoute Baladine, « sur cela, dans le roman, motus.
Elle est toute requinquée, Baladine, en ce second week-end de septembre. Son teint d’habitude blafard ne l’est pas, sa nervosité se devine à peine. Le ratage sentimental ne se lit plus sur des traits rafraîchis aux extraits d’algue, précise-t-elle. Pour une fois la gaieté ne me semble pas factice. Miracle du crêpon de soie ? Du roulé au fromage ? – Au fond, il était français, bien français, rien que français, et seule la littérature française l’intéressait, l’intéressa, puis cessa de l’intéresser, du moins le disait-il – Donc, quand il écrit: »le Japon de Bashô, le Japon du haïku est révolu, le Japon de Mr Karasawa est celui où le corbeau est pour le Tokyoïte un ennemi », il éprouverait, in petto, une certaine satisfaction ?-Il ne lui déplaît pas que la civilisation mondiale des machines à laver plus blanc soit unanime à dire sur le corbeau des cornaccheries, disait-il -Mais revenons, dis-je, au Japon – Revenons-y ». Après souper, petite balade, c’est de règle, n’ai-je dit ? vers les Escoudournats. Le Plomb, là-bas, l’Ararat du Cantal. Fraîcheur déjà d’équinoxe. Elle a mis un pull, de laine, ou de coton, n’importe. « -Il choisit ce qui l’arrange, dit-elle, ou bien ce qui le dérange, selon – Selon ? – L’état de ses intestins – Ou de ses instincts. Que lui eût révélé, sur le corbeau, votre Dictionnaire des symboles ? – Vous le savez, il méprisait ce « fourre-tout » (c’est son expression); je donnais tête baissée, selon lui, dans ledit fourre-tout, j’étais, croyait-il, toquée (c’est son mot) des histoires les plus farfelues, piquant n’importe quoi à la foire aux puces (sic) de la culture, j’étais (c’est lui qui parle) pour une France « multi-culturelle », mon « Dictionnaire des symboles » représentait à merveille ce souk de tous les cancans confondus, cette pouillerie de références indifféremment glaviotées, et, pouffait-il, « le Cherokee y équivaut au Tokyoïte ». Cependant, répliquais-je, ce Dictionnaire à vos yeux dédaignable a le mérite, contre la Bible, soulignant la piété filiale et familiale du corbeau de fournir la traduction d’une délicieuse comptine nippone : « Pourquoi le corbeau chante-t-il ? Parce que dans la montagne il a un enfant chéri de sept ans Le corbeau chante : Mon chéri! Mon chéri! Il chante : Mon chéri! Mon chéri! » Je lui récite la comptine », poursuit Baladine, » et le petit commentaire subséquent : kâ kâ, en japonais, est la marque du croassement, « chéri » se dit « kawaii ». Kâ kâ le laisse perplexe. Il se tait une minute, médite, je le sens, un trait d’esprit, murmure, avec un sourire mi-figue mi-raisin : « Ce kâ kâ n’est pas ragoûtant », hésite, lâche enfin : « En grec, cela donnerait : korax ephê kâkâ, je me rappelle, me dit-il, la consigne du grand saint Antoine : « ascètes, ne vous encaguez pas ». Puis, rapprochant de ce kâ kâ que dirait le corbeau le kakashi, l’épouvantail, il statue que les petits poèmes karasu/kakashi vont, au Japon, de soi. Bref, » dit Baladine, « il spécule, ignorant tout de la langue japonaise, sur des cocasseries de syllabes qui ne sont telles que pour son oreille française, et, « ajoute-t-elle », comme il a l’imagination volontiers stercoraire, il hésite entre le plaisir enfantin de remuer verbalement, quelque sens qu’il prenne, le kâ kâ, et la répulsion qu’il éprouve à mêler le corbeau à cette affaire- Vous me parliez », dis-je, « de textes que le Professeur aurait écartés de sa sélection ? – Oui. Ce conte de l’escargot par exemple. Une femme stérile prie Suijin, le dieu de l’eau, de lui octroyer un enfant, fût-il « petit comme cet escargot d’eau douce » ; exaucée elle met au monde un être minuscule, Tsubuya, petit grain, sera son nom ; à vingt ans, malgré cette disgrâce, il réussit à épouser la fille d’un seigneur ; celle-ci, pour mieux se l’assortir, s’en va avec lui consulter le dieu guérisseur, Yakushi, le dépose, le temps qu’elle est au temple, sur une diguette, quand elle ressort, il a disparu; elle alors de s’écrier : « Tsubuya, Tsubuya, époux chéri, as-tu été becqueté par un corbeau, ce crétin d’oiseau ? » Il ne me laisse pas achever le conte. Il éclate. Crétin de corbeau! Voilà : Epithète de nature, épithète homérique, n’est-ce pas ? Crétin, comme le corbeau de la fable. Cause entendue. »
Comment finir la soirée ? Baladine, dans quelques instants, insinuera que ce n’est pas folichon ici!, je déchiffrerai : je ferai alors un geste vers C,A,L,M;E,L,S, lettres défardées sur le crépi qui s’écaille. Regagnée ma chambre, je feuillèterai le recueil de Couchoud. .Bashô : higoro nikuki, d’ordinaire haïs, karasu, les corbeaux, mais sur la neige, ce matin, eh! Couchoud traduit avec astuce, la traduction anglaise, en regard (crows…are interesting with black figures) est lourde. Eh! Me reviennent quelques paroles du Zen, ou du Tao, sur le noir qui n’est pas noir, le blanc qui n’est pas blanc, ou bien la justice du blanc où il faut, du noir où il faut, et il est beau que le corbeau soit noir puisque la neige est blanche, ou la neige blanche si le corbeau noir, mais il pourrait neiger noir et corbiner blanc, comme ce fut jadis quand l’oiseau était l’argus du dieu Apollon. Seul, ouf! dans ma suite privée de l’hôtel Calmels, si français, nulle part ailleurs qu’en France, en Mongolie peut-être, ou dans la Moldavie de Ceaucescu, on ne trouverait un hôtel Calmels, cette chambre misérable avec ses coulisses empoussiérées, son lavabo fendu, ses meubles écornés qui craquent, son cagibi-débarras, ses cintres qui se démantibulent, ses contrevents dont le crochet ne happe que le vent, pour un peu il y aurait encore dans la table de nuit le pot de chambre du papé. Tout est intensément français,ici, rien de ce qui est étranger n’y est humainement supputable. Le Professeur ici vécut en pur Français du Cantal, son Carmel était un neck, son Qolzoum un puech, son Japon une boralde. Les paroles de Baladine –« au fond il était français, bien français, rien que français »- tandis que je me les redis, feuilletant sous ma lampe de chevet les dernières pages du cahier de moleskine, voici que je les retrouve, telles quelles notées, assorties de ce grinçant commentaire : « Curieux que ne lui soit pas encore venue l’idée du crêpage ethnique. Toquée de contes et légendes, palpitante aux inepties des peuples les plus sous-développés, qu’elle égale, dans sa mansuétude, aux philosophes « cartésiens », comme elle dit, convaincue que l’humanité, de tout temps, a toujours pensé aussi bien, et qu’il n’y a pas de différence entre le sire de Cro-Magnon et l’architecte des Propylées, entre un aborigène d’Australie et le poète de l’Orestie…ces assertions qui ne coûtent rien, cette façon de se couler dans un prêt-à-porter égalitaire! Combien de vrais Français, en France, à l’heure actuelle ? Autant que de vrais corbeaux, je pense, pas plus. Seront bientôt parqués dans des réserves naturelles, Schutzgebieten, chasses gardées, Français de Vanoise, Français de Néouvielle, Français d’Aubrac, Français pure race. Visite payante. Payable en kopeks, non, en dirhams. » Cette verve! » Au fond, « poursuit-il, » le critère, le shibbolet de francité, le test dirimant, ça devrait être : vous voulez vos allhacations ? Récitez-moi la fable du corbeau et du renard, une fois par coeur, et, ici le hic, une autre fois avec esprit ; et ajoutez-y, sur un ton espiègle et doctoral, sans omettre aucun attendu, aucune virgule, sa critique imbécile par Jean-Jacques Rousseau – pour la mention ».
Il aurait pu accueillir avec faveur la réprimande de L’Emile adressée à une fable dont le corbeau fait les frais, mais non, il est si français qu’il décide de tourner en ridicule, au bénéfice de La Fontaine, le pédagogue genevois qui au reste, dit-il, n’ayant cure du corbeau, ergote seulement sur des points de grammaire et de morale. « « Qu’est-ce qu’un corbeau ? » demande Jean-Jacques. Question idiote ! Tout écolier de France, en 1761, sait ce que c’est qu’un corbeau. » Sur un arbre perché ? L’on ne dit pas sur un arbre perché, l’on dit perché sur un arbre » : oh le pédant! Bashô, dans son célèbre haïku qui passe pour un modèle absolu de simplicité – « kare-eda ni, sur une branche sèche karasu un corbeau no tomari-keri perché- » ne dit pas autrement que La Fontaine. « Quel fromage ? était-ce un fromage de Suisse, de Brie, ou de Hollande ? » Caséeuse question, vraiment! C’est un fromage à la guise du dégustateur de la fable. » Comment concevra-t-il qu’il tienne un fromage à son bec ? » Mais s’il a pu jadis tenir à son bec un pain, pourquoi un fromage découragerait-il ce conirostre ? Entre parenthèses il y a chance que ce fromage soit crémeux à coeur, voire croulant, sinon puant, son parfum doit donc intéresser les environs, le renard a bon odorat, comment s’étonner qu’il en soit « alléché » ? » Le Professeur exerce sa raillerie enfin sur la raillerie de Rousseau qui n’a pas su dénoncer la raillerie de ce renard dont la faconde captieuse (« belle voix », « plumage », « ramage ») n’est que ramas de clichés. Bref c’est un précepteur, ce Rousseau, qui bourre une copie de ratures. « Ils sont tous ainsi », continue-t-il, ils font eux-mêmes leur copie et barbouillent de rouge la copie du voisin; ils s’entre-copient et s’entre-barbouillent; la chance d’apercevoir un corbeau nature leur a été refusée; il n’en est pas un cependant qui ne tienne en son bec son fromage, sa copie bien encrée, espérant que les confrères se récrieront qu’il est « le phénix des hôtes de ces bois »; mais chacun, tenant bien en bec son puant, ne le lâche à aucun prix, si ce n’est Renaudot, ou Goncourt. Et que fais-je moi-même en ce moment, je copie, je barbouille, je sais, je sais…je quémande une médaille aux comices de Laguioles pour mon petit lanquetot… »Et moi-même, que fais-je, en ce moment ? Au moment que je vais éteindre, grands dieux, entre dans ma chambre Le Corbeau de Poe. Celui-là même! On l’avait oublié. Il est le cul-de-lampe, c’est bizarre, de la liasse. Je lis, dans la nuit de Réquistat, dans cette maison Usher-Calmels dont je présage l’imminente ruine, le poème de Poe et les appréciations du Professeur. » Ce poème 1/3 anglais, 2/3 français, dit-il. Quel poème a jamais requis le concours de trois cerveaux aussi prodigieux, le Yankee pochard pour le premier faire, et pour les finitions Baudelaire et Mallarmé ? Le seul poème du monde excellent dans la langue originale, meilleur encore, coup double, en traduction. Eh bien ce Corbeau est une catastrophe. D’abord c’est un étudiant qui reçoit la visite nocturne de l’oiseau. Cet étudiant ne sait éteindre sa lampe à temps pour dormir du sommeil du juste, sa chambre est bourrée de livres de sciences occultes, lesquelles sciences occultes n’ont jamais produit pour résultat que d’occulter la seule science qui vaille, celle de l’aurore, comme dit Augustin, et d’enténébrer les méninges dans un labyrinthe de fausses déductions. Et puis cet étudiant est en proie au spleen, fâché qu’il est d’avoir perdu sa petite amie Lenore, autant dire d’avoir perdu le Nord, ça oui, et une chance pour lui de retrouver le Nord, c’eût été d’accélérer le deuil de ladite Lenore petite amie, donc de se coucher plus tôt après avoir écouté aux premières étoiles le cri de la chouette hulotte, qui est un vrai oiseau, plutôt que de s’encombrer d’un buste de la déesse Athéna-Pallas. Evidemment ce corbeau nocturne n’existe que dans l’imagination de cet intoxiqué. S’il eût existé, quel importun visiteur, en effet! Les corbeaux d’Elie viennent au point du jour et au soir tombant. Celui de Paul vient à l’heure qu’il faut. Ces volatiles inspirés ne disent mot mais s’acquittent de leur mission vivrière auprès d’hommes insoucieux de petite amie et de sciences occultes. Ce corbeau est fantastique, » poursuit le Professeur. » Le fantastique ne m’intéresse pas. Ce n’est que le grimaud du surnaturel. Le fantastique vient à la place de la réalité dont on désespère. Le surnaturel est la réalité portée à son plus haut indice, devenant le réel même. Je ne crois pas une seconde au corbeau de Poe, je crois à jamais au corbeau de Paul. Objection de Baladine: Le Corbeau de Poe est un chef-d’oeuvre, celui de Paul l’ermite n’est qu’un on-dit. Je réponds que Le Corbeau de Poe est un poème, rien qu’un poème, et ne peut intéresser en moi que l’éternel étudiant; le corbeau de Paul, quand même je me rétrécirais au plus étriqué scepticisme, il y a une chance, fût-elle infime, que ce soit un corbeau réel. Tel est ce seuil critique où je suis parvenu, « poursuit le Professeur, » j’en ai assez d’être un professeur, c’est-à-dire un étudiant, un professeur, en quoi que ce soit, est un éternel étudiant, sa vie se fait avec les bouquins, il finit par préférer les choses de bouquin aux choses de la vie, que dis-je, il ne voit plus les choses de la vie, jamais de sa vie il n’aura observé un choucas, il sera obnubilé à jamais par Poe et Cie, il se sera tourné et retourné dans sa chambre moisie de chefs-d’oeuvre, avec le buste de Pallas-Athéna sur lequel aucun corbeau jamais ne déposera fût-ce une fiente, une fiente, une matière différente de cette chiure interminable de caractères imprimés qu’on appelle la littérature ». Le Professeur note ensuite que Poe joue sur le noir : »noir de nuit, noir corbeau, noir d’étudiant qui broie du noir, et dont le corbeau, charognard à bon escient cette fois, devrait broyer la cervelle farcie de sciences occultes. Baladine », note-t-il ici, » intervient, me prie, en vue d’une publication (souhaitée, me serine-t-elle, il faut), d’atténuer au moins ce désastreux passage (dit-elle) ; l’étudiant, n’en dire que du bien, vous vous suicidez, assure-t-elle, si vous maintenez ces propos méprisants ; ou alors, mais aujourd’hui c’est vieux jeu, sermonnez en style Mao, envoyez-le, ce liseur abruti, récolter le riz ou visser le boulon, mais ce n’est pas le sujet, et puis Mao, je répète, no, oggi c’est vieux jeu, Baladine est de belle humeur, aujourd’hui 30 août, le soleil cuit et recuit Réquistat, c’est midi, elle porte une casaque, elle a été maoïste, un temps, pour rire. Bref, m’enjoint-elle, biffez, cher, ce passage malencontreux. Mais si je le biffe, répliqué-je, que mettre à la place ? Devrais-je supprimer également la suite ? » Il n’en a pas fini en effet avec le commentaire sarcastique du poème de Poe. « Un corbeau », éructe-t-il, » un descendant des nourriciers du prophète Elie, commis auprès de cette face pâle d’étudiant ? Quel corbeau ? Un intercesseur divin ? Non, un minaudier qui se présente « with many a flirt and flutter », « avec des façons frivoles et fébriles de belle dame ou de beau monsieur. Mais ténébreux, plutonien, sinistre, il n’apporte aucun viatique, son mutisme est un mutisme infernal, dont il ne se départit que pour proférer l’unique mot « nevermore », mot de damnation. Noir, laid, ras tondu, et vieux. Perché …. » Le Professeur répète ici en écho le perchè ? interrogatif qui a donné le branle à sa rumination, et je me rappelle, recopiée et punaisée sur un mur de son cabinet de travail, la trace du choc métaphysique de Jules Renard : « Chasse. Tout à coup je m’arrête au milieu d’un champ, et cette question se pose sur moi comme un grand oiseau noir : « Pourquoi, pourquoi sommes-nous créés? » « Perchè ? », répète le Professeur. « Maître corbeau sur sa Pallas perché … « Maître Cerveau sur son homme perché », ironisait un persifleur. Nous avions autrefois des Pères. Nous n’avons plus que des persifleurs.. Ah! Si nous redevenions une fois le corbeau simple de Bashô, perché sur sa branche sèche dans le crépuscule chenu, la rose des heures tourne autour de ce point sublime. Ah! Si nous étions, non le lugubre oiseau « sitting lonely on the placid bust » (lonely, la triste seuleté ), mais le passer solitarius in tecto du psalmiste! La différence abrupte, « conclut-il, « entre cet étudiant dans sa thurne et un ermite d’autrefois dans sa laure « (le Professeur emploie laure, mais qui sait aujourd’hui ce qu’est une laure ?), » c’est que l’un, intoxiqué, ne reçoit pour visiteur qu’un corbeau fantôme, émanation de ses fumées cérébrales, lui apportant la définitive mauvaise nouvelle qu’il n’est bonne nouvelle, tandis que l’autre, désintoxiqué, reçoit la visite d’un corbeau réel, don du divin Pourvoyeur, attestant par le viatique du pain que la Bonne Nouvelle est nourricière. Ce corbeau de Poe est légion », achève en style biblique, le Professeur, « il s’appelle aujourd’hui « médias », les médias sont là, perchés dans notre intérieur sur le pallide buste de Télé-Pallas, ils ne cessent de jacasser des nouvelles qui ne sont que de mauvaises nouvelles, dont l’unique nouveauté est d’être toujours, même quand on les prétend bonnes, mauvaises, une récurrence, une logorrhée de mauvaises nouvelles. Ils sont coriaces, ces corbeaux, ils se sont pris les serres, comme celui de la fable, dans l’épaisse toison d’une « Moutonnière créature », mais non, pas pris, ils prennent, et ne lâchent pas, ces coriaces, et la France entière bêle, ignorante de l’Agneau de Dieu, le stupide message du corbeau « médias », et il n’y a plus moyen de faire entrer dans ces cervelles ovines la moindre lueur de Bonne Nouvelle. Nul n’échappe, aujourd’hui, à cette ovinisation, elle est planétaire. Le sinistre volatile, sous le nom de télé, se perche jusque dans la masure du pâtre « (pâtre ? pourquoi ne dit-il pas ici simplement :berger ? pourquoi cet accès de lyrisme désuet ?), « il n’est gourbi où les magiciens de la technique ne lui donnent accès, la chambre la plus sordide comporte, fixé au mur, le sombre, frémissant et jacassant passereau, « flirt and flutter », répétant toujours les mêmes clichés, tous résumables en ce sépulcral « nevermore », ce jamais plus l’Evangile. Et si la plupart des étudiants ne se l’offrent pas dans la thurne, il volète sur leur crâne par les bons soins de la Mater Alma qui se fait le porte-voix et le porte-grimace de l’oiseau télé, du crépusculaire oiseau d’une civilisation finissante. Car, sauf exception, le discours de l’Université se calque sur celui des médias, il en est la copie strictement conforme, et quand ladite Université, qui n’a rien à voir, vraiment, avec l’Univers, et qui par ailleurs a peu à voir avec la Cité, se mêle d' »états généraux », selon la logomachie ambiante, elle discute de tout, dans ces « états généraux », sauf de ce qui devrait être sa tâche la plus urgente : chasser de dessus la tête de Pallas, c’est-à-dire du cerveau multiplement débile de la gent enseignante et de la gent enseignée l’exécrable volatile, afin que cesse le caquetage et que recommence, dans une aurore grecque, le travail et le loisir de la pensée. Car ce corbeau télé, ce n’est pas un corbeau, à la vérité, ce n’est rien de moins et rien de plus, dans une société rendue à la barbarie, que le dieu Tawhxwax des Indiens Matako, ce démiurge grossier, inepte, chiant sur l’oiseau sa noire chiasse. »
II
Baladine réapparaît chaque week-end (ouiquinde, prononçait le Professeur, avec un Q comme le K emphatique des Arabes), m’interroge, me stimule. Cette fois-ci elle dépose devant moi une corbeille d’osier bleu à décor de raisins, dedans sont placées en chevron quelques fines tranches de pain blanc de Saint-Urcize. Je veux le dire. Je l’ai dit. Il y a tant de gestes de Baladine, et tant de tenues, et tant de lâchers, ainsi ces instants où elle se tourne vers moi, de trois quarts, composant ses yeux et sa bouche en triangle énigmatique et insinuant. Elle est alors comme le grand oiseau P’eng des Taoïstes : elle occupe tout le ciel.
J’aurais dû dire, sans autres façons (mais, corbleu, ne l’ai-je pas dit ?), que j’ai pris à Réquistat mes quartiers de septembre, que le premier quartier est déjà échu, que Baladine fera à Réquistat quatre apparitions, que les teintes d’automne commencent à se suggérer dans les feuillages propices, que j’ai pour septembre autant d’affection que le Professeur éprouvait d’antipathie pour août, et que Mme de Sévigné constatait déjà, voilà trois siècles, qu’il y a des mois extensibles ; j’aime, dis-je, septembre d’un amour absolu: c’est le moment où s’équivalent nuit et jour ; on me rétorque qu’il est en mars un autre moment tel ; non! L’exubérance printanière me déconcerte; à mon âge, quarante neuf automnes, vous l’avez deviné, c’est la pondération de la brume par les ors qui plaît le plus, et qu’on souhaiterait prolonger, piano, pianissimo, par une pédale d’infinie résonance.
Il me convient, ajouté-je, de me démarquer à Réquistat même de l’esprit Réquistat : août funeste ? Septembre sera convalescence; je ne veux pas mourir du mal d’août. Il est absurde, me dit-on, de me percher ici, vieux corbeau, sur une souche morte, dans un sempiternel crépuscule. Mais la tâche que je me suis assignée l’exige. Où le Professeur échoua, je veux dire la grande santé, je tâche à ne pas échouer (réussir est un verbe vulgaire, pour affairistes, ou grandes écoles). Il a été victime du corbeau, je me le rendrai propice. Ce futur ne comporte aucune nuance de présomption. Ecoutez-le dans la tonalité d’une prière confiante. Je ne veux pas déchanter, dis-je. Le Professeur, à partir d’un certain août, plus précisément l’août 198., déchante. C’est avec une joie maligne, tout d’abord, qu’il incrimine toute la littérature moderne, dans l’acception flottante, évasive, qu’il prête au mot. A la modernité s’oppose, soyons succinct, la thébaïde. Le beau temps de l’humanité en instance de Dieu, c’était celui des saints ermites. De Noé à Thomas d’Aquin tout doit témoigner en faveur du corbeau subtil, obligeant, bénéfique. Or Baladine, bourrant une tranche de ce pain blanc de Saint-Urcize prise comme à la dérobée dans le paneton d’osier, le trempe dans l’inéluctable tasse d’arabica corsé. Je la regarde, et je pourrais maintenant la dépeindre dans les détails, ses lèvres si pâles, son bizarre sourire…sibylle, sphinx…Elle l’a tué, pensé-je. Pensée idiote. Est-elle de ces femmes fatales simplement par leur manière d’être femmes ? Eve, le péché…le péché, cet empêchement, dans toute relation humaine, et entre l’homme et la femme ô combien. Elie ni Paul ne s’encombrent de femmes, au Mont Qolzoum, au Mont Carmel. Le Professeur ne s’est-il pas mis imprudemment sous la gouverne de celle-ci ? Un lien se forme, elle s’éprend des beaux yeux bleus et de la mèche rétive du Professeur, celui-ci, parce qu’il est seul et qu’elle se fait assidue, faiblit. Jusqu’où iront-ils ? Cela m’échappe. Elle lui devient nécessaire, à l’instar (excusez) d’une bouilloire ou d’une crédence. Es matières de corbeau elle est d’une nullité crasse, je veux dire qu’elle s’en fiche, mais elle est de ces femmes qui quoique féministes croient que pour plaire à un homme il faut lui parler de ce qui l’intéresse, si peu d’intérêt que l’on y porte soi-même. Je le vois bien, dans nos brèves promenades autour de Réquistat elle n’est pas concernée par le monde animal; jamais un vol d’étourneaux, un hochement de pie, un choucas qui tourne ne lui font signe; les mouches l’agacent, et elle a peur des chiens, voilà. En revanche elle bouquine, feuillète, et dans le temps même que le Professeur veut se guérir des livres les pille. Sa mentalité syncrétiste (elle aime le mot, s’en prévaut, l’âge du Verseau, où nous entrons, dit-elle, c’est l’âge du syncrétisme, c’est-à-dire de l’Esprit-Saint) en fait une rabatteuse. Elle rapporte à Réquistat tout ce qu’elle déniche, chaque fois qu’elle va à Paris furète au Quartier Latin, s’informe dans les librairies ésotériques : quoi sur le corbeau ? Quoi, quoi, quoi?
Or voici que s’ouvre, dirais-je, un second procès Réquistat. Le premier procès Réquistat est jubilatoire : verdict sévère contre les écrivains modernes qui calomnient l’oiseau. Le second est résigné, déceptif : vos quoque, note-t-il en haut, à gauche, à la première page d’un carnet de 114 feuillets quadrillés, revêtu d’une couverture de carton brun reliée en toile, dont il me faut extraire maintenant la croustillante substance. Vos, ce sont les auteurs chrétiens, médiévaux, les Pères, ou ceux qui ne sont pas Pères, mais, pires, poètes et qui eux aussi dénigrent l’oiseau. Zélée mouche du coche Baladine se réjouit – « N’est-il pas vrai, Baladine, que vous trouviez du plaisir à chatouiller le Professeur par telle ineptie sur le corbeau lâchée par un Père de l’Eglise ? « . ‘Elle trempe dans la tasse d’arabica refroidi une seconde tranchette de pain de Saint-Urcize acheté ce matin même à la boulangerie Auguy, et son sourire, comment le dépeindre ? c’est celui des héroïnes d’Henri Thomas. S’ensuit une discussion un peu vive, durant laquelle il lui arrive de se prendre la tête dans les mains, elle n’est plus alors qu’une masse de cheveux teints retenus par une barrette. Je ne retranscris pas la discussion, je la résume. Pour les Pères, comme vous dites (me dit-elle), il n’avait pas besoin de moi, il avait matière ; où j’interviens, c’est pour l’autre côté, vous diriez, n’est-ce pas, le paganisme. Le mythe Tlingit l’impressionna. Elle me le raconte, assise et oscillante dans le fauteuil bascule en rotin dont elle griffe le bras de son ongle et au fond de son oeil s’allume quelque chose de très archaïque. Le Corbeau Tlingit, dit-elle, titre. (Voix inspirée).Le Chef Suprême recèle la lumière dans un coffre. C’est le corbeau, le plus subtil des oiseaux, qui subtilise dans le coffre la boule solaire – cela vaut bien un fromage sans doute!- et la suspend dans le ciel où désormais elle diffuserait ses rais sans répit si le corbeau ne prenait soin chaque nuit de la couvrir de son aile. O salutaire nigredo! Je suis noir, mais c’est pour que vous puissiez, mortels, fermer vos paupières; ma négritude est ma mansuétude, et qui oserait me dire laid, moi qui apporte le présent le plus beau, celui sans lequel beauté ni laideur ne viendraient à paraître ? (Elle a, on dirait, appris ça par coeur ; des couplets qu’elle déclame, dans une intention parodique, on dirait). Pitoyable renard, au pays des fabulistes tu voles un fromage ? Qu’est-ce qu’un fromage, à côté du soleil ? (Reprenant sa voix naturelle, cessant de griffer le bras du fauteuil dont s’apaise le mouvement élastique). Notre ami exaltait le corbeau nourricier d’Elie, mais dans ce récit Tlingit le corbeau tient le rôle du prophète, rien de moins, le tient dans le moment sublime, disait le Professeur, où celui-ci, au creux de la roche caché, voit passer l’ombre de l’Omnipotent dans un bruit de fin silence, « quel oxymore », s’écriait-il! Je continue, pareil au prophète l’oiseau se faufile dans une mince fissure de roche, qui laisse filtrer un peu de lumière, tel est le début de sa quête merveilleuse ; mais à ce peu de lumière il ne se voile pas la face, non, hardiment aventuré il parvient par une série de métamorphoses (en feuille, en marmouset, etc.) au pays de Dieu et trouve l’astuce qui fera tomber du bec du dieu bêta le bon soleil.
J’aimais, avoue-t-elle, le houspiller, gentiment. Houspiller, m’avait-il appris : se dit des petits passereaux qui harcèlent le jour la chouette aux yeux clos. Oui, j’insinuais (c’était ma manière) que le mythe Tlingit vaut bien celui de l’arche, ou du Kerith. Il devenait colère, alors. (Un soupçon me traverse : que ces colères, gentiment excitées, aient tenu lieu, pour elle, aux temps opportuns, d’une demi-ration, d’une fougassette de…quoi? quoi ? quoi ?). « Que vous vous trompez », s’écriait-il, « ma pauvre Baladine! J’ignore si jamais une arche se percha réellement sur le Mont Ararat, mais je sais bien que le corbeau qui la quitte et ne revient pas est, lui, un corbeau réel, comme celui de qui j’attends à Réquistat la visite. Le vôtre, le corbeau Tlingit, ce n’est pas un oiseau réel, c’est un mage qui se change en feuille, en marmouset, etc., c’est n’importe qui, n’importe quoi; c’est le dieu Protée, et Protée du moins est un dieu : tel est le génie grec. Les peuplades amérindiennes brouillent tout. Il est heureux que l’Europe les ait réveillées de leurs salmigondis. Je m’amusais alors, continue-t-elle (« je m’amusais »…quelle part d’amusement ? quelle d’irritation ? quelle d’humeur prêcheuse ?) à lui dire que l’homme a toujours pensé aussi bien (je reconnais ce cliché bien-pensant)- Ou bien (j’enchaîne) vous vantiez les vertus du métissage culturel, ou, mieux encore, vous laissiez tomber d’une voix alexandrine un oracle sur le syncrétisme, chance du prochain millénaire. Puis, comme vous le faites à présent, vous vous leviez, vous enfonciez votre main gauche dans votre pantalon de smoking, affectant un air oblique et un sourire de profil qui n’est pas celui, signé Tolstoï, de la princesse Hélène, et vous vous détourniez, comme l’exige l’intrigue, vers la pièce qu’il appelait le boudoir. Est-ce que ce syncrétisme, cette conception crétinisante d’un savoir encyclopédique où tout se vaut, n’est pas une sorte de cancer du Verseau ?
J’ouvre le carnet de carton.
L’on y trouve d’abord quelques remarques cocasses. Ainsi : »dénigrer ? Niger = le Noir. Dénigrer =rendre blanc; soulager du Niger. Dénigrer le corbeau = le blanchir. (En marge : faux, denigrare = teindre en noir; dommage!). De : d’en haut; nigrare : caguer noir. Le dieu Tawhxwax ». Ou encore : « le corbeau coasse, le crapaud croasse ». Cette rectification de l’usage reçu est suivie d’un débat que le Professeur engage avec l’auteur des Confessions. Augustin, comme c’est triste, n’est pas gentil pour le corbeau. Du bienfaiteur d’Elie il ne dit mot, Augustin. Ce qu’il retient du corbeau, c’est sa bêtise: il ne comprend pas ce qu’il chante ; aussi est-il saisi, sans honneur, dans une liste où avec lui sont épinglés les meruli, psittaci, picae. «Corvus et pica, kif kif » note le Professeur (souligné, trait rageur). A cette sorte d’oiseaux l’homme, seul être auquel la volonté divine a concédé la raison, peut apprendre…à chanter ? Non, à sonare, émettre des sons. Mais l’oiseau a-t-il vraiment quelque chose à apprendre de l’homme en matière de sons ? « Schrieest du rein wie der Vogel »…pur cri de l’oiseau…signé Rilke. Mon allergie à l’opéra », note le Professeur. » Tout Verdi pour un air de grive, tout Tristan pour un trille. (Elle, Baladine, c’est Mimi, Marguerite, les grands airs…). Ce n’est pas l’homme qui est le maître de l’oiseau, s’agissant de chanter, c’est l’inverse. Il n’y aurait pas eu de troubadours en Provence si les troubadours ne se fussent instruits auprès des passereaux. Qu’est-ce qu’une aria, un lied ? (Au mieux). Un cri d’oiseau transposé en cri d’homme. Tout le reste n’est que bruitage, emphase, orchestre-coq hérissant ses plumes dans un éclaboussement sonore. »
Ainsi va la verve du Professeur. Ce fidèle observant de l’ancien rite, qui ne manque pas, s’il se rend à Paris (c’est rare! ) d’assister à un office à Saint-Nicolas du Chardonnet, étrille, pour finir, la nouvelle liturgie. Humana ratio, pour Augustin, s’oppose à avium voce. A l’homme seul, continue le saint évêque, a été départi de scienter cantare, chanter avec science. Grand Dieu! Si Augustin assistait à nos messes new age, il en rabattrait, de sa certitude. Ecoutez cracher dans le micro un pauvre type, une brave fille, astreints au cantilège désormais en usage. Vous imaginez un merle, un rossignol, un traquet au micro ? Examinez un peu les paroles de ces cantiques : relèvent-elles de l' »humana ratio » ? Quelles leçons de plain-chant le passereau nous donnerait, si nous étions encore en état de l’entendre! Suit l’éloge du neume et du gosier grégorien. Sympathique, cependant, Augustin, conclut-il (sauvant donc in extremis le Docteur africain), par la qualité même de la comparaison, de la rivalité qu’il suggère entre l’homme et l’oiseau.
Mais sitôt après le Professeur avoue une déconvenue plus grave. Il a prié Baladine de lui rapporter l‘Anthologie des troubadours, de Jacques Roubaud. Il veut vérifier que ceux-ci, de l’oiseau, se sentent, se disent les émules. Hélas! Un des poèmes les plus fameux du temps, » Ar resplan la flors enversa »- « Alors brille la fleur inverse »-, de Raimbaut d’Orange, est « aussi consternant », larmoie-t-il, » que dis-je, cent fois plus consternant que les strophes corbines du Rimbaud des Ardennes. Tout le poème se construit sur la rime joy/ croy ; le croy (corbeau) est l’anti-joy. Huit fois, non moins, le croy fait les frais de la rime, c’est lui, croy ou croys (pluriel) qui est l’antipode du joy, des joys. Comment mieux asséner qu’il est sinistre ? » Le Professeur, lugubre, copie les octosyllabes terminaux de chaque strophe, comme s’il clouait la civilisation provençale au pilori: « mas ar Dieu m’alberga joys, malgrat dels fals lauzengiers croys » – « enfin par Dieu m’héberge joie malgré les mauvaises langues corbeaux »,etc. « Voilà la courtoisie, comme elle s’exprime à Courthézon. Le troubadour ne vaut pas mieux que le cul-terreux : même préjugé partout, prononce-t-il. Baladine, qui est persuadée que les troubadours étaient tous cathares, insinue que si Raimbaut d’Orange avait célébré par la rime le croy avec le joy notre ami se fût fait cathare.
Le carnet quadrillé à couverture bistre brun comporte ensuite un sous-titre, encre bleu pâle, barré de traits obliques soigneux, noirs : « Colombe Oiseau-prophète ».Puis: « La colombe et le corbeau, le corbeau et la colombe. L’arche.
Il y eut un Christophe Colomb. Pas de Christophe Corbeau.
Cela ne se discute pas.
Ungaretti : « Une colombe a repris au soleil la lumière ». Ungaretti : » « J’écoute une colombe venue d’autres déluges. »
Colombe ? Ce n’est pourtant qu’une espèce de pigeon. Et ces roucoulades. Fi!
C’est elle, tout de même, qui revient avec le rameau d’olivier, elle qui aura le privilège de figurer l’Esprit. Avec elle s’inaugure le règne du Christ. Le corbeau a manqué cette chance. Aussi n’est-il que l’oiseau des prophètes et des ascètes.
Oiseau-prophète. Schumann, Scènes de la forêt : un miraculeux volatile s’envole en si bémol majeur sur des trilles comme jamais n’en fit même le rossignol de l’empereur de Chine; les triples croches montent, descendent, petits anges noirs, sur l’échelle arachnéenne de Jacob. Ah! Ce n’est pas le corbeau romantique de Gaspar Friedrich qui guette le soldat romantique égaré dans la forêt romantique où la neige romantique recouvre tout, le charognard attend son heure, noire et blanche, blanche et noire. L’oiseau-prophète, lui! Ces arpèges presque immatériels, le moindre coassement les disperserait dans le ciel comme une buée. » (Mais, me dis-je, ces chocards effusifs qui tracent leurs orbes de cri liquide au-dessus du Charmant Som ne sont-ils pas des oiseaux-prophètes, eux aussi ?).
« 24 août. » (Une date, parfois). « Baladine. Nicotine. Les bouffées de fumée de sa tendre et impérieuse présence. Elle est l’instigatrice. Il m’importe qu’elle soit là. Sa voracité de liseuse. Dans Le Nom de la rose, me signale-t-elle, le corbeau pour sa démoniaque noirceur est l’image du diable. Ce 24 août est diablement aoûté.
Dénigrer, teindre en noir. Il a d’autant plus l’air teint en noir, le corbeau, que ce crétin d’Ovide nous fait accroire qu’il aurait jadis été blanc. Eh bien oui! le noir du corbeau est un noir comme celui des cheveux de Baladine, quand elle se les teint en noir, ce n’est pas un noir naturel, c’est un noir trop beau, trop corbeau.
Corvus significat voluptatibus denigratos, (Thomas d’Aquin, Summa Theologica, Prima Secunda, Quaestio 102 ),… »le corbeau signifie ceux qui négressent dans les voluptés »…denigrare, teindre en noir, négresser, régresser…le noir, couleur de la volupté, couleur du petit garçon qui tente Saint Antoine : »je suis l’esprit de fornication »; sables brûlants, soleil noir… vel expertes bonae affectionis, quia non est reversus ad arcam, « experts en bonne affection » ? Hélas! Expert, en latin (expers) veut dire inexpert. Pourquoi inexpert ? Parce qu’il n’est pas revenu à l’arche. S’il n’est pas revenu à l’arche, au contraire de la colombe qui rapporte le rameau d’olivier, c’est…qu’a-t-il trouvé, flottant sur l’eau ?… Je suis fâché de trouver Thomas d’Aquin si mal dispos. Cela m’étonne du grand Docteur. D’autant que par ailleurs il ne laisse pas de prêter au même corbeau, s’agissant de sa progéniture, un dessein fort édifiant : en effet, sept jours durant, le corbeau ne nourrit pas ses petits tout juste éclos, jusqu’à ce que leur blond duvet se change en plumes noires, et durant ce laps c’est Dieu même qui les sustente par une sorte de vertu infuse. Mais est-ce un dessein si édifiant ? Grand Dieu! S’il s’agit de veiller à leur nigréfaction, c’est une ruse du mauvais démiurge! Le corbeau, sept jours durant, chaque jour doté d’un don du diable correspondant au don de l’Esprit, dispose ses petits au vice, les vire au noir. Mais alors….nigresco referens! dois-je croire Dieu, ou Ovide ? Si le corbeau est voué dès sa coquille à la blancheur et ne négresse que par un complot qu’ourdissent ses nourriciers et Dieu même, que peut-on lui reprocher ? Comment ne serait-il pas infidèle à Noé ce volatile à qui père et mère ont d’abord si gravement manqué ? ? Ah! Si le Docteur Angélique s’en était tenu à la façon elliptique de Noé! Celui-ci ne voit pas revenir le corbeau ? Il ne commente pas, ne juge pas (« ne jugez pas, vous ne serez pas jugé »), n’a pas un mot de remontrance, n’affiche aucune déception. Plus de corbeau ? Eh bien je lâche la colombe. Je serais enclin à voir dans le corbeau le fils prodigue, dans la colombe l’aîné qui reste dans l’arche, et dans Noé le père équanime et miséricordieux. Le prodigue, à bout de ressources, aura fait du travail au noir, de là perdu son plumage d’origine .
Eût-il suffi de quelques circonstances autrement tissues ou de quelque variation de caractère pour que le Professeur substituât dans son arche mentale la colombe au corbeau ? Interrogée, Baladine élude. Je me sens caressé par un plumet de soupçons : le Professeur n’aurait-il pas souffert d’une rétention affective ? L’idylle, les douceurs du sentiment ne lui auraient-ils pas semblé misérable concession à la basse nature ? Tel que je me le représente, et sans savoir au juste ce qu’il a pu vivre avec son amie Baladine (si vivre eût sens pour cet être rencogné), le mot amour, à mon avis, devait le chiffonner, les roucoulades du Cantique des cantiques l’irriter ; non, la colombe, cet oiseau d’épithalame, ne pouvait le séduire, – Non, son mariage manqué, son peu de goût, conséquemment, pour l’idylle et les douceurs du sentiment, donc le « Cantique des Cantiques », ne l’encourageaient pas à roucouler « amica mea columba mea »; non, cet oiseau d’épithalame ne pouvait le séduire, il eût été dépité si Elie eût été nourri par une colombe, cela lui eût paru candidement niais.
Le carnet quadrillé à couverture bistre brun signale ensuite un ouvrage fondamental (souligné): Le Volucraire chrétien, de Delebecque et Lukman. C’est Sœur Magnificat qui le lui a fait tenir. (Merci, Sœur Magnificat). « Volucraire, s’exclame-t-il, ah le beau mot! A dire à voix haute….Involucre…écrin…lucre ?…Non, pas lucre. Mais que couve ce beau mot ? « Ah! sur le corbeau, des immondices. Dès l’arche c’est un traître, Saint Augustin déjà le dit. Son collègue l’évêque Quodvultdeus fait, lui, vibrer la corde raciale : « les juifs, comme les corbeaux, présentent aux peuples de la terre leur couleur repoussante, leur voix rauque, leur odeur fétide et leur horrible aspect », sic dixit Quodvultdeus. Si Quodvultdeus dixit, quis contra dicebit ? Hélas, les évêques français ne sont pas en reste: Saint Hilaire, sans faire de détail, prétend, sous prétexte qu’au psaume 146 le Seigneur donne à manger « aux petits du corbeau qui piaulent », que le corbeau représente les péchés, tous les péchés. Le corbeau, c’est le juif, ou d’ailleurs l’arabe, c’est le pécheur ». Que trouve-t-il dans le Volucraire pour faire pièce à tant d’insultes dégoisées sans grâce ? Deux légendes. Selon l’une, le corps de saint Vincent, que ses meurtriers abandonnent aux bêtes, est défendu contre un énorme loup par un corbeau qui met en fuite le fauve à force de coups d’aile. Belle démonstration que le corbeau n’est pas ce charognard qu’on dit. Ce corbeau est le digne descendant du nourricier des prophètes. L’autre légende est rapportée par Grégoire le Grand :selon celui-ci saint Benoît aurait, un temps, nourri, chaque jour un corbeau qui lui avait sauvé la vie en soustrayant de sa bouche un pain empoisonné. Le Volucraire reproduit ici un beau vitrail du choeur de Beauvais : l’on y voit le grand oiseau noir, au bec une fougasse. Légende ? Entre histoire et légende, on le sait, la différence pour le Professeur tend à s’effacer.
C’est samedi (l’avais-je oublié ?). Un second quartier de septembre se consomme. Captivé par le Volucraire c’est tout juste si j’ai entendu crisser les pneus de la Fiesta et discrètement grincer le loquet de la porte. Baladine, il lui suffit, pour jouer son rôle d’égérie, de répéter l’offrande de la corbeille d’osier bleue, à décor de raisins, dedans sont placées en chevron quelques fines tranches de pain blanc de Saint-Urcize, et je crois l’avoir déjà dit, mais le dire rien qu’une fois ne me suffirait pas. C’est avec elle que se poursuit la consultation du carnet quadrillé à couverture bisque rage. Hélas! s’écrie-t-elle avec le sourire doucement cruel d’un érudit druidique, le grand pape Grégoire ne pense tout de même pas grand bien du corbeau. Car celui-ci, à l’en croire, est noir, donc traître et pécheur ; ou pécheur et traître, donc noir; noir, il est donc païen ou juif, donc pas chrétien. Cette gigue de donc, Baladine s’y livre avec quelle griserie! Pas de doute, insiste-t-elle, le noir est la couleur des réprouvés, le corbeau est noir, donc…Harangue au corbeau d’un prédicateur zélé : » ô perfide corbeau, crois en Dieu si tu veux devenir blanc, si tu ne veux pas mourir, misérable, ô perfide, crois en Dieu! » Elle jubile, Baladine, elle balajubildine !
Résigné ? le Professeur noircit des pages et des pages du carnet quadrillé à couverture jaune bisque de paroles médiévales offensantes pour son oiseau, et cela déborde jusqu’à des autorités ecclésiastiques modernes, ou bien des autorités jésuitiques modernes, le Professeur espérait du poète jésuite Hopkins une parole en faveur du corbeau. Avec celui-ci aussi il lui faut déchanter. S’avise-t-il de décrire Oxford, Hopkins la voit « lark-charmed, rook-racked », le charme, c’est l’alouette, le freux, lui, est tracassier. Pire, « frowning and forefending angel-warder Squander the hell-rock ranks… », » ange au front sévère qui écarte les dangers, disperse les rangs des corbeaux d’enfer »…Assez sur le sujet. Je me lasse, comme le Professeur lui-même se lasse, on le voit à son graphisme fatigué, son écriture elliptique – « Il n’y croit plus, » dit Baladine, » et il tombe malade- Mal contagieux, « dis-je. Je me sens mal depuis que je compulse ce carnet. Idée de Baladine sorcière, capable d’enduire des feuilles de poison ? Ridicule! Plus insidieuse, l’idée que moi aussi je deviens victime de l’oiseau funeste, que le remède, c’est de quitter dare-dare le carnet bistre, Réquistat et son crépuscule, le corbeau, ces choses mesquines, périmées, de rentrer chez moi et de m’intéresser aux colombes et aux moineaux comme tout le monde. J’irai voir Lydie, et voilà, et Baladine m’assomme. Mais pour elle les choses sont réglées au mieux. Toute la sainte semaine elle tripote les ordinateurs, à Rodez, patrie de sœur Rose ! et le vouiquinde elle vient faire ici la vouivre; cela lui plaît, après avoir faxé à Rodez, de s’offrir ici un bol d’air obsolète. Si Baladine avait pignon sur les « médias », sûr elle proposerait à « France-Culture » une émission sur Réquistat et ses loufoques – Non, vous ne pouvez pas lâcher (elle me conjure). (Peut-être un p’tit prix Fémina ?). C’est vrai, je ne peux pas lâcher. Qu’y a-t-il encore dans le cahier bistre brun quadrillé ? – Il y a, dit Baladine, l’envers du corbeau clérical et pontifical – Le corbeau païen ? – Comme vous dites-« Dénigré par les chrétiens, vénéré par les païens. Je feuillette. « Corbeaux d’Elie. Corbeaux royaux de Stonehenge. La B.D. » La B.D. ? « – Oui. Je lui avais apporté une bande dessinée de Hugo Prat, où lesdits corbeaux royaux sauvent Maltese du froid – Et à la fin, quand Corto s’écrie : »je ne peux pas me promener toute la journée avec toi, que vont dire les gens! », le corbeau rétorque : « allons, Corto, c’est toi qui parles ainsi ? Croak, croak! Qu’est-ce que ça peut faire les gens ? croak croak « . Mais vous dédaignez les B.D., n’est-ce pas ? – Ce sont nos enluminures – Et l’icône, sourit-elle, c’est désormais un pictogramme – Que pensait le Professeur de votre reddition à l’informatique ? Ne déplorait-il pas que l’animal-totem de l’informatique fût non le corbeau, mais la souris, et que l’ordinateur cliquât au lieu de croasser ? – Il ne s’en était pas avisé- Revenons à la B.D. Quel dommage, tout de même, que notre ami soit mort avant que Fred songeât à promener Jules Renard avec un sympathique corbeau bon bec- Fred…Après son corbac au Renard il y a son « Corbac aux baskets », qui est un corbeau névrosé en analyse. Fred, Freud …Freud a joué de malchance avec les oiseaux : son vautour de Léonard n’était qu’un milan, dit-on ; il s’y connaissait mieux en cryptogrammes qu’en peinture et en cryptogames qu’en rapaces. Fred, émule de Freud, et meilleur ornithologue, fait du corbeau cet Hamlet, ce prince de Danemark qu’est le névrosé : le corbeau, névrosé-type, pauvre type-type. On n’imagine pas atteints de névrose une oie ou un faucon, ni le moineau de Lydie. Le corbeau, pour dire vrai, ne serait-il pas un névrosé statutaire ? je veux dire, ça n’a plus tourné rond, dès que hors de l’arche, ou bien, ça n’a tourné que trop rond.
Assis maintenant, seul, sur une des marches de la grande croix, jouxte l’église, je continue de feuilleter. « Le corbeau est sacré en Irlande, où il a une fonction guerrière et augurale; sacré chez les Nordiques où Odin est informé de tout grâce à ses deux corbeaux, combien plus intelligents que celui d’Apollon, Hugin qui est l’esprit inventif et Munin qui. »,..?(trois mots illisibles, un taon écrasé, on dirait, ici a fait tache). Le Professeur ignore-t-il que la barque transportant les restes de saint Vincent, sauvés de la dent du loup, aborda sous la sauvegarde de deux corbeaux sur la côte Algarve, au Portugal, en un lieu dit « Port des deux corbeaux, » de là « le dieu des oiseaux », comme on l’appelait, aurait émigré à Lisbonne, où monnaies et armoiries au Moyen Age montraient la barque à voile triangulaire avec le corps du martyr et les deux corbeaux en proue et en poupe? Le carnet bistre est la longue litanie des déceptions. « Là où le corbeau est le plus en honneur », déclare-t-il, « c’est dans les sociétés tribales à tendance fasciste ». Déboussolé! Sa foi dans le Calmel et le Qolzoum s’éboule. A preuve ce retour sur l’Autrichien Trakl: « Trakl voit tout en noir, en noir corbeau, mais son corbeau, n’est-ce pas le précurseur et l’emblème des chemises noires ? Corbeau Mussolini, corbeau Pasolini, c’est tout comme. Elire le corbeau, n’est-ce pas élire les dieux contre le Dieu ?
Le carnet bistre a presque la couleur des fines croûtes des tranchettes de pain de Saint-Urcize disposées en chevron dans la corbeille d’osier bleu, cadeau de Baladine. Peu à peu, me dis-je, tandis que le crépuscule achève doucement de plier sur le patelin ses vantaux d’ombre, peu à peu le Professeur se rend compte que le corbeau est un oiseau hérétique, et l’hérésie lui semble une orthodoxie qui se ramollit ou se rassit, comme la fougasse, rien de plus, les hérétiques, répétait-il à Baladine, sont des ramollis ou des rassis. Ce n’est pas le corbeau qui le tua, mais le deuil du corbeau, qu’il ne voulut pas faire. Au fond, il dut comprendre qu’il n’avait pas la carrure d’un Père du désert, qu’il aurait eu avantage à élire pour animal-totem un autre volatile, la colombe pourquoi pas, elle est garantie pur Esprit. Il eut une fois, c’était un 30 août et quelque, note-t-il, un entretien avec Sœur Magnificat. Un cahier à spirales moyen format consigne sa visite. L’écriture en est drôlement sérieuse et appliquée, au stylobille « pilot » à encre « gel » noire, signale-t-il en première page, « cadeau de Baladine conséquemment à un encart publicitaire dans le journal Le Monde ». Sœur Magnificat fut en relations suivies avec le meilleur spécialiste – un ermite résidant l’été en Valjouffrey – d’Ephrem le Syrien.C’est à elle qu’il confie son désarroi. « Sœur Magnificat », note-t-il « est-il besoin de la pourtraire ? Non, sinon que sa voix un rien railleuse dans la rude bonté sonne authentique. Baladine, elle, c’est un transistor, elle a converti en transistor le don des langues, chaque fois qu’elle arrive à Réquistat c’est un transistor qui s’allume et qui jacasse. Je ne sais, Sœur Magnificat, à quelles eaux de Mériba elle a dû s’abreuver, mais limpide elle est, à la fois rocaille et source, un Kerith aux vives eaux et la promesse d’un passereau nourricier. Ma Sœur, lui dis-je » (je cite le cahier à spirales), » Réquistat est un de ces lieux encore en France où l’on s’attend à de petits miracles, où il ne serait pas trop surprenant qu’un choucas, épicier volant, fasse entendre au matin, pourvoyeur de miches et de fourmes, la corne de son cri ; mais, j’ajoute in petto, le pas petit miracle, c’est vous, Sœur Magnificat. Ah! Que vous portez bien votre nom! Vous êtes, dans l’abrupt de votre bonté, un condensé des versets bibliques de la louange. Je vis à Réquistat, ma Sœur. J’ai pour horizon le Plomb du Cantal, énorme corvidé posé sur la terre massive, à moins que ce ne soit « la grande chose noire qu’on voit de très loin », dit le moine Rubrouck, sur le faîte de l’Ararat, la carcasse de l’arche. Mon souci, ma Sœur, le jugerez-vous puéril ? Oui, il l’est, mais la puérilité est ma panade. Le voici : les deux paraboles du corbeau lâché premier de l’arche et du corbeau nourricier d’Elie font le diptyque de mon oratoire mental, s’y adjoint le panneau du retable d’Issenheim représentant Paul de Thèbes visité par Antoine le Grand. Vous comprenez, ma Sœur : Noé à l’origine, puis Elie le prophète, enfin Paul l’ascète. Le côté juif, le côté chrétien. Et il y a aussi dans l’évangile, pour le corbeau, un verset bien aimable ». Sans transition le Professeur signale qu’à quatre-vingt sept ans Sœur Magnificat ne manque pas sa promenade quotidienne sur le chemin de la Rigaldie, ce détail est même bissé; il note encore qu’elle a su allier prière et poésie; une fois – ce trait la dépeint toute – récitant son chapelet sur ledit chemin de la Rigaldie, elle aperçoit un écureuil, et continue l’Ave Maria par ce petit poème improvisé : « le bonheur de bondir d’un écureuil d’un matin de 5 septembre ». Sœur Magnificat, qui n’a pas eu de peine, elle, à dépasser le 31 août, compose de minuscules poèmes, récréations et récompenses de la piété. » Il y a donc des gens », note-t-il, » qui dépassent le 31 août ? Déception, ma Sœur, grosse déception! Tout, avec Noé, commençait bien. Le corbeau, comme les autres vivants, avait sa place dans l’arche. Et tout, avec le corbeau, recommence bien : c’est lui, le premier, que lâche le patriarche. Il va et vient, revient et reva, jusqu’à ce que la terre soit sèche; il est l’émissaire des premières reconnaissances, Noé n’a sujet de se plaindre ni de son ramage ni de son plumage ni de son régime, il va et vient, revient reva, jusqu’à tant que le ciel soit réconcilié avec la terre. » (Ainsi le Professeur arrange-t-il le récit de la Genèse). »Pourquoi Noé l’a-t-il lâché, lui, d’abord, la colombe seulement après, le récit ne le dit pas; celle-ci rapporte le rameau, l’autre non ; donc il est oublieux, elle est fidèle ? Si l’on fait de ces oiseaux des symboles, on peut tout dire, « note le Professeur ». Le symbole, c’est comme l’aligot des moines d’Aubrac ou de Mme Germaine : on tire le fil, toute la masse vient, et l’on est entortillé dans cette purée filiforme interminable. Mais ces oiseaux ne sont pas des symboles, ce sont des oiseaux. Ce corbeau est un corbeau, cette colombe une colombe. Je suis fâché que la colombe s’intéresse à l’olivier plus que le corbeau. C’est ainsi. Mais elle est ce qu’elle est, il est ce qu’il est, voilà comment la Genèse est le Livre des livres, la référence qui éteint les autres références. Un corbeau n’y est pas un symbole, un acteur au théâtre des mythes, il est d’abord un corbeau, celui-là même qui va et vient vient et va depuis quarante millions d’années, qui un beau jour au Kerith se mettra au service d’Elie le Thesbite et un autre jour non moins beau cessera auprès d’Elie son service, sans états d’âme semble-t-il, content de ses beaux états de service. Or voici que ce corbeau agréable à Noé, à Elie, quelques siècles se passent…quel imbécile le décrète animal impur ? Quel imbécile, usurpant la Parole Divine (« le Seigneur dit »…mais que ne le disait-Il à Noé ?),décrète abominables et impurs oh pas que le corbeau…aigle, orfraie, vautour, milan, faucon, autruche, hirondelle, mouette, épervier, hibou, plongeon, pélican, cormoran cigogne, héron, chauve-souris, huppe (oui! elle, qui dans le poème du Persan Attar convoque toute la gent ailée à la quête mystique de la Plume!), la chouette (oui, elle! la chérie de Minerve!), le cygne (toi l’immaculé, toi l’immarscessible! toi le favori de Sully-Prudhomme et de Mallarmé! toi le blanc de blanc!). Comble de niaiserie, ces animaux impurs, donc abominables, la sanction contre eux sera de ne pas les manger. Eh quoi! je m’esclaffe! Du friquet de Lydie se peut, avec permission du rabbin, faire une fricassée! l’on bouffera sans vergogne, ô Keats, ô poésie! des côtelettes de rossignol ? »
En verve, le Professeur. Une peau de rire, comme on dit à Cassis, qu’il se fait, avec ce motif des volatiles interdits de broche et des passereaux comestibles… mésanges à la crème, chardonnerets au court-bouillon… Et il en rajoute… « J’escomptais bien, « poursuit-il, » que les Pères compteraient pour rien cette ridicule distinction d’animaux purs et impurs, et qu’ils s’en tiendraient là-dessus à la sobre décision de l’apôtre : « tout est pur aux purs ». Je les croyais exempts du symbole, experts ès paraboles, comme Jésus. Quelle différence, demanderait Baladine narquoise » (je transcris le cahier, tel quel), entre symbole et parabole ? « Celle-ci, ma chère : dans la parabole le corbeau est un corbeau, dans le symbole il n’est plus un corbeau, il n’a de plumes que celle du scribe qui l’a empaillé dans sa vitrine mentale. Quelle loquacité ils dépensent, ces Pères, à justifier Elie d’accepter pain et viande de la part de tels oiseaux impurs! Elie ne se rend-il pas impur lui-même en goûtant à des mets impurs ? Enfin l’on daigne tout de même se rappeler saint Paul -« aucune chose n’est impure de soi, ne l’est que pour qui la croit telle » -, n’a-t-il pas rendu dérisoire toute controverse sur le pur et l’impur ? Vous imaginez le prophète Elie se tourmentant sur kasher ou pas kasher.! il mangeait son gigot, et bon appétit. Qu’ajoute la Bible, à propos du corbeau, de négatif ? Rien. » Le Seigneur donne aux petits du corbeau qui crient vers lui leur pâture, » dit un psaume. Le même Seigneur dit à Job : « est-ce toi qui prépares au corbeau sa pâture, quand ses petits crient vers Dieu, et qu’ils errent de ci de là affamés ? » Et Jésus : » considérez les corbeaux, ils ne sèment ni ne moissonnent, ils n’ont ni cave ni grenier, et cependant Dieu les nourrit ». Pareils au lys des champs, rien ne leur manque de ce qu’il leur faut,et si la plus belle plante en sa liliale blancheur est proposée en modèle, on ne peut penser que le corbeau, également proposé en modèle, soit d’aucune façon, plumage ou régime, un animal répugnant. D’autant moins l’est-il que c’est lui, au psaume 101, le « passer solitarius in tecto », le passereau solitaire sur le toit, image de la vocation mystique; seuls de tels solitaires, perchés à la cime de la contemplation, étaient destinables à la réfection corporelle du prophète Elie ou de l’ermite Paul, seuls des oiseaux en état mystique d’éveil ».
Sœur Magnificat … Quel rôle conviendrait-il, Baladine, de réserver dans l’intrigue à Sœur Magnificat ? Baladine s’esclaffe, je m’en doutais. Son idéal, je sais, les romans de Françoise Sagan, ou Monique Wittig. L’intrigue ? Mais, mon cher, vous n’en avez pas encore noué le moindre fil! Quant à Sœur Magnificat, je vous en prie, rien que ce nom…- Mais c’est son nom, que voulez-vous que j’y fasse ? – Le changer. Je m’appelle Baladine: vous voyez ça, dans un roman d’aujourd’hui, Baladine ? Un nom, ajoute-t-elle, pour opérette de Richard Strauss. Je ne sais ce qu’elle entend par opérette de Richard Strauss. (Son répertoire, Manon, Marguerite, « ah! je ris de me voir si belle.. », « adieu, notre petite table »..)..-. Et, tenez, Réquistat! Ridicule, Réquistat. Barattez-vous le cervelle, soyez inventif – Non, répliqué-je. Mon intention est de ne pas modifier la réalité d’un iota. Les personnages de ce roman ne seront pas plus inventés que son auteur lui-même, ils ressembleront trait pour trait à des êtres de sa connaissance; seul le village de Réquistat est fictif, ainsi en décidé-je. Elle est estomaquée, Baladine, elle s’étonne que j’aie pu, avec cette façon de procéder, obtenir jamais un quelconque prix d’une quelconque académie. Soudain, d’une pichenette du médius droit chassant une mouche de dessus sa manche, elle risque une autre objection -Votre Sœur Magnificat n’existe pas! C’est un symbole. Vous n’aimez pas trop les symboles, vous non plus ? Eh bien en voilà un, de symbole. Cette religieuse existe, peut-être, au couvent de Mandailles, mais positivement elle n’existe pas. (Et elle, Baladine, où en suis-je avec elle ?) Vous devriez, me souffle-t-elle, dans ce roman où mon cher vous ne pouvez vous passer de moi, suggérer entre vous et moi, pour que l’intrigue ne soit pas filiforme, quelque chose. Mais quoi quoi quoi ? dis-je. Il se fait dans la pièce, où des tons d’arrière-pensée font comme une buée sur les meubles, un silence propice au passage, dans le ciel, d’une bande d’étourneaux. Les voici. (Les seuls oiseaux, je remarque, qui fassent nuage). (Ce ne sont pas des corvidés, je regrette). Oui, vous devriez. (Espère-t-elle que la fiction littéraire me défixerait ?). Il est vrai que je suis terriblement en dette avec elle; je lui dois au moins une satisfaction romanesque. Ne serait-ce que noter qu’à cet instant-ci, cessant de s’appuyer contre la porte et empruntant l’étroit couloir dallé de tommettes rouges, toujours la cigarette aux doigts, elle se rend, pour se soulager j’augure, aux lieux propices (à la turque ici), je ne le dirai pas deux fois. Mais qui est-elle, Baladine? Des mots comme muse, égérie, sont ineptes. Son sac est pansu comme celui de Madeleine Renaud dans « Ah! les beaux jours »; elle se douche de revues. Il y a, dans sa chevelure où trois mèches rebelles au beurre de karité suggèrent une »aile de corbeau », un reflet magique de crépuscule. Non, je ne sais que faire de Baladine, elle n’est pas maniable, elle pèse trop d’années de trop. Elle est là, voilà. Et je sais bien que sans elle je n’aurais pas hérité les liasses du Professeur. Ce prénom même de Baladine! C’est vrai, je devrais le changer. Mais je ne sais quel malin génie me l’impose. Telle quelle, flottant dans les trois ou quatre syllabes de « Baladine » comme dans ses robes amples, c’est moins à la balade qu’elle me fait penser qu’au mot arabe, que j’ai lu dans la marge du carnet bistre, badalan, « au lieu de » ; quand je dis : Baladine, c’est comme si je dis Badaline; se balader, c’est être ici au lieu de là, et là au lieu d’ici, et je crains que Baladine ne m’assigne ici à résidence, mais, c’est décidé, outre septembre je n’y resterai pas; mais, puisque j’en suis à la langue arabe, j’entends aussi dans Baladine, dyn’, (marges du carnet toujours),la religion, je me souviens de prénoms en « dyn », Azzedine, Salaheddine, Aladine…Aladin, l’homme à la lampe magique, Baladine, c’est presque Aladine; or dyne me fait bientôt penser au poète excellemment, le Châ’ir, René Char, la poésie faite chair, un de ses poèmes s’intitule Dyne. C’est une force, assurément, que Baladine, c’est, exactement, une aiguille trotteuse; rien ne s’énonce, dans les médias, qu’elle ne le capte et n’en fasse sitôt un sujet de discussion; elle est une puissance permutative; pour elle tous les corbeaux se valent, noirs ou blancs, laids ou beaux, freux ou preux, pourvu qu’elle les assortisse à l’air du temps, à la chanson qui se fredonne. Une trotteuse, Baladine, une baladeuse. Cette aiguille parcourt le cadran des saisons successives. C’est la boussole du must. Le must! » Au mot must, « la moustarde me monte au nez », lui disait le Professeur. Vous n’avez pas de nez, lui répliquait-elle, laissez-moi être votre nez, au moins! » Moi, à must, lui dis-je, je préfère mosto, c’est un mot de Jean de la Croix dans son « Cantique ». Mosto de granadas, saveur des grenades.Pour vous, Baladine, les granadas, ce sont les fruits délectables selon que le prescrit le must : ce dont il faut « absolument » se pourlécher ; « absolument à voir », « absolument à lire », l’absolu au cours des halles. Vous imaginez les Pères du désert attentifs à la mercuriale, au must!
Touche à touche et sans y toucher, avec un peu de Baladine réelle et un peu de Baladine romancée vais-je constituer une Baladine plausible, enfin ? Elle fume trop. Elle fume trop, est trop injonctive, fait trop de prêches ésotériques. Non, je ne puis l’aimer. Le Professeur l’aima-t-il jamais? L’imagine-t-on roucoulant « mon ange »? Oh que non! Déjà dit, que non ! J’ai du mal à ne pas la rendre ridicule ou le rendre ridicule. Or le vrai romancier ne fausse pas la balance. Il me semble que pour lui plaire à elle il me faudrait exagérer quelque peu l’aspect maniaque, voire étriqué du Professeur, ce sera un Mr Casaubon, elle sera Dorothée Brooke, qui ne connaît Middlemarch ? Je devrais le rencogner, lui, dans son catholicisme « réac », l’affilier à l’abbaye du Barroux; cependant Baladine, employée de banque, dans un grade assez supérieur, est réflexive, attentive aux voix de l’Opinion, elle opine comme il faut,elle est new look new age ; je me moquerais doucement de celui-ci avec son corbeau de thébaïde, son extravagant Paul ermite, et je me livrerais avec celle-ci au vertige des mythologies comparées et des avatars les plus modernes du corbeau, oui, il faut le pousser lui vers le Casaubon et elle vers la Dorothée Brooke.
Mais non, Baladine n’aura pas été une Dorothée Brooke. Une rook elle aura été, corneille loquace, indiscrète, qui picore dans les emblavures de l’actualité puis frappe à la vitre d’un doux maniaque en proie aux bouquins, se fait ouvrir, comme ouvre le Saint-Père, dans le conte de Buzzati, au corbeau honteux et confus, s’installe et s’improvise sibylle, chaque week-end, durant des ans. Par ailleurs, elle zappe, lisotte, lisotte, zappe; et pianote l’ordinateur. Sur sa figure passe souvent une lueur de magazine. Le Professeur était un priant. Elle ignore la prière, Baladine. »Qu’est-ce que prier ? » m’a-t-elle demandé, une fois. Je lui ai répondu : la gueule d’un priant n’est pas celle d’un drogué ; je lui ai répondu :l’on ne sort pas d’une messe comme d’un cinéma, je lui ai répondu que ce sont les hautes fréquences de la piété qui infléchissent l’instinct d’un corvidé au service d’un ermite du Qolzoum et dictent à Saint Jérôme une Vie qu’il n’eût sans doute pas écrite s’il n’eût, en esprit, habité les psaumes.
Saint Jérôme, très peu pour Baladine. A moins de mettre ses Vies en B.D ? L’ermite Paul en B.D. Cette B.D. existe : signée Velazquez. Il existe de ce tableau, dans la sacristie de l’église de Réquistat, je demande pourquoi, une poussiéreuse copie. Le peintre a donc représenté sur un même tableau le solitaire du Qolzoum, au premier plan, mains jointes, et en face de lui, bras ouverts d’émotion, son visiteur, à droite, contre le cadre, un bouleau s’exhausse dans un habit de lierre qui est comme un habit de liesse; à gauche, en léger décalage, Paul repose maintenant, tout doux raide mort, Antoine se penche sur lui, près d’eux un couple de lions creuse la fosse ; en retrait, l’on remonte le temps : d’abord Antoine frappe à la porte d’une grotte; ensuite, sur des dalles de roche claire, il brave un monstre cornu aux pieds de bouc; enfin, cheminant dans une vallée comparable à celle de l’Argence vue du puech de Soulages, il demande son chemin à un quadrupède indéfinissable – un centaure peut-être ? Le paysage se termine en version madrilène – le Guadarrama- du Mont Qolzoum. Et le corbeau ? Il est là, bolide noir, ailes plaquées, piquant vers les ermites, au bec la miche ronde et dodue on dirait un sandwich, un anachronique cheeseburger de Mc Do.
Baladine ne m’a jamais soufflé mot de cette copie. La Haute Egypte l’intéresse peu, fascinée qu’elle est par les hautes terres altaïques. Elle en tient pour l’Asie et le chaman. Chaman, rien que le mot a sur elle un pouvoir magique, chaman agit sur elle à la manière d’un aimant. C’est tout de même curieux, chaque fois que je pense au chamanisme elle est dans les parages, elle va paraître, oui, elle paraît, surgie du sombre couloir dont elle semble avoir attrapé toute l’ombre et le crépi dans les plis de sa robe de crêpe noir. C’est curieux, aussi, comme elle se métamorphose, quand l’idée du chaman la travaille, de modeste employée de banque en une sorte de sorcière qui m’effraierait presque si je ne la savais banalement inspirée par les slogans du métissage culturel et la spiritualité de magazine. « Elle me conseille, Baladine, de jouer au chaman. Oui, tracer un cercle, dessiner, dedans, un corbeau, faire, autour, un peu l’imbécile, gesticuler, gueuler, et il me tomberait, le corbeau, tout cuit, dans la bouche. Mais qu’elle essaie donc elle-même! Elle en a vu, des chamans ? Elle les a vus en activité ? Elle a compté les oiseaux qu’ils attrapent, vraiment, dans leurs cercles magiques ? Je parie que pas même un pigeon. Eh bien, à supposer que des transes rituelles m’assurent un quelconque pouvoir sur un quelconque corbeau, je le refuserais, non, je n’en voudrais pas. La magie est méprisable. Elle est l’astuce, le truc, la force sournoise, là où il ne faut attendre que la bienveillance divine et l’art angélique d’exaucer les voeux. Tout ce qui est magique est bas. Vous imaginez, Baladine, Paul de Thèbes récitant abracadabra pour se faire apporter son pain. Quel pauvre type ce serait, alors! » Le Professeur n’écrivait pas pour acquérir un pouvoir, il me semble le comprendre et j’ai peur que Baladine l’ait mal compris, mais pour exercer la compassion. Certes il attendait, un jour ou l’autre, quelque chose, hors livres, dans le monde réel où le cri du grand corbeau érafle la grande altitude, mais cela devait survenir, par surcroît. Son idée, je crois, c’était que tous les chamans du monde ne changeront rien au monde parce qu’ils prennent pouvoir dans le monde et ne donnent au monde que ce qu’ils lui ont emprunté, alors que le moindre acte de compassion inscrit dans la gangue de ce monde-ci, où les chamans aussi sont piégés, le gypse d’un autre monde. Prêter gracieusement son épaule à un petit crave, qu’il vole jusqu’au creux du mur d’église : le grand miracle est la petite minuterie des services dûment rendus. De même Teresa, le temps qu’elle tint entre ses mains compatissantes la pauvre corneille,…excusez, j’anticipe. Je veux préciser que le Professeur soupçonnait le poète moderne de se prendre pour un chaman, de s’imaginer qu’avec les mots du poème il changeait quelque chose au monde, alors qu’il ajoutait seulement au monde un poème. Il avait lu Rimbaud, il avait lu Artaud, c’est même Artaud, j’ai tendance à croire, par où il a terminé, il a été la victime d’Artaud, après Artaud il n’a plus rien lu, il s’aperçut que ces poètes excessifs, énormément comminatoires, n’avaient rien changé ni au monde ni d’abord à eux-mêmes, qu’ils avaient mal vécu et qu’ils étaient mal morts, que leur exaspération poétique avait seulement abîmé leur santé et qu’ils se fussent mieux portés, eussent donc mieux porté le monde (la seule tâche, celle d’Atlas, n’est-ce pas ?) s’ils avaient pris l’air plus souvent. Ah! leurs incantations, superbes, captivantes! Mais voilà, le charme n’opère qu’in vitro, l’on n’attrape l’oiseau que dans la cage du poème. La vie est ailleurs, toujours ailleurs. Le Professeur le savait bien, je le sais aussi, pas plus que lui je ne crois au chaman ni aux pouvoirs magiques de l’écriture, je crois à l’angle fusant de mes rencontres, çà et là, avec un oiseau, ou même un livre, in angulo cum libello, oui,un libelle, une libellule.
Je suis un minuscule romancier. Des liens peu dissolubles les ont unis, lui et Baladine; j’entretiens moi-même avec celle-ci quelque lien. Et jamais encore je ne me suis assis avec elle sur le canapé bleu, le canapé à confidences . Ce meuble manque, ici. Il me vient idée, à partir de quelques phrases lâchées çà et là, de la styliser, oui, en quelques phrases. Née à Massy. Je fus catholique. Oui. Baptême. Colombe. « Columba mea ». Mais mon père, qui tenait l’harmonium aux messes du dimanche, était un pochard. Cela fut-il cause ? Il y eut mes malaises, mon anorexie. L’interruption de mes études. Une petite carrière dans la banque °°, à Massy d’abord, puis à Rodez. Je me formai en informatique Je m’épris d’un tout jeune homme qui lisait le Kamasutra et Krishnamurti. Je découvris la philosophie éternelle, qui me plut parce que ce n’était pas celle de Kant, je n’ai jamais compris Kant. Mais je lus « Les Grands Initiés ». Je revois un homme à turban dans une posture transcendantale. Je crois, aujourd’hui, avoir fait le tour des choses. Le Dalaï-lama, ne leur en déplaise, parle mieux que le Pape. Ne se rendent-ils pas compte que le catholicisme est une chose finie ? Apurer les comptes. L’ère du Verseau propose une nouvelle donne. Je ne refuse rien. Je me confiai, un temps, à une espèce de sorcier africain, puis à une manière de gourou. Je m’abstins de viande, me sustentai de soja. Les catholiques m’intéressaient, cependant. Cette secte, jadis, avait été la mienne. J’ai fléchi, moi aussi, le genou devant l’autel, et je lisais, je lis encore sainte Hildegarde. Le Professeur m’intéressa. Je déplorais son obstination tridentine, mais qu’il fût toqué du corbeau m’amusa, me plut.
Sympathique, Baladine, sympathique à la façon de l’encre. A mesure que mon intérêt pour le corbeau se délivre des susceptibilités du Professeur elle me devient plus conjecturale, et j’ai envie, au mépris des bonnes façons romanesques, de m’exiler d’elle, de la mettre au ban. Elle m’agace, la chère, à force de me sembler un échalas de choses chiffrées. C’est vrai, elle continue avec moi d’être pourvoyeuse de légendes, anecdotes, merci, merci! mais je la soupçonne de n’avoir jamais d’elle-même salué de tout son être, nûment,un battement d’aile, un pinson qui dégoise, un incident infime et délicieux de raie de lumière ; la petite fille en elle capable de dire « ah! », on la dirait couverte d’une suie ésotérique ; l’on se demande toujours, quand on l’écoute, de quel gourou elle retransmet l’oracle.
Mais peut-être entre-t-il dans ma désaffection de Baladine ceci (je voulais le taire, à ce point rendu je ne le puis) qu’à notre première rencontre, dans le vallon des Baux, elle me fit croire qu’elle était originaire d’un îlot d’Océanie, Vanuatu, dit-elle; rien dans sa physionomie, encore moins dans son prénom, n’indiquait une telle origine, mais sa parole était persuasive, il y traînait un arrière-goût de Gauguin, je la crus, je rêvais grâce à elle de périples infinis, je crus humer sur sa peau enduite d’huile d’Argan le large des larges, elle me résuma la saveur mystérieuse de ces îles où jamais ne tombe un flocon blanc qui fasse contraste avec un oiseau noir, où les plages sont des lits de sable impollu, où les voluptés d’avant le péché sont permises. J’appris, incidemment (une marginale de la liasse III) qu’elle était de Massy-Palaiseau, comme tout le monde, n’étant océanique que par un oncle à cartes postales. Eussé-je, autrement, péché avec elle ? (Ce mot, péché, n’est plus de mise, dit-elle, gommez, de grâce, gommez! on ne vous entend pas; on a ou on n’a pas la pêche, voilà désormais comme on dit. La pêche, oui, ou non, l’affaire est là). Si ce rêve coracoïde autour de sa personne se fût confirmé, qui sait…Mais, eût-elle été, de galbe, la belle Hélène, de sex-appeal Marilyn Monroe, être née à Massy-Palaiseau lui conférait la disgrâce de m’évoquer non des flots au sourire innombrable mais un interminable train de banlieue, je ne la voyais plus en wahiné dans un décor de palmes, mais sous un panonceau indicatif des stations successives du métro, et Massy, ce n’était même pas au bout de la ligne.
Elle s’inquiète de n’être dans cette esquisse de roman qu’une esquisse de femme. Il me faut améliorer sa vraisemblance, c’est sûr. Je m’intéresse excessivement à la vêture des corvidés, et j’oublie de dénoter ses successives tenues: ainsi ce caraco de satin couleur choco, elle le portait hier encore, la culotte, de même, le pull à col montant et plates côtes. Je ne l’habille pas assez. L’habiller avec minutie m’égarerait. La déshabiller excède mon propos. Suggérer ses livrées par quelques flashes est une solution de romancier mineur qu’eu égard à mon petit prix Goncourt je dois m’interdire. Mais que fais-je, à cet instant même ? Enfin, puisque je m’avise du caraco choco, pourquoi ne pas en aviser le lecteur ? Il est assez rare que je voie les vêtements de Baladine ; je la vois seulement cheval, ou échassier, parfois rapace. C’est déjà beaucoup que de souligner la couleur choco de son caraco. Certes, elle diffère de Sœur Magnificat, ô combien, je suppose, celle-ci, toujours habillée en nonne, noir et blanc, pica pica. Baladine faisait de stupéfiants effets de toilette, je dis: faisais. Je savais m’en abstraire. Ses dents, ah! ses dents! Ses incidents, devrais-je dire. Elle fumait, avait fumé, nonobstant les thérapies ésotériques. Pensive, parfois ? Non, elle ne pensait pas. Elle émettait des fumées mentales, d’une voix aigrement cristalline où la vieille douleur parfois entrefilait un accent de raucité. Sa taille, son trille…Elle a du mal à se taire, elle penche, je suis assis au bureau Réquistat, elle est debout, penchée, penchée.
Je réalise maintenant que nous ne vivions pas sur le même plan d’existence. Avec le Professeur elle avait tout doucement tricoté une amitié amoureuse qui s’écrivait entre les lignes, et tandis qu’il vivait sa vie de styliste, sinon de stylite, espérant obtenir une fois l’amitié d’un oiseau, c’est elle qui s’introduisait dans son intérieur et l’apprivoisait par ses sautes d’humeur comme par ses salves d’ironie ou ses provisions d’anecdotes. Je vous demande pardon, Baladine, de n’avoir guère prêté attention à vos diverses façons d’être femme. L’autre dimanche, tandis que nous cheminons vers les Escouloubres, un freux se pose, becquète un quignon de pain – » Pas de quoi décemment nourrir un ermite », m’écrié-je -« Quoi ? » répond-elle. A mille lieues du freux. Le désopilant travail du bec, les petits coups d’aile ne l’intéressent pas. A-t-elle jamais vu un oiseau ? Magazines, petits écrans… »Ce freux », dis-je. Nous nous approchons, il s’envole, se pose plus loin, sa croûte au bec « – A quelle distance, Baladine, sommes-nous de la sainteté ? Si nous étions saints, nous serions dans un plan de l’être où ce volatile se laisserait frôler, toucher, sans crainte. » Elle rit, de ce rire éclatant, incisif, qui, on croirait, va lui décrocher la mâchoire, et marmonne sur la sainteté je ne sais quoi. C’est trop clair qu’elle n’a cure d’être frôlée touchée par un freux. « La sainteté, est-ce se tenir dans un plan de l’être où l’on ne rencontre jamais la femme ? » Je repense à Jules Renard qui n’aura vécu peut-être que pour un à tu à toi avec un petit passereau.
Me débarrasser de Baladine ?
Elle ne fait pas, ne fait plus de frais de toilette avec moi.
Certes, j’ai passé l’âge maximal de longévité du corvus corax. Mais Baladine est de ces femmes qui n’ont pas répugnance aux vieux corbeaux, on le sait.
J’ai scrupule à me débarrasser de Baladine. Dans mon roman, il le faut, je crois. Dans la vie réelle, c’est une amie tout de même, le restera. Encore qu’elle en tienne, ces temps-ci, pour le Bouddha; sa ferveur aux corvidés s’affaiblit, l’Aubrac l’attire moins; elle fera cet automne, c’est juré, des séjours au centre Dhagpo-Kagyu-Ling, elle a envie de me dire tout sur le centre Dhagpo-Kagyu-Ling. Moi, rien que ce nom me défrise, je préfère un croassement, je préfère aussi Saint-Léon -sur-Vézère, et caetera.
Sur ses lèvres que ne souligne pas le vernis pourpre d’ombre de Dior le gros mot de syncrétisme affleure avec insistance. Le troisième millénaire, susurre-t-elle…le règne de l’Esprit Pur…Les églises ont fait leur temps…Le Dalaï, mieux que le Pape…Déjà dit, déjà dit…Espérait-elle que le Professeur pût acquiescer à ces sornettes ? Réquistat est précisément la sorte de lieu où le syncrétisme n’est pas importable. Tout invite ici à une concentration du coeur qui prononce doucement l’exeat de toutes croyances exotiques ; ce plateau pelé s’épelle France, France baptisée, France croisée. Réquistat rime avec Trinitat, un hameau voisin. Trinitat rime avec Magnificat. J’augure en Sœur Magnificat un gisement de louanges comme seules les suscite le Dieu trois fois saint. L’Aubrac est un Carmel un Qolzoum. Baladine est un mont-de-piété de toutes les croyances résiduelles, vernissées neuf, d’une humanité en mal de pentecôte.
Fut-elle sa Dulcinée ?
Elle fut sa Dulcinée.
Sa Dulcinée.
J’en reste coi.
Mais quoi!…
Pardonnez, Baladine, est-ce ma colite, ou mon corbeau, je n’arrive pas à vous imaginer maîtresse de …, ou même amie de coeur de …. Vous êtes un échassier rare, Réquistat est une zone très élevée.
Sa Dulcinée! Pas du Toboso. Réquistat, Rodez, Paris Palaiseau. « Mes bordées parisiennes », disait-elle. Si ce sont des freux, là-bas ? Leur face est livide, leur culotte lâche. « Je vérifierai, « disait-elle.
Je dois me départir de Baladine.
III
Je suis un minuscule romancier, je sais, mais je romance tout de même, donc je dois rendre, si bref soit-il, un hommage à Don Quichotte, car il ne peut s’écrire de roman, n’importe où au monde, sans que Don Quichotte soit honoré. Au moment où le chevalier taille de son épée les broussailles qui obstruent l’entrée de la caverne de Montesinos, corneilles et corbeaux en rangs pressés, en vive hâte, s’égaillent, « salieron « una infinidad de grandisimos cuervos y grajos », »une infinité, « précise Cervantes, » de corbeaux grandissimes ». Don Quichotte, bon chrétien, ne s’en émeut pas. Superstitieux il en eût tiré mauvais présage. Quelque chose de comparable m’arrive. Réquistat et sa broussaille de liasses sont l’orée de ma caverne de Montesinos.
Je ferme Réquistat. Je ferme cet endroit qui existe si peu qu’on croirait qu’il n’existe pas, et cette maison si creuse, en cette dernière semaine de septembre, qu’on la croirait une caverne de Haute Egypte ou de Cappadoce. Fermer Réquistat! Il me semble fermer un siècle. Non, des.
Je me sentais bien à cette altitude 1250, celle du haut Moyen Age. Le Professeur habitait un pinacle d’où il faisait la nique à ses contemporains. C’est égal. Je ferme Réquistat, sous peu, le Professeur avec. Trop vieux jeu, tout de même. Ressasse. Fait son petit Cioran. A l’instant que je ferme les liasses, il me tombe d’une liasse un petit laïus encore sur le sujet scabreux du croassement. « Le corbeau » (je transcris) « chante mal, cela n’est pas niable. Le panetier de Paul de Thèbes se garde d’ouvrir le bec sinon pour lâcher sa charitable hémimiche. Il a l’air toujours enroué, le corbeau. Quelque chose a dû arriver une fois à un ancêtre. Celui de l’arche peut-être aura pris froid trop tôt sorti, rasant la masse humide. Ou bien ç’aura été une période de glaciation; ils y auront pincé un coryza qui, mal soigné, sera devenu héréditaire : enroués, tous, depuis. »
Suit un répertoire des variantes de l’enrouement, notées dans un Guide 196. du naturaliste : « chakchakchak (la pie, « pica pica ») rime avec « tjacatjacatjac » (le choucas des tours), « tchia, khyak « (le même) s’attendrit avec le crave (« pyrrhocorax) en « khya », ou « tchior », voire « pchiou ». Le freux profère « kâ » ou ââh », la corneille, elle, peut troquer le rauque « kroa » contre « ou-in », si ce n’est « clouclouclou » ; il y a encore « kouk-ok-ok », pastiche du goéland par le crave, et le cassenoix dit « kror » ou « skéèk » quand il est de bonne humeur, « krékrékrékré » quand il jure. Enfin le grand corbeau fait « cro » ou « rrok » en voix de basse, « rok » à l’aigu, et se marque par là comme le moins doué, ridicule Margot mise à part, de la famille, » note le Professeur. « Je proteste », continue-t-il ». J’en appelle, contre ce vulgaire Guide d’un temps où l’on ne sait plus ce qu’est un corbeau, au Larousse Encyclopédique du dix-neuvième siècle, où son langage fait l’objet d’une savante étude, et l’on y apprend que le « cro » ou « rrok » dont stupidement on le crédite en 196. à l’exclusion de toute autre profession verbale, se diversifie de sorte à former une véritable élocution. Ainsi tiennent-ils chaque année, en France du moins, chaque 20 mars, une assemblée générale à Meulan en Seine-et-Oise. L’on n’y « croasse » pas, l’on y traite des questions générales du clan non moins gravement qu’il se fait à la Chambre des députés à Paris. Je note », poursuit le Professeur : « 1) Que le savant, au dix-neuvième siècle, ne doute point que la gent corvidé ne soit dotée de moeurs fines et douée de capacités municipales; 2) Que le Larousse Encyclopédique est remplacé aujourd’hui par une prétendue Encyclopaedia Universalis, laquelle, entre « Coran » et « Cordaitophytes », laisse un remarquable trou. L’on n’a rien à dire, dans ladite « Encyclopaedia », des corbeaux. Cette réticence a-t-elle une portée prophétique ? Ils ne chantent pas, » ajoute-t-il, avec mélancolie. « Ils parlent. Du moins parlaient-ils encore, au siècle dernier. Curieux que Jules Renard ne s’en soit pas aperçu. Autrefois, je pense, ils chantaient. A preuve ce corbeau flûteur dit « cracticus nigrogularus », dont le chant ferait lâcher son fromage au renard. Le corbeau flûteur existe encore, mais c’est au centre de l’Australie. Et voilà, « conclut-il, nostalgique, sarcastique, » les aborigènes, là-bas, ne sont infectés ni de la machine à vapeur ni du lied romantique ». Il a entendu, dit-il, le « cracticus nigrogularus » sur une cassette que lui a envoyée Lydie. « L’on peut regretter », poursuit-il, » qu’il n’y ait pas de record du corbeau de La Fontaine.
Il est dommage que le Professeur n’ait pas connu le récit de John Rowe présenté dans un délicieux album sous le titre français de « Bébé Corbeau ». Il n’est pas, me semble-t-il, de meilleure réfutation du peu fiable La Fontaine et de son renard fielleux. L’image de couverture montre ledit Bébé Corbeau dans sa naïve satisfaction d’être. Je suis frappé de sa ressemblance avec…Lydie. Je n’ai jamais vu Lydie ? Mais je suis sûr que Lydie est comme ça :sa bouche en forme de bec, ses deux yeux noirs et ronds, avec une lueur indéfinissable, son petit bonnet blanc noué sous le cou par deux bouffettes, oui, je vois Lydie ainsi, tenant un peu de la demoiselle sacristine, un peu de la maîtresse d’école. C’est une Miss Corbine, Lydie. Admirez encore, sur le bonnet, posée artistement, la couronne de cerises, oui, elle chante kirsch, Miss Corbine. Avouez, c’est son portrait. Les dessinateurs humoristes nous révèlent ce que nous ressentons tous, notre parenté profonde avec les oiseaux, l’étrangeté d’une loufoque, féerique, peut-être édénique ressemblance. Or ce Bébé Corbeau vit dans un grand arbre. Quel arbre ? Un arbre, cela suffit, comme dans le roman de Bergounioux. Cet arbre (moi je dirais un chêne) est loué depuis des âges à sa famille. L’aïeul fut lauréat au concours du Capitole, s’illustra sur bien des scènes, baryton. Talent héréditaire : l’arbre est bruissant de bel canto. Seul Bébé Corbeau, c’est bien étrange, n’émet que des « piips » misérables. Honte de la famille! L’on s’étonne, on le prie d’essayer, encore, encore : »piip », rien que « piip ». C’est le grand-père enfin qui porte remède : « inspire bien fort et tousse! » Bébé Corbeau lâche une grosse cerise rouge qui obstruait sa gorge. De débile surdoué devenu il poussera désormais de tels « crooooooa », jour et nuit, qu’il en oublie d’embecquer sa ration de lanquetot. Rude épreuve pour la famille et le voisinage. Le discret « piip », n’était-ce pas mieux ? susurre maman, interprète de l’opinion générale. L’on peut en effet préférer « piip » pianissimo aux triples forte du croassement. Sera-ce que la cerise, au fond, ce serait, dans la gorge du corvus corax, comme une syrinx d’appoint, et la chance, refusée aux autres corvidés, d’encadrer un i mutin de bilabiales ? N’importe. Le talent vocal de la tribu ne fait doute. Cela eût réjoui le Professeur. Mais Baladine n’avait cure des albums pour le petit âge, et son vieil ami n’écoutait guère les « piip » de Lydie.
« Ah! encore une lettre de Lydie », disait-il (me disait Baladine).C’est Baladine, quand elle était à Réquistat, qui l’ouvrait. Elle lisait avec une intonation de stricte intimité grosse d’un fou-rire : « Moineau, tu es un petit obus de plumes et de pépiements ». Il y a le compte, s’esclaffait Baladine. Elle comptait sur ses doigts. Elle appelait Lydie Miss Dix-Sept. Dix-sept syllabes, disait-elle, torche-cul de l’émotion. Je vois Lydie à l’exercice, étirant le vers jusqu’à ce que ça fasse 17 juste (je cite Baladine). « La buée de la vitre quand elle s’éteint : forme de moineau ». Dix-sept. Ah! Si elle avait encore dix-sept ans, Lydie (c’est moi qui parle).Elle a, je soupçonne, deux fois dix-sept, aujourd’hui, Baladine trois fois dix-sept. L’on ne devrait jamais dépasser l’âge du haïku. 17/20: mention TB, Professeur. Je ne me résous pas à écheniller mon roman de ces haïku. Ils auront été, entre Baladine et moi, une poudre d’hilarité. Chaque fois que la consultation des liasses languissait un peu ou que le plateau d’Aubrac dormait sous des nuages trop bas, Baladine allait à la chemise « Lydie », toute grise mais fermée d’une faveur jaune, en extrayait une lettre, s’égayait bruyamment, casait un haïku dans ses quintes de rire, et par nervosisme je riais moi aussi ; jamais les meilleures saillies de l’esprit dit français ne m’auront dilaté la rate comme ces haïku, et pourtant, au fond de moi-même, je sentais (combien plus à cette heure septembrale où j’éteins Réquistat) que ces haïku, si gauches fussent-ils (pas tous! ), trahissaient une qualité d’être supérieure à celle de Baladine qui, féministe, gnostique et virtuose du macintosh, se croyait membre de l’élite pensante, sans soupçonner que l’on accède à l’essentiel plutôt en sondant le coeur des humbles réalités qu’en plumant le croupion des idées reçues. « Et moi-même, dans ma prison de quelques mots, alphabêtifiée, Que dis-je d’essentiel, sous le ciel, que tu ne dises, moineau ? » Ou encore, car elle avait picoré en « Fac » quelques grains de science, Lydie: »Chacun a sa petite chanson de moineau, La Somme ou L’Ethique« , susurrait-elle, et il est dommage que le Professeur n’ait pas lu (il ne les lisait pas, m’assurait Baladine, il m’écoutait les lui lire, et sa main passait, distraite, sur le jour mourant, tandis qu’il hochait la tête) ceux-ci : « Dans les milliards de bruits du monde il y a cette petite voix Triller moineau à mon tour je peux écuyère des petits cris ». Dommage ? Mais, les eût-il lus (tiens! c’est presque Lucky Luke), il n’eût pas approuvé: « cuicui » lui eût semblé une image verbale de mijaurée. Il souhaitait que les corbeaux eussent de la conversation. L’histoire de Bébé Corbeau ne l’eût pas surexcité, car, après tout, cette famille de surdoués ne connaissait d’autre mélodie que le « croâaaa » standard. Je voudrais seulement lui signaler (cher homme!) que Jules Renard, qui le courrouce, eût mérité plus que son indulgence pour un mot du moins qui rachète tout. Parvenu presque au bout de son âge, il dit ingénument son voeu d’un miracle, « le miracle serait pour moi qu’un petit oiseau s’approchât pour me dire quelques mots ». Mais n’est-ce pas déjà un miracle, cher Professeur (je le devine, ombre vaguement entre mes lignes comme entre des tombes), qu’il ait pu souhaiter ce miracle en ce barbare début de siècle (je parle comme vous, cher) où le miracle était remisé parmi les fictions ? Ces « quelques mots », je le dis en style évangélique, il les a déjà reçus, le « petit oiseau » sera au rendez-vous, au jour éternel. (J’imagine la figure de Baladine, à cet énoncé, sa tête rejetée en arrière, ses yeux clos, une façon de tristesse, une absence ; non, Baladine est taillée de sorte que le miracle d’un petit oiseau parlant ne la touche point).
Un petit oiseau….Ce pourrait être le moineau de Lydie. Il n’est besoin de se nommer Lydie pour aimer les moineaux. Il était à Moscou un Mont des Moineaux. Les barbares en ont fait le Mont Lénine. Lénine aimait-il les moineaux ? J’en doute. Il était plutôt une sorte de corbeau comme celui du film de Pasolini : un dessin humoristique polonais représente maître Corbeau, Wrona, en flic du Parti, perché sur le pieu d’une enceinte barbelée, morigénant le menu peuple des moineaux : « nie cwierkac », « interdit de pépier ». Mais un héros de Platonov, qui croit en Lénine, tout soudain descendu de ses nuées s’émeut à un moineau maigre, nécessiteux, besognant du bec. Il a donc su, ce petit être frêle et gris picorant dans la merde son grain amer, découvrir une espérance, que les humains ignorent, et s’y réchauffe! L’homme s’appelle Kopionkine, son vain rêve est le communisme, qu’il croit advenu, donc, croit-il, les oiseaux vont se mettre à parler « comme des enfants ressuscités », Jules Renard sera content et ce sera la vraie fin du monde. Le moineau aime bien les cimetières. Sa vitalité y semble une promesse aux morts que la mort n’est pas le dernier mot. Le cimetière de Réquistat, au crépuscule, est l’endroit du patelin où vibre intensément la vie. C’était ainsi, à Llo, quand le Professeur surprit, dans le gai ramage des piafs irisant de leur cri perlé le bazar de fausses perles des tombes, la voix si dissonante du jeune crave. Aussitôt celui-ci capta son attention. Il ne laissa pas cependant d’observer le mur Nord de la vieille église où le faucon crécerelle fait son nid ; quant aux moineaux, c’est leur « HLM », note-t-il. Ah! les vieilles églises hospitalières, trouées comme des fromages! Il y eut une fois des moineaux qui trouvaient gîte dans un de ces murs de vieille église; on la restaura; ils devinrent SDF. Le Professeur préférait les églises décrépites et les chasubles mitées de la liturgie tridentine.
Il n’est pas exclu, non, il ne l’est pas, que les haïku de Lydie ou simplement les lettres de Lydie aient servi au Professeur de signal négatif. Il a dû se sentir empiégé dans une relation dont le caractère bêtifiant (ce n’est pas Baladine qui le dit, mais moi transcrivant une insinuation de Baladine) n’était guère, à la longue, supportable. Lydie le relançait, tantôt par téléphone, tantôt par lettre. Il négocia avec elle un contingent trimestriel de téléphonages, mais ne put obtenir qu’elle réduisît la fréquence de ses lettres. Il existe de Lydie, à dater de Noël 198. environ, un nombre de lettres, et de haïku, considérable. La plupart sont recueillies dans la chemise jaune serin que j’ai mentionnée. La première fois que Baladine l’ouvrit, elle prit une lettre, au hasard? je ne crois pas, et se mit à lire, je me rappelle, d’un ton affecté, niaisement puéril « : Cher Professeur, j’aimerais vous présenter mon petit fripounet », c’était, m’expliqua-t-elle(Baladine) son moineau du Japon. Ce prétendu moineau du Japon est un personnage. La correspondance de Lydie consiste à fournir au Professeur les bulletins de santé du volatile et un relevé de ses états d’âme à elle selon les comportements de « Sir Moineau », comme elle écrit parfois, ou » Monsieur Moineau ». L’on est confondu de tant d’intérêt porté à un petit morceau de matière pépiante (je traduis le sentiment de Baladine). Eclatant de rire, Baladine me raconte le relevé quotidien, par le Professeur, de sa boîte aux lettres. » Merde, encore une lettre de Lydie », s’exclamait-il. Le piquant, c’est qu’il répondait. Oui, je vous le jure (c’est Baladine), il se croyait tenu de répondre. C’était, pour cet homme circonspect dans ses relations, une forme pathologique de la charité. Il ne se pouvait, quel que fût le solliciteur ou la quémandeuse, qu’il ne répondît.
Les premiers haïku sont datés, donc, d’environ Noël 198. Les voici. Plutôt, en voici : »Un moineau japonais c’est un voltage de minuscules farces », « Ce que l’on peut faire avec deux pattes deux ailes dans une cage! « , « Et fais-je mieux dans les barreaux de la cage de mon quant-à-moi ? », « (Moi aussi j’ai mon petit cubage d’air et d’actions de grâces) ». A mesure, donc, que le Professeur jette aux flammes la littérature qu’on sent bien qui devrait s’arrêter, selon lui, à l’entretien de Paul et Antoine tel que le rapporte saint Jérôme (cette remarque est de Baladine), lui parviennent avec une régularité hebdomadaire les haïku de Lydie, ces mièvres bulletins de santé du moineau, qui sont encore de la littérature: « Nous aussi nous gloussons notre vie la becquetons la battons d’aile »; « Nous cognons contre la paroi d’être né c’est toute la musique » ; « Nous aussi nous sommes une toute petite boucle de souffle »; « Un bon petit aéronef pourvu d’une paire d’yeux moineau! »…
Il y a dans une de ces lettres de Lydie une remarque émouvante, que je veux transcrire parce qu’elle va dans le sens que j’indiquais plus haut. Elle croit percevoir chez « son Shiki » une contention de loquacité, un effort vers le langage articulé, son bec s’ouvre, il veut imiter, comme un corbeau, et n’y parvient pas. C’est sa chance, non, de n’y point parvenir ? Les plus sots des oiseaux sont les mainates, les perroquets. Il y eut peut-être un enfer (c’est ma pensée que je formule) où l’on était condamné à entendre parler toutes les bêtes du monde, chacune dans sa propre langue; et, miracle, il y eut une panne de loquacité, le rossignol ne put plus, soudain, qu’émettre un chant, le corbeau, qui parlait comme dans les Poèmes barbares, gouailleur, sarcastique, intarissable, fut frappé d’amnésie verbale et ne sut plus dire que « quoi quoi quoi ». Il serait sans doute fâcheux qu’un petit oiseau parlât une fois à Jules Renard. La merveille, je répète, c’est que Jules Renard ait envie d’entendre parler un petit oiseau. Moi, il me plaît, me surplaît que Jules Renard s’approche de moi pour me dire ces quelques mots. Et il me plaît aussi qu’il ait inauguré ses Histoires Naturelles par le merle, qu’il définit « corbeau minuscule ». Il a d’ailleurs tout dit sur ce passereau en le flanquant d’un point d’exclamation. Si le corbeau est un accent grave, le merle, voyez-le, est une exclamation courrière, une pelote de soubresauts émotifs. S’ensuit entre eux un petit dialogue : « -Merle! dit l’un – Quoi ? dit l’autre – Merle, répète l’un – Quoi ? répète l’autre. Ah! Comme ils font la paire. « Merle! », et « quoi ? », c’est le résumé de la condition pensante. L’on s’indigne, ou l’on s’étonne; la révolté ou la perplexité; la colère est une pensée minuscule. Je souris. En toute justice je souris, et du merle et du corbeau. Habitent-ils les rocailles du Carmel ou du Qolzoum ? Je sais du moins qu’ils habitent le pays du sourire, l’un et l’autre bulles soufflées par l’humour créateur. Assurément notre planète serait moins amusante si l’on n’y pouvait comparer le merle et le corbeau, et toutes les préventions contre lui tomberaient si l’on s’avisait seulement qu’il est un merle majuscule, et d’ailleurs le chocard, poids moyen, bec jaune, chaussettes roses, façons alpines mais mignardes, fait la transition entre eux.
Merle! chez Jules Renard est un juron que l’on pousse dans un noyer. Le noyer, est-ce la sorte d’arbre où le corbeau ait chance de se percher à son avantage ? C’est oui ou c’est non. Je pique dans un classeur de « fiches » inutilisées une note du Professeur sur l’espèce de corbeau que l’ancienne France nommait grolle. « Grolle, vieux mot », note-t-il. « Quoi ? Le corvus corona ? le corvus frugilegus ? le corvus monedula ? La grolle sur le noyer charme Bernard Palissy », note-t-il encore : »je voyais cueillir les noix aux grolles qui se resjouissaient, en prenant leur repas et disner sur lesdits noyers ». Aucun renard n’insinue ici son compliment suave; ces noix valent bien un fromage, sans doute. Dans un conte d’Henri Pourrat le grolle prend sa revanche sur le renard au détriment du loup. Les voici, les grolles, en escouade dans les raies des labours, piquant ce qu’ils trouvent à piquer. Le loup, seigneur du lieu et enragé de malefaim, les surprend. Aussitôt ils s’envolent. Messire loup pointe le nez. Aura-t-il l’astuce du renard ? Eh que non! Le pauvre diable implore : » que l’un de vous se dévoue, au moins! je suis le seigneur d’ici! il faut que d’en haut l’un de vous me tombe! « Les grolles ricanent, et tournoyant au-dessus du museau dressé lâchent, devinez quoi ?, dit Pourrat…Il paraît que le loup s’en accommode. Cela vaut-il un fromage ? J’en doute. Mais le même Pourrat rapporte une histoire de noyer dont le corbeau, victime de sa sotte sollicitude, fait les frais. C’est, remarqué-je, » (je cite toujours le Professeur) », l’envers de la fable arabe. Maître corbeau est donc perché au faîte de son noyer, d’où son oeil perçant aperçoit un chasseur à l’affût ; il s’empresse, par le cri d’usage, d’avertir le geai son cousin occupé dans un chêne touffu à la glandaie, tant et si bien qu’oublieux de son propre danger il se fait tirer, tuer, et de surcroît moquer par le geai ingrat. Le geai, est-ce dû à sa huppe érectile, semble peu aimable : c’est lui qui décoche au merle, si l’on en croit Jules Renard, l’insulte « toujours en noir, vilain merle! » dont la gent de lettre abreuve séculairement le corbeau, et le merle s’excuse : »je n’ai que ça à me mettre ». Que ça! Maître Corbeau trouverait-il mieux à répliquer ? Du moins peut-il trouver mieux où percher : le chêne, pourquoi pas ? »Ou même, cher Professeur, l’arbre des arbres, le cèdre, gloire du Liban. C’est sur un cèdre que G.M. Hopkins, en vrai fils de saint Ignace, expert ès compositions de lieu, installe son corbeau -« the cedar laying crow ». Quel renard petit-bourgeois amateur de camembert oserait se poster sous un pareil ombrage ? Humilie-toi, geai mal embouché, cul blanc!
L’esprit Réquistat entretiendrait ce jeu puéril sans fin. Le geai se moque du noir merle ? Erasme, pour le noir corbeau, rétorque : « magnifique ». Glouton, charognard et rauque ? Mais au quart Livre de Pantagruel il est désigné comme le premier parmi les oiseaux qu’inspire en tous arts Messire l’Estomac. En son bec un fromage ? Non pas, un poème. Quant à l’aigle, fi! recalé…on l’apprivoise. Dans peu d’années, Baladine le dit, un ordinateur géant aura recensé tout ce qui fut écrit pour et contre corbeau dans toutes les littératures du monde, et cela sera mis en colonnes, en statistiques. Mais l’esprit Réquistat a décidé qu’au-delà d’Erasme, « cette aurore, cet évangile » (je cite), « père de l’Europe », et de Rabelais, « son fils spirituel » (je cite toujours), il n’y a plus « que ça à se mettre » : « que ça », ce noir obsédant,..chiassicisme, romantisme, réalisme… et « ça » continue » (selon l’esprit Réquistat), à la mi-temps de ce siècle-ci les « partisans », d’une voix de Cassis, clament : « ami, entends-tu le vol noir des corbeaux dans la plaine ».
Mais le symbolisme, Professeur ? A force de respirer l’air qu’il respira et l’acarus de ses dossiers poussiéreux j’entre avec lui dans une sorte de dialogue des ombres. « – Saint-John Perse! m’écrié-je. Oiseaux!– Cherchez! Rétorque-t-il. Pas un corbeau parmi ces oiseaux- Oui, dis-je, mais ces oiseaux sont les oiseaux de Braque. Regardez bien ces oiseaux de Braque : ni des grues, ni des albatros, ni des rossignols, ni…aucun oiseau mythique, mais « ils sont de création première », entendez : ils sortent de l’arche, à l’heure même, et qui tout premier sort de l’arche ? Voyez-les : oiseaux noirs, d’un trait pur effaçant le trait d’esprit (« accent grave ») de Jules Renard, oiseaux noir Erasme, noirs de ce noir sans couleur du vol prêt à tous les influx lumineux de l’Esprit. Oiseaux de Braque, oiseaux d’Aubrac, salut, corbeaux! » Et, continué-je (dans un si bel élan, insoucieux de la logique), la preuve que le corbeau est l’oiseau par excellence, l’oiseau principe, l’aurorale nigredo, c’est Claudel qui la donne avec son « oiseau noir dans le soleil levant ». L’incuriosité du Professeur à l’endroit de Claudel m’est peu compréhensible. Faut-il soupçonner ici l’influence de Baladine ? Celle-ci au nom de Claudel se fait l’écho peu discret des intellectuels comme il faut, « affreux Claudel », a-t-elle lu, me dit-elle, une fois, dans un magazine ; calotin, curé, corbeau, quoi! Mais c’est précisément corbeau que Claudel a voulu être, c’est un corbeau, son « oiseau noir dans le soleil levant », et c’est au pays de Bashô qu’il le trouve : un vieux corbeau, explique-t-il, revenait chaque année dans les jardins de l’Ambassade, se perchait sur le mât du pavillon : tel est cet « oiseau noir » qui est aussi Claudel; « mon nom », prétend-il », peut se traduire à peu près en japonais par « oiseau noir » »…Le plus vaste poète du siècle (Baladine trouverait ce superlatif ridicule, elle me le dirait d’une voix anormalement grave, comme si elle disposait d’un ésotérique pouvoir de disqualifier) veut être appelé, par l’entremise de la langue nippone, corbeau, un karasu, le Claudel, je vois ces deux l de Claudel voleter dans le soleil levant, Paul Claudel, j’entends ces trois l vibrer comme les trois cloches de l’église de Réquistat ou les trois pattes du corbeau solaire sur les bannières chinoises. A cela s’ajoute, dit-il, ceci qu’ une fois, invité dans un jardin de Kyoto où son hôte a un atelier de poterie, le poète saisit un chawan de terre cuite, écrit quelques signes au pinceau, et l’hôte du même pinceau dessine un oiseau noir qui encadre les signes du poète, expliquant : »l’oiseau noir, mais c’est Mr Claudel! » Peu d’anecdotes peuvent me fortifier comme fait celle-ci dans ma ferme résolution de continuer, quoi qu’il m’en coûte. Je mettrai mon roman, s’il vient à terme, sous l’ascendant de ces trois corbeaux: celui de la tradition millénaire venue de Chine (lui-même triple), celui de l’atelier de poterie, celui de l’Ambassade : le corbeau mythique, le corbeau domestique, le corbeau politique. Ce dernier samedi de septembre les trois cloches de Réquistat exceptionnellement sonnent pour l’angélus du soir. Baladine est imminente. Je vais lui infliger ces réflexions. Elle se tiendra coite, ne dira rien…cela ne semblera pas l’intéresser; au nom de Claudel sa figure changera d’aspect, affectera une distraction gaélique. De Claudel elle est incurieuse, voilà. Moi, espiègle, j’insiste : rien, chez Claudel, qui rende le corbeau antipathique. Un personnage de Tête d’or cède au cliché du charognard – « les corbeaux t’extirperont les yeux- » mais cette menace proférée contre une Princesse qui est une figure virtuelle de l’Eglise bave de la bouche d’un ignoble Déserteur. Le héros en revanche, le futur Tête d’or, ayant à clamer son désarroi, se compare à un « nid de crinches » qui piaule « tout le jour quand le père et la mère corbeaux sont morts! » Je commence à croire (m’écoutez-vous, Baladine ?) que le cher Professeur s’est abstenu de Claudel parce que Claudel l’aurait tiré de ses jeux répétitifs de raillerie amère, de noire férocité, l’aurait sorti de ce mois d’août mental dont la mort était la seule issue (« août », lui échappait-il, me dit-elle, « le mois où l’on meurt »), l’aurait affilié à ce « siècle nouveau » en l’honneur duquel fut écrit un Processionnal, et on y lit ceci qui est évangélique, donc sublime et simple : »Ne sois pas en tracas de toi-même et de la chose que tu bois et manges, Considérant les corbeaux qui ne labourent ni ne récoltent dans leurs granges, Et les lys des champs qui sont plus beaux que Salomon dans sa gloire! » Corbeau et lys : le noir et le blanc ; le lys est blanc, noir le corbeau; il n’y a rien à imaginer que ce noir, ce blanc, amen. Il y a tant d’autres bons signes, sous l’auspice du corbeau, à recevoir de Claudel! Feuilletant Connaissance de l’Est j’en retiens trois. D’abord le signe optique : »le corbeau, comme l’horloger sur sa montre ajustant un seul oeil, me verrait, minime personnage précis/…/m’avancer par l’étroit sentier »…ce sentier, c’est la sente de Bashô; l’homme, résignant sa fatuité, accepte d’être vu ; le regard du corbeau est intelligent et limpide. Ensuite le signe verbal: oiseau de bon augure, le corbeau ne dit pas « quoi quoi quoi », il dit « cras », « demain », en langue latine, et ce « cras » est la grâce de l’à venir. Enfin le signe viatique: « un corbeau sans doute ne manquera pas de m’apporter le pain qui m’est nécessaire », confiance, au fil du Kerith, à contre-Rilke. De telles pages guérissent. Que de renouvellements, que d’ouvertures, cher Professeur! Je m’adresse décidément à lui comme à un voisin, la feuille de pierre qui nous sépare des morts est mince, je finis par vivre avec lui, ici, comme avec un ressuscité (ressusciter, ce verbe qui ne se conjugue qu’aux trois Personnes divines), il y a des instants où je me confondrais avec lui, n’était mon voeu de changer son humeur morose en roseraie de belle humeur; je m’adresse également à vous, chère Baladine, vous êtes la seule peut-être qui me lirez sans sauter une ligne, tant vous êtes concernée j’ai failli écrire consternée, dans quelques instants les pneus de votre Ford Fiesta crisseront sur le parvis de l’église, vous aurez une robe de coton à carreaux larges que je ne remarquerai pas, vous serez parfumée d’un spray au menthol que je ne sentirai pas, au nom de Claudel vous opposerez celui d’Apollinaire, le Professeur tolérait mal sa verve mythique qui vous ravit. Apollinaire se balade dans une France qui n’est que la Gaule. Dans la Gaule druidique du dieu Lugu le corbeau est l’oiseau du dieu Lugu, il vole en croassant (pas de surprise!), hume une bonne odeur de cadavre (tribut payé au poncif!), marri parce que le cadavre a reçu sépulture. Mais la suite est mieux inspirée : d’abord, dit l’oiseau, « ma couvée attend la becquée » – preuve d’amour paternel; puis il reconnaît que le vautour est plus fort que lui, mais se rit de ce rapace qui ne rit jamais et qui est si sot que jamais on ne l’entendit proférer un mot. Enfin, peu doué pour l’ascèse puisqu’il se déclare bon vivant, ou pour le service des ermites puisqu’il s’inquiète d’être bien nourri dût-il souffrir la captivité (sera-t-il, comme celui du fabuliste, « amusette pour les enfants « ?), il se flatte d’apprendre volontiers à parler, même en latin, précise-t-il, cousin donc, ce corbeau gaulois, de celui qui saluait Tibère.
« -Quel trou, tout de même! » Baladine entre brusquement, nu-tête (comme à l’accoutumée ). Fatiguée, nerveuse. Gaieté électrique. Tension, soucis. Mariés, elle me ferait une scène. Les scènes Réquistat. Merci. Oui, ce trou, tout de même. Sottise assurément de m’y être attardé. Le mot trou me fait penser à Bozouls – « le trou de Bozouls », astérisque – à visiter. De ce trou, moi, je veux faire une cache : pareil au choucas des tours, ou au casse-noix moucheté qui dissimule çà et là des pignes de pin cembro dont il fait sa réserve hivernale, j’accumulerai, dans ce trou qui vous effare, cher Professeur, les petites succulences de mes rezzous dans ce siècle-ci que je ne me résous pas à juger immonde. Mon Encyclopaedia particularis jour après jour se compose de trouvailles, voulez-vous, Baladine, que je les appelle les trouvailles d’extra-septembre ? Guillevic : »Toi tu regardes le corbeau tu t’intéresses à ce qu’il fait sur les chaumes devant ta fenêtre. Lui, rien ne l’oblige, il ne te regarde pas ». Ni noir, celui-ci, ni croassant, ni charognard. On le regarde. Ah! Que c’est difficile de regarder, simplement, un corbeau! Que fait-il ? N’importe, cela vaut que l’on regarde. Rien de plus justement touché que ce petit poème sur le corbeau, où l’humour suggère un rapport d’égalité (« toi »), (« lui »), et s’il est un supérieur, c’est lui l’oiseau, comme chez Claudel où il contemple l’homme, ajustant son oeil. Guillevic encore : » Silence. Silence.
Silence. Silence.
Silence. Silence.
Silence.
Nuage.
Un chant de corbeau
Perce l’horizon. « C’est tout à fait un poème Réquistat. Ah! qu’il aurait plu à notre ami! Lui qui ne se remettait pas du caquetage de mai 68 ! « Printemps détestable, » disait-il. Ce corbeau, c’est à noter, ne perce pas le silence mais l’horizon, et il chante (il ne croasse pas). Ce corbeau c’est, avec des mots de cinq sous, l’oiseau de Braque. L’instant est propice pour insérer ici le délicieux poème dédié par Guillevic à la mésange. Un petit passereau! Ni le corbeau ni même le chocard ne sont mignons. Le Professeur s’agaçait des mignardises de Lydie avec « son » Shiki (il disait « son », me dit Baladine, l’accent un rien goguenard). Elire le corbeau, c’est s’interdire l’affèterie, le froufrou…Les corvidés ne sont-ils pas les seuls passereaux qui nous retiennent de céder à l’émotion caressante, à l’agacerie ? Avec ce sens de la justice qui signale le vrai poète, Guillevic sait répartir équitablement l’hommage au corbeau, le moins gracieux, et à la mésange, le plus gracieux des passereaux. Et il n’est pas seulement humoriste, il est humble, ce n’est pas une concession enjouée, par façon de divertissement, qu’il fait à la bestiole en lui disant merci d’être, c’est la reconnaissance d’une qualité d’être qui manque d’ordinaire à l’homme, ou peut-être d’une manière d’être qui révèle à l’homme le propre de son être quand il est véritablement, et c’est si rare, ce qu’il est. Je « mendie à travers toi Ce que je sais Ne sais pas de moi, Ce qui nous fait Etre ce que nous sommes », dit-il à la mésange. Combien en ai-je vu, de mésanges, craintives et curieuses, risquant un oeil à travers les branches feuillues, se hasardant sur un rameau, d’une pirouette s’éclipsant! Que de fois j’ai souhaité avec l’une d’elles un brin de dialogue! Eh bien au mieux j’aurais dit comme Guillevic : « j’ai pouvoir de te nourrir », et « toi, petit corps de rien », tu « m’apportes le reste », ce reste, qui est un paradis, car ce fut stupidité, disait le Professeur (paraît-il) d’appeler un certain oiseau paradisier, quel expert en plumasserie osa ce mot pour désigner celui des passereaux qui le moins le mérite avec son panache outrecuidant et ses cris de cantatrice tomatotrope (je répète le Professeur). Mésange ? Mais…ange, évidemment! Communiste, ce Guillevic ? Oui, comme saint François. Franciscain aussi ce Christian Bobin qui prend à revers, en quatre vers qui font à peine un compte de haïku, dans un recueil lui-même minuscule intitulé Ce que disait l’homme qui n’aimait pas les oiseaux, toute la littérature anti-corbine :
« Et le corbeau
triste comme un jour sans pain,
sans son,
sans pinson ». Que dira donc au contraire l’homme qui aimait les oiseaux ? Que le corbeau n’est pas triste, qu’il est gai au contraire comme un jour où le pain ne manque pas, que s’il se tait, c’est parce qu’il a le pain au bec, et le respect du silence érémitique. Et voici ce que dit l’un des « Matinaux » de René Char: « L’olivier, à moi, m’est jumeau, ô bleu de l’air, ô bleu corbeau! quelques collines se le dirent, et les senteurs se confondirent ». Revanche du corbeau sur la colombe ( c’est lui, on dirait, qui tient ici au bec le rameau), sur la chouette (c’est lui qui est associé ici à l’arbre de Minerve), sur la noirceur. Jean Jaume est un Matinal, il a connaissance du tout début du monde.
Baladine frappe à la porte, petits coups discrets, ouvre s’arrête sur le seuil, timide, inquisitrice. J’ai commerce avec le poète de l’Isle-sur-Sorgue, lui dis-je. Mais montons un peu au flanc du Ventoux. A Caromb un autre poète, Pierre-Albert Jourdan, a vu de « grands corbeaux qui tournoient dans le ciel en criant sous la neige » ; « voilà notre vie » ajoute-t-il. Ce n’est pas gai, remarque-t-elle. Je rétorque : c’est notre vie ; notre sort est pareil à celui des corbeaux. Ailleurs Jourdan nous conseille d’imiter la corneille dont le cri, au contraire de celui, âpre, du corbeau, est apéritif : « commence ta journée par raturer, par enlever toute lourdeur, commence avec ce cri rauque de la corneille, ce remue-ménage dans les pins » ; ou encore : « écoute la corneille ouvrir le jour ». Baladine se levant tard, que « la corneille ouvre le jour » n’est pas nouvelle à la transporter d’aise. C’est bête, petite bête, à dire, mais ce dernier crépuscule avant mon départ, non, nous n’échangerons rien de notable. Elle m’a écrit cependant, un beau signe, cordial, de sa main traçante, « ma main de fatma », dit-elle, les paroles du Corbeau comme le chantent les chanteurs « bifluorés », plusieurs fois elle m’avait fredonné l’air, sans les paroles, et cette fois elle écrit les paroles, pour que je quitte Réquistat, dit-elle, cette chanson aux lèvres, elle est si malicieuse, cette chanson, elle réfute si joliment La Fontaine ! « Oh le joli volatile quel bel oiseau ! » Ce n’est pas un rusé renard moqueur qui le dit. Ce bel oiseau, qui fait amitié comme dans la fable arabe avec le cerf et la biche, réjouit les enfants de la forêt ; sur les ailes de l’amour et de l’humour il est prêt à s’envoler vers un solitaire de la Thébaïde. Mais le Professeur aurait-il admis dans son lexique, sur son horizon mental, un groupe musical au nom saugrenu de « chanson plus bifluorée » ? …
Adieu, Réquistat! En ce jour d’outre septembre, et c’est l’aube, la voiture roule déjà vers Saint-Urcize, puis c’est Nasbinals, avec un S au bout, Espalion au bord de l’Olt, Rodez où Baladine me dépose à la gare, et si un lecteur sourcilleux déplore ici ma réticence, je précise qu’il n’y eut, entre elle, qui somnolait, moi, qui fredonnais, pas une parole, simplement, dans la dernière descente, elle pencha un peu la tête, et sa main, quittant le frein, coupé le contact. se posa sur la mienne. Je brusque, j’accélère, je rejoins Toulouse. Il ne faisait ni chaud ni froid, et eût-il fait chaud ou froid je m’en fusse, excusez-moi, fichu, étais-je sec ou en sueur, il n’importe, ce n’était pas le mois d’août, ce mois vipère, ce mois le pire, mais j’étais triste, voilà, le fardeau de ce roman, seul, désormais, à le porter, les liasses laissées, là haut, seule, avec moi, la chemise cartonnée jaune, « Lydie », et l’image subtile, comme un arome résiduel ou une impondérable pression, de Baladine.
Je faisais de ce roman du corbeau, je le répète, une affaire de santé. J’ai pris corbeau, croyais-je, comme on prend mal ; le mal Réquistat, dont l’autre était mort, je l’avais pris exactement à l’âge critique (quarante-neuf ans) où je risquais moi-même d’en mourir, et par les mêmes voies, intestinales, jéjunales, duodénales, rectales, anales, que lui, mais je n’avais aucune envie de mourir, je ne détestais pas le monde ni la fin de mon millénaire, j’avais fichtrement envie de passer la tête sur le rebord de l’an 2000, je devais donc gagner le pari que le corbeau m’était favorable, je devais, du corbeau, faire (il y a des mots d’esprit qui sont des vires) l’encorbellement de la grande santé. A peine à Toulouse, je pris donc mes commodités au Muséum, où un horrible gardien, payé au noir, m’ouvrit les vitrines où s’étouffent, empaillés depuis Raymond V, des corvidés de toutes sortes, et, d’un geste chaque fois solennel mais maintes fois renouvelé, consentit à poser sur une table de pitchpin, à cet effet distraite de son recoin usuel, quelques-unes de ces ruines animales que je m’étonnais qui ne tombassent pas en poussière comme la Reine de Saba dans les Antimémoires de Malraux. Corvus corax : le voici. Pauses. Je me rappelle un conte où le héros, à force d’observer dans leur bocal des petits poissons nommés axolotl, finit par devenir un axolotl. Le Professeur, s’il eût posé là-bas, sur son bureau de Réquistat, un corvus corax empaillé, probablement se fût transformé en corvus corax. Les métamorphoses du corbeau, pensais-je, sont elles-mêmes intéressantes. Les deux distractions majeures de ce siècle-ci auront été le marxisme et la psychanalyse. Dans la splendide ville j’eus bientôt vent du film Uccellani e uccellaci qui par chance passait au Cratère (ce fut un des premiers intersignes), puis d’une boutique spécialisée en B.D., rue Romiguière, où je trouvai les histoires, déjà rapportées, du corbeau en balade avec Jules Renard et en traitement chez un psy, signées Fred. Le Professeur eût jugé sévèrement ces productions de l’âge vulgaire, comme il disait : sornettes! se fût-il écrié. Corbeaux à sornette… J’en juge autrement. Certes, le corbeau, tel quel, en sa vérité stricte et sa biblique qualité d’être, n’est pas ce qui intéresse Pasolini. Mais quel hommage aux corvidés, tout de même, que ce film où « petits oiseaux », « gros oiseaux » sont nommés en vrac, à la diable, cependant que se détache, ni petit ni gros, mais marxiste, c’est-à-dire énorme, un corbeau expert en dialectique; or, excédés de cette croassante dialectique, Toto le héros et son compère décident d’occire l’oiseau et de le griller : variation ingénieuse, christique, sur le traditionnel motif de l’oiseau nourricier ; celui d’Elie apportait la viande, celui-ci devient lui-même une viande, qu’on peut croire de choix, car ce n’est rien de moins que le Karl, cet autre Christ, qui se donne, sur la grand-route, à consommer ; un tas de plumes, un tas d’os. Et quel autre hommage aux corvidés que cette B.D. « super » où le corbeau, nul autre, est promu à représenter l’homme génial et tourmenté de notre temps, l’homme cloué sur l’épineuse rose de ses nerfs, l’homme de la névrose! Mes deux premières journées à Toulouse furent électriques: les B.D., le cinéma, le muséum . Mais bientôt je me sentis tout chose, je veux dire rien que citadin, et j’eus une pensée, dirais-je, émue pour Réquistat, sa pauvreté, ses ruelles, sa religion de l’unique nécessaire, sa royale incommodité. Je tentai, le soir, à l’hôtel (était-ce « l’Holiday Inn »? Non, bêta, c’était « le Grand Balcon ») de me décrasser sous l’eau bi-chlorée de la douche, d’évacuer à l’éponge et au gant cet « il était une fois », ce Réquistat, ce nid de crinches et son vieil original grincheux; ressors, me dis-je, attable-toi au « Mon Caf' » comme tout le monde et lisotte en zyeutant les filles un magazine illustré. Non, je ne pus. Je pensai à la « petite idiote », comme eût dit Baladine, je me déshabillai, tassai mes oreillers, ouvris sur le lit la chemise jaune canari; s’exhala une infime fragrance, ai-je dit que Lydie parfumait ses épîtres de petits buvards odorants ? Je humai, je bus Lydie: c’était comme un flacon d’Aubrac à l’essence subtile, une âme nue offerte à l’olfaction. Je me mis à lire, et à rêver, à rêver, et à lire, j’ouvrais, fermais la chemise comme battent les ailes d’une piéride.
« Je suis si maigre, qu’il me faut chaque jour, pareille à un moineau, absorber mon propre poids.
C’est un haïku. Non, un tanka. Non, pour faire un tanka bonne mesure, il me manque trois syllabes.
Tant pis ».
Puis elle s’en va au garde-manger, attrape un pot de confiture, trempe dedans un biscuit aux pignes de pin cembro, et, la bouche ensucrée, crie : »piiiiip », comme Bébé Corbeau quand il a une cerise en travers de la gorge.
Telle est Lydie en ce jour d’extra septembre. Elle parle volontiers d’elle, comme le Général de Gaulle, à la troisième personne. Elle est de trop, dans ce roman, mais elle est si drôle! Cette façon qu’elle a de courtiser le Professeur en lui pépiant des news de son moineau! Le lendemain, on s’en doute, je voulus prêter à mon rêve une consistance diurne. Je m’en fus donc, sans transition, voir Lydie. Où ? C’est un secret, s’il vous plaît, entre elle et moi. Le jour était absolument sans pluie, le soleil se montra même audacieux. Je n’avais pas prévenu. Je sonnai, m’annonçai : « maître Corbeau ». Cette femme, auréolée pour moi de ses amours épistolaires et ornithologiques avec le Professeur, cette femme qui était une jeune fille prolongée un peu (mais jusqu’où ? me disais-je) m’apparut, de chair, et proféra des paroles enregistrables. Ressemblait-elle à Bébé Corbeau ? Il me semble que l’image de Bébé Corbeau était en moi trop empreinte pour que je ne lui trouvasse point cette ressemblance de sorte que l’entretien, tandis qu’elle versait le thé, fut des plus déliés, quoique je me débattisse entre le souci, dans une première visite du moins, d’en user selon les formes, c’est-à-dire avec une négligence étudiée, et celui d’enrichir mon roman présomptif d’une fiche « Lydie de vrai ». Elle était anormalement laide, mais d’une laideur magique qui laissait soupçonner en effet une image virtuelle de passereau. Elle souriait, cependant, comme nul embecqué ne peut sourire. Assez brusquement je lui demandai -En quoi votre vie consiste-t-elle, Lydie ? (Pour la première fois se formait sous ses yeux sur ma lèvre son nom) – Je suis licenciée, fredonna-t-elle – De…? – De mon emploi ». Fredonnée, l’information me fit sourire comme elle-même souriait. L’après-midi virait au crépuscule. Je regardai cet intérieur, lambrissé de bois doux, mes yeux tombèrent sur la bibliothèque divisée en vastes rayonnages ; l’un d’eux contenait l’Encyclopaedia Universalis. Elle prit, dans le volume VI (climatologie-cytologie), entre les pages °°°° et °°°°, une lettre du Professeur, dont elle me fit lecture. « L’Encyclopaedia Universalis« , y disait-il, » est la sorte d’ouvrages qu’il est bon de ne pas avoir dans sa bibliothèque. On y trouve tout, mais c’est ce que l’on n’y trouve pas qui seul importe. Ce qui me rend l’atmosphère de Réquistat si roborative, c’est peut-être moins la vaste solennité des étendues basaltiques que la certitude qu’il n’y a, à dix lieues à la ronde, aucune maison où il ne soit absurde de conjecturer qu’une Encyclopaedia Universalis émettrait ses radiations néfastes. L’on ne sait rien, à Réquistat. C’est une chance de s’engager sur les sentes du non-savoir. Même l’ordinateur, Baladine…J’interromps : Il vous parlait de Baladine ? – Parfois. A peine. Je devinais… Même l’ordinateur, Baladine jamais ne l’amène dans ce Kamtchatka, il n’y a pas ici, dit-elle, de prise ad hoc. Rien ad hoc, ici, tant mieux, mais des après-midi vernissées d’une lumière de wuthering heights, et la tente du ciel tendue large à ras du plateau sur les pieux de l’horizon. Baladine s’étant procurée « une Encyclopédie de gauche » (pub du Nouvel-Obs), je l’ai priée de me monter ici le volume où devait se trouver l’article « corvidés ». » Corvidés »? Pas d’article « corvidés », m’a-t-elle répondu. Apportez tout de même le volume, dis-je. Je constatai le trou, la béance, la réticence, l’éclipse, l’oubli accablant : « Coran, » puis « Cordaitophytes », pas de corbeau ; « Cortès », puis « rayons cosmiques », pas de corvidés « – Vous aussi » – j’interromps à nouveau – « vous l’avez, Lydie, l’Universalis! – Mes chers parents étaient abonnés à l' »Express », ce magazine aussi faisait la pub pour, ils se laissèrent duper – Il y a bien d’autres trous, dis-je, dans ladite Encyclopédie, et bien des soustractions suspectes, et bien des gauchissements « de gauche » – Je préfère, reprit Lydie, Larousse. » Elle me désigna un autre rayonnage. » Celle-ci, c’est moi qui l’ai achetée, par choix- L’article « corvidés » y est-il décent ? » Elle sourit, et je souris, d’un noir sourire pareil le sien, à celui de Sharon Stone quand elle n’est pas en tournage, moi, ah! Nous nous mîmes à jouer avec les mots : Coran, corde vibrante, Cosaques, Pietro da Cortona, Cortès, Cordaitophytes, rayons cosmiques, ces mots indiscrets, indélicats, tout près, très près, trop près de « corbeau », ou de « corvidés », à la place de « corbeau » ou de « corvidés ». Nous nous plûmes à imaginer une collision entre Cortès et le Coran, si Cortès eût été musulman, la face des Conquistadors en eût été changée…Nous nous plûmes à spéculer sur la propagation du Coran par les rayons cosmiques, ou sur les vibrations glottales exigées de ceux qui le profèrent ; nous fîmes entrer dans le jeu les Cosaques, qui bousculèrent le Coran. Etc. Incroyable comme Lydie jouait bien! C’est que nous tournions autour de « corbeau ». « C’est rigolo », m’arriva-t-il de dire. « Rigogolo », reprit-elle, « en italien, loriot ». Elle ajouta : »criccioli », troglodytes, « reatini », roitelets. Elle était licenciée d’italien, aussi! Le petit moineau ? Il était en villégiature. » Beau », n’est-ce pas ? » dis-je. « Pas beau », répondit-elle, « mignon. » Je la priai de me dire ses derniers haïkus. Ah! la vision de Lydie disant des haïkus…quelque chose d’échappé du fond des temps…
Nous nous plûmes. Mais ce ne fut qu’une affaire de plumes. Baladine eût dit que ma détresse, avec les femmes, c’était que je ne pouvais rien conclure de définitif, fût-ce une passade, avec aucune. Je revois Lydie sur le seuil, ses deux mains dans la mienne, sa petite couronne de cerises autour d’un bandeau de cheveux très, très noirs, sous un bonnet blanc blanc bonnet, une mèche s’échappe, en forme de rémige. Elle referme la porte sans bruit, oh! qu’elle fait peu de bruit, Lydie, pas plus de bruit, je crois, que son petit petit petit moineau.
Son petit petit petit petit moineau.
IV
Elle fait aussi de la peinture, Lydie, des gouaches, minuscules comme ses haïku. Baladine, elle, bordereaux, chiffres, new age. Ces femmes… Pauvre de moi, qui manque la femme, et manque aussi le corbeau. Pauvre distraction! Mais puisque j’ai commencé…Pourquoi ai-je commencé ? Pourquoi ce purgatoire de Réquistat ? Parce que Baladine laissa goutter, ce matin-là, dans sa tasse quelques dernières gouttes d’arabica, la cafetière était sur la table, persuasif le rai de lumière filtrée par l’étroite croisée, je me vois debout devant un désordre de liasses mal terminées, minables – « Ce n’est pas demain la veille », me dit-elle, »…mais il y a matière, n’est-ce pas ? » J’opinai. « Vous reprendriez? » Je posai la main sur une liasse, la soupesai. « Pourquoi non ? »
Lydie sur ma demande m’a obligeamment prêté un paquet de lettres du Professeur à elle adressées. Mais ce ne sont que de brefs billets, si laconiques qu’ils ne méritent ni transcription ni commentaire. Le Professeur se borne à lui demander des nouvelles de son Shiki. Je sais maintenant le fin mot de l’histoire. Lydie, étudiante du professeur, s’éprend de lui, n’ose lui avouer sa flamme; quand elle s’y décide, il est trop tard ; le Professeur lui apprend son projet d’écrire quelque chose sur les corvidés, la découverte qu’il a faite du poème de Bashô, celle-ci achète aussitôt, à défaut d’un corbeau, un moineau du Japon.
Pourquoi non ?
Mais quand on s’est assigné une tâche absurde, il ne faut rien négliger pour la rendre inéluctable, et s’y astreindre comme sous l’effet d’une influence astrale. Au palais Wittum, à Weimar, dans le grand salon bleu, Rilke voit venir à lui, comme intentionnellement, un beau grand papillon sombre ; « je me retournai involontairement, personne ne l’avait remarqué »; le papillon vire, pénètre dans la salle de bal, vire encore, s’éclipse ; tout cela est minutieux, lent, intemporel et familier, grave et charmant, « lourd d’une sorte de message spécifique ». Ce petit récit date du 14 septembre 1911. Ce 14 septembre ressortit à ce que j’appelle l’extra-septembre, qui est excellemment le mois, et plus que le mois, des intersignes. C’est un 14 extra-septembre que, sauvant des eaux oisives du mas de l’Oulivié, vallée des Baux, une libellule sympetrum flaveolum, je fus mis en présence de Baladine, j’avais tort sans doute de prolonger mes loisirs et de flâner sur la margelle d’une piscine, j’ignorais les servitudes de la vie ouvrière qui m’eussent épargné cette sorte de collision insolite. C’est un non-sens, je sais, que de consentir, plus d’un ouiquinde, à un Réquistat, et encore un non-sens que d’accorder au corbeau un intérêt entêté. Réquistat Le Professeur y était suspendu, en quelque sorte. C’était, selon lui, le lieu où…un corbeau de grand augure et de grande envergure viendrait une fois, non pas de nuit, mais dans une aube faste, poser sur son couvre-lit érémitique un petit pain rond et blond, saintement volé à la « Saint-Urcizaine », avec un message signé du prophète Elie. Mais il attendit des siècles, à Réquistat. Ce haut lieu ne reçoit guère de corbeaux. Jadis Rilke, à Tolède, s’imaginait qu’à cent pas à peine hors des murs lui écherrait un lion de bonnes manières, qui se mettrait à son service. C’était le côté Tartarin de Rilke. Il y avait du Tartarin d’Aubrac chez le Professeur. Il trompait sa vaine attente en mettant aux arrêts, dans son Alcazar mental, les écrivains passibles d’avoir mal parlé de son oiseau.
Ma façon sera tout autre. Je veux marcher de mon pas, aller, corbeau faisant, où bon me semble, la Pyrénée, la Cévenne, la Vosge, aussi bien, et l’Oisans où se fait entendre avec le coracia graeculus, chocard des Alpes, le grand corvus, « seigneur », dit Messiaen dans son Catalogue, de la montagne. Je me ferai, selon, sédentaire ou nomade, je ferai halte dans les livres ou hors les livres, selon, également heureux en toute condition momentanée. Epris de mon sujet, de nulle femme épris, oisif par goût d’oiseaux, je suis l’hôte de ce mois d’extra-septembre qui est, en dehors des mois ouvrables, le plus beau des mois. M’écherra-t-il un corbeau ? (Ce vieux verbe de contes d’enfant!). La féerie réalisée, la légende redorée, l’arche reconstruite… je crois à l’improbable ; j’en recevrai une goutte, au moins, comme d’une cuillère trempée dans la tasse d’arabica de Baladine tombent quelques gouttes sur un bloc de sucre de marque dite « la perruche »; parfois, dans le ciel, gicle une goutte noire au reflet mordoré, parfois elle choit sur un bloc de rocher. Mais un autre bonheur se forme déjà, fastueux, d’interférences. Est-ce travail ? Loisir ? Je ne sais. C’est un travail serti de loisir. Pas un jour ne se passe où ne se pose un passereau sur une page que j’ouvre. Tels un appareil détecteur mes doigts, n’importe quel ouvrage s’offre à leur palpation, se dirigent juste là où luit le souhaité plumage, dont l’oeil n’a plus qu’à vérifier l’identité. Je ne peux suivre le Professeur dans sa détestation des livres, parce qu’un poème se parcourt comme une alpe, une alpe se lit, le corvidé sur vélin s’imprime dans le ciel ténu, au caractère aérien répond le caractère graphique. Osé-je le dire ? Après que j’ai un temps scruté le ciel en vain, je reviens au livre heureusement. Est-ce que je vieillis ? Est-ce que je deviens plus humain ? Je me sens plus épris, désormais, d’un corbeau dans le ciel de la pagination que d’un corbeau dans le ciel atmosphérique; je m’éprends, même, de ces Encyclopédies infestées de Cortès ou de Corans où il y a un trou à la place des corvidés. Le sentiment que j’avais qu’on ne monte pas un livre comme l’on monte une alpe, qu’on ne respire pas sur un alinéa comme sur un talus, que le moindre freux épié à la corne d’un bois distrait des sombres alignements de signes sur une page, cède à un pari que je fais de me balader aussi heureusement sur le livre que sur l’alpe, sur l’alinéa que sur le talus. Ce pari, je le gagne. Je sais l’art, maintenant, de conjuguer ensemble la grande prose et le grand ciel : un chocard se pose sur une butte de mots ou bien tournoie sur un Charmant Som. Si c’est sur un Charmant Som, je ferme le livre, si c’est sur une butte de mots, je ferme le ciel. Mais la balade, de l’oeil ou de l’orteil, est une façon d’effacer la frontière entre ciel et livre et de mériter de l’un ce que de l’autre l’on a obtenu par bonne fortune.
Des chocards, j’en ai, au Charmant Som, vu beaucoup; peu, en librairie. Pour le corvus corax c’est le contraire. Ils désertent la nature, mais il n’est jour où feuilletant quoi que ce soit je n’en fasse d’un sillon imprimé envoler quelqu’un. Je ne donne pas trop de prix à une existence vérifiée. J’aime les références, jouis de leur ombre, troublante parfois, dans mon ciel de lecteur. Troublante, oui, car elle semble se déplacer vers ce qui m’importe, tout juste. Les intersignes! C’est dans un placard poussiéreux, hier, que j’ai trouvé le plus remarquable, à ce jour, de mes corbeaux. Quelle force étrange m’inspira de remuer dans ce placard où elles dormaient depuis des lustres quelques piles de paperasses ? J’en extirpai l’attestation que j’avais jadis « servi avec honneur et fidélité » au vingt-huitième escadron du train, signée par le Lieutenant-Colonel Carassou. Mon chef de corps s’appelait donc Carassou, Karasu, le Corbeau. Je ne savais pas, du temps que je servais avec honneur et fidélité au vingt-huitième train, que j’étais sous les ordres d’un Corvidé à galons. Le vis-je jamais, ce passereau haut gradé ? Etait-il digne, au reste, qu’un Bashô une fois le pût dépeindre, perché sur une branche du cocotier militaire au crépuscule de l’armée française ? Cet imprévu, cette coïncidence, ce hasard objectif, cet intersigne – cela est si épatant que je ne veux pas me priver de mots pour le dire! – c’est trop beau, je sais (ô ma sourcilleuse Baladine!), pour être admissible dans un roman, je sais, n’ai-je pas goncourtisé, jadis ? N’ai-je pas usé des ficelles, respecté les consignes ? Ne jamais fourrer dans une fiction sa vie réelle, c’est le B,A,BA, j’étais romancier de stricte observance, je n’écrivais pas une ligne qui fût moi, j’en attrapais mal à la tête, quoi! comment écrire vidé de soi, et dérouler le ruban impersonnel de l’insatisfaction ? Eh bien, tant pis, merde au roman, il me plaît de ne dire ici que la vérité, rien que la vérité, oui, c’était le vingt-huitième escadron du train, c’était le Lieutenant-Colonel Carassou (voulez-vous une duplicate ?). Ce qui est inventé est éventé, j’en suis incurieux, une seule vie réelle relègue dans le linceul de l’insuffisance toutes les vies possibles, et je n’aime les romans que si je puis éveiller ces endormis dans le lit de mes eaux vives. Carassou, donc : c’est ainsi. Caresse humoristique de l’imprévu. Et c’est le moment de dire- l’avais-je dit ? non, je crois – que toulousain d’origine je fréquentai une saison ou deux, avant d’occuper un poste dans une succursale (c’était six mois l’an, le reste, loisirs) de (quoi, au juste ? petit curieux, je ne te le dirai pas), l’Université du Mirail dont le chef de corps se nommait (sic) Carassus, je dis bien Carassus, ledit Carassus (Emilien) n’est pas inventé, il n’est plus, mais il eut de la plume, fit thèse sur le dandysme. Je suis précis. Fichu romancier, susurre Baladine. Tout est cousu de fil noir, ici, le Carassus, le Carassou. Qui y croira ? Je l’entends, Baladine, elle hennit, et ce n’est que trop vrai, que le vrai ici transpire, un roman vériste c’est comme une aisselle qui pue, faut un déodorant (de quel spray, au vrai, Baladine se sert-elle ?). Mais comprenez-moi, Baladine, ce Carassou, dont Carassus semble le fac-simile civil, quoiqu’il n’ait jamais existé pour moi que sur ce certificat de service m’apporte, depuis que j’ai découvert ce papier, un pain à toute heure spirituellement consommable, il est, ce Carassou, ange à cinq galons (prince selon la céleste hiérarchie de l’Aréopagyte), celui qui m’assure à jamais la manne, le viatique, le satisfecit ; « l’ange au vol de corbeau crie gloire à toi » – c’est Georges Bataille ici que je cite -, son aile auspicieuse couvre désormais, pareille à celle dessinée par un Japonais sur le chawan où Claudel a charbonné son nom, mes orbes réflexives.
Je ne passai pas, dans l’armée, la seconde classe. A l’Université, non plus. Quelque chose me manqua, pour obtenir le Deug, comme on disait, et le satisfecit du Lieutenant-Colonel Carassus. Je pris ma revanche, avec quelques petits prix comme il s’en donne à Cognac ou Bézaudun-sur-Bine. Mais cette fois, avec ce roman du Karasu, quel prix puis-je espérer ? Tant pis. J’ouvre, ce matin, à neuf heures moins sept, ou moins cinq si l’on préfère, moins deux si c’est plus vraisemblable, Henry Brulard, édition du Divan, pur fil Lafuma, exemplaire numéroté 1056, je vous prie. C’est un de mes livres de chevet, quoique je n’aie pas de chevet. Hasard objectif : c’est la page où Stendhal fait mention du « Grand Corbeau », Corvus Corax, Carassou Major, Carassus émérite; celui-là est un « officier en semestre », il est, précise Stendhal, un « excellent Corbeau »; il « me prit et me porta sur ses épaules jusqu’aux Echelles ». Quelles Echelles ? Celles de Jacob, celles de Jean Climaque, nul doute. Je ne suis pas ingrat : je me ferai moi-même échelle pour le jeune crave qui, sautant sur mon épaule, supporté par elle, s’enlèvera jusqu’à un trou propice dans le mur Nord de l’église de Llo. Sauvé. Il est maintenant neuf heures et beaucoup de minutes. Le facteur, ce passereau à casquette et jabot profond, va passer, passe, me remet, en essuyant ses pieds sur le garde-boue, une lettre. Je le savais, que Lydie m’écrirait! La vive parole de Lydie! Ses haïku. (Qui n’en sont pas !). C’est une petite usine de haïku (qui n’en sont pas !), Lydie, (mais elle croit que c’en sont !), elle les fait à la queue-leu-leu. « MOINEAU: » Cette petite lucarne ouverte dans mon jour par un moineau Une petite âme illettrée à laquelle j’adresse la mienne Des joies des peurs quelques façons d’être sans être alphabêtisé Et une paire d’yeux qui regardent le monde autrement que moi ». ( Vous êtes venu, vous êtes passé, si vite. Vous ai-je reçu, vraiment ?) » MOINEAU : » Moineau et moi nous aimons le pain mais lui la mie et moi la croûte Nous aimons également les céréales mais lui crues moi cuites Nous aimons l’eau de même amour non coupée ni lui ni moi de vin Qu’est-ce qui me différencie de Monsieur Moineau Si peu si peu « . Je vous écris, j’ose. J’aimerais vous lire. A vos questions, l’autre jour, j’ai peu répondu. Voyez vous, il y a en moi une peur de…Ah! Voici un poète qui existe pour moi très fort, vous le connaissez, n’est-ce pas ? »
Si je le connais! Guillevic : il n’est rien de plus propre et net ; rien à enlever, rien à ajouter. Guillevic! Encore et encore. Je lis et relis
« Je ne tremblerai plus
Quand le ciel blanchira.
Je ne porterai plus les premières lueurs,
Le corps de l’alouette, la frayeur du corbeau »
A vous tirer des larmes, dit Lydie.
« Et la terre sera,
Continuera la terre ».
Comme cela vous laboure, dit-elle. « Et la terre sera, Continuera la terre », le Professeur, dit-elle, eût signalé ici une épanadiplose, me trompé-je ? Peut-être s’agit-il d’une antépiphore.
Elle va et vient chez Guillevic, Lydie, en long, en large, elle a épié, tiré tous les corbeaux de Guillevic, et me les communique. C’est clair, elle veut me passer ce qui se passe en elle.
« Parce que la plaine
Dure pendant ce temps,
Que c’est sans doute
Le même corbeau solitaire
Qui rêve sur les chaumes
A son empire qu’il brûla. »
D’où reçoit-il son pain, ce solitaire ? D’une Main plus haute, je crois. Cet « empire qu’il brûla, » ce pourrait être le plateau d’Aubrac, n’est-ce pas ? Ah! Réquistat! Moi, je pense au désert du Qolzoum, à un vieil homme natté de palmes qui tourne une fine main desséchée vers le ciel.
« Le corbeau solitaire
A retrouvé son empire
Et sur l’épouvantail
Crie
Que tout est bien pour lui,
Qu’il ne brûlera plus rien ». J’aime qu’il soit solitaire (c’est Lydie qui le dit), j’aime qu’il soit sur l’épouvantail, donc il n’a pas peur! Il n’a pas peur! Et « tout est bien pour lui », comment recevez-vous ce « tout est bien » ?
« Le corbeau solitaire
Qui pleure son empire,
Brûlé il y a longtemps,
Il croit que c’est par lui. » S’il est noir (dit Lydie), c’est qu’il se brûla, il y a longtemps à son propre feu. Et il pleure, ah!
« Substance de l’automne,
La lumière
A la fois
Le caresse,
En présence
Du corbeau solitaire,
Triangle noir sur les éteules. »
Je suis amante absolue, dit Lydie, de ces quatre poèmes du recueil Inclus. Ce sont quatre évangiles minuscules de la solitude.
Quelle odeur dégage Lydie quand elle écrit ces bagatelles ? Quel poids, sa plume ? Elle-même, solitaire, brûlante, « amante absolue », dit-elle. Moi, j’aime absolument ici que ce soit l’automne, et ce corbeau triangle sur les éteules l’emporte ô combien sur le corbeau accent grave de Jules Renard sur le sillon. » Ah! le beau mot d’éteule », dit Lydie.
« Qu’est-ce que tu as de plus que moi,
Camarade corbeau ?
Tu évolues dans les trois dimensions,
C’est entendu, et les labours
Te préfèrent.
Mais pose tes questions ».
J’aime absolument, dit Lydie, la rime « dimensions » et « questions »; j’aime également absolument cette façon à tu et à toi, ce ton popu, c’est comme si le corbeau était un camarade de cellule, un corbeau cellulaire, ah ah d’y penser je pouffe. Elle pouffe, Lydie, elle étouffe.
« L’hiver a les corbeaux qui eux-mêmes s’étonnent
de leur présence et signifient
que cela pourrait être pire, que tous ces gris
pourraient être noirs comme eux,
et c’est contre cela sans doute
qu’ils ont ce cri venu d’un temps
Hors des quatre saisons ».
Ils s’étonnent, dit Lydie. Et moi donc! Qui suis-je ? Où suis-je ? ici ? ici ? Je partage cet émoi de Lydie. C’est le « quoi quoi quoi ». La mystique, quoi! Où Jules Renard souligne une loquacité loqueteuse, je salue, moi, un exemplaire laconisme : »quoi quoi quoi ? » tout notre vain babil d’humanité bassement pensante ne va pas plus loin que cette question radicale. Ce qui honore ici singulièrement Guillevic, c’est que, frôlant le cliché, honni à Réquistat, du funèbre oiseau noir à la voix de Cassis, il s’interroge sur ce cri qu’il dit venu « d’un temps Hors des quatre saisons », c’est l’extra-septembre, oui, c’est ce mois d’émois.
Mais que ne sont-ils pas, pour Guillevic ? Celui-ci se déplie, pour les ployer à son vers, en trois personnes : je, tu, il, Lydie s’ajoute, quatrième, je vais avec elle d’un poème à l’autre: « Il ne sait plus » – il, c’est lui, Guillevic-; « mon approche T’a fait fuir » – mon, c’est moi, Guillevic,- « Toujours t’étonnaient Les envols des corbeaux- te, c’est toi, Guillevic. « Il ne sait plus », Guillevic, « où se trouve la rue Qui monte et donne Sur le gouffre Où s’étale Une partie de la ville Très bas, où les corbeaux Ne descendent pas ». Il ne descend pas, ils ne descendent pas. » Très bas, » l’enfer : ni pour lui, ni pour eux. « Les corbeaux, C’était le monde Des foires et des marchés: » la bonne hauteur, les transactions commerciales, un camembert, une fougasse à dérober. « Ce n’est pas, corbeau, Parce que tu es parti, Parce que mon approche T’a fait fuir le pommier Où tu criais » …Où tu criais ? tu créais peut-être; crier, créer, n’est-ce pas tout pareil ? Ce corbeau que Guillevic chasse du pommier n’est-il pas le passereau que le même Guillevic remarque « sur la branche de l’acacia », où il « est aussi A la recherche de son poème. Il n’a pas dû le trouver, Il est parti ». Le poète, par son approche, a fait fuir du pommier le corbeau à l’heure que dans le pommier il mûrissait son propre fruit, et ce fruit, c’est lui, Guillevic, rusé renard, voleur de talent, qui s’en empare, le porte au point exquis de fruition, comme l’indiquent les vers qui suivent : « Ce n’est pas pour cela Qu’il n’y a pas trace de toi, ici. Ton vol de fuite Est venu rejoindre en moi D’autres départs, D’autres courbes, D’autres adieux ».
Je, tu, il… Lui arrive-t-il de se préférer, se proférer passereau ? « S’endormir passereau », dit-il, « vivre le passereau ». Je n’y crois pas. Car c’est lui, dans ces poèmes, lui Guillevic, lui, ille auguste et augural, lui Guillevic, qui superbement s’affirme en cette feinte métamorphose. « Devant cette étendue de plaine Où le ciel reconnaît ses blés, Où le corbeau ne s’occupe Que de lui-même »… Le poète est formel; pas de diversion : la plaine, les blés, le ciel, et lui. Sur un fichier d’hôtel cet individualiste, à « profession ? » répondrait : employé de soi. Le corbeau Guillevic ne hume pas dans la plaine le futur pain dont se puisse faire charité à un saint homme, non, il ne se modèle pas sur son ancêtre thesbite ou thébain. Ce peu évangélique souci de soi eût attristé le Professeur. Mais il aurait mieux auguré, je pense, de ce petit quatrain : « Toujours t’étonnaient Les envols des corbeaux, Pour quelle croisade Partis ensemble ? » L’idée de la croisade, qui répugnait à Baladine, lui était sympathique, il ne se remettait pas de Saint Louis mort un 25 août, et de la peste islamique, disait-il, malheureux Arabes, ajoutait-il – c’était, au dire de Baladine, chez lui une rengaine (qu’il eût été avisé , pensé-je, de rengainer) – victimes de leur satané Coran, infectés par ce plagiaire, ce faussaire, Mahomet, à qui l’on a frauduleusement attribué, comme s’il les recevait d’un Ange, une compilation de textes nazoréens. Je crois qu’il eût noté avec satisfaction le tour évasif – « pour quelle croisade partis ensemble ? » – du petit poème : où qu’ils aillent, ces corvidés auspicieux, ils sont imprévisibles, ils échappent au flux migratoire, aux gyres érotiques, à tout ce qui est seulement d’instinct, et qui concerne la racaille, pas eux, à qui il ne faut pas moins qu’une croisade, ce sont des seigneurs, et de quoi se soucieraient-ils, des seigneurs, sinon de soi, ou du Seigneur ?
Ainsi supputé-je. (Parenthèse : rendu à cet instant de mon essai-roman, je constate que cela que je cherche à dire au prix de tant de paperasses compulsées, d’une intrigue si indigente et d’une si débile mise en scène, Guillevic l’a dit, en trois subtiles personnes – Trinitat ! – et quelques escadrilles de mots. Ne m’eût-il pas suffi, quant à honorer le corbeau, de me consacrer uniment, toute Baladine bue, à ce qu’il en est de l’espèce dans le ciel d’Aubrac, sous ses frondaisons, sur son Mailhebiau ?). J’invite maintenant le lecteur à un petit effort mental pour imaginer mon modeste appartement de Saint-Orens Gameville dans une banlieue de Toulouse qui marie miraculeusement la prose urbaine et la poésie du Lauragais, le balconet fleuri de plumbagos et de bougainvillées, la chaise-longue, les feuillets successifs de la lettre de Lydie, que je dépose à même le dallage, j’oublie Lydie, l’encre bleue pâle de sa confidence, je ne retiens que les poèmes recopiés à l’encre noire, je finis même par oublier Guillevic, je ne m’intéresse qu’à ses corbeaux, qu’à l’intérêt qu’il professe pour les corbeaux. Rendrai-je une autre visite à Lydie ? Je m’occupe à noter Guillevic, je deviens prof’, décidément, le Professeur fait tache, je note Guillevic selon comme il s’exprime sur le corbeau, et je lui mets une bonne, très bonne note, je lui mettrais une note encore meilleure si, plus réceptif aux influx spirituels, il s’était aventuré dans la zone d’interférences où un corbeau subtilement convoqué puisse se rendre serviable à un ermite et, départi du souci de soi, subvienne aux besoins journaliers d’un homme affranchi de ce que l’évêque d’Hippone appelait le jour humain. Cependant cette idée de corbeaux qui se croisent le met sur la voie. Il n’est pas pensable que le recours à la croix soit pour Guillevic une facétie verbale – croiser, croasser, la croax, de tels jeux sont bons pour Poil de Carotte, non pour l’auteur de Creusement ou d’Etier ; le corbeau de Guillevic ne croasse pas, il crie. La suite du poème sur la croisade des corbeaux est celle-ci : « Quand ils revenaient, Tu aurais voulu compter S’il en manquait, Pour savoir si la troupe Etait allée quelque part Sacrifier certains d’entre eux En un lieu choisi ». Nul doute, Guillevic, sans le dire, tourne autour d’un mystère et, plus futé que l’ornithologue, prête à ces oiseaux une conscience obscure de la victime sacrificielle : « sacrifier certains d’entre eux », c’est, à mon avis, un euphémisme, une façon oblique de désigner, par allusion à quelque usage primitif et tribal, le rite grec du pharmakon et surtout celui, décisif, providentiel, pascal, du calvaire. Du moins incliné-je à croire que ces corbeaux, partant pour la croisade comme le chevalier de la chanson, ne peuvent partir que vers le Mont Carmel, première station du Golgotha, là où quelques-uns de leurs ancêtres se dévouèrent aimablement au service du prophète Elie. Ce qu’ignore Guillevic, mais que sa prescience de poète devine dans cette langue cachée depuis la fondation du monde qui se révèle un tant soit peu à tout poète digne de ce nom, c’est que la croix, en langue nippone, se dit presque comme le corbeau, karasu, kurusu, oui, je découvre cela, dans le premier numéro d’une revue « Daruma », que lance l’Université du Mirail, quel choc! un signe encore, un signe certain que ma relation au corbeau, si bizarre, et si bizarrement agencée par le biais de cette Baladine en rupture de ban, de ce Professeur maniaque et de cette dômerie d’Aubrac, ne me fourvoie pas, ne me dévie pas de ma ligne :
« Dans l’âme de l’amen j’entre comme dans la gueule d’une arme
braqué sur le manque de tout et le but absolu ».
J’enverrai ça à Lydie. Ce sera, laconique, ma réponse. J’ignore la vie spirituelle de Lydie. Je sais qu’elle est capable d’écrire des lettres de douze à trente-six pages, à l’encre noire et bleue, en caractères graciles, que les (faux) haïku sont son péché mignon, qu’il me suffira, chaque fois, de lui en dédier un, ou deux, elle sera contente.
Page 26, page 27…flaches d’encre bleu pâle, à peine effleurées…je m’arrête, me pose sur les petits blocs de graphite, les citations calligraphiées à la plume noire. Les dernières sont dévolues au clocher. Je me réjouis que Guillevic ait pensé au clocher pensant au corvidé, ou au corvidé pensant au clocher. Je me fais une haute idée de Lydie, à l’idée qu’elle termine sa lettre sur cette indication de transcendance catholique. Les corbeaux sont catholiques, c’est certain. Curés ? Un peu. Ou bedeaux. Lydie ? Idiot que je suis. Elle est transcendante, elle aussi, Baladine me le reprochait assez : « vous faites un roman calotin », me répétait-elle, « un roman de clocher. En 199.! Mon pauvre! » Il parle, le clocher, dans le poème de Guillevic, par petites bouffées, de lui-même, à lui-même : « Je n’offre pas grande surface Au vent, à la pluie, au soleil, Mais tous me trouvent Aussi bien que le font les corneilles » Corneilles ? Corbeaux, corneilles, n’importe, la littérature, depuis qu’Ovide les a marqués de la guigne, ne fait pas entre corvus corax l’agent secret d’Apollon et corvus corone la camériste d’Athéna Pallas de différence, et il n’y a pas lieu d’avoir, à ce propos, plus d’esprit que le clocher. « Pourquoi, » continue celui-ci, » les corneilles Me choisissent-elles ? Parce qu’elles aiment la hauteur Quand elles ne sont pas en chasse ? » Mais c’est par une doléance que le clocher achève ses petits monologues : « Je n’ai pas Où me réfugier, Même pas en moi, A cause de ces cloches, De ces corneilles ». Une petite goutte d’encre bleu pâle humecte une seconde mon oeil: les cloches de Corneville, hasarde ici Lydie, point exclamatif! Moi, je trouve grincheux ce clocher qui tolère mal les cloches, elles sont pourtant son souffle même, les corneilles, si légères qu’elles semblent comme son duvet, et gracieux ce Guillevic qui assume, en associant cloches et corneilles, le paysage catholique et français. Grand Dieu! Excusez, Baladine, je suis inapte au laïus laïque. Je parle pur Réquistat. Mais je m’aperçois, corbeau faisant, qu’il n’est écrivain considérable en France qui n’ait à sa façon l’esprit de clocher. Proust griffonne sur un manuscrit : « le cri des corbeaux et le son des cloches ». Ce griffonnage, dans son grand roman, devient, dans un passage fameux, la métaphore même du drame du héros : « les vieilles pierres du clocher » semblent en effet devenir « tout d’un coup inhabitables », frapper et repousser les oiseaux, les congédier brutalement comme Dieu chassant Adam et Eve de l’Eden; puis, comme repentis et absous, ils y reviennent et y trouvent paisible accueil ; or cet étrange mouvement de va-et-vient figure la descente aux enfers du héros lui-même chassé de Combray, le lieu d’enchantement, condamné à tournoyer de spire en spire, s’éloignant, plus fugitif que sa « fugitive », du côté de Guermantes, vers Sodome et Gomorrhe, jusqu’à l’heure où de brusques événements de mémoire, le rapatrient dans le lieu propice où il retrouvera calme et réconfort. Je le note, les corbeaux ne sont à aucun moment néfastes, c’est la « vieille tour » qui semble l’être; ils ne sont pas volages, comme on prétend que le fut celui de l’arche, ils n’auraient pas quitté les « vieilles pierres » si celles-ci ne s’étaient pas inexplicablement animées contre eux (est-ce l’enfance, ainsi, qui nous chasse d’enfance ? la patrie qui porte en elle le poison de l’exil ?) Ainsi Proust corrige-t-il hardiment tant la Bible comme les Pères l’interprètent que cette basse bible qu’est le on-dit populaire – « faire lou viage dou corb », disent les Provençaux »; le corb, comme Malbrough, s’en va-t-en guerre, et ne revient pas…Dans le roman de Proust, le corb revient; le Professeur eût été fâché, je subodore, de ces corrections apportées à la Genèse. Moi, je me plais à les considérer comme des paralipomènes ; ces corbeaux, pensé-je, qui ont « rayé en tous sens le velours violet de l’air du soir », ce sont les scribes (dans sCRiBe, je vois la charpente osseuse du CoRB), les écrivains dont le savoir n’est jamais que vespéral, au contraire des inspirés qui ont la connaissance d’aube, intuitive, unitive, celle que l’on trouve seulement dans les vieilles pierres du clocher.
Mais ces corbeaux du clocher me plaisent d’une autre façon : ils sont aussi français que l’église Saint-Hilaire, que cette France miniature de Combray ; ils me semblent l’image poignante de ces Français qui, repoussés par les vieilles pierres, s’en vont tournoyant aux quatre vents de la mode, l’église devient déserte, les cloches sont interdites ou à peine audibles dans le vacarme barbare, et j’attends avec patience l’heure où ils seront de nouveau absorbés dans le clocher comme l’on dit d’un priant qu’il est absorbé en Dieu. Une France sans cloches et sans corbeaux ne serait plus la France, pensé-je, mais un cadavre empaillé pour Muséum d’histoire naturelle. Et corneille, comme c’est France! corbeau, de même. A dire à Lydie, me dis-je, ces jeux de mots, c’est notre petit pays des merveilles, notre jabberwocky, il y a corb, dans COmBRay, Combray, c’est le may du corb, les corbeaux sont dans le corps littéral de Combray comme ils sont dans son clocher carillonnant.
Osé-je avouer ce qui suit ? Oui, dans une lettre à Lydie, de douze pages ou trente-six pourquoi pas. Des semaines se passent, entre Saint-Orens, où je réside, résigné aux tâches professionnelles et domestiques, et Toulouse, où je flâne, amoureux de cette ville encorbellée, je veux dire où les corbeaux de pierre, de belle facture, sont, dans le quartier de Saint-Etienne, mon préféré, partout visibles. Or je suis insulté régulièrement dans le quartier des Capitouls, rue Fermat, place Sainte-Scarbe, rue Ninau, par de successifs étrangers comme dévolus à ce rôle par un décret municipal, qui ont en commun une voix très vulgairement rauque, une démarche obscure, servile, et une exsudation de haine atavique ; la presse, desdits étrangers, fait le plus grand cas, l’ennemi, désormais, car il en faut un, toujours, c’est, semble-t-il, le Français pur, le Français Réquistat ; « tout-puissants étrangers, inévitables astres », me dis-je ; barbares, intrus voués aux commerces illicites, à la filouterie, à la rage impuissante et à la religion de l’invective. Biffez, me supplie Baladine ; elle est mon grand inquisiteur, elle se penche sur ma page, elle tient le crayon rouge à grosse mine et les lois non écrites mais infrangibles du must ; mais je la brave, c’est un peu pour la défier que je simule ici le pire esprit Réquistat, un patriotisme à rebrousse-poil qui adopterait pour emblème non la rose de Mitterrand, mais le zinnia, la fleur nazie. Ignoble! hurle Baladine. Comique! répliqué-je. N’est-ce pas pour fuir précisément ces nazis nouveau style, les barbares susdits (l’un d’eux m’a craché : « espèce de sale… », Français ? le mot lui manqua), que le Professeur s’est réfugié sur le plateau d’Aubrac ?
Lydie continue de m’écrire, l’automne se déroule, mon intestin aussi, l’un et l’autre se détériorent, les lettres de Lydie sont longues comme un jejunum, de douze à trente-six pages, toujours en bleu et noir, je prélève sur le noir quelques haïku assez plaisants : « Il remue la queue Sir Moineau Comme une jeune fille ses jupes ». C’est la gaieté du passereau, remarque-t-elle avec esprit, comme on dit la Gaieté parisienne. Piaf! (Exclamatif). Pour une fois j’envoie donc à Lydie non pas un billet laconique, une formule ramassée, sobre et (pensé-je) étincelante, dont j’ai usage avec tant de personnes qui ne me correspondent nullement mais me fatiguent de leur correspondance, et comme je suis poli jusqu’à l’os (encore l’esprit Réquistat) je fatigue, dans la réponse obligée, mes métacarpes aussi peu que possible, traçant au verso de signets évangéliques une sentence aussi brève qu’un croassement ; mais Lydie, je l’avoue, à force de « piiiip », de badinages, me subjugue, puis, outre le petit journal qu’elle tient de son Shiki, elle se renseigne sur les passereaux, il n’est lettre où elle ne me fournisse un détail piquant, le cingle, m’apprend-elle, rendrait jaloux, par ses ébats aquatiques, le plus habile nageur taoïste, elle décrit avec amour humour des hirondelles en conciliabule, perchées sur un fil. Je cède donc à la belle humeur de lui découvrir, avec Combray may du corb, mon vice impuni le calembour: il y a paille et grain dans les mots ? eh bien, la paille, cette partie volatile et facétieuse, me séduit; jeux de corbeaux, dis-je, jeux de mots ; C,O,R,B quadrilittère évince corb passereau, tout ce qui est verbalement dans les orbes de C,O,R,B se rassemble comme les corbeaux le 20 mars à Meulans-sur-Oise. Roulé-je sur l’autoroute A 49, il suffit d’un panonceau indiquant « Corbas Champonnay »pour que je me sente béni du Ciel, j’arrive à Lyon, une ligne de bus y mène au faubourg de Corbas, je jubile, c’est une démangeaison de la lettre, un délire du verbe, une cellulite de sibilation syllabique, une infection, continué-je, de C,O,R,B ; il n’est mot dont je ne consulte les entrailles pour savoir si c,o,r,b s’y trouve, mes mots ne sont que les os ultralégers, vidés de moelle, poreux, vaporeux, comme ceux des passereaux, de mon humeur volatile; je dis : corbeau, il suffit ; je m’abstrais et de la vie et du livre ; je me rends, chaque jour que Dieu fait, chère Lydie, rue de Périgord pour y étudier la philosophie persane, parce que le spécialiste français se nomme : Corbin. C’est inouï, je suis atteint de scorbut mental.
Scorbut mental, dis-je. Et je signe. Quelle jubilation! Car ce trait d’esprit, qu’on peut juger stupide, peu inventif (qui ne connaît de nom le scorbut ? je sais « scorbut » d’enfance, j’ai lu des récits d’ergastule ou de navigation), je comprends qu’il surgit, dans ma vie, à son heure. Depuis quelques mois tourmenté par la colite, je m’abstiens de crudités, même les jus d’orange ou de citron, souverains contre le scorbut, me sont défendus. Cette maladie, qui n’existait pour moi que dans le lointain mythique des aventures au long cours, risque donc de m’atteindre physiquement, son premier symptôme, c’est peut-être cette affection langagière, cette hémorragie du jeu de mots; ce jeu de mot-ci, le C,O;R;B; est-il cause, ou conséquence, de mon intérêt pour l’oiseau, de mon séjour à Réquistat, de mon allégeance au Professeur, de la consultation de ses liasses contagieuses ? A vrai dire, mes troubles digestifs datent de loin. Déjà enfant, mes parents m’avaient conduit une fois aux célèbres bains d’Escouloubre. La station depuis était bien tombée. Mais elle se remettait à neuf, paraît-il, des prospectus l’annonçaient, la presse locale également, le Grand Hôtel y proposait, pour la basse saison, des forfaits mirifiques, une affiche en style Toulouse-Lautrec le stylisait, attrayant, fonctionnel, très 1900. C’est là, je me souvins, que le Professeur avait fait connaissance de Coco. J’extorquai à mon médecin traitant une prescription de cure, et j’obtins de mon patron un congé de printemps. Escouloubre. Grands dieux! Il y avait du c,o,r,b là dedans! Je me souvins que tout enfant le nom me plaisait, me paraissait drôle, drôle aux deux sens, funny and scanny. Je n’éviterai pas (le lecteur l’exige, je le sens bien) la description d’Escouloubre, aux confins du Razès et du…est-ce possible ? Quercorb. Non! Ce n’est pas moi qui cherche le Corb, c’est lui, partout Je suis un de ces quidams du film d’Hitchcock sur lequel s’abat le corb, par escadrilles serrées, prodrome, je crains, du scorbut. A moins que ce ne soit une espièglerie de la Providence, n’est-ce pas, Soeur Magnificat, ne dit-on pas, à votre école, que tout est adorable et drôle ?
Une lettre de Lydie me parvint, la veille du départ. Elle me recommandait, contre le scorbut du calembour, une cure de Madame Bovary. Pas bête! J’achetai chez Castéla une édition de poche Je démarrai, Madame Bovary sur les genoux, approximativement le 15 avril, vers six heures du matin ; leste, la berline se lança sur la route du Lauragais, que bordèrent bientôt deux rangées de platanes ; les brumes errantes se fondirent, les champs labourés succédaient aux champs labourés; j’ouvris le roman, au hasard, sur la ligne droite qui joint la colline de Saint-Félix aux premiers ressauts de la Montagne Noire; en vain, nul corbeau ne s’en échappa. Alors le délire syllabique me reprit. Y a-t-il au monde station où l’on traite le délire syllabique ? Escouloubre était recommandable pour les troubles du côlon, détestable pour les sujets atteints de verbalisme. Il y avait, du C,O,R,B, dans Escouloubre ! Et que n’y avait-il point ? Attaqué par C,O,R,B, je continuai de l’être par E,S,C : escampette d’abord m’obséda, la poudre d’escampette, à ne pas confondre avec celle de perlimpinpin, cette obsession ne me lâcha que passée la capitale du cassoulet (le fayot, quelle horreur!) ; escogriffe, je passai Alzanne, escogriffe ne me lâchait pas, escogriffe…je longeais les coteaux de la blanquette de Limoux ; escarbille occupa le détroit d’Alet, escarpolette (image de décor d’opérette, furtive) fut dévolu au défilé de Pierre-Lys; le jeu me plaisait, mais ne m’eût-il plu, j’étais contraint de le jouer, ni Krishnamurti ni les plus savantes postures yogiques, pratiquées depuis un ou deux lustres, ne m’étaient d’aucun secours contre le manège mental ; peut-être, me disais-je, avec un sentiment mêlé de délices et d’effroi, y a-t-il une quantité de mots en E,S,C (cette digression ne ferait-elle pas un autre p’tit roman pour un autre p’tit prix Goncourt ?) ; Esculape! Escouloubre, Esculape…Est-ce que ?…Esclapez, pensai-je, c’est, en langue espagnole, Esculape, je revenais à l’enfance perpignanaise, au rez-de-chaussée de la maison – « établissements Esclapez », que vendait-on ? Devinez! Des escabeaux, mais oui (je ne dis rien que de vérifiable). Escarbille, répétai-je, C,A,R,B, presque CORB ; un corbeau, n’est-ce pas une grosse escarbille ? Oui, quelque cheminée infernale avait craché dans mon grenier mental ces volatiles à croa. Esquirol, poursuivis-je à vive allure (je trichais, je jouais du Q maintenant), célèbre aliéniste, célèbre place de Toulouse, celle du magasin Midica, qui ne vend pas que des escabeaux, et ces tilleuls qui dans deux mois diffuseront l’arome de leurs fleurs dans le tapage d’un trafic mesuré par le sonomètre; Esquirol (je passais Axat) je devrais lire, de cet aliéniste, quoi ? Est-ce que…? Esse-queue, j’en fis un substantif, un esse-queue, passereau, ou…aeschne! jubilai-je, mot savant pour : demoiselle. Je filais entre les escarpements de la riante vallée de l’Aude, débusquant dans la selva oscura de ma mémoire tous les mots en E,S,C. Esquisse jaillit, le suivit esquive, me parut que ces deux mots disaient presque pareil : une esquisse, me dis-je, c’est tout comme une esquive; n’aurai-je jamais écrit que des esquisses ? N’aurai-je pas esquivé le vrai travail ? Escarres…Ah non! j’étais trop alerte pour tolérer les escarres. Sqq. (j’atteignais Escouloubre village) me tint lieu, provisoirement du moins, de couillard et d’excuse.
Il n’y avait pas de librairie au patelin, ni de dictionnaire au Grand Hôtel, où je pusse me procurer le listing des mots en E,S,C. En revanche dès le soir je croisai le long du lé de l’Aude une jeune femme coiffée d’un béret, flanquée d’un loulou, qui, me sembla-t-il, ressemblait à Lydie, l’idée d’une liaison, suscitée par les p’tits romans de villégiature que j’avais suçotés, un temps, je ne l’esquivai pas, l’esquissai, même; une liaison ? Pourquoi non ? Renoncer au corbeau, décrire, façon Tchekhov, revue par Cortazar, « L’Amour à Escouloubre »…Eh bien, non! L’idée hilarante, dégoûtante, de faire de cette jeune femme ma maîtresse et de cette liaison un p’tit roman (voire de faire le p’tit roman, direct, sans les complexités émotionnelles de la liaison effective) (une liaison, toujours peu ou prou un pataquès, pensé-je) me taquina un moment, je l’esquissai, j’entendis, grisé, aigri, le rire de Baladine, elle approuvait (pas de p’tit roman sans la p’tite pincée d’amourrhe) (un p’tit prix me dis-je,…O,S,C, me dis-je, j’aurais un Oscar), je m’esclaffai, E,S,C, esclaffe, « velours chiffonné par un esclaffement sombre », n’était-ce pas, cet esclaffement, la façon Mallarmé de désigner le cri monocorde, augural, sinistre, du volatile intrus d’Edga Poe ?
Mais j’ai promis la description d’Escouloubre-les-bains, j’y suis. Eh bien, c’est un lieu mystérieux et inépuisable, dont la qualité thermale ne se laisse aucunement définir. Les hauts du Capcir sont tout proches, l’Aude en colporte dans sa banaste d’eaux vives la bonne nouvelle d’air pur. Par étagements la vallée se resserre, l’on s’en va, en esprit, jusqu’aux vignobles de Limoux, et si l’on pousse un peu, l’on devinera Joë Bousquet, tout en bas, le reclus de Carcassonne, présence inénarrable. En ai-je assez dit pour faire comprendre la différence entre Escouloubre et Réquistat ? Les détails de mon installation sont oiseaux, excusez, oiseux. (Je rends hommage, en passant, à la courtoisie de Mr et Mme °°: accueil de charme. C’est dit). Le potage du souper fut un chef-d’oeuvre diététique, et on me garantit la fraîcheur de l’oeuf coque subséquent. (« Vous en aurez un chaque soir ». Frisson d’aise). Dans ce pays de Cocagne l’on n’ignorait pas les biscottes Roger. Du pylore au rectum je me sentais revivre. Je feuilletai donc Madame Bovary. Décrire comme Flaubert, ah! S’ouvrit la page 398 (édition Folio) : « Elle resta perdue de stupeur/…/ le sol sous ses pieds/…/ tout ce qu’il y avait dans sa tête/…/ la folie la prenait »…Et ceci alors, cette brève interruption de l’étude clinique : « La nuit tombait, des corneilles volaient ». La nuit tombait, virgule, des corneilles volaient, point. La nuit à la couleur des corneilles, les corneilles à la couleur de la nuit ; elles volent, elle tombe. C’est Emma, aussi, qui tombe, et les corneilles volent autour de son agonie. Encore une fois l’oiseau de méchant augure! Eh bien, cette phrase qui eût fâché le Professeur, je me réjouissais, moi, de la trouver ici, à la juste place, les seules corneilles, peut-être, du roman, et Flaubert, avec la science exacte exigée par le génie réaliste, les appointait, conformément au on-dit, à la superstition paysanne et ancestrale, dans l’instant climatérique où s’esquisse et s’esquive, avant la déchéance, la crise d’épilepsie. Quel bonheur de vous surprendre ici, corneille, dans une emblavure de ce texte si bien labouré! Quelle corneille réelle dans un champ d’éteules vaudrait celle-ci, la cornix flaubertica, volant, jamais hors de vue, dans le ciel de cette page 398 où le romancier défie et le poète et le philosophe, car si Hegel impute à l’oiseau de Minerve l’inspiration de prendre vol à la tombée du jour (gris sur gris, dit-il, le savoir des savoirs), et si Ovide prétend que Cornix humiliée a dû céder sa place à la chouette hulotte, c’est la corneille, chez Flaubert, qui vole à la tombée du jour, ou de la nuit (mais est-ce pareil, la tombée du jour ou la tombée de la nuit ?).Oui, mais le corbeau de Claudel dans le soleil levant, ah qu’il est plus réjouissant que la corneille de Flaubert dans la nuit tombante, pensai-je : toute la différence entre la tristesse nihiliste et la catholique jubilation. Pensée à proscrire, pensai-je. Une gaffe. Adopter, coûte que coûte, la version de Baladine : catholicisme =vol de corbeaux sur un ciel bas, prêts à s’abattre sur n’importe quel coeur blessé. Charognards.
Le Val d’Escouloubre, où coule l’Aude avec aisance, bonne rivière allant l’amble parmi de raisonnables cailloux, parfois un roc qu’elle contourne et qui lui fait de jolies torsades un rien écumeuses…est-ce assez caractériser cette rivière qui n’est pas un gave ni ne ressemble aux cours d’eau plus reptiliens, plus musculeux et cependant plus paresseux de l’Aubrac ? Les eaux, qui se précipitent, en amont (sauf sur le plateau de Matemale) et en aval (où elles s’étranglent dans des gorges) ne laissent pas, ici, à Escouloubre, de se la couler douce. Les curistes aussi. Les soins ne me contraignaient guère. Le Docteur Couiza eut bientôt compris que je n’étais pas si mal portant que je ne me portasse, chaque après-midi que Dieu faisait, vers le Mont Madrès ou l’étang de Laurenti. Je m’étais trompé sur l’indigence culturelle du lieu : le Grand Hôtel était pourvu de tout un lot de livres de poche achetés d’occasion à Montolieu, paraît-il ; j’eus la main heureuse, il n’était lecture qui ne me découvrît l’un ou l’autre de ces corvidés qui manquaient à l’appel par contre dans le ciel du Quercorb. Gide, ce faux-monnayeur, prétendit avoir vu » sur les hêtraies s’éveiller les corneilles », il ne voit rien, me dis-je, il voit (« j’ai vu… ») son décasyllabe. Tchekhov m’apprit que les freux somnolents crient dans les arbres éloignés : était-ce bon ou mauvais présage? Indécidable, puisque Nadia manque son mariage, qui eût été mauvais. Giono me précisa que Mr Langlois avait sur la tempe une aile de corbeau plus noire que l’ombre, et j’eus envie de le corriger, je connaissais tant d’ombres qui n’étaient pas noires, l’olivier par exemple avait une façon si proprement sienne de se réfléchir sur le sol en grises ténuités. Chaque jour j’empruntais un nouveau livre. Dès que j’y avais pointé un corvidé, je m’en, délivrais. Michel Tournier m’agaça: je vérifiai, dans ses Météores, que le corbeau de Tokyo, à l’en croire, pousse un « ah ah ah » pas rigolard, lugubre plutôt. Ce triste constat avait ému le Professeur, je me rappelai son trait d’humeur. Karasu, pourtant, me dis-je dans la tonalité Réquistat la plus pure, ce K indubitable, ce K rude et franc! Le corbeau français croasse, le corbeau japonais karasse…mais est-il si sûr qu’il croasse, le corbeau français ? Entre le H très aspiré et le K très dégluti que de nuances! Un hérissement de rocs dans le Massif du Madrès fit soudain surgir des recès de la mémoire le mot escalade si banal! et oublié ! S’ensuivit escapades, pluriel, nom d’un club bien connu en Midi-Pyrénées. Quoi, quoi, quoi ! m’inquiétai-je. La langue française serait-elle surpeuplée de mots commençant par E,S,C ? Cette question est stupide, me dis-je, et elle n’est pas romanesque. Je n’en finirai pas, me dis-je. Je m’empêtre dans les rets du lexique, je déraisonne avec des syllabes, je ne serai au mieux qu’un sous-fifre de Michel Leiris. Il y avait, parmi les livres de poche du Grand Hôtel, quelques volumes anglais de la collection Penguin Popular Classics. A peine m’en étais-je avisé, esquire! m’écriai-je. Des régiments de mots de Tamise vont-ils envahir ma province mentale ? Thomas Hardy m’apaisa. Ce même jour, notai-je, la couleur, le flux de mes selles me valurent une mention flatteuse du Docteur Couiza. Les 490 pages de Jude the obscure avaient de quoi m’effrayer; je fus sitôt conquis. Je troquai le libertinage maladif de mes lettres sorties de casse contre la réalité agraire, salubre du Wessex. Ah! C’est comme cela qu’il faut écrire, pensai-je. Mr Phillotson, maître d’école, quittant le village avec son piano, noir, ça va de soi, moi-même pianiste sur piano noir je déplore que le Grand Hôtel nouvelle manière ait perdu son vieux Gaveau de concert, grand oiseau lustré dont j’avais jadis caressé les touches, Mr Phillotson, donc, adressait à Jude son élève un petit sermon d’adieu qui se bornait à « be a good boy, remember; and be kind to animals and birds, and read all you can ». Ces paroles, adressées à un enfant qui n’a pas encore franchi la passe fatale des douze ans (jusqu’à moins de douze, pensai-je, l’on est Jude, après l’on devient Judas, l’on se pend à la corde de la veulerie commune), invitent à sentir la connexion entre la bonté en général (« good ») et la bienveillance (« kind ») envers les bêtes ; de celles-ci Mr Phillotson, conformément à la grande tradition sémite et asiate, séparait les oiseaux que seule une science vulgaire classe, pensais-je, dans le règne animal. Enfin, « lis tout ce que tu peux », disait l’instituteur. N’y avait-il pas contradiction entre la consigne de vaste bonté et celle de se gaver de livres ? Mais non, me dis-je : c’est Paul l’ermite, fin lettré, que visite le corbeau, ce n’est pas la grosse brute d’Antoine. Or Jude, qui n’a pas douze ans, et qui sait donc encore tout, puis il commencera, c’est ce qu’on nomme instruction, à désapprendre (dirait le Professeur), Jude aussitôt applique la consigne. Gardien d’une meule exposée à la gourmandise des corneilles (« the rick » and « the rooks », notai-je), il effarouche d’abord celles-ci selon la consigne du fermier Troutham (ici un lecteur a crayonné en marge : « et sonitu terrebis aves », Virgile ?) ; puis, pris pour elles de compassion à la pensée qu’elles sont en ce monde, comme lui-même, non désirées, en surnombre, et jugeant injuste qu’elles soient privées, « these dear birdies », d’un peu de grain pour subsister, il jette sa crécelle et les invite amicalement à se régaler, « you shall have some diner » – you shall, il prononce ces mots comme André Breton dira « nous voulons, nous aurons l’au-delà de nos jours », mais ce qui se joue ici est très simple et très réel, c’est provende et providence, le petit garçon octroyant le grain comme Elie jadis recevait le pain. Un fil magique d’affinités unit une vie de petit d’homme à la vie de ces frêles volatiles : piteux, déplorables, lui, elles, également. Voilà, au plus près de la vie, à ras de terre, non dans les astres où Baladine l’exténue et le complique, le symbole : elles, lui, infortune pareille, alliance des pauvres. Survient Sir Troutham : Jude et les oiseaux tressaillent ; le fermier persifle (« my dear birdies »), rudoie, morigène ; les corneilles s’envolent, ah! que ne s’envole-t-il, le petit Jude! L’ordre adulte de la rentabilité, qui ne cesse tout du long de l’Histoire (je parle le Coran de Réquistat) d’engendrer les famines, cogne, claque, au mépris de l’Evangile qui, dûment appliqué, instaurerait un nouvel ordre du monde où les freux auraient leur part et conséquemment les hommes la leur sur la même aire de justice et de miséricorde. Je m’exaltais. Les freux (je disais freux, comme j’eusse dit : heureux, ou frère) tournent autour de l’enfant battu par Sir Troutham en d’étranges spirales l’on croirait de compassion ; l’enfant supplie, s’excuse : la récolte est bonne, « a little bit » pour eux, ça ne vous fera pas faute, Mr Troutham ; et puis, ajoute-t-il, Mr Phillotson m’a dit d’être bon avec les oiseaux : « I was to be kind to ’em – O, O, O! » Quoi, quoi, quoi! m’exclamai-je. Mr Troutham aime Dieu et l’homme, le narrateur le souligne, il a de sa bourse contribué à l’édification de la flambant neuve église dont le carillon, ô ironie, fait écho à son coup de gueule et ses coups de crécelle. Quoi, quoi, quoi! Aimer Dieu et les hommes, serait-ce s’abstenir d’aimer les mômes et les oiseaux, par qui cependant, dit un proverbe arabe, sera sauvé le monde ? Baladine se plairait, me dis-je, à ce récit où éclate si évidemment l’indifférence chrétienne à l’animal – c’est l’Eglise, me serine-t-elle, qui a chassé les animaux de l’arche. (Baladine, Baladine, sa silhouette, dans ce crépuscule mi oignon mi échalote, s’efface sur mon horizon mental). Mais que devient Phillotson ? que devient le petit Jude ? Pour celui-ci, le résumé, au dos de la jaquette, est sans ambages : « the tragedy of Jude’s struggle for happiness ». Je décidai d’en savoir un peu plus, et remis au lendemain une lecture plus fouillée, encore que l’art de lire en diagonale (not to peruse, to peep at), même en langue anglaise me soit devenu naturel, entré dans ma diététique mentale. L’idée de m’infliger les 490 pages tout du long était exclue. Mais quelques heures pluvieuses me suffirent pour faire le douloureux constat que voici: Mr Phillotson n’était qu’un médiocre, le petit Jude, pour lui avoir obéi, ne gagnant rien qu’à être chassé de sa propre vie par ce rustre, un instant figuré par Troutham, qu’est le Destin, cette grimace de Dieu ; eût-il été moins indulgent pour les corneilles, plus soucieux de lui-même et de sa position sociale, il se fût épargné peut-être une longue suite d’infortunes. Ainsi l’oiseau noir, pour lui non moins que pour Emma, était un présage funeste. Il faisait sombre sur Escouloubre, les clients du Grand Hôtel étaient rares et lugubres, les longs couloirs sinistres comme ceux du Calmels dans l’impossible patelin d’Aubrac, et j’étais en proie à une colique, récidive d’un mal insidieux que n’exorcisaient ni lavements ni gélules.
Me délivrèrent de ces affres, non le suppositoire anusol, ni la poudre rhéoflux, mais quelques pages de Milan Kundera. Ou plutôt, dans ma vie toute cousue, il faut dire, de coïncidences, il arriva, en bout de cure, que je fus délivré par tous les bouts. Mes ennuis d’intestin s’étaient aggravés le jour où je lus, à Réquistat, Ultimo viene il corvo, le petit récit fripon, moqueur, d’Italo Calvino. Kundera fut la potion magique qui me guérit de ce récit maléfique. Ce fut ainsi. Un même jour il fit jour dans mes entrailles et sous mon ciel. Dans ce roman de Kundera des garnements avaient par une sombre nuit d’hiver emprisonné, dans un sinistre faubourg de Prague, une corneille dans de la glaise glacée. Une jeune femme, Teresa, tente de sauver la pauvre bête, l’arrache à la glaise au prix de ses ongles, la ramène chez elle, lui fait une litière sous son lavabo; peine perdue, la corneille meurt. Mais moi je tressaille, et débordant de gratitude je griffonne, comment dire ? une action de grâces. « Merci, Teresa » (je m’adresse à elle comme si son existence était aussi incontestable que celle de Baladine ou de Lydie). » Alertée par ton bon chien tu as aperçu au-dessus de l’argile gelée, dans une plate-bande de ce triste lotissement, la petite tête noire d’une corneille au long bec, de ce noir tu n’as cure, mais tu t’agenouilles, de tes doigts charitables tu délivres la créature enfouie, et il me semble que c’est de toute la boue gelée des mythologies que tu la délivres. » (Je n’imagine pas Baladine dans ces gestes simples de sollicitude. L’ordinateur, on dirait, lui a ôté les doigts, à Baladine, et le ménisque). » L’oiseau, chez toi, où tu le laves, exsude un liquide épais, jaunâtre. Il a une aile paralysée, qu’il agite désespérément, une patte meurtrie. Au bout de quelques heures, il expire, sans un cri. Tu l’as cependant veillée comme si c’eût été une soeur. Merci à toi, Teresa! Ainsi le Professeur –t-il voulu délivrer le corbeau de la glaise séculaire des préjugés et des symboles qui l’empoissent ou l’empaillent. Il a gratté, gratté, le Professeur, mais l’oiseau qu’il a enfin extrait de la gangue des méchantes langues ne pointait plus que le bec de sa propre plume à lui, le Professeur, et il est mort avec cet oiseau qu’il n’avait tâché d’exhumer de la fosse aux lieux communs que pour l’inhumer avec lui-même et avec ses mots, encore des mots. Teresa n’est qu’une créature de papier, notai-je. Sa corneille, également. Je les découvre, ce °° avril 198., dans un livre. Des corneilles réelles, combien d’escadrilles en ai-je vu s’abattre, sur combien de champs, et patrouiller dans les mottes! Jamais aucune d’entre elles ne se détacha du groupe pour faire ma connaissance. Et il se trouve que cet oiseau-ci, par la grâce d’un romancier, m’approche, m’aborde, ou plutôt c’est moi qui dans ce lotissement minable de Prague où je ne suis jamais allé gratte avec Teresa la terre gelée, et je sens la corneille contre mon corps. Oh! Ce n’est presque rien, une corneille qui se meurt, deux fois rien, si elle ne se meurt que dans un livre de poche, et Teresa, qui n’existe pas, n’est si compatissante que parce qu’elle voit dans l’oiseau à l’agonie l’image de ses amours à elle, blessées à mort.
Aujourd’hui, constaté-je, les amours de Teresa, je n’en ai cure. Je n’en ai pas, au reste, le moindre souvenir. Il ne me reste, de Teresa, que ses soins à la corneille. Ma lecture a curieusement libéré la corneille de Teresa des soins de Teresa, de l’égoïste compassion de Teresa, de la sale glaise, du liquide épais des sentiments rien qu’humains, trop humains, de l’encre d’imprimerie, du romancier et de son roman. Pourtant…non! je me ravise. Merci à toi, Teresa! Car j’étais las de ma corvée d’écriture, insensée, sans issue, las de ce pauvre texte pris dans la glaise glacée du quant-à-soi, et voici que tu parais, serrant contre ta poitrine la corneille enveloppée dans une écharpe rouge, le bec de l’oiseau accuse, accuse infiniment l’humaine violence, la violence de ce monde où des garçons de dix ans s’exercent à torturer des bêtes moins bêtes qu’eux avant de torturer d’autres hommes; et ce qu’il en est de toi par ailleurs, Teresa, je n’en ai pas mémoire, tes histoires de femme n’ont pas d’intérêt, il y aura des milliers de Baladines pour les prendre en compte, les récrire, les propager dans les basses-cours du coeur ; mais ce que je retiens de toi, c’est ce que dira de toi, d’un trait sans bavure, dans le même roman, ton ami Tomas, qu’il « est beaucoup plus important de déterrer une corneille enterrée vive que de signer une pétition », et je reprends courage, je me dis qu’après tout mon dérisoire intérêt pour les passereaux, cette énergie dépensée apparemment en pure perte, ce désengagement (mains sales, pour un oiseau!) ont peut-être plus d’importance, dans l’ordre humain, rien qu’humain, que tant de pétitions qui enfoncent tant d’hommes, par un sale zèle, dans la boue glacée des Kolymas.
Je retranche de cet ex-voto quelques lignes excessivement émues : (je parle à ta corneille, Teresa, tendrement, comme Lydie à son moineau). J’y ajoute, parce qu’il me paraît drôle, un autre ex-voto, à Kundera encore. Merci, Franz, dis-je, parce que te retournant, quelque part à la frontière du Cambodge, tu aperçois, sur un arbre perché, sept maîtres photographes, la caméra au bec, ah oui! le corvus kodak, cette espèce aujourd’hui pas du tout en voie de disparition, de propagation, plutot, d’épidémie, planétaire, endémique, académique, et, il faut dire, la variété japonaise du corvus kodak est tout spécialement prolifique, se répand partout, et comme le volatile s’apprivoise bien (il n’existe même qu’à l’état apprivoisé, dit-on), il n’est Tokyoïte en voyage sur lequel son corvus kodak ne se perche, Franz aperçoit donc ces sept maîtres Kodaks « semblables à une bande de grosses corneilles », pourquoi sept ? sans doute parce que ce sont les sept dons de l’Esprit et que c’est une chose sacrée que la pellicule dans la nuit obscure de la caméra et que le film c’est la lumière qui luit dans les ténèbres. Mais ce deuxième ex-voto ne va-t-il pas virer au noir ? Je constate en effet que, dans le récit de Kundera, le corvus kodak ne meurt pas, comme la corneille de Teresa, c’est Franz qui meurt, le corvus kodak, c’est le corvo de Calvino, on ne peut le voir sans mourir, et n’est-ce pas déjà mourir, pensé-je, que de substituer dans sa mémoire à la douce et tendre chair des êtres vivants les similis de la photo ? Je souris (ne sachant si j’emploie ce verbe au passé simple ou au simple indicatif), car cela est écrit dans la plus pure clef de Réquistat. Que penserait-il de Teresa, le Professeur ? Qu’elle est une autre Benvenuta, la petite pianiste dont Rilke une saison durant fut l’intimissime, c’est-à-dire qu’elle ne s’intéresse qu’à elle, à ses linges et litiges de femme, que lavabo et corbeau, cela fait rime, que dans la vieille liturgie romaine, qui se célébrait, naguère, dans l’église aujourd’hui désaffectée (désaffectée, je veux dire, imitant la voix éraillée et railleuse du Professeur, privée d’affection, et quand un dimanche sur quatre, guère plus, une messe s’y célèbre, un micro plus rauque qu’une corneille enrouée y crachouille des cantiques dont l’indigence rendrait indulgent aux croassements les moins érudits), « lavabo inter innocentes manus meas » était une promesse que l’on pût se nettoyer de toute la crasse des mythes, et alors, de tout ce qui fut écrit sur les corvidés s’envolera l’oiseau de l’arche, et il y aura un jour, à Réquistat, convoqué par les vieux cantiques réappris, un vieux corbeau, noir comme le Plomb, et Julien Gracq sera content, l’on chantera le « pange lingua » sur tout l’Aubrac en fête…mais pourquoi Julien Gracq ne nomme-t-il pas, sur son tableau d’Aubrac d’honneur, Réquistat ?
Mes ex-voto. Chaque après-midi, je quittais le Grand Hôtel, flânais le long de l’Aude dont les borborygmes s’égayaient de gazouillis, avant d’attaquer (au sens musical) un des sentiers du Quercorb, j’étais un virtuose de la balade, et je regrettais parfois que des cameramen de la chaîne « Arte » (la moins sotte, « la nôtre », disait Baladine) ne me suivissent pas (supprimer ce subjonctif), de lacet en lacet le public découvrirait, plutôt que ces matches de foot ou de rugby grossiers, violents, sans grâce, salis de commentaires hyperboliques (je pastiche Réquistat! ces remarques seront supprimées dans la version ne varietur), l’image physique et spirituelle d’un promeneur exemplaire, je dois concéder que le Quercorb ne se signalait guère par ses corvidés (et Coco ?…demandera un lecteur qui a mémoire- ; plus de Coco ! regrets !), mais une fois un corbeau de la pure espèce, me sembla-t-il, décrivit dans mes environs des orbes qui semblaient amicales, se posa près, me fit, sur un plan incliné de prairie, démonstration de sa comique démarche. A ce moment précis j’ouvrais Les Chasses subtiles, de Jünger, un « nazi », insinuait Baladine, merci à toi, Jünger, m’écriai-je, car tu me conduis, à ce moment précis où sur le Quercorb se manifeste un corbeau, sur l’Isolotto Genià où les corbeaux utilisent des pierrailles en guise d’enclume, fracassent des coquilles, des os de seiche, des pinces de homard (sic).Le lendemain (je changeais de bouquin, ai-je dit, par hygiène mentale chaque jour, ces brochés de « poche » me semblaient des conserves qui, une fois ouvertes, se consomment illico, un bouquin, au bout de 24 heures, me devenait toxique) (et, de ce bouquin « à la broche », je ne pouvais absorber qu’une aile, ou une cuisse, pas plus, j’avais le cerveau fragile, comme le colon), merci à toi, dis-je à Sylvie Germain, pour ton Prokop (quel beau nom ce serait de corbeau!), « heureux en son logis juché à fleur de nuages et de ramures, comme un choucas des tours au creux d’une falaise ». La bibliothèque du Grand Hôtel était disparate, mais elle avait ce singulier mérite de décevoir les amateurs de la série colt comme ceux de la série cul, et de comporter, outre les rayons dévolus au roman, une petite section d’essais et de poésie. Ainsi m’exclamai-je, au pénultième jour de cure: Leopardi, grâces te soient rendues pour ton passer solitarius! (Ah! Que le Professeur eût aimé!). Qu’est-il, ce passer ? Un corbeau, je n’en doute, il chante « vai finchè non more il giorno », « jusqu’à tant que le jour défaille », pensant à l’écart de tous le secret mystique de tous ; ah! que pareilles aux miennes sont tes façons d’être, passereau! ermite tu es, ermite je suis, ou tout comme, étrangers que nous sommes à ce monde où l’on ne cesse de consommer les pépins de la maudite pomme, ô « solingo augellin », lingot de soleil, seul, « augellin », lingot d’ange, ange soleil, sublime solitude, jovialité radieuse, le jauzir on disait, en langue troubadour, grâces te soient rendues, Leopardi!
La tabula gratulatoria (en style émérite) est extensible. Mais, excusez, je plie bagage. La malle-poste quitte Escouloubre dans moins d’une heure. Tout hier, j’ai révisé mes entrailles avec le Docteur Couiza, obtenu un satisfecit, et l’euphorie subséquente, l’imminence du départ m’ont incité à réviser, de l’anus à l’oesophage, le patelin, qui est (ai-je omis de le dire ?) un boyau, très exactement. Il serait temps de le décrire, non ? O Balzac! Escouloubre-les-bains…Ne pas confondre avec Escouloubre-village, distant de 5 Kms. (Pas folichon!). Escouloubre-les-bains redeviendra une grande station thermale. Couplée avec Carcanière. L’on passe d’Escouloubre à Carcanière sans crier gare. D’ailleurs, de gare, il n’y a point. Juste un élargi de chaussée, avec un panonceau indiquant l’arrêt de la malle-poste. Dans cette vallée encaissée la route et la rivière serpentent, l’une contre l’autre serrées; de part et d’autre les maisons s’empilent, elles ont souvent trois ou quatre étages, parfois, au premier, un beau balcon de fer forgé, mais la plupart d’entre elles ont une mine de « sad café », les auvents sont ébréchés, les volets clos, le crépi tombe, quand on se promène avenue du Casino l’oeil est attiré vers un appentis où s’entassent des polochons éventrés, que recouvre un tas de détritus; les propriétés sont dites « privées », on aurait dû ajouter d’agrément. Je ne me ferai pas insulter par le syndicat d’initiatives (mais où est-il ? quelles sont-elles ?) si j’insinue que le Grand Hôtel est le seul édifice qui, restauré dûment, inspire confiance, ainsi que le gîte familial de Mme Avizou, fait à neuf celui-là, peint d’un crépi ocre, et j’aurais dû me loger peut-être chez Mme Avizou, car son site est le meilleur, à mon avis, de la station, non que l’on n’y ait vue sur quoi que ce soit, hors le bout de son nez, la station s’étrangle de sorte que le bout du nez soit, où que l’on soit, tout l’horizon, mais quand, sur l’avenue du Casino, on a étanché sa soif à la source sulfureuse Sainte-Barbe, si l’on se retourne l’on aperçoit un piton rocheux où une croix filiforme aux bras courts jaillit d’entre les blocs, l’oeil descend alors jusqu’au lit de l’Aude, et voici un jardin, en pente excessivement raide, mais luxuriant non moins que celui d’Edmond Rostand à Cambo, où végétation naturelle et plantes décoratives se mêlent en un plaisant fouillis, c’est ici que Mme Avizou a installé sa villa, aux pieds de celle-ci court la rivière, au-dessus le jardin cascade. Et Mme Avizou est une si exquise personne! C’est elle qui préside, en tant qu’adjointe au maire, la société « Natura 2000 », qui se propose de défendre flore et faune, en termes virgiliens, « l’éco-système » du Mont Madrès, déclaré (récemment) site-pilote. Je vous intéresse ? C’est elle, aussi, qui me mit en relation avec le groupement pastoral de Cucuillères. Non, je ne me résous pas à m’étendre sur Cucuillères. Assez de digression. Mais, excusez, à l’heure de partir j’ai eu ce coup de takouk (c’est l’argot du Quercorb), je me suis senti une fureur descriptive. Ca y est. La malle-poste arrive. Un dernier regard sur cette enfilade de hautes maison, et la route tourne, et ça n’en finit pas, c’est une station tout étranglée, tout étirée, le casino où le mettre ? comme ils n’ont pas su, ils se sont contentés de faire une avenue du Casino, bien majuscule, le casino, lui, on n’a pas pu. « Ce n’est pas folichon ». Mais on ne va pas à Escouloubre pour folicher. Si vous saviez combien il y a de « défense d’entrer », en grasses lettres mangées de rouille, à l’orée de culs-de-sac où l’on n’entrerait pas pour un empire tant y semblent dissuasifs le moisi et le vermoulu! Certes, au temps de sa splendeur (lisez Taine, Stendhal), Escouloubre avait une autre allure. Maintenant les indigènes s’y comptent sur les doigts de main d’un manchot, quant aux curistes (c’était la basse saison), eh bien, je vous jure qu’on ne se disputait pas les chaises-longues, aux thermes, ni les peignoirs. Non, ce n’était pas folichon. Mais mes intestins non plus n’étaient pas folichons.
Dans la malle-poste je profitai des cahots pour signer cette page balzacienne et l’adresser à Lydie. Je visitai à Carcassonne la maison de Joë Bousquet. Celui-ci aussi était sensible aux intersignes, se reconnaissait volontiers quelque affinité avec Rilke. Sitôt dans sa chambre je fus attiré par une vitrine où, exceptionnellement, me dit-on, le tome IV de son « Oeuvre romanesque complète » (qui a cette singularité d’être complètement indemne de romans) s’ouvrait à la page du VRAI LIVRE HEUREUX. Sous ce titre en capitales complètes l’on pouvait lire : « L’Hôte noir ». Je recopiai méticuleusement les lignes subséquentes : »Dans un vase rempli d’eau flottent des mûres noires. Chaque fois qu’une de ces baies commence à pâlir, je vois un corbeau s’envoler. L’oiseau s’éloigne, le minuscule fruit a pris la transparence du liquide où il devient enfin invisible quand le volatile noir n’est qu’un point effacé dans l’azur. »Les corbeaux s’abattent sur le toit d’une église, « une chapelle silencieuse et nue »; dans celle-ci marchent deux jeunes filles, une habillée de bleu, l’autre de blanc.
Heureux présage, me dis-je. Ces mûres noires, ce sont les minuscules caillots d’encre de l’écriture. Quand celle-ci s’exténue en signe baptismal, ce n’est pas la colombe qui la relève dans le plan sublime, c’est le corbeau, et au terme, il n’est plus, du mot ou de l’oiseau, qu’une trace, enfin effacée. J’eus soudain l’idée que Soeur Magnificat, si je la consultais, me tiendrait à peu près ce langage. Puis, ces corbeaux s’abattent sur le toit d’une chapelle. Ce sont les corbeaux du prophète Elie, de l’ermite Paul, pensé-je : attirés par ce four banal, pensé-je, de la prière régulièrement bien levée, comme le bon pain : il y a une bonne odeur de manne dans ces lieux où l’homme, s’agenouillant mains jointes, oublie d’être prédateur. Ces jeunes filles, enfin, je ne savais qu’en dire, je savais seulement que « celle qu’il aime », Joë Bousquet toujours, » est si jolie que les oiseaux la suivent », « sa voix a la fraîcheur des feuilles de mûrier ». Les mûres noires, les corbeaux (noirs), les jeunes filles blanche et bleue, la chapelle nue…Cette parabole passait tout ce que je puis rêver des passereaux.
Je me retrouvai à Saint-Orens de Gameville. Quelques lettres m’y attendaient. L’une, de mon excellent ami D.B., était insérée dans une mince plaquette de poèmes en édition bilingue : The Cry of the crow, ou Il Grido del corvo. Jugez de mon enchantement! J’étais relancé dans l’heureuse succession des coïncidences. Le recueil de mon ami devait son titre à une pièce intitulée » At Elmina Castle ». Une note expliquait qu’Elmina fut une forteresse construite au quinzième siècle par les Portugais sur la côte de l’actuel Ghana, utilisée, à une époque plus récente, comme dépôt d’esclaves. Ce poème en hommage à l’Afrique douloureuse n’avait que sept vers. Les voici :
« These steamy chambers by the sea
these crowded dungeons of dark day’s long dirge
speak of a past that speaks to us now
for the waves of lament are still heard on this shore
and the cry of the crow warns that now as before
the drumbeat of betrayal is heard throughout the hills
beneath the golden moon of greedy nights ».
Je ne m’enhardis pas à traduire, je souligne seulement que the crow, le corbeau, avant de paraître tel quel, transparaît dans « these crowded dungeons », il s’agit des esclaves voués en tas dans la geôle des jours à une plainte noire ; le corbeau, lui, n’est pas noir, et il est seul, et son cri – the cry – est celui de la mémoire, le n’oubliez pas, le forget-me-not de toutes les iniquités qui se commettent en ce monde à l’encontre de la race de Cham. Charognard, ce corbeau ? Ah que non! C’est l’homme qui fait charogne de l’homme, l’arche s’est changée en cachot planétaire, laisse choir l’olive de ton bec, trop candide colombe, laisse crier le corvidé guetteur, témoin de l’humaine atrocité. Il sait dire, celui-ci, la Shoah, le Goulag et, dans tous les Soudans du monde, le sinistre travail des tortionnaires au nom de l’Idée ou du Dieu.
Une autre lettre m’attendait, de Lydie, papier bleu pâle, dans l’encoignure gauche une vignette représentant une prairie gentiment lyrique, avec un champignon rouge à taches blanches, des graminées et, au-dessus, un passereau s’égosillant. Que fredonnait-il, ce passereau ? Mais le message était un faire-part : « Shiki est mort ». Ces trois mots s’étalaient, humbles, au milieu de la feuille. Shiki! Lydie! Elle avait préservé en elle, fuyant les enfantillages de la vie sociale, une enfance. Avait-elle vraiment préféré à l’homme le moineau ? C’eût été une défaillance grave, certes, une sorte de démission. Mais une telle préférence n’est-elle pas, quelquefois, la façon détournée de rétablir à la faveur d’une justice rendue au plus humble prochain le sens véritable du prochain ? Lydie, je pensai, migraineuse et orpheline, bourgeoise et d’un rien effarouchée, s’ouvrait, par sa relation à son petit moineau, des espaces sans limite de sympathie. » Shiki est mort ». A l’heure où il mourait mourait pour moi la corneille de Teresa. Shiki, ce petit être, avait souffert, paraît-il, de troubles digestifs, analogues aux miens. Il me parut qu’il était mort, d’une certaine façon, pour moi. Baladan an, « au lieu de » : les interférences de sympathie excèdent, ô combien, nos procédures didactiques et nos fonctionnalités de base!
Quelques haïkus célébraient les derniers jours de Shiki.
V
Il est donc mort, le ° mai, Shiki, le petit moineau, juste le jour de mon anniversaire. Comme c’est curieux. Ai-je dit, par ailleurs, que mon nom propre, c’est pie, que ça veut dire, en slave, pica pica ? Lui, Shiki, est mort, moi non. Lydie est en deuil. (Je m’aperçois que Lydie, c’est l’anagramme de deuil). Si ce moineau est mort, c’est qu’il devait mourir. (Mais peut-être a-t-elle commis une erreur alimentaire, ou bien elle eut tort d’approcher trop près de la cage une de ces plantes exotiques dont elle raffole. Elle prêtait à son moineau une sorte de sens esthétique, d’olfaction subtile : le parfum, disait-elle, la sueur d’une plante peut le griser). Il devait mourir. Jésus ne dit-il pas, dans l’Evangile, qu’il n’est passereau qui passe sans que le Père y ait consenti ? Combien de saisons vit un petit passereau ? Quel âge avait Shiki ? L’idée qu’il est mort à ma place, qu’il a payé pour moi, me remue. Il avait, les derniers temps, de considérables difficultés d’excrétion (je résume un alinéa de Lydie). Il est mort, le pauvre petit être, d’un excès de grains et d’une retenue d’étrons. C’est cela même qui aurait pu m’arriver, sans la cure d’Escouloubre, à moins que ce ne soit cette autre cure, écrire, cette idiotie, qui m’ait guéri, car écrire, si l’on est tant soit peu idiot, c’est, de guérir, une des façons les plus sûres.
Je vois Lydie. Elle est assise sur sa chaise-longue bleue de style classique, dans son jardinet, quartier des Arolles, à °°; le jardinet, tout verdure, rien que verdure, un vert sans fin, on dirait; à ses pieds s’ouvre une enveloppe d’où s’échappe un ruban de papier dont elle tient de ses mains avides les deux bords et qu’elle presse contre sa figure à peine visible ; elle lit, donc. Quoi ? Une lettre de moi, une lettre sans fin, qui serpente jusqu’à l’horizon, une lettre-couleuvre qui se love, se déplie, déploie ses anneaux en une queue interminable au bout de laquelle, jaune comme un zeste d’orange, rit un soleil ; elle lit, Lydie, cette lettre qui ne cesse de jaillir de l’enveloppe. Je dois à Lydie cette lettre. Ce sont mes condoléances. La mort d’un petit moineau est toute la mort du monde, quand on n’a plus que lui pour faire un coin d’Eden. Je rêve que j’écris à Lydie une lettre sans fin. Je pleure avec elle, pour alléger sa peine. J’ai lu, une fois, que si l’eau des larmes monte assez haut, l’arche se pose sur la montagne de la grande consolation. Pleurer avec ceux qui pleurent, prescrit l’apôtre Paul. Ce n’est qu’un passereau, il ne vaut pas deux as, mais il a du prix à tes yeux, Seigneur. Une idée saugrenue me traverse : faire dire une messe pour le pet de Lydie.
Des semaines se passent, printanières ; mai, c’est, dans mon esprit, un septembre inversé, juin a tout le bon de l’été sans en avoir les taons; ma santé se confirme, je peux désormais ne plus peler la tomate, l’on me permet quelques abricots crus du Roussillon, la couleur des selles est exquise, le « duphalac »- ce qu’il en reste – je le restitue, selon la consigne, à la pharmacie. Ces détails ne sont pas oiseux: ils sont le sujet même. Guérir du corbeau ? guérir par le corbeau ? « Passera pas l’hiver » était, vers mai 68, le surnom que l’on infligeait aux personnes atteintes de la soixantaine; j’ai passé l’hiver, je passe le printemps, le solstice est tout proche et, comme le lecteur avisé s’en doute, je veux vérifier que le mois d’août, ce mois Judas, selon le Professeur, ce mois des trente deniers de la trahison, ce mois du sang du juste en lieu du jus des grappes, n’est nullement détestable; c’est à Réquistat, en août 198., que j’ai entrepris ce roman, c’est à Réquistat, en août 198., qu’il s’achèvera, je le jure, juin a déjà soufflé sa dernière bougie, juillet, c’est, hyper-juin, juin ille. Avec les blés mûrit ma décision de retourner en Aubrac : tout bien considéré, il n’y a aucune raison de ne pas retourner en Aubrac, il n’y a rien de mieux que l’Aubrac, en France, et quant à se percher sur l’Aubrac, quel hameau y damerait le pion, en fait de déshérence désolée propice aux épreuves du stylite ou du styliste, à Réquistat ? Je passerai à Rodez, l’éviter serait contorsion, et comment n’y pas saisir l’occasion de revoir Baladine ? Revoir Baladine! Après tant de siècles! Je tâche à l’imaginer : sera-t-elle plutôt cheval, plutôt échassier ? Aura-t-elle toujours sa bouche fendue en serpe, ses anneaux d’oreille, son grand oeil charbonné ? Portera-t-elle le caraco choco ? A quel stade en est-elle du new age ? De quel nouveau guru est-elle l’inconditionnelle disciple ? De quel syncrétisme se fait-elle la catéchiste ?
L’on sait ce que c’est que Rodez, et ce que c’est que la rue Touat. C’est à l’angle de ladite rue et de la rue °°, au café °°, que nous nous sommes donné rendez-vous. J’accélère. Baladine ? Elle est toujours ce qu’elle est, un peu moins cheval, toutefois, un peu plus échassier. Qu’elle me soit chère, cela, dès l’abord, ne fait nul doute : sans elle, aurais-je connu Réquistat,et cette étrange réquisition de mes forces morales ? Je passe sur l’embrassade liminaire, le récit, fort bref, des saisons écoulées, les dernières nouvelles virales, etc. -Alors, le corbeau ? demande-t-elle. Sans attendre ma réponse dans une légère vapeur d’arabica elle me conte l’histoire d’un docteur laïc en théologie. Il a couru le guilledou, dit-elle, et compte sur l’Année Sainte, à Rome, pour se blanchir. Or, aux abords de la ville, pris de sommeil, le voici tout soudain transformé en corbeau. Quel recours ? S’humecter, dans la première église venue, d’eau bénite : Mais l’horreur qu’il inspire le fait chasser successivement de tous les bénitiers de toutes les églises où il tente de s’introduire. Alors, le Vatican, ses petits bénitiers de chambre ? Il cogne du bec à une fenêtre, suscite un refus effaré, ainsi de chaque fenêtre, il y en a quatre cents, jusqu’à celle du Saint Père enfin qui au toc toc de la dernière chance répond gracieusement : « allons, allons, entre te réchauffer, petite bête, et sois la bienvenue ». Le docteur se réveille… C’est aimable à Baladine de me conter, sans une once d’aigreur contre le Vatican, cette histoire romaine. Ce docteur laïc, honteux et confus, c’est moi, Baladine. Elle risque une allusion à ce roman tout de même qui se façonne, où cette séquence de la rue Touat, elle aussi, pourra être insérée. Baladine, à quoi bon le répéter ? en tient toujours pour les cultures plurielles, kyrielles. Tout ce qui peut la distraire de la certitude que la Bible est excellemment le Livre et la philosophie grecque sa livrée, elle s’y jette avidement. (C’est plaisant, ces êtres civilisés rubis sur l’ongle, qui se consolent du « fax » et du « minitel » en exaltant la mentalité cherokee). Le corbeau ? Tout ce que vous voulez, me dit-elle. J’ai pensé à vous. Venez. Aura-t-elle continué de recueillir, saisons durant, toutes les inepties proférées sur le corbeau par la multimillénaire crédulité de la bête humaine ? C’est à croire, car tandis qu’elle se dirige ardemment dans un lacis de ruelles ruthénoises elle me débite une tirade sur les mythes Chuchee, Haïda, Vogoul, Kerek, me saoule de contes pour mômes : « comment le vieux corbeau voulut se marier », « le corbeau qui fut piqué d’une épine à la patte », « le corbeau Koukyl et l’ours Plom-Plom »etc., me récite, d’une voix de sibylle recyclée chez Circé, une histoire de corbeau qui capture au lasso une baleine, est avalée par celle-ci, lui becquetant le coeur la tue, est délivré de sa prison par des Indiens qui dépècent le monstre aux fins de s’en repaître, saisi de coléreuse envie se déguise alors, perruque et barbe d’herbes sèches, en magicien, déclare aux Indiens que « la baleine morte est l’annonciatrice de la mort », les exhorte à s’enfuir et, ceux-ci en mer, commence paisiblement, sur sa montagne de viande, son festin; cela vaut le récit de Jonas, me dit-elle. Inepte! eût grogné le Professeur. » Où me menez-vous, Baladine ? – Où vous saurez tout ce que vous voulez savoir ». Nous parvenons, au terme d’un parcours qui n’est pas transhumance d’Aubrac, dans un quartier insituable, moins ruthénois que cosmopolite, où se dresse « la maison-dieu », me dit-elle, « de l’informatique, le grand Buron où se traitent toutes les données ». Elle a soudain pris la stature, Baladine, d’une Pythie de l’an 2000, et avant même que les syllabes sacrées d' »Internet » se soient formées sur sa lèvre, je sais qu’elle sait, grâce à Internet, sur le corbeau, ou n’importe quoi quoi quoi, tout ce qui s’est écrit dans le monde depuis les Hittites jusqu’à « Word trente-six ». Tout est fiché. Je suis moi-même fiché, grâce à mes p’tits prix Goncourt. Fichés, même les brouillons du Professeur. Internet interne tout, même les inédits, les esquisses. Et Internet est partout, même en Aveyron, même à Rodez qui donc, en matière d’internement, n’a plus rien à envier à Chicago ou à Hong-Kong. Un gros dégoût m’engloutit, gros comme une baleine. Puisque l’On sait tout,(On, avec un O, ou un zéro, majuscule ), sur le corbeau, et que je puis moi-même tout savoir, à quoi bon mes misérables chasses subtiles ? – » Demandez, et vous recevrez – Shakespeare, « dis-je », « Shakespeare et le corbeau ». Une imprimante crache un poème : The phoenix and turtle – » Derechef, demandez – Seferis et le corbeau », dis-je. L’imprimante crache le poème : Raven. Il y aurait à dépeindre le visage augural, suprêmement satisfait de Baladine, prêtresse du culte universel d’Internet qui même à Rodez a trouvé son clergé et ses vestales, tandis qu’elle exhibe à mes yeux émerveillés un infini ruban de papier, comparable à un kakemono ou un rouleau de papyrus qui se déroulerait jusqu’au bout du monde, où s’inscrivent les références demandées. Shakespeare, la baleine de la littérature : évidemment! The phoenix and turtle ». Ces deux oiseaux s’entr’aiment. Meurent. Il s’agit de leurs obsèques. Le dispositif de préséances et d’exclusions qui les règle comporte d’abord un congé vertement signifié à l’oiseau « criard », de « funeste augure », qui est…la chouette, elle-même, oui, évincé l’oiseau de Minerve (quelle revanche, soit dit, pour la corneille d’Ovide démise par Minerve de ses fonctions!); l’aigle, de penne royale, n’est que toléré; le prêtre sera le cygne, devin de la mort (« death-divining »); quant au corbeau, il » mènera le deuil ». Le papier vomi par le système Internet vomit le quatrain original et trente traductions françaises, mais, m’informe Baladine, je l’aurai, si je veux, en japonais, en gaélique, etc.
« And thou treble-dated crow,
That thy sable gender mak’st
With the breath thou giv’st and tak’st
‘Mongst our mourners shall thou go ». Il n’a de sexe que le bec, constaté-je, il vit (« treble-dated ») trois et quatre fois cent ans. Cette sexualité décente, cette longévité qui semble en être la sanction, me réjouissent. J’oublie le grand Buron informatique. Je pense à Réquistat, à la tombe du Professeur, 192.-198. Je vois ces dates, incisées dans le marbre gris. Je le battrai, me dis-je, de plusieurs décennies. (« Vous êtes taillé, m’assurait Baladine, pour battre la Dame d’Arles « ). Je serai un vieux, très vieux corbeau, me dis-je, au diable Crook and Crave, la légende est plus vraie que la vérité des savants. Puis, je me ravise. Honteux de moi-même. Imbécile! (Je ne remarque même pas qu’Internet crache une insulte de Caliban : » as wicked dew as e’er my mother brushed with raven’s feather from unwholesome fen drop on you both », « que la plus pernicieuse rosée jamais recueillie par ma mère en peignant un bourbier malsain d’une plume de corbeau s’abatte sur vous », Caliban, cette brute…). Imbécile; dis-je! Inapte à la vie compétitive, tu as décidé de remporter un trophée de grand âge, de passer le cap des 100 comme on passe la haie du 400. Imbécile! Ce soin de ne pas mourir! Ce mal que tu te donnes pour arracher au corbeau, par intersignes, une sorte de concession du souffle à perpétuité. Mais, quel souffle, d’où venu, de quel Causse, de quelle joviale causticité, quelle voix de sagesse granitique, plus ancienne que les « cultures », traverse les éructations de l’imprimante ? » A cinquante ans tombent les dents, à soixante ans va-t-en, à soixante-dix faut-il qu’on te le dise, à quatre-vingts encore là vilain! » Je me souviens, passés cinquante ans, le japonais Dogen, homme de civilisation, s’excusait de chaque lune vécue par lui en sus de ce seuil critique. Passer les cinquante, indécence! Je les frôle, grands dieux! quarante-neuf : sept fois sept; on le sait, l’âge entre tous pivotal, celui où the time is out of joints, par après, tout grince, s’il n’y a pas d’onction. Passe au corbeau de noircir siècles durant sous le soleil: ses vibrisses dissimulent ses rides. Les lys des champs vieillissent, pensé-je. Les passereaux…..Où suis-je ? Dans le grand buron Internet, à Rodez. Auprès de Baladine. Je la regarde, à la dérobée : élégante, brune plus que naguère, impérieuse; s’intéresse-t-elle à moi ? La ménopause, me disait le Docteur Couiza, délivre la femme de l’envie. Elle est vestale du Macintosh, désormais. Sa ménopause…mes quarante-neuf ans…Ces chiffres. Je ne m’intéressai guère au corbeau avant quarante-neuf ans. M’y intéresserai-je, si je survis, par après ? « Années comme des ailes ». Ainsi débute le poème Raven, de Séféris. J’interroge Internet sur Séféris parce qu’il est tout près de Shakespeare selon l’ordre alphabétique, si une fois j’obtenais un peu mieux que des p’tits prix Goncourt, il y aurait, près d’eux, une petite place pour moi! Je me demande si jamais, aux environs de SE et SH, l‘Encyclopaedia consentira à s’ouvrir, un tout petit peu, oh! comme cela doit tenir chaud, d’être à jamais limitrophe de Seferis et de Shakespeare! Quelle duveteuse éternité! Le corbeau de Seferis, lui, comme celui de Bashô, est sur une branche morte. Mais Bashô est laconique; le Grec, bien qu’il soit capable de haïku (« Tu écris L’encre a baissé La mer monte ») s’interroge avec une lassante patience sur l’état d’âme de ce passereau perché : ce n’est pas drôle, c’est noir gros deuil, c’est idée noire, c’est épée noire, c’est flamme noire.(Les cyprès épais et rigides du cimetière de Réquistat ). Le ciel est gris. Encore un qui ne pense pas corbeau sans penser deux novembre.
« Que se rappelle le corbeau immobile ? Que se rappellent les morts près des racines des arbres ? » Que me rappelé-je, ici, plateau d’Aubrac, basalte d’un éternel mois de requiem ? Où suis-je ? Dans le grand Buron cybernétique ? Sous l’aile immense de l’oiseau Internet ? A Réquistat ? Crachés par l’imprimante, hoquets successifs, les corbeaux sur l’inachevable ruban de papier se propagent, s’égaillent, ceux du Ségala succèdent à ceux de Seferis et c’est comme l’épée de Don Quichotte fouaillant les buissons à l’orée de la caverne de Montesinos, l’aven des ordinateurs est une volière d’ailes noires, les heures se bousculent, la nuit se fond avec le jour, Baladine est devenue l’Isis du Tout-Savoir, en termes homériques je la supplie d’octroyer au sommeil les heures qu’il exige, ce sera à l’Hôtel des Messageries, il se fait tard, je raccourcis – il se fait tôt c’est demain, je pars, décision prise, dès l’aube pour l’Aubrac, demain se change en aujourd’hui, métamorphose banale, adieu, prêtresse de l’imprimante, adieu, Baladine, ô femme, ô préférable, ô paroles non dites, vous reverrai-je ? C’est déjà Espalion, c’est bientôt Saint-Urcize et son gîte d’étape, où je dormirai, car la pension Calmels, je sais, est close désormais comme un vaste tombeau. Réquistat!…Forme aveyronnaise de Requiem ? Requistat aeternam dona eis, Domine…Je découvre, à cette heure, quel charme funèbre ce lieu recèle jusque dans son corps de syllabes, quelle funèbre musique jettent ses trois cloches au vent d’Aubrac. » Fort, fort mit dieser rabensschwarzen Musik! » ouste, ouste, rabbin noir, noir corbeau, envoi du Gai Savoir. Réquistat! Combien d’heures dissipées ici, dans les poussiéreuses paperasses! Ce hameau dont je m’étonne qu’il soit recensé (oui, Réquistat, lettres grasses, code 12170, dans l’annuaire des communes de France), dont je ne m’étonne pas que Julien Gracq l’oublie dans ses Carnets du grand chemin. Oui, ici le mauvais croassement une fois encore me harcèle, une fois encore : quelle petite vie! Quel minuscule petit prix Goncourt, ce pseudo-roman! Comme je me suis enfermé dans un cercle de curiosités débiles, dérisoires! Qui prétends-je intéresser avec mon corbac ? Je ferais mieux de sonner à la porte d’un psy! Il y a le si vaste monde, là en bas, le monde et ses masses, tout ce qui s’y construit et détruit, l’atlas incessamment remis à jour des grandes questions, le millénaire qui finit, Théodore Monod qui milite…et puis, cela, ce plateau désertique à laquets et chicots. Une dernière fois, mais sera-ce la dernière ? je grimpe le petit escalier aux marches disjointes qui mène au clocher, une dernière fois donnant à chacune des trois cloches une pichenette qui libère une note, un chuchotis de bronze catholique….. Quelle image meilleure, pensé-je, de la Trinité, que ces trois sons qui voltigent dans l’air d’Aubrac ? Du clocher l’on a vue sur les trois croix du hamlet, nulle part ailleurs l’image mystique du passer solitarius ne m’a aussi puissamment ému. L’heure des intersignes, me demandé-je, est-elle aurorale ou crépusculaire ? Un voeu se forme, de dévotion absolue : magnificat! Délivrance. Je ne veux pas être interné dans l’Elmina Castle d’une obsession. Je ne veux pas être un Don Quichotte internellement aux prises avec un tourbillon d’ailes noires. La question, désormais, c’est : comment s’esquiver aux moindres frais possibles ? Le corbeau me pleut de partout, même Finnegans Wake, le plus illisible des livres, m’a craché hier : »the three of crows have flapped it southenly, kraaking of de baccle to the kvarters of that sky whence triboos answer, » le trois de corbs – c’est la tour trinitaire- a claqué de l’aile sudètement, croaquant la débâcle aux quatre quartiers de ce ciel d’où les tribus répondent…Les tribus ? ce sont les « cultures », dirait le Professeur, nids de frelons, « our pigeons pair », continue Joyce, » are flewn for northcliffs », notre couple de colombes a fui vers l’étretat du Nord, le Nord! pôle des esprits civilisés, le Sud ? suintement de sottises…mais non! c’est du Sud, assure Jean de la Croix, que se lève le vent des mystiques amours. Y a-t-il une manière de sortir de ces orbes mentales ? Vais-je pas devenir, enté dans le clocher de Réquistat, un corbeau à jamais, face au Plomb du Cantal ? La nuit tombe. Je redescends, sudètement, vers Saint-Urcize. Quelques pas encore, avant le repas, jusqu’au pont des Quilles, avec lady Ma Peine. Le ruisseau des Taillades est bordé de prés qui, en mai, se couvrent de narcisses. Je me dis : ce serait un endroit où avoir seize ans, s’allonger sous le ciel pavoisé d’ailes noires, et mourir dans un crépuscule semblable à ceux décrits par Mc Diarmid, le barde écossais. Je rentre au gîte. Pourquoi pensé-je à Franz Kafka ? Il y a toujours, dans la maison, là haut, son portrait, en paletot et chapeau. Kafka, en tchèque,veut dire : corneille. Kafka fut une corneille au plumage cendreux, aux ailes atrophiées. Il fut la corneille pragoise que soigne Teresa. Bien sûr, l’on ne sauve pas un écrivain d’être mort. Mais il me semble que la corneille Kafka me supplie de lui porter secours, simplement par un geste de lecture, je relirai donc, c’est promis, les quelques pages où il esquisse, à moins qu’il ne l’esquive, sa métamorphose en corvidé. Kafka est un écrivain comme il en est tant qui, battant de la plume, nous supplient de les désengluer par un geste de lecture de la boue d’encre où ils sont pris. Tel était le Professeur Réquistat, mais il ne consacrait à l’écriture, lui, que le trop-plein de ses heures d’éméritat, et c’est son corbeau que je me suis mis en frais d’extirper de la froide glaise de l’oubli hivernal, absolu. Cria cuervos, y te sacaran los ojos, le corbeau t’arrachera l’oeil, dit le dicton. Il ne lui arracha pas l’oeil, il lui becqueta le côlon. Il se prit à écrire corbeau, je soupçonne, dans le moment où le mal le prit, c’est la forme visible que prit d’abord le mal, cette passion de ne plus s’intéresser qu’à un point noir dans le ciel, à une boule noire sur une branche, c’était la tumeur qui tendrement commençait de se former. Une fois qu’il fut dans les serres de celle-ci, elle ne le lâcha plus. Peut-être ce Professeur me ressemble-t-il au point que je me confonde avec lui. Peut-être ne l’ai-je tenu à distance de moi que pour m’épargner le mal. Peut-être cela est-il une manoeuvre dérisoire, suis-je condamné à cet alter ego dont laborieusement je m’éloigne. Peut-être tout cela n’a-t-il aucune importance, et le corbeau vaut n’importe quel oiseau et n’importe quel oiseau le vaut et c’est Jean-Paul Sartre qui a raison à la fin de ses Mots, qui ne sont que des mots, et il n’y a jamais que des mots qui font des spires dans le ciel, légers, si légers, et il y a les lourds événements, la lourde réalité de la vie, qui a toujours du plomb dans l’aile, qui toujours est déjà frappée à mort. Mais je préfère interpréter à ma façon le conte « Ultimo viene il corvo »: le corvo vient le dernier, oui, pour le soldat, non, pour le gosse. Ce conte, je le faisais remarquer à Baladine, tantôt, je peux lui conférer un sens bénéfique : je ne suis pas le soldat, je suis le gosse, je suis avec lui, le gosse, contre l’aigle et le soldat, le soldat porte sur sa veste un aigle brodé, aux ailes déployées, la balle du gosse frappe l’aigle et le coeur du soldat. L’aigle symbolique est occis, le corbeau réel continue de décrire dans le ciel ses spires d’oiseau invincible. Le Professeur eût aimé ce conte où l’aigle, qui n’est qu’un symbole, est occis, le corbeau, qui est réel, demeurant maître du jeu. Quelle revanche sur l’affreuse fable (livre II, 16) où l’aigle s’empare d’un mouton cependant que le corbeau, honteux et confus, reste pris dans une toison, le berger le met en cage et » le donne à ses enfants pour servir d’ amusette « . Mais il manquait au Professeur l’espièglerie du gosse. Craignait-il que le gosse ne fût l’esprit de fornication, le jeune démon noir qui tente saint Antoine ? Mais le gosse et le corbeau ne sont que la même créature d’esclaffement sombre, et me voici moi-même sous l’aile de cette noire énigme, en passe de succomber au mal qui m’abattra avant que j’aie pu, par un filet de phrases bien ourdies, le circonscrire. Un oiseau noir trace ses orbes sur mon soleil couchant, un gosse pointe sur moi son fusil. Un croassement se propage sur le plateau, on entend un bruit de mitraille. Quelqu’un tombe. Suis-je celui qui tombe ? Suis-je l’enfant qui tire ? J’écris ces lignes dans une nuit si ennuagée, ce °° août, que l’on se croirait un premier novembre. Baladine m’a trouvé les traits tirés, tantôt. Quoi! La cure d’Escouloubre, le transit régulier, le rectum affable! Elle s’est même écriée : « nous vieillissons, mon pauvre Jérôme ». Ses thérapies, qui vont du cri primal au rire vagal à la phonation colorée à la méditation transcendantale lui assurent une ménopause « sans Charybde ni Scylla », elle parodie, dit-elle, le Professeur qui faisait, dans ses moments dépressifs, un fréquent usage, pour se décrire, de ce proverbe . Connaissait-il le dicton « cria cuervos y te sacaran los ojos » ? Il l’a vérifié, pensé-je. Un autre dicton me vient : « li courpatas, Jan-janet, es aqueli qu’ourganison vostis entarramen ». Je revois le petit cimetière de Réquistat aux tombes emphatiques et fatiguées, celle du Professeur n’est qu’un rectangle de terre complanté d’iris, bordé de cailloux blancs, sommé d’une plaque de bronze où il y a gravés une croix et un oiseau de Braque. Je préfère, disait-il parfois, les grands auteurs aux petits dictons; les dictons, ajoutait-il, c’est la fiente des cultures, bêtes et bêtifiantes; on craint le corbeau dans les cultures, on le vénère en civilisation. Inexact, cher Professeur! Il le savait, mais cultivait ces aphorismes abrupts, nique à l’esprit du temps.
C’est le trente-trois août, à jamais. (Ou jamais ? où, jamais ? Ma syntaxe est vaporeuse, versatile, goutte d’humour dansante). Je vais, sudètement, vers le Couvent de Mandailles. Quand je prononçai, avant-hier, le nom de Soeur Magnificat, le sourire de Baladine, pour la première fois, s’éclaira d’une douce sympathie, comme si se réveillait en elle, dissimulée derrière le syncrétisme et le macintosh, une âme simplement chrétienne. Soeur Magnificat! Elle est native de Maurines, n’a jamais outrepassé, « for northcliffs », les Gorges de la Truyère. Son profond Sud, en revanche, s’étoile de bien des ciels, on dit qu’elle vécut, saisons durant, au Liban, dans une laure. Que dirai-je à Soeur Magnificat ? Que ma lubie du corbeau me sidère. Que mon corbeau, à force de pages, prend l’envergure de l’oiseau P’eng, il obscurcit le ciel. Que j’hésite entre le corbeau panetier et le corbeau charognard. Il figure, ma Soeur, jusque dans la Bible, le meilleur et le pire : il est le transfuge qui s’en va becqueter des cadavres sur les eaux du déluge et le nourricier, au torrent du Kerith, du prophète Elie. Que dirai-je encore à Soeur Magnificat ? Que le corbeau est symbole, qu’il est aussi corbeau. Pensez-vous, ma Soeur, que l’on efface son haeccéité, comme disent les vieux livres, son ici-même-ce-corbeau-ci, parce qu’on lui assigne une valeur symbolique ? Je pense au rossignol de Keats. Il est le rossignol, sans âge, d’âge en âge, le même toujours prince princeps d’un chant très pur, mais il est aussi ce rossignol qu’entendit un jour béni entre les jours ce poète, qui mieux que lui sut le don unique qui n’advient qu’une fois et dont je dois témoigner nul autre que moi n’étant témoin ? Que dirais-je encore à Soeur Magnificat ? Que je n’en finis pas de traîner avec moi la superstition qu’il pourrait m’être néfaste de m’intéresser au corbeau, que je pourrais bien connaître le sort du héros de Buzzati, que je suis à un âge critique, que j’ai peur de mourir, que j’ai peur de n’être chrétien, comme une fois l’insinua Baladine, que par la peur de mourir, que je me sens étranger à ce monde où l’épine de vivre s’écache dans les us et coutumes de la raison sociale et de la sexualité mercantile.
Je n’y suis pas encore, au couvent de Mandailles. J’ai tout juste passé la Dômerie (avec, ou sans circonflexe ?). Cependant je dialogue avec Soeur Magnificat, ou plutôt avec moi-même travesti gracieusement en Sœur Magnificat. Cela donne des fusées verbales assez incohérentes où le sérieux et le cocasse s’entretiennent. Fut-ce d’un corbeau, d’un bédouin, d’un ange, que Paul l’ermite recevait son demi-pain ? Ce fut d’un corbeau, sans nul doute, qui se déguisait quelquefois en Ange ou en Bédouin, n’est-ce pas aussi beau ? Mais qui vous garantit que Paul ne le trouvait pas laid, ce volatile, en son ébouriffement noir, comique dans ses façons de rapace stylé ? Le corbeau, reprend-elle, est un corbeau, c’est vrai, et c’est un vrai corbeau que Noé prend avec lui dans l’arche, pas une Idée de corbeau. Tandis que le neck de Belvezet exhibe son donjon ruiniforme, ce dialogue à moi-clos redouble de brouillonne alacrité. Le corbeau, si l’on se mêle d’en faire un symbole, n’est plus un passereau, ne pensez-vous pas, c’est n’importe quoi, ce que vous croassez qu’il est il l’est, pour votre satisfaction si vous êtes satisfait à si peu de frais. Je m’excite, la Sœur se tait, ébaubie, tout mon saoul je dégoise. Est-il noir, ou blanc ? Noir, cela du moins semble acquis. Même pas, on en a vu des blancs, l’hiver, assure le philosophe, jadis il était blanc, prononce le poète. Le noir lui messied-il ? Certes. Non, c’est magnifique, déclare le père de l’Europe, Erasme, et Jules Renard dit : « Comme la neige serait monotone si Dieu n’avait créé le corbeau », mais le Zen conteste que la neige soit blanche et le corbeau noir, ce qu’est en vérité la neige, ce qu’est en vérité le corbeau, le Bouddha le sait, et ne le sait pas. Pour les alchimistes, il est l’oiseau de la nigredo, de l’oeuvre au noir, mais pour Claudel il est l’oiseau noir dans le soleil levant. Est-il de mauvais présage ? Oui. Ou, non. Du moins a-t-il le pouvoir de subodorer l’événement, donc Odin ou Lug ont raison de se l’adjoindre. Erreur! C’est un crétin, comme en témoignent, en Orient comme en Occident, les fabulistes. On ne peut donc lui accorder confiance ? Mais oui, Apollon devrait se louer d’avoir en lui un détective scrupuleux, un Arsène Lupin. Il parle trop. Non, il se tait. Il parle sottement. Non, il parle latin. Est-il infidèle ? Sans doute, puisqu’il quitte l’arche sans retour, insoucieux de Noé. Mais non, l’histoire d’Elie, celle de Paul le prouvent. Chante-t-il mal ? Nullement, il a, selon John Rowe, des capacités de baryton. Son grand air est « wreeeeeek », dans une B.D. de Peyo, « croooooooaah! » dans une B.D. de Prat. Est-il un père indigne ? Le scolastique assure qu’il ne nourrit pas ses petits; l’hermétiste que, devenu vieux, il les nourrit de ses propres os. Le corbeau est donc babélique. Oui, ou non, oui, et non, selon comme vous le prenez. La seule démarcation qui vaille, ma Soeur, c’est celle entre les sectaires, muftis, rabbins, écolâtres, docteurs, rosicruciens, alchimistes et tutti quanti, qui veulent assigner au corbeau un chiffre ésotérique, et les sages ou les simples, les saints ou les savants, qui voient dans le corbeau un corbeau, sans s’interroger sur la vertu maléfique de son plumage, la vertu augurale de son ramage ou les avatars de sa carrière mythologique, j’ai dit même les savants, car tant de caquetage sur ce que veut dire ou ne veut pas dire le corbeau donne une furieuse envie de se confier à l’honnête naturaliste et ( ce que le Professeur esquivait) de s’informer sur ce qu’il est auprès de Crook and Crave.
Ainsi dégoisé-je, le long de la boralde et des derniers burons, les vieilles vignes de Saint-Côme paraissent, bientôt surgit la masse du couvent de Mandailles. La suite se passe dans un petit parloir où l’on m’introduit, tout bruissant des paroles qu’in petto je n’ai cessé de laisser courir dans mon Rioumau mental. J’ai rendez-vous, dis-je, laconique, courtois ; j’ajoute, souriant, mystérieux: je suis un fidèle de Réquistat, Soeur Magnificat sait le sujet de ma visite. La tourière m’annonce. Surexcité, sans un regard sur le lieu, le mobilier, l’applique ou le lambris, les cadres accrochés, l’odeur d’encaustique et l’ode à peine audible d’une mouche retraitante, je poursuis mon in petto, que pensez-vous, ma Soeur, de cette mise en conserve des animaux dans le formol du symbole ? Moi, je préfère ce jeune crave, ce petit être rouge et noir comme un roman de Stendhal, mais il vit, il crie, et, me trouvant sur son chemin, se sert de mon épaule comme d’un relais pour atteindre un trou dans le mur hospitalier de l’église. Voici une créature qui ne se laisse pas symboliser, mais qui est ce qu’elle est, perdue, éperdue, menacée, avide de vivre, criant à la face du ciel, réclamant ses père et mère, impatiente d’un lieu sûr et de pitance. Ce crave est un crave comme une rose est une rose, et il a mille milliards de fois plus d’importance, en sa qualité d’être unique et en cette conjoncture minuté avec moi sur l’horloge du monde, que tous les passereaux de paille du savoir ésotérique. Au reste, ma Soeur, je témoigne ici contre Feuerbach, le naïf philosophe de L’Essence du christianisme : celui-ci, prétendant réfuter l’idée de Providence, s’amuse au miracle dit-on du corbeau qui nourrit Elie, mais, remarque-t-il, en faveur du corbeau il n’est jamais de miracle ; parole imprudente! Je fus, une fois au moins, dans ma vie elle-même divinement assistée, agent de la Providence, pour ce jeune crave. Mais, du crave, qui se soucie ? Le corbeau, dans la littérature, pullule, et pullule, à son propos, le symbole. Le crave…qui connaît le crave ?
Ainsi me parlé-je à la Soeur, dans le parloir, et sa façon d’être, dès qu’elle fut présente, me calma. Elle avait, soit dit en passant, la plus parfaite mine d’ancilla Domini qui se puisse imaginer, c’est-à-dire qu’elle s’était abstraite d’elle-même au point de figurer, en cela Baladine avait vu juste, le symbole de sa vocation, de sa dévotion. Sachant l’objet de ma visite, elle fut économe de locutions courtoises, et d’un sourire m’invita à poser ma question. Le symbole ? répondit-elle. Vous avez raison, Monsieur, de soi, ce n’est rien, presque rien; je dirais : il doit se poser sur l’esprit, ou le coeur, l’esprit et le coeur, avec une patte de colombe. Vous préférez le corbeau, soit. Le symbole est un don gracieux, ne vaut que s’il est don. – Autrement il s’empaille, n’est-ce pas ? » (Je vois, ce disant, les tristes corvidés dans la vitrine du Muséum,à Toulouse, cette troupe de bourgeois de Calais exécutés par un sous-fifre de Rodin)[1] -« La paille, reprend la Soeur, c’est la pédanterie, le sérieux sectaire ; le grain, c’est amour et humour. Avec amour, humour, tout peut se dire, sans amour, humour, il n’est rien qui ne soit déprimant – Que pensez-vous, ma Soeur, du corbeau de l’arche ? Je note que Noé ni ne lui dit un mot ni ne dit un mot de lui. Or, il s’en va de l’arche, ne revient pas. S’éveille le mauvais soupçon des commentateurs…- La Genèse n’impose aucun sens, et peut-être n’y en a-t-il, ici, aucun, mais l’esprit aime, lui aussi, à s’envoler, prendre son essor, parcourir des spires, ne l’astreignez pas à l’arche du sens immédiat, abrité, ne lui refusez pas le jeu des sens multiples, impliqués, déployés. Vous le savez, pour chaque verset de la Bible il est soixante-dix gloses possibles. Il y aura donc soixante-dix façons d’interpréter ce biblique corbeau – Sans exclusive…- Le symbole est icône, ou idole. Idole il est si vous vous fixez sur un sens : le corbeau ne rentre pas dans l’arche, donc il est oublieux, donc il bouffe des cadavres flottant sur l’eau. Icône, si vous vous amusez avec ces gloses, comme Elie, dans le poème d’Ephrem le Syrien, avec son corbeau. Les poètes sont souvent meilleurs théologiens que les théologiens. Ceux-ci ressemblent un peu aux marins du maudit navire de Coleridge : ils clouent l’oiseau prophétique au mât d’un symbole. S’ensuit une tétanie mentale, finalement un sommeil de l’esprit, un dessèchement du coeur. Cet oiseau…laissez-le vivre! – Que diriez-vous, ma Soeur, des hermétistes, des gnostiques ? – Ils méritent les imprécations de Jésus : abstrus ils sont et obstrus, bouclant la connaissance, la faisant fermenter dans leur mauvais levain, laissant croire à des arcanes, quand il n’y a qu’une arche, à tous accessible. Le secret ? Il n’est secret que de Polichinelle : c’est le B,A,BA de la santé mentale, et aussi de la sainteté. » (Lydie, pensé-je, avec son petit moineau, a tout le secret du monde; non! elle ne l’a pas, elle joue avec, le secret passe, repasse, tu ne l’attraperas pas, c’est sa nature de secret, de n’être pas ésotérique, mais d’être ici même, au bout de ton nez plus loin que la plus lointaine étoile, il court il court, le furet, il n’y a pas de Führer du secret, pensé-je). « Moi, voyez-vous, il me semble que si le corbeau n’est pas revenu à l’arche, c’est qu’il n’avait pas envie d’être reclus dans la maison d’un sens, mais d’offrir aux quêteurs de sens un pain de symbole chaque jour renouvelable, un demi-pain, c’est le propre du symbole, ce mi-dire, ce mi-pain, ce mi-grain – La colombe, elle, revient! -Elle revient portant un rameau de l’olivier, le plus intelligent des arbres, comme le corbeau est le plus intelligent des oiseaux. La colombe, symbole de la paix ? Mais la paix ne s’épuise pas plus que la farine ou l’huile de la veuve de Sarepta. Préférez-vous la colombe au corbeau ? A votre gré. Mais que de guerres fomentées sous une aile menteuse de colombe! Les imagiers du Moyen Age qui fichaient sur une voussure ou un chapiteau une colombe ou un corbeau, croyez-vous qu’ils avaient la superstition du sens ? Ils s’amusaient, d’abord, le sens venait, s’en allait, par surcroît. Nos églises sont des arches où chaque sens se recueille comme le fait la colombe, s’évade comme le fait le corbeau. L’on n’en aura jamais fini d’échanger des clignements de sens. C’est le paradis, cher Monsieur. Lisez Dante! Le paradis : une volière sans barreaux où chacun dégoise tous les sens possibles et imaginables, librement, gracieusement. »
De Noé l’entretien passe à Elie. A celui-ci le corbeau apporte pain et viande. La Soeur s’enhardit à voir dans cette double offrande une anticipation de la divine liturgie : « ceci(ce pain) est(cette viande), mon corps – Ne trouvez-vous pas drôle, ma Soeur, je dirais même farfelue, cette idée que Maître Corbeau puisse figurer rien de moins que l’officiant eucharistique ? – C’est fort drôle, en effet. Mais pourquoi ne s’amuserait-on pas à ce jeu d’interférences allusives ? Il faut, vous savez, se faire tel un petit enfant si l’on veut entendre quelque chose à la grande transmutation. Quant au jeu divin…Un corbeau, que c’est drôle! – Je me rappelle », dis-je, « un titre de la revue « Nature »: « le corbeau, drôle d’oiseau », je me rappelle, « dis-je encore », cet oiseau drôle qui gambade sur un pré, aux environs d’Escouloubre, il est drôle comme un merle qui ayant essayé de se faire aussi gros qu’un boeuf s’est arrêté, plus malin que la grenouille, dans les limites de sa peau, il est drôle, aussi, comme un baryton qui a pincé un rhume et, oubliant la recette du grog au jaune d’oeuf, ne réussit pas à guérir de son enrouement – Je me nomme Magnificat, » reprend la Soeur. Ce nom, si vous voulez, est à pouffer de rire; mais il est ruisselant de psaumes et soulève la création sur un pavois. Il ne m’arrive guère de croiser des corbeaux dans ma promenade rituelle vers la Rigaldie, mais j’y rencontre d’autres volailles, et des écureuils; ce sont mes distractions; il n’est rien de pire que la distraction quand on la programme, qu’on en veut et reveut; rien de meilleur quand elle est un don de la circonstance ; un écureuil traverse-t-il mon chemin ? c’est une facétie de l’Ange, me dis-je. La vie est amusante, cher Monsieur, elle est d’autant plus amusante que l’on cherche moins à s’amuser, comme disent les gens. Qu’importe si mes Ave Maria sont parfois heurtés par une libellule ou un rouge-queue ? Le Docteur Augustin avait peut-être tort de se reprocher ses petits manquements à l’ordre du jour ecclésial au bénéfice d’une araignée tisse-toile ou d’un lézard léthargique- Et Saint Ephrem, ma Soeur ? » La compétence de Soeur Magnificat, s’agissant d’Ephrem, a passé largement les frontières françaises, mais il n’est mention d’Ephrem dans les papiers de Réquistat. Que pense-t-elle du Professeur ? Oh! Elle ne pense pas des gens, elle pense à eux, et les attend à la prochaine borne milliaire de son Aubrac -« C’était un fameux corbeau, le Professeur! » Elle badine – » Un rien réactionnaire », susurré-je – » Dans mon couvent l’on vote depuis quelques éternités à l’extrême centre – Il était pour Chirac – Je suis pour la rose des vents. » Elle se recueille quelques secondes, les paumes sur les yeux, c’est comme si à travers le vis-à-vis, moi, elle tâchait de se rendre présente au mort de Réquistat; il n’y a pas pour elle de cloison étanche entre vivants et défunts, ceux-ci souffrent seulement d’une incommodité passagère, il faut les excuser de n’être pas causants. « Ephrem, » dit-elle…Je résume. Ephrem doute si peu que les corbeaux soient des corbeaux qu’il souligne combien c’est époustouflant que des corbeaux s’avisent de nourrir un homme. Or ceux-ci (car ils sont plusieurs, le majordome, j’imagine, et ses acolytes), corbeaux et bien corbeaux, d’ailleurs voraces, pillards et cruels, soudain convertis à la voix divine et devenus insoucieux même d’aimer et d’engendrer, se portent au service du prophète, lui livrent jour après jour suffisante ration de pain et de viande, les dérobe-t-il chez le Souchon ou le Chassang local ? peu probable en ce temps de famine, n’est-ce pas ? l’Ecriture là-dessus muette sous-entend que Dieu même est le fournisseur, ils reçoivent colissimo du ciel et la caille et la manne, comme les Hébreux jadis au désert. N’est-ce pas honorer excellemment ce passereau que de le pressentir entre tous doué, au prix d’une mort à soi, pour ce saint office ? Certes, si vous êtes en veine d’homélie, vous y verrez la figure du païen, du juif,…ou du chrétien »,ajoute la Soeur, hochant le chef, avec un sourire matois, » la figure du pécheur exhorté à se convertir, mais pour Ephrem, ce me semble, la merveille, ce n’est nullement que les corbeaux symbolisent qui ou qui, quoi ou quoi, c’est d’abord qu’ayant au bec, ces gourmands, de telles victuailles, ils s’abstiennent de se goberger, parce qu’elles sont destinées, selon l’ordre divin, au prophète; pas le plus minime détournement de fonds, vous entendez, l’on rêve! Celui-ci alors, délicat, leur partage ses restes, oh! s’agissant d’Elie, pour sûr ce furent de beaux restes! Ainsi les corbeaux donnent, et reçoivent en échange du don : aimable réciprocité, émulation de gentillesse! Qui mieux est : l’on s’entre-baise ; qui mieux est, l’on s’entretient ; qui mieux est l’on s’entre-amuse, oui, les corbeaux sont l’amusement d’Elie, Ephrem ne mentionne pas qu’Elie soit l’amusement des corbeaux, mais j’incline à croire que les corbeaux, en cette affaire, étaient non moins divertis que convertis ; l’on festoyait, au Kerith. Quand Elie s’en alla, ajoute Ephrem, les corbeaux furent tout tristes et, ne pouvant plus exercer leur sollicitude, mettant de côté l’amour du prophète, rentrèrent dans le souci d’eux-mêmes. Je regrette seulement, ajoute la Soeur, que le poème, pour ce qui est des corbeaux, ne continue pas…Perdirent-ils mémoire de ce temps faste où, une fois, c’est si peu en….- « quarante millions d’années » (j’interviens, Crook and Crave) – tant que ça ? reprend-elle, je suis désespérément jeune, cher Monsieur ! une fois, donc, où ils furent les desservants d’un homme de Dieu si homme de Dieu que Moïse lui-même ne fut pas plus homme de Dieu. Oui, amusons-nous, j’incline à croire que ces corbeaux furent marqués à vie, qu’ils furent, fuyant les hommes (souligne Ephrem), ancêtres du « passereau solitaire à la corne du toit » repéré par le psalmiste et de celui qui pourvut quelques siècles plus tard au dîner de Paul l’ermite, cette race de corbeaux inconsolables de revenir à la vie commune, aux mornes servitudes de l’espèce, à ses non moins serviles jeux, corbeaux étrangers (dit Ephrem), corbeaux mystiques, qui aspirent à servir les saints et eux-mêmes se rendre saints par le service. Ah! voici, dit-elle, où je veux en venir : mon regret qu’Ephrem, retenu ici par une idée préconçue sur l’absolue différence entre condition humaine et condition animale, refuse aux corbeaux « la vie promise », comme il dit… »la vie promise, si elle existait pour les oiseaux », c’est là que Dieu les rétribuerait, « mais puisqu’il n’y a que ce monde pour eux, en ce monde, pour eux, fut la rétribution. »
Le moineau Shiki, pensé-je. Sa petite sépulture, me disait Lydie, un semis de cailloux blancs, des coquillages, une icône du Sauveur. Soeur Magnificat exprime alors, avec une infinie délicatesse, le soupçon que nous n’avons sur « la vie promise » que des lueurs infimes, que selon elle chaque âme divinement inspirée attirerait avec elle, vers le haut, nombre d’âmes associées, et que tout animal aimé, a fortiori un oiseau dévoué, ne serait pas rejeté à la masse du monde, anonyme; « voyez-vous », ajoute-t-elle, « tout ce qui a été distingué par l’amour, c’est-à-dire la joie que l’autre soit, ne retournera pas à l’indistinction. Il ne me paraît pas vraisemblable que les corbeaux nourriciers du prophète Elie ne soient pas à jamais, par la force attractive du prophète, emportés avec lui sur le char de feu de « la vie promise ».
Nous parlons encore du corbeau de Bashô, dont je lui récite le célèbre haïku, syllabe par syllabe, traduit mot à mot, avec le dessin correspondant. « Oiseau crépusculaire! » s’écrie-t-elle. » Ceux d’Elie sont du matin et du soir. Pour Ephrem, le soir n’est pas la chute du jour, mais son achèvement en sur-jour, et la viande apportée le soir par les oiseaux n’est rien de moins que la chair du Christ, vous disais-je: pain le matin, c’est le sacrement; chair le soir, c’est la réalité du sacrement. » Les chrétiens, charognards du Christ, pensé-je; je me hasarde à le dire tout haut : « les chrétiens, charognards du Christ ? – Oui, » répond-elle en éclatant de rire », sauf qu’il ne s’agit pas d’une charogne, c’est la vie éternelle, à ce festin, que l’on se met sous la dent ; et ne vous y trompez pas », ajoute-t-elle, » nous sommes des croque-Christ, mais c’est lui, en définitive, qui nous consomme. » Soeur Magnificat me régale encore de paroles émouvantes sur le « passer solitarius in tecto » du psaume 102; ce serait, selon l’érudition dernier cri, un pélican; « bobard! » s’esclaffe-t-elle ; » le corbeau est à l’honneur avec Elie, il est normal qu’il le soit chez le psalmiste. Connaissez-vous l’éloge qu’en fait Jean de la Croix ? Il ne souffre point de compagnie, se séparant même de sa famille; se retire sur un lieu élevé ; tourne le bec du côté du vent; n’a pas de couleur déterminée; chante avec délices – Cet éloge, ma Soeur, est le plus beau qui soit. Mais je regardais, tantôt, une nuée de corneilles s’abattre sur un champ de seigles moissonnés, je vous jure qu’elles ne montraient aucune passion de haut lieu, de solitude, que leur bec était à fouailler, fort incurieux du vent, que leur plumage était noir de noir, et qu’elles criaillaient sans douceur – C’étaient des corneilles! Vous savez, il en va des oiseaux comme des hommes, et tout ce qui est grand est difficile autant que rare. Même le corbeau royal, dans la plupart des cas, n’est, je parie, qu’un très ordinaire énergumène. Nous pensons seulement (je dis : nous, les interprètes du monde selon le troisième oeil) que certains corbeaux, à l’instar de certains hommes, reçoivent une aptitude singulière à voler un peu au-dessus des bêtes nécessités de l’espèce – En ce cas le symbole serait l’antidote du cliché ? Il prend en haine ses petits : cliché – Ephrem, réplique la Soeur, dit seulement qu’il abandonne son épouse, la laisse abattue, l’oublie, prenant sa réjouissance avec Elie ; cela paraît dur, mais c’est la rupture exigée par le grand appel ; le sanyasi, le moine hindou, est lui aussi cet oiseau rare qui, l’heure venue, se retire des siens – Le corbeau est vorace : cliché – S’il tourne le bec au vent, c’est du souffle divin qu’il entend se nourrir – Il est laid parce que noir : cliché – Il aime que le lustre le jour – Il chante faux : cliché – Non, dit Ephrem dit la Soeur : il volète et gazouille doucement auprès d’Elie. Ramage et plumage sont beaux dès que l’on se met du parti de Dieu.
Soeur Magnificat se retire, je dirais plutôt qu’elle s’efface, me souhaitant « bon corbeau » comme l’on souhaite bonne nuit. Je soupe en face de l’aumônier, apprends de lui que cette femme évangélique fut, autrefois, prise dans des remous impétueux et qu’elle apprit l’amour chez Paul Eluard avant de l’entendre du Cantique des cantiques. Lettrée ? Oui, elle le fut; elle l’est encore un peu. Les petits poèmes que le vent lui souffle sont des réminiscences de sa vie antérieure, me dit l’aumônier. Elle est, pensé-je, un composé de Baladine et de Lydie, avec quelque chose de moins (une crasse ignorance d’Internet) et quelque chose de plus (une grâce d’éternité rendue sensible). Au moment où je me retire dans ma chambre, la tourière me remet deux livres, lectures de chevet, dit-elle, choisis par Soeur Magnificat : Virgile, vieille édition Hachette, un signet, dans la première Géorgique, et le retable d’Issenheim en album. Je sais pourquoi elle a choisi Virgile. Virgile a parlé du corbeau. Il en a parlé bien. Pourquoi ai-je retardé jusqu’à ce 33 août 198. la mention de Virgile ? Réponse : parce qu’il fallait que ce fût ici, au couvent de Mandailles, c’est-à-dire hors du monde et hors du must.
Géorgiques, chant I. Il fait beau. La corneille et le corbeau, comme dans l’imbécile récit d’Ovide, sont nommés ensemble ; celle-ci solitaire, quêteuse de l’eau du ciel, a une voix « improba » et pour tout espace une couple de vers, il y a de quoi broder si on veut. Les corbeaux, corvi, eux, sont mieux pourvus : quatorze vers, pas moins, un sonnet si l’on veut, et rien n’est dit de leur voix qui ne soit hommage, vrai hommage: voix liquides, « liquidas », douceur du ramage, « dulcedo », enfin ovation, « ovantes ». Pas plus que la corneille ils ne sont péjorativement « noirs ». En outre, d’heureux présage, égayés par l’imminence du beau temps, et, parents affectueux, inspirant à Virgile, sur la progéniture et le nid douillet, un hexamètre exquis. C’est si bon, cette veille au couvent de Mandailles, il fait si « bon corbeau », ici, que je m’avise de condenser ces quatorze vers à ma façon.
Alors, pressant et trois et quatre fois leur voix liquide
Les corbeaux donnent du gosier; souvent, sur les perchoirs
De leur haute ville on ne sait quelle douce allégresse
Hors de coutume les fait s’éjouir entre eux dans les feuilles;
Il leur plaît, l’averse passée, de revoir les petits.
Oh! je ne puis croire vraiment que leur soit infusé
Quelque divin esprit de prescience, ou que les éclaire
Une intime bougie sur le jeu complexe des choses.
Le Mantouan n’en disait pas plus. Je m’en tiens à ce laconisme. Mes vers ont quatorze pieds. Ce mètre rompt heureusement, me paraît-il, avec le ronron classique. J’honore ainsi Virgile et l’oiseau, comme je le puis. Rien ne m’empêche, au reste, demain, de vigiles à vêpres, de les reprendre, les parfaire, les étendre sur un lit de Procuste et les étrécir ou les étirer, toujours fervent de Virgile. Que vaut-il mieux, me dis-je, courir une autre fois à Escouloubre la chance de suivre les évolutions, en contre-haut de l’Aude, d’un autre Coco qui dodu se dandine dans son frac éraflé, ou bien, n’importe où, voire dans mon studio de Saint-Orens, travailler et retravailler à loisir ces quelques vers de Virgile? Je vois bien ce qu’est un corbeau Coco (tel que décrit par le Professeur), Coco! (ou de quelque nom qu’on le nomme), individu singulier, fortuit, soustrait à son biotope, arraisonné, ayant dans ses manières quelque chose d’humain, plaisant par là non moins que son congénère romain, jadis, instruit à crier « Ave, Caesar », c’est un papazzo, un guignolet d’oiseau, cela m’amuse, l’aspect humoristique s’accuse. Avec le corbeau virgilien, je manque l’individu, l’incidence, la cocasserie, l’ici-même-lui-et-moi vivants, mais le poème des Géorgiques insère l’espèce si justement dans l’ordre des saisons et les vicissitudes du ciel, fait, de l’embellie et de la belle voix, une si gracieuse alliance, qu’il en résulte un amour ému, cosmique. Mantoue se continue à Assise, la leçon virgilienne dans le sermon aux oiseaux. Ai-je dit tout ce que j’ai à dire ? Non, car je n’ai même pas lu tout ce que j’ai à lire. D’instinct je vais, une page amont, jusqu’à la chouette dont Virgile décrit les ululements plaintifs à la chute du jour; sitôt après il résume, avec le petit drame de Nisus l’épervier et de Scylla l’alouette, le cycle sans fin du prédateur et de la proie; je feuillette…un vers dénonce les « importunae volucres », le corbeau n’est pas du nombre; je reviens à lui : quoi! n’ai-je rien dit encore de « liquidas corvi » ? Seul le génie latin permet cette audace, la rime suggérée du corbeau et de l’eau! Or, sur ce sujet brûlant, astronomie, mythe et Bible s’accordent : qui dit corbeau dit siccité et soif, sa constellation dans le ciel ne rêve que de la coupe ; le Kerith, où il sustente Elie, n’est qu’un wadi torride, et il est à soupçonner que si sa voix est rauque, c’est qu’il a le gosier desséché. Bravant l’idée reçue, « liquidas corvi presso gutture voces », ose le poète,. ». gouttes de voix liquide épreintes du gosier… »
Ces gouttes sont la rosée de mon aube d’Olt. O bleu corbeau! Paupières décloses sur un encore bel aujourd’hui. J’ai dormi du sommeil de Mandailles le juste. Quelle main a ouvert l’album du retable à la page qu’il faut ? Ils sont donc trois, en ce bel aujourd’hui, le rude Antoine, Paul le lettré, le corbeau pourvoyeur. A la vérité tous trois, l’ermite visiteur, l’ermite visité et le volatile, ont des manières fines ; Paul semble un petit marquis de l’ascèse, sémillant dans ses loques de palmier qu’on croirait cousues par Dior, ses gestes sont délicats comme ceux d’un évêque d’Agde, Antoine (est-ce d’être là ?), lui-même salonnard, on croirait, a les mains comme magnétisées par celles de son compère ; l’un et l’autre, je gage, parlent avec humour de tous les crétins qui de siècle en siècle font fi de l’ascèse spirituelle; ces deux êtres dans le grand âge s’entendent comme larrons en gloire pour s’entre-dire Dieu, jeu suprême ; un palmier, au second plan, exhibe son plumage ligneux, que frappe une lumière; le corbeau majordome fait, lui, l’acrobate sur un arbre loqueteux qui semble prendre sur lui la pouillerie épargnée aux athlètes du Christ ; il est, ce corbeau, perché, non, accroché à une branche barbichue, se retenant à une autre branche barbichue par un bec prolongé d’ un petit pain rond comme l’on en fait à Saint-Urcize ; un pain, un seul ? Oui, ces messieurs moines ne sont goulus que de la Parole ; on soupçonne que Maître Corbeau est là, en instance, sur le qui-vive, il attend l’instant propice où l’un des compères bâillera, ah! il n’a pas l’aisance du corbeau de Bashô, non, mais il a, dans la courbe légère de son cou, le même délinéé que le coude de Paul. Ce tableau est drôle, ma Soeur! – Il l’est. Et tous les trois sont drôles, Paul, dont la mort est imminente, Antoine, qui jubile de sympathie, et le corbeau – Pourquoi, ma Sœur, n’a-t-il pas, ce jour-là, apporté un fromage ? – Sans doute qu’il ne connaissait pas la fable. Paul et Antoine devisent, s’amusent, avec eux le corbeau. Celui-ci, vous voyez, n’est pas un messager de mort, c’est un ménager de pain -Dirais-je : un manager ? – La manne, manhou, est une question : quoi ? Le corbeau est l’oiseau nourricier de la question, et c’est peut-être pour cela, parce qu’il est pose-question, embecqué de question, qu’il paraît si drôle.
Ainsi devisé-je : ce petit dialogue imaginaire avec la Soeur est suivi de la messe dite par le bon aumônier selon le rite Réquistat, c’est-à-dire dans les formes requises par la liturgie tridentine. Je quitte le couvent de Mandailles ravi et perplexe. Se pourrait-il que ce Virgile, avec le signet à la bonne page, ce Grünewald, où rien du célèbre retable, pas même le cher corbeau délicieux, n’est esquivé, la Soeur ne les ait pas montrés au Professeur, quand il lui rendit visite ? Et celui-ci, est-ce son inaptitude à la conduite automobile qui le fit s’abstenir de visites régulières en un lieu où ses façons de catholique étaient scrupuleusement observées, où les niaiseries postconciliaires, comme il disait, n’étaient aucunement admises ? Questions oiseuses. Mais une autre question me traverse : ce roman aura-t-il vraisemblance ? consistance ? Baladine n’avait pas tort : le personnage de Soeur Magnificat est « à se tenir les côtes », disait-elle, je me souviens; mais celui du Professeur n’est-il pas également « à se tenir les côtes » ? Et vous-même, Baladine ? Il n’y aurait que Lydie qui… J’ai l’idée que ce roman gagnerait à se condenser en un tout petit poème à la Guillevic, que tout pourrait se dire avec une branche, un passereau, un peu de ciel, et un magnificat. Mais j’ai une autre idée. Puisque je repasse par Rodez, je proposerai à Baladine, qui est dans le must et le motto des choses, qui sait y faire en affaires, qui est assez féministe pour savoir y faire aussi avec les femmes, voire avec les éditions des femmes, qui de plus a ce coup d’oeil de script-girl qui est la moitié du talent romanesque, de refaire à sa façon Hé! bonjour, Monsieur du Corbeau.
[1] Ce texte a été écrit avant la rénovation du Muséum.