Jean Sarocchi

Jean Sarocchi

Mois : novembre, 2018

après une lecture de Mohammed Arkoun Islam et Coran

APRES UNE LECTURE DE MOHAMMED ARKOUN

ISLAM   ET   CORAN

 

Aborder une fois encore la question de l’islam tel que je me le représente et tel qu’il se présente dans notre médiacratie exige que je rentre mes griffes et que mes miaulements d’insatisfaction soient poussés en triple piano dans le département le plus grave de la tessiture. Que le lecteur, c’est-à-dire moi-même, ne s’attende pas cependant à des méchancetés ou des railleries. Le souvenir tout chaud des meurtres commis par l’infâme Merah à Toulouse et Montauban, l’image de cette fillette saisie aux cheveux et flinguée au nom d’Allah Miséricordieux risquerait de m’entraîner à de grossières invectives et à la détestation sans nuances d’une religion dont se réclament certains de ses membres pour de telles perpétrations. Et s’il n’y avait que Merah ! Pour déterminée que soit notre médiacratie à étouffer les prouesses meurtrières de l’Islam urbi et orbi elle ne peut éviter, par la bande, par articulets, entrefilets, titres minuscules, commentaires succincts ou « sucrés »(avec l’espoir qu’on ne lira pas), de signaler (furtivement), ici ou là (je veux dire partout), en Irak, en Iran, au Pakistan, au Soudan, au Nigéria, en Egypte, même en Tunisie où le « printemps »[1] arabe fut arrosé aussitôt par le sang d’un prêtre catholique, des assassinats programmés ou anecdotiques. Mohammed Arkoun savait, et il en souffrait, combien l’islam, quand il s’y met (s’y mahomet ?), est « bête et méchant » (ainsi l’est-il devenu selon A.bdelwahab Meddeb qui a la nostalgie, me semble-t-il, d’un islam de jadis, andalou, ni méchant alors, croit-il, ni bête). Entrant avec lui en dialogue posthume je souhaite m’abstenir, au risque de n’y parvenir pas (je lui en demande pardon), de toute agressivité réactive et de dire ce que je lui concède et ce que je lui refuse avec cette courtoisie que recommande un des versets assurément inspirés du Coran. Sois attentif, ô mon esprit ! Sois mesuré, prudent ! Quand un Musulman se comporte avec tant d’intelligence et de tact, tâche de n’être pas inférieur à la tâche que tu t’assignes d’entrer avec lui en débat.

 

J’ai des raisons de me sentir proche de Mohammed Arkoun. J’eus la chance de le rencontrer, d’échanger quelques paroles avec lui. De ce bref entretien je n’ai retenu que des propos railleurs sur l’islam de l’Arabie saoudite, l’hypocrisie qui y fait le fond de la religion, l’art avec lequel mesdames et messieurs à peine l’avion décolle de ce territoire que certains dévots ont le culot d’appeler une grande mosquée, les unes se dévêtent de leur moucharabieh textile, s’attifent, se parfument, se pomponnent, bref se changent en femmes, les autres se mettent à tenir des propos lestes cousus d’alcool à grandes lampées. Au diable, n’est-ce pas, le saint Coran ! Mohammed Arkoun – était-ce au terme de cet entretien ou dans un entretien ultérieur ? – me pria de lui adresser la prière de Thomas d’Aquin pour l’étude, ce que je fis en lui signalant, par courtoisie, que le plus strict des mu’minoun pourrait la dire tout entière, sans y rien retrancher sauf les derniers mots sur le Christ « vrai Dieu et vrai homme ». J’ai appris, lisant ses entretiens, publiés avec Rachid Benzine et Jean-Louis Schlegel, en 2012, sous le titre La Construction humaine de l’islam, qu’il avait été pensionnaire au lycée de garçons d’Oran dont je fus moi-même l’élève, et cela renforce l’amitié que d’emblée j’avais éprouvée pour lui. Il remarque en passant que l’on comptait sur les doigts d’une main, dans ce grand lycée Lamoricière, les élèves issus comme lui de l’ethnie arabe ou berbère, et qu’à ce seul signe l’on est en droit de douter que la colonisation ait été une œuvre exemplaire de justice. Un de ses professeurs fut, en classe de philosophie, Vié-le-Sage ; ce fut aussi le mien. J’ignorais que monsieur Vié-le-Sage fut un discret partisan de l’Algérie indépendante. Arkoun en fut-il averti ? En eut-il le pressentiment ? Je ne sais. Je manquerais à mon devoir d’honnêteté – je n’ose dire de transparence – si je ne soulignais qu’à l’époque (année 1949-1950) où je recevais mes premières insufflations de bergsonisme je n’étais en état de penser ni en philosophe ni en politique. L’Algérie était française, Oran était une ville française, les « indigènes » comme on les désignait ne se mêlaient à nous que pour le petit commerce ou le cirage de nos chaussures confiées à des « yaouleds », petit peuple jovial et frénétique, qui maniaient avec entrain le chiffon et la brosse pour un très modique salaire. Cet aveu ne me coûte, ne m’honore ni ne m’accable : jusqu’aux toutes dernières années de l’ »Algérie française » je ne doutai point que l’Algérie ne fût française et ne dût le rester. Quant à l’islam, je n’y attachais aucune attention. Le peu que j’en savais, je le tenais peut-être des frères Tharaud. Certes je m’étais offert le Coran du Club français du livre dans la traduction du levantin Hamidullah, islamologue érudit, islamophile fanatique, musulman convaincu que sa religion est la seule véritable, mais je n’avais guère de goût à lire sourate après sourate des séquelles d’imprécations ou des consignes de morale élémentaire dont l’Evangile me pourvoyait à suffisance. Et avec qui aurais-je discuté du Coran ? discuté le Coran ?

 

Sans doute ne m’apparut-il pas alors ce qui aujourd’hui me frappe, me sidère et me rend, quand je compare la Bible au Coran, dédaigneux de celui-ci : il n’est pas une seule des cent quatorze sourates où l’on assiste fût-ce à l’amorce d’un dialogue entre le prophète et son Dieu. Un tel constat suffit à mettre en doute l’idée d’un état islamique compatible avec l’exercice réel de la démocratie, car qu’est-ce qu’une démocratie sinon un régime où nul homme, nul clan, nulle tribu ne détient la vérité, celle-ci s’élaborant dans les conflits et leur résolution toujours conjecturale et fragile ? Et un autre constat : Arkoun, qui pourtant ne se dérobe pas aux sérieuses difficultés que pose au lecteur averti le texte coranique, n’a pas un mot sur ce mode de révélation où tout est asséné, martelé, tombant du ciel comme un caillou sur le crâne de l’anthrope.

Son propos cependant n’est pas celui d’un homme qui, pour avoir appris par cœur le Coran (avoue-t-il) (performance qui à la fois me stupéfie et me désole tant je suis persuadé qu’il est bien des textes qui méritent le « par cœur » mieux que ce ramas de versets quelquefois très beaux, souvent répétitifs jusqu’au radotage, çà et là rancuniers, voire vindicatifs), en aurait eu la tête trop pleine et devenue inapte à la critique argumentée. Arkoun n’ignore rien des spéculations les plus audacieuses de la philosophie française moderne et contemporaine. Dans la ligne de Heidegger et de ses épigones parisiens il voudrait, non pour le détruire comme on l’en accuse, mais pour le sauver, « déconstruire » le Coran, le déconstruire afin de l’arracher à l’Islam comme des chrétiens ou des ennemis du christianisme tentent de soustraire les évangiles à l’autorité de l’Eglise. L’Islam, du moins ce qu’il est devenu – cela qu’il est aujourd’hui en Europe, où le confisquent frères musulmans, salafistes, wahhabites – lui répugne. « Bête et méchant », comme Meddeb il le dirait ; il le dit en termes plus discrets. La plus conne des religions ? Ce mot de Michel Houellebecq est prophétique. Il faut apprécier à son juste prix le constat consterné que fait Arkoun de ses vains efforts pour entrer en dialogue avec des « gardiens de la foi » (les oulémas) : « La parole, le débat ne sont donc pas seulement impossibles, je suis rejeté a priori. Il est impossible d’aborder un sujet intellectuel ou d’employer un argument philosophique puisqu’ils ignorent de quoi il est question ». Même, ajoute-t-il, avec Tariq Ramadan, réputé pourtant habile propagandiste et controversiste futé : « Nous parlons ensemble pacifiquement (ou plutôt je l’écoute parler, /…/ mais les présupposés sont tels que des trésors de dialectique et de patience de ma part n’arrivent à rien ». Que faut-il en induire ? La solution de Jean-Pierre Millecam, obsédé par l’hypothèse où islam et christianisme se ressemblant seraient convertibles l’un en l’autre, c’est que l’islam « n’existe pas » (sic), et je serais tout prêt à entendre cet énoncé favorablement si l’on me démontrait qu’il fut une époque où il exista de sorte que le verdict terrible de Michel Houellebecq soit à l’évidence controuvé. Eh bien, oui, cet Islam a existé, existe encore, même aujourd’hui, partout où des musulmans acceptent d’entrer avec des chrétiens dans une relation de mutuelle bienveillance qui féconde, fortifie, assouplit l’intelligence de ceux-ci et de ceux-là. J’en puis témoigner moi-même par les petits séjours que j’ai faits en Syrie ou au Liban. Par ailleurs il en est de l’Islam à peu près ce qu’il en est du communisme : le psittacisme médiatique a fait un slogan de sa « chute », sa « fin » ; or le communisme n’a jamais commencé ; plus exactement il avait commencé avec la commune de Kronstadt mais on sait (non ! on ne sait pas, censure !) que Lénine, Trotski et Toukhatchevski s’entendirent comme larrons en foire pour mettre brutalement terme à une expérience qui contrariait leur idéologie ; et l’on sait (non ! on ne sait pas) qu’un rescapé de l’utopie bolchevique, Platonov, dans son roman Tchevengour, a conté avec beaucoup de talent comment il n’est pas de pire adversaire du communisme en vérité que le communisme idéologique. (Ainsi une autre dupe, dessillée, repentie, de cette exécrable utopie, Jorge Semprun, affirmait naguère que nulle part la classe ouvrière ne fut aussi maltraitée qu’au pays des Soviets). De même il y a fort à penser que l’islam originaire n’a pas plus existé jusqu’aujourd’hui que le communisme, le prétendu âge d’or des premiers califes étant lui-même dès l’après-Médine infecté par de sanglantes querelles (comme le sera plus tard aussitôt importé en Espagne l’islam andalou), si bien que distinguer de l’islam l’islamisme c’est distinguer un fantôme vénérable d’une réalité.

 

Il s’agit pour Mohammed Arkoun de sauver non l’islam, mais le Coran de l’islam, déplorant qu’on ne parle dans les médias que de celui-ci et qu’on se réfère peu à celui-là, essayant de soustraire le Livre et le Prophète à leurs lamentables interprètes dont la vilaine besogne ne date pas d’aujourd’hui. Or je crois qu’il y échoue, je crois que sa tentative, soulignée, de réfléchir non en théologien mais en anthropologue est impuissante à disculper l’un et l’autre – le Prophète et le Livre – d’un vice rédhibitoire et d’attitudes ou d’énoncés incompatibles avec les exigences minimales d’une société ouverte et d’une civilisation universelle. Voici, au fil de ma lecture, les points sur lesquels j’ai achoppé.

Lisant dans Tristes Tropiques le jugement que porte Lévi-Strauss sur l’islam, Arkoun s’étonne et sanctionne : « Quant à ce qu’il a dit dans ce livre sur l’islam, il a surtout montré son ignorance. Oui, c’est surprenant de lire ces propos sous la plume d’un grand esprit ». Permettez-moi, cher Arkoun, à mon tour de m’étonner et de vous sanctionner. Que dit Lévi-Strauss de l’islam dans Tristes Tropiques ? Il raconte d’abord un ridicule incident de burqa dont il est victime en Inde dans un train où une famille musulmane, plus précisément un mari musulman paranoïaque supporte mal sa présence. S’ensuit un alinéa (une dizaine de lignes, pas plus) où chaque mot semble avoir été pourpensé, pesé au trébuchet. Cette succincte analyse, quand je la lus, me fit frissonner de la plus vive joie, ce fut comme un orgasme intellectuel. Bravo, me dis-je, c’est exactement ce que j’ai ressenti mainte et mainte fois durant mon séjour en Tunisie et dont j’eus confirmation assez récemment, dans un train moi aussi, entre Montauban et Toulouse, où un jeune Maghrébin qui me demandait si je croyais en Dieu quand il apprit que j’y croyais certes étant chrétien fit tomber entre lui et moi un mur (une sourate) de non-audition et se tint dès lors rencogné, renfrogné dans le mutisme[2] . Je cite ces lignes si perspicaces selon moi de Lévi-Strauss : « Grande religion qui se fonde moins sur l’évidence d’une révélation que sur l’impuissance à nouer des liens au-dehors. En face de la bienveillance universelle du bouddhisme, du désir chrétien de dialogue, l’intolérance musulmane adopte une forme inconsciente chez ceux qui s’en rendent coupables ; car s’ils ne cherchent pas toujours, de façon brutale, à amener autrui à partager leur vérité, ils sont pourtant (et c’est plus grave) incapables de supporter l’existence d’autrui comme autrui. Le seul moyen pour eux de se mettre à l’abri du doute et de l’humiliation consiste dans une « néantisation » d’autrui, considéré comme témoin d’une autre foi et d’une autre conduite. La fraternité islamique est la converse d’une exclusive contre les infidèles qui ne peut pas s’avouer, puisque, en se reconnaissant comme telle, elle équivaudrait à les reconnaître eux-mêmes comme existants ».

 

  • J’aurais aimé que Mohammed Arkoun ne se contentât point ici de jouer au professeur qui rature la copie d’un trait décisif et fiche un zéro à ce médiocre écolier que se découvre l’auteur de Tristes Tropiques, mais qu’il énumérât et expliquât les attendus de son jugement. Que m’opposerait-il, à moi qui, je le répète, ait vingt et trente fois fait l’expérience de cette allergie, de ce réflexe conditionné, de ce rude horresco ? Qu’il n’est lui-même aucunement passible d’une appréciation aussi accablante ? Certes ! Et ils sont ainsi, sur l’une et l’autre rive de la Méditerranée quelques … centaines ? milliers ? de Musulmans pour lesquels la profession de christianisme chez un interlocuteur loin de produire un refus d’entendre horrifié attiserait un désir de dialogue. (N’ai-je pas été membre à Tunis du groupe de réflexion islamo-chrétien ? imagine-t-on un Abdelwahab Charfi se faisant tête de mort quand le père Caspar commentait un évangile ?). Pour ceux-là, l’analyse de Lévi-Strauss est fausse. Mais pour ceux-là seulement. Il y a plus à dire : dès le principe, la religion de Mohammed se veut un substitut au christianisme et au judaïsme, à leurs Ecritures qu’ils ont falsifiées. Il va de soi à partir de ces prémisses que tout juif, tout chrétien qui persistent à tenir la Bible pour vénérable et à se maintenir dans leur croyance et leur dévotion sont des pauvres d’esprit, des attardés qui n’ont pas compris que Mohammed accomplissant les prophètes antérieurs les annule, que lire Jérémie ou Isaïe est un signe de paresse spirituelle, qu’imaginer Jésus-Christ « fils de Dieu » et Dieu même est un énorme blasphème. L’horresco, le retrait sont inscrits dans les gènes de l’homme islamisé. Il lui faut, pour devenir intelligent, c’est-à-dire comprendre qu’il n’est peut-être pas le nec plus ultra de l’univers, le favori exclusif d’Allah, frotter fortement sa cervelle à la cervelle d’autrui. Arkoun était en Islam de ces esprits d’élite capables de soupçonner le risque pour l’islam d’avoir manqué la juste appréciation de Jésus-Christ.
  • Son refus d’accorder à René Girard que seul le christianisme a dépassé le couple de la violence et du sacré se déclare d’abrupt, sans explication. Or un tel dépassement, on concèderait à un bouddhiste que sa religion de la pitié universelle l’y incite, mais il est patent que le Coran ne le permet pas. A preuve l’obligation de sacrifier à certaines dates, lors de certaines fêtes, de malheureux animaux et de les sacrifier d’une façon barbare – on pense par contraste aux fulminations des prophètes bibliques contre cette illusion sanglante de plaire à Dieu par des hécatombes de bœufs ou de brebis alors que le seul sacrifice efficace serait celui d’un cœur chaste et pacifique. A preuve encore la recommandation coranique du talion, c’est-à-dire la réitération obsolète du vieux précepte œil pour œil dent pour dent : « O croyants ! la peine du talion vous est prescrite pour le meurtre, un homme libre pour un homme libre, l’esclave pour l’esclave, et une femme pour une femme » (sourate II). Quelle grandeur, inconnue de ce Mohammed rancunier et vindicatif (mais Arkoun est bien timide quand il s’agirait de s’interroger sur les défaillances morales du Prophète !), dans ce mot de Thomas d’Aquin : « pardonner aux hommes, les prendre en pitié, c’est œuvre plus grande que la création du monde » ! Comment dissimuler que l’évangélique prescription de ne pas rendre le mal pour le mal, de rompre la chaîne satanique des rétorsions fut ignorée du chamelier koreïchite et qu’à cet égard sa prédication, très en recul sur celle de Jésus-Christ, était grosse d’interminables violences ?
  • Aussi l’admonestation – « il faut absolument s’interdire de dire /…/ que l’islam serait une « religion du sabre » », l’indignation – « je m’insurge contre le regard méprisant et repoussant porté sur l’islam « religion du sabre » » – sont-elles stupéfiantes. Trois pages d’Elias Canetti, dans son livre Masse et puissance, disent succinctement ce que l’Aquinate dans sa Summa contra gentiles disait plus succinctement encore, et qu’il faut un exercice désespéré de torture mentale pour ne pas approuver. L’islam est à l’évidence une religion du sabre, évidence historique, évidence actuelle (partout dans le monde une progression de la foi en Mahomet par des arguments explosifs), évidence coranique (je ne me fatiguerai pas après mille et un autres à repérer dans le Coran les versets qui incitent au meurtre et j’y reviendrai cependant à propos de la tristement célèbre, justement déplorable sourate 9, le Prophète n’aurait-il pas alors « pété les plombs » ?). Cette admonestation, cette injonction me rappellent, mais dans un tout autre climat mental, le cri trissé ou même quadrissé de Maurice Bellet quand il avoue ne pas comprendre ne pas comprendre les (nombreuses !) péricopes évangéliques où le Christ attire sur les pécheurs la peine éternelle avec un luxe d’images terrifiantes qu’on ne peut reprocher aux imagiers du Moyen Age d’avoir peintes ou sculptées. Ici un prêtre animé par une foi insoupçonnable voudrait que le Galiléen n’ait pas prononcé certaines paroles qu’on serait tenté d’imputer au « Dieu pervers ». Là, que se passe-t-il ? « Il faut absolument s’interdire de dire que… » De quelle hygiène relève cet interdit ? Et pourquoi cet absolu ? Espère-t-on parce qu’on aura dégrevé l’islam d’une mauvaise réputation qu’il se réformera, s’attendrira, rentrera ses griffes, remettra l’épée au fourreau, ôtera du livre sacré les versets …sataniques ? Je veux bien que cette manière de suspendre le jugement, de ne pas infliger au coupable le verdict de réprobation lui offre une chance de s’amender ; cela est vrai d’un individu, et je crois en effet que pour bien des musulmans le sabre n’est pas l’argument décisif de la foi et que les incriminer ce serait remuer en eux les cendres d’un fanatisme presque éteint. Mais ce qui vaut pour l’individu ne vaut pas pour la secte et le système, surtout à l’heure où les pétro-dollars laissent espérer aux mecquois une revanche sur la Rome pétrinienne. Les vicaires d’Allah urbi et orbi se recyclent en sicaires dont l’armement, de la mitraillette au missile, a évolué ; ils se rendraient célèbres à ce titre si l’Opinion n’avait décidé de faire de l’islamophobie un péché mortel, annulant donc à mesure qu’urbi et orbi leur liste s’allonge les morts victimes de l’islam. « Je m’insurge contre /…/ » Je serais tenté, moi, de m’insurger contre l’Opinion et de craindre que la peur de l’islamophobie ne trahisse une mentalité de munichois. Tel qu’est l’islam, redoutable par ailleurs dès ses origines, aujourd’hui ne pas le craindre me semble l’indice d’une âme frivole ou intoxiquée. Ce que j’accorde à Mohammed Arkoun, c’est que l’islam n’est pas seulement une religion du sabre. Qu’il suscite, en tant que « religion du sabre », c’est-à-dire aujourd’hui du terrorisme multiforme et aujourd’hui comme hier de la coercition exercée partout où il a le pouvoir sur les « infidèles » (les Coptes, par exemple !), un regard « repoussant et méprisant », qu’il doive susciter un tel regard, voilà qui me paraît indiscutable. Mais par ailleurs, d’une part chez des penseurs de haut niveau (d’une stature tout autre que celle des « oulémas » ou « talibans »), d’autre part chez une foule de petites gens pour lesquels le Coran est une école de piété, d’honnêteté, de vertus familiales et sociales et un garde-fou contre les délires du libertinage, il mérite en effet d’être reconnu avec sympathie comme l’une des plus estimables façons d’être ensemble religieusement, pourvu – j’y reviendrai – qu’on l’émonde de quelques pratiques barbares, héritage de cette jâhiliyya qu’on se flatte à tort d’avoir exorcisée.

L’islam, qui fut une religion du sabre, ne l’est plus, la civilisation chrétienne l’ayant pourvue d’armes plus sophistiquées, donc d’arguments plus décisifs pour affirmer l’excellence du dieu coranique. L’Arabie wahhabite exporte ses missionnaires à grands frais cependant qu’elle ne cesse de passer commande à la France, à la Grande-Bretagne, à l’Amérique yankee, à qui encore ? d’un matériel qui suffirait, au cas où quelques sourates se découvriraient captieuses, à en garantir cependant la véracité. Contester que l’islam ait été une religion du sabre et continue de l’être avec des sabres superlatifs devient une prouesse de sophistication si l’on s’avise seulement de le comparer aux prescriptions évangéliques : « je vous envoie comme des agneaux parmi les loups » – où pareil envoi dans le Coran ? L’expédient de l’épée n’est pas ignoré des évangélistes. Dans saint Luc Jésus enjoint à ses disciples de vendre leur manteau pour en acheter une, et sitôt après, quand on lui en présente deux, déclare : « c’est assez ». Paroles évidemment ironiques. Un peu plus loin quand l’un d’eux tranche l’oreille du grand-prêtre, Jésus arrête là les frais de contre-offensive et s’empresse de guérir le mutilé. En saint Matthieu Il profère cet aphorisme dont la portée anthropologique et historique est infinie : « tous ceux qui useront de l’épée périront par l’épée ». Tel fut le cas de Ses agresseurs. Tel fut, tel sera le cas des islamistes. Tel fut, tel sera le cas des chrétiens quand ils usent pour le dessein de convertir d’arguments frappants. Ainsi l’islam selon les fluctuations de la conjoncture est-il vainqueur ou étrillé. Il a su, naguère, ce qu’il en coûte de se mesurer à la puissance israélienne, mais l’état hébreu n’est pas lui-même à l’abri de péripéties catastrophiques.

Bessif …Dans mon Oranie natale combien de fois ai-je entendu ces deux syllabes ! Je ne savais pas alors qu’elles peuvent servir de résumé humoristique à la sourate IX dont nul n’ignore qu’elle est testamentaire et détestable, appelant les mu’minoun à la guerre sainte contre ….tous ceux qui ne se font pas adeptes du Coran, y compris (quoi qu’on die) les juifs et les chrétiens s’ils ne consentent pas à la suprématie des émissaires d’Allah ou même si …. Un point très sensible, que je soumettrais volontiers à de hautes instances cléricales/oulémales, c’est qu’en effet cette sourate (la seule où ne soit pas invoqué en exergue le Dieu tout entrailles) supporte une lecture qui range chrétiens et même juifs (ceux-ci taxés de tenir Uzaïr pour le fils de Dieu !) parmi les exécrables polythéistes dont la piété exige la mise à mort. Voilà quelques lustres un débat courtois opposait à Toulouse le Père Jomié catholique, et le Professeur Morabia, communiste : celui-là soulignait que la notion de jihad a trait surtout à l’effort personnel de conversion sur le chemin de Dieu, celui-ci lui opposait que neuf fois sur dix le jihad désigne la guerre armée pour l’extension de l’islam. Morabia était natif d’Egypte. Les Coptes lui auraient donné mille fois raison.

   L’argumentation d’Arkoun, pour atténuer l’effet désastreux que peut (que doit) produire le « petit » jihad, c’est-à-dire le recours aux armes pour propager la religion, dans tout esprit que l’Opinion n’aura pas intoxiqué, me paraît étrangement faible. Il s’agirait de « protéger », écrit-il, « la parole de Dieu » : la protéger seulement ? Allons donc ! A l’époque, écrit-il encore, les chrétiens font de même. A l’époque peut-être, au septième siècle de l’ère que l’on dit chrétienne. Oublierait-il que durant trois cents années environ ces agneaux envoyés au milieu des loups et armés par ironie d’une ou deux épées ont fait exactement au contraire ? Le sang qu’ils versaient en témoignage était le leur, non celui des réfractaires à leur foi. L’Inquisition, remarque-t-il encore. Mais dans les nations islamisées l’inquisition est partout, de tous à tous, de chacun à chacun, j’entends encore un jeune Irakien sous les arcades du Capitole toulousain crier son « ras le bol » au poids insupportable que fait peser dans son pays sur les consciences la religion des sourates. Arkoun insinue aussi que les catholiques seraient gênés par le livre de Josué. Il est exact que certaines pages de la Bible, et pas dans Josué seulement, sont si répugnantes à un esprit épris de justice et de paix que l’hérésie marcionite, qui refuse «  l’Ancien Testament » s’est faufilée jusqu’à nous à travers les âges – Simone Weil s’en réclame, et s’en réclament aujourd’hui encore nombre d’intellectuels agacés par la politique israélienne ou l’emprise juive sur les médias. Mais il me semble que ces pogroms perpétrés par le peuple hébreu entrant en terre promise doivent inquiéter les juifs plus que les chrétiens, et il est certain que ceux-ci comme ceux-là comprennent la Bible comme une longue histoire d’alliance et une purification progressive de la conscience et des mœurs. Rien de tel dans le Coran dont les révélations resserrées en quelque trois lustres d’une vie d’homme excluent une pédagogie évolutive. »Tuez », « tuez » ! Que de fois, bon sang ! Suffit-il de dire que l’on tue aujourd’hui encore dans des guerres civiles, que la riposte au 11 septembre new-yorkais fut meurtrière ? Eh oui, les hommes semblent nés moins d’Adam que des dents du dragon : s’entre-tuer est un de leurs hobbies. Mais comment ne pas s’indigner qu’un Livre qu’on dit divinement inspiré le prescrive ? Il y a dans les Evangiles nombre de ces « paroles fort violentes », insupportables à Maurice Bellet, sur la géhenne qui attend les pécheurs : j’en conviens, mais il faut préciser que les mu’minoun de Jésus-Christ ne sont aucunement appelés à collaborer pour la peine afflictive avec la puissance divine. La grande idée biblique et chrétienne c’est que le châtiment est l’affaire exclusive de Dieu. Il ne manque pas dans le psautier d’appels à la vengeance – et on préfère dans bien des communautés monastiques les mettre entre parenthèses – mais nulle part le psalmiste n’implore ou n’est averti de lui-même se venger. Enfin Arkoun a l’honnêteté de souligner que le Pape ne prononce pas de fatwas, non sans avouer sa gêne à l’abus qu’en fait l’islam contemporain. Mais le Livre sacré n’est-il pas farci de fatwas ?

La catastrophe de l’islam, parce que c’est la maldonne originelle du Coran, c’est de n’avoir pas compris que la rédemption (le rachat des captifs de la mort) ne pouvait se faire par l’épée, bessif, mais par le renoncement à l’épée, comme l’illustre dans les évangiles ce moment de la Passion où Jésus refuse le secours des armes humaines ou angéliques. Une des très graves erreurs de Mohammed, c’est d’avoir inconsidérément répété la fable selon laquelle un quidam aurait été substitué au Christ sur la croix. Interprétant mal cet événement climatérique il ne s’est pas aperçu qu’il interprétait mal l’épisode abrahamique du Mont Moriah. Le bessif d’Abraham, homme pacifique, absolument prémuni contre les violences du petit jihad, intéresse sa pathétique relation avec son fils. Loin de lui l’idée de combattre pour, s’il en a une, sa religion. Kierkegaard est ici l’herméneute le plus clairvoyant : dans l’instant qu’il lève le couteau Abraham est seul, et ce n’est pas un kufar, un impie, qu’il lui est demandé d’immoler, mais sa propre chair effarée et consentante. Acceptant sa propre immolation le Christ met fin aux immolations substitutives. Le bessif ne concerne que lui. A sa suite les chrétiens propageront leur foi, du moins trois siècles durant, par leur propre sacrifice, non par celui de bêtes innocentes ou de nations rétives. Par après …Faut-il redire aux sourds obstinés à ne pas entendre, avec le catholique Pierre de Ronsard que Jésus-Christ « sans conduire aux champs ni soldats, ni armées, Fit germer l’Evangile ès terres Idumées », ou avec le protestant Jacques Ellul ? «  Lorsque les chrétiens agissaient par la violence et convertissaient par force, ils allaient à l’inverse de toute la Bible, et particulièrement des Évangiles. Ils faisaient le contraire des commandements de Jésus, alors que lorsque les musulmans conquièrent par la guerre des peuples qu’ils contraignent à l’Islam sous peine de mort, ils obéissent à l’ordre de Mahomet ».

Je voudrais croire qu’un islam revu et corrigé, recyclé dans la (post)-modernité, essarté de ses sourates ou versets obsolètes et obstinément rancuniers, dédouané de ses contingences arabiques et historiques, un Islam repensé par des musulmans aux vues larges, à la dialectique fine, à l’esprit œcuménique, tels qu’un Mohammed Arkoun, un Abdelwahab Meddeb, un Abdelmajid Charfi, d’autres …, bref un Islam qui ne serait plus « bête et méchant » ne serait plus passible d’être appelé « religion du sabre ». Je voudrais le croire, mais je ne le crois pas, ou alors ce ne serait plus l’islam, le Coran aurait été échenillé de ses bévues, le Prophète guéri de sa berlue et dessillés ceux qui le tiennent, comme madame Pernelle tient Tartuffe  pour un « dévot personnage », pour le « Beau Modèle », Tel qu’est le Coran, telle qu’est la dévotion confinant à la bigoterie dont il est l’objet, tel que passe pour avoir été Mohammed auprès des oulémas et mu-minoun endoctrinés, il ne peut être, quelque effort que fassent des musulmans de haute lice pour l’adapter sinon aux conditions de la démocratie universelle, du moins à un idéal d’universelle sympathie, que cette « religion du sabre » qu’il a été dès ses origines. Ne connaît-on pas la fable du scorpion et de la grenouille ? Le scorpion est un scorpion. Priez-le de se délivrer de son venin et de son dard ! Tant qu’il n’aura pas brisé l’un (c’est le « sabre »), évacué l’autre (ce sont les versets assassins), sachez, grenouille, frog (tiens ! c’est un sobriquet pour français), que toutes ses promesses, captieuses ou candides il n’importe, ne le retiendront pas d’obéir pieusement à sa nature de scorpion.

J’ajoute une remarque sur la Fatiha. Elle a été souvent comparée au Notre Père. Elle serait la patenôtre des Musulmans. Du moins est-elle la prière islamique par excellence, celle que nul mu’min n’évite de connaître par cœur et de réciter s’il est pieux plusieurs fois par jour. Selon Arkoun la Fatiha devrait inspirer à l’énonciateur « la crainte d’être lui aussi non croyant ». Je veux bien que ce soit le cas si l’énonciateur est à l’instar d’Arkoun une haute conscience morale, s’il a été formé à la pensée du péché et du repentir. Mais prise à la lettre, au premier degré de l’énonciation, que dit cette prière apéritive ? Que le fidèle ne soit point de ceux « qu’encourent Ton courroux », qui s’égarent. Comparez au Notre Père : « remets-nous nos dettes comme … ». Ici le devoir souligné de ne pas faire grief. Là un bref discriminant, un doigt pointé sur les impies, la pointe du sabre émergente : une implicite déclaration de guerre.

 

  • Question drastique : Mohammed fut-il un imposteur ? Le cas le plus critique (le plus comique) – Arkoun ne l’élude pas – est celui de la sourate 33 où Mohammed, épris de l’épouse de Zaïd son fils adoptif, se fait conter par l’Ange une version décente de sa convoitise et signifier par celui-ci que « ce n’est pas un crime pour les croyants d’épouser les femmes de leurs fils adoptifs après leur répudiation ». Ta ta ta ! La supercherie est grosse. Je ne peux que je ne pense à l’histoire biblique de David et d’Uri le Hittite. Faute moins que vénielle, certes, dans la sourate 33 où il s’agit seulement d’évincer Zaïd par la (peut-être comminatoire) persuasion, faute très grave dans le livre de Samuel puisque Bethsabée n’est acquise par le roi qu’au prix de la mort tramée d’Uri. Du moins le récit biblique souligne-t-il et la faute de David et son repentir à la suite de la remontrance que lui adresse sous forme de parabole le prophète Nathan. Dans le Coran Mohammed est nanti d’impeccabilité.

Le Sceau des prophètes, n’ayant pas mis les scellés sur sa semence, eut à la différence du Christ – souligne Arkoun – « une vie sexuelle intense ». Peut-être même quelques-uns de ses thuriféraires l’auront-ils doté d’un pouvoir de séduction supérieur à celui d’un Casanova, d’un pouvoir d’érection supérieur à celui d’Hercule, d’un réservoir de substance séminale supérieur à celui du verrat romanesque de Giono. Je m’émerveille. Mais …le soupçon surgit que l’activité des gonades pourrait avoir quelque incidence sur celle des méninges, que le don prophétique pourrait être perverti par le désir érotique, bref qu’il y a mille et un risques pour Mohammed d’avoir quelquefois confondu les monitions de l’archange avec ses motions libidinales. C’est ce que l’on est en devoir d’induire de l’épisode saillant de Zaïd. Qu’on se reporte à la Bible : aucun des prophètes n’y est tracassé par le prurit sexuel. La plupart d’entre eux au contraire se prononcent avec véhémence contre le libertinage et la débauche. Si Dieu demande à tel d’entre eux (Osée) qu’il s’unisse à une putain, c’est pour illustrer par cette obscénité l’adultère du peuple élu avec les dieux étrangers. Cela semble une loi spirituelle infrangible que l’attention à l’Esprit-Saint comme le nommeront les évangélistes exige une sainteté préalable, c’est-à-dire une rigoureuse abstinence physique et mentale de tout ce qui troublerait cette attention. « Comme un poupon chéri mon sexe est innocent », ce plaintif aveu de l’ermite d’Apollinaire ne suffit pas à garantir l’intégrité de la transmission du message si l’esprit est pollué par les fantasmes. Or il semble bien que Mohammed, après que la fidélité conjugale puis les longues méditations solitaires l’avaient prédisposé à son incontestable charisme de prophète, offrant à son poupon chéri mainte occasion folâtre ait gâté sa clairvoyance çà et là par des images salaces. Quelques versets du Coran s’indignent avec grossièreté que Dieu ait pu avoir un fils ( (VI, 100-101 ; XIX, 88-93) : c’est que Mohammed n’imagine pas, empoissé qu’il est dans les images charnelles, un engendrement qui ne soit pas l’effet d’une fornication. Aussi bien n’imagine-t-il le paradis que comme une rave party, une folle partouze où le droit de cuissage devenu divine licence s’exercera sans lassitude sur des myriades de houris relayées (LII, 24) par des beaux garçons dans un hourra éternel. Condamné, quoi, le fidèle, au coït à perpétuité ! Quelle chute dans la basse atmosphère quand on compare cet autre monde si décalqué sur ce monde-ci à l’autre monde évangélique, aussi différent de celui-ci que l’est de celui-ci le ventre ou l’œuf prénatal. Dans l’Eden second le bref plaisir obtenu ici-bas très bas par les secousses de l’intercourse sera transcendé en jouissance de tout l’être enfin délivré de la sexualité, c’est-à-dire de la mort. Du moins c’est ce que le message du Christ donne à entendre. Comprend-on bien qu’un Dieu qui n’a à offrir à ses dévots dans son paradis que les mêmes délectations que ceux-ci ont déjà goûtées dans la vie triviale n’est qu’une Idole, la projection dans un Ciel illusoire des lourds fantasmes de leur libido ? Comme il est troublant que cet Allah supposé infiniment au-delà de tout ce qu’il est possible de concevoir, affecté de 99 Noms vénérables plus un centième trop mystérieux pour être nommable, n’élève pas ses mu’minoun ressuscités plus haut que la petite routine des fornications !

  • De même qu’il n’est pas possible de présenter l’Andalousie des califes comme un modèle de civilisation pacifique et tolérante sans reléguer dans l’ombre nombre de ses aspects, de même l’on ne peut rendre le Coran présentable à un esprit de haute exigence intellectuelle et spirituelle sans camoufler tel verset, voire telle neuvième sourate qui fait tache, qui rebute, qui répugne. Même Arkoun, si courageux, si honnête pourtant, si hardi à s’exposer à la Neuvième (qui n’est pas avec chœurs, moins encore avec cœur), pratique le camouflage, et il y a tout lieu de penser que les courants mystiques en Islam ont opéré un tri, ont mis en valeur quelques très hautes inspirations – ainsi dans la sourate 24 les fameux versets de la lumière -, oubliant, mitigeant ou négligeant le reste. Mais les Pères Blancs, Frères de Foucauld, Dominicains, depuis quelques dizaines d’années font précisément ce que fait Arkoun, et le font même, sous couleur de dialogue irénique et sympathique, avec un zèle émouvant, très soucieux d’arrondir les angles sinon de supprimer ce qui serait anguleux, stranguleux. La haine islamique des chrétiens, pour ces chrétiens, semble n’être qu’un accident de l’histoire récente ou une réaction aux Croisades.

On doit à la collaboration de Mohammed Arkoun et de Louis Gardet, l’un et l’autre extrêmement qualifiés, L’Islam hier-demain, ouvrage paru en 1978 chez Buchet-Chastel. Or l’un et l’autre, dont l’honnêteté pourtant est insoupçonnable, semblent s’être donné le mot pour éliminer ou élimer du Coran certains mots, voire certains versets par trop désastreux. Je prends tout à trac deux ou trois exemples. Sur la question si délicate de la femme, ni l’un ni l’autre certes n’a le culot d’un Hamidullah statuant que celle-ci est singulièrement bien traitée dans le saint Livre, mais ni l’un ni l’autre ne prend le risque de mettre dans tout son jour le verset 34 de la quatrième sourate où il est dit sans ambages, crûment, drûment, que la femme est inférieure à l’homme[3] – que c’est ainsi (commenté-je) pour l’éternité et que Le deuxième sexe est à brûler pour l’éternité. C’en serait assez, cet apartheid de la femme, pour contester que l’Islam soit une religion universaliste. Gardet le croit pourtant, Arkoun, lui, émet des réserves, mais ni l’un ni l’autre ne s’interrogent sur les versets à mon sens névralgiques où le Prophète se vantant d’avoir émis ses prophéties en langue arabe confesse par là même, quelle que soit sa prédication par ailleurs, que les musulmans dont l’arabe n’est pas la langue seront toujours des fidèles de seconde catégorie – on ne le voit que trop dans des pays comme le Pakistan où une population inculte farcie de sourates pour elle inintelligibles ne retient du Coran que le plus étroit fanatisme.

La question de l’esclavage est emblématique des contournements de difficulté. Une façon humoristique de la traiter serait de considérer avec Jean Paulhan que toute société, qu’elle l’avalise ou non, le légalise ou non, a ses esclaves, et, hors humour l’on n’a pas manqué de dénoncer dans la société moderne l’esclavage du prolétariat dans les usines ou les mines, mais – ce serait une variété d’humour noir – le puissant mouvement de libération inauguré par le manifeste communiste a eu pour effet spectaculaire quoique longuement nié la constitution du Goulag, et la Chine aujourd’hui encore, sous la rubrique du maoïsme héritier de Lénine, entretient des millions d’esclaves dans de véritables camps de concentration. « La raison religieuse », note Arkoun, « jamais /…/ n’a dénoncé l’esclavage ». C’est une manière d’innocenter le Coran. « Jamais » ? Il y a tout de même une parole de l’apôtre des gentils qui, sans le dénoncer précisément, signifie sa virtuelle abrogation qu’implique une « raison religieuse »: il n’y a plus dans une société chrétienne « ni juif ni grec, ni esclave ni homme libre, ni homme ni femme ». Comparons à cet énoncé décisif celui du Coran, non moins décisif (sourate 16, versets 73 et 74) : «Dieu vous a favorisés les uns au-dessus des autres dans la distribution de ses dons. Mais ceux qui ont été favorisés font-ils participer leurs esclaves aux acquits de leurs mains ? Dieu vous a élevés les uns au-dessus des autres dans les moyens de ce monde ; mais ceux qui ont obtenu une plus grande portion ne vont point jusqu’à faire participer leurs esclaves à leurs biens, au point que tous soient égaux. Nieront-ils donc les bienfaits de Dieu ? » . C’est clair comme eau de roche : Dieu veut de toute éternité qu’il y ait différentes catégories d’hommes, certains mieux dotés que d’autres ; de même que la femelle est à jamais inférieure au mâle, de même l’esclave est à jamais, sauf magnanimité du maître ou circonstance exceptionnelle, condamné à l’esclavage. Référons-nous aussi aux lumineux versets de la sourate 23 « Heureux sont les croyants /…/ qui bornent leur jouissance à leurs femmes et aux esclaves que leur a procurées leur main droite ». Arkoun se dérobe ici et à la mise en montre et au commentaire. Malek Chebbel, qui met en lumière la traite des nègres comme l’Islam la pratiqua bien avant les Européens, avec plus d’ampleur que ceux-ci et moins de scrupules, ne cache pas, lui, que le Coran peut légitimer cette désolante pratique. « Plusieurs versets », note-t-il, «  entérinent /…/ l’infériorité de l’esclave par rapport à son maître ». N’oublions pas encore le verset 27 de la sourate 30 : « Prenez-vous vos esclaves, que vos mains vous ont acquis, pour vos associés dans la jouissance des biens que nous vous avons donnés, au point que vos portions soient égales ? Avez-vous pour eux cette déférence que vous avez pour vous ? » Louis Gardet, évitant de citer ces versets désastreux, emprunte les voies tortueuses d’un contournement par atténuations, corrections et indulgence analogique. Le Coran serait suspect ? Attrapons un hadîth : « n’oubliez pas qu’ils sont vos frères ». Soulignons que « le statut d’esclavage reste, pour le musulman du moins, un statut d’exception ». (La réserve « pour le musulman du moins » est impayable). Remarquons que « l’acceptation de l’esclavage par les mentalités du temps n’est peut-être pas très différente en Islam de ce qu’elle fut aux débuts du christianisme ». (Ici encore le style d’approximations atténuatives « peut-être », « pas très », vaut son pesant !). Appelons à la rescousse saint Paul : Ephésiens, 6, 5-9 ; Philémon : 8, 21. Gardons-nous de citer la déclaration révolutionnaire susdite –« il n’y a plus ni Juif ni … »-  qu’on chercherait en vain, quelque délicatesse qu’il eût à l’endroit de son esclave Mus, même chez un Epicure, et dont aucun stoïcien ne propose l’équivalent. Gardet ne dissimule pas cependant, sauf à ne pas insister sur le commerce du cheptel africain inauguré par l’Islam des siècles avant les négriers européens, que l’esclavage   perdura dans les régions du globe gouvernées par la Sourate. L’Arabie séoudite, note-t-il, ne l’a aboli qu’en 1962. Mais il ne dit pas le traitement que les Mecquois réservent jusqu’aujourd’hui à la main-d’œuvre importée. Le mot de Renan sur les martyrs de Lyon – « La servante Blandine montra qu’une révolution était accomplie. La vraie émancipation de l’esclave, l’émancipation par l’héroïsme, fut en grande partie son ouvrage » – éclaire, d’une lumière d’autant plus crue qu’elle émane d’un penseur des Lumières, le tournant éthique du Nouveau Testament par rapport auquel, sur cette question de l’égale dignité de tous les êtres humains, le Coran marque un affligeant recul que parviennent mal à cacher des subterfuges rhétoriques ou des logia non authentifiés. Il n’y a pas trace de Blandine au pays de …Aïcha. Ah ! j’ai tort : l’Arabie ne manque sûrement pas de Blandines, aujourd’hui comme hier, victimes de l’Islam comme l’est Asia Bibi au Pakistan.

 

L’allergie à la religion coranique prend quelquefois des formes excessives. Dans ce moment de l’histoire planétaire où les ressources du pétrole permettent à maint état islamisé une arrogance et une ingérence dont l’Europe se défend mal ceux ou celles que l’épreuve ou une conscience avertie immunisent contre la séduction exercée par les missionnaires d’Allah courent le risque d’être par trop virulents dans la critique. Mon ami Alain S. me communique ce texte d’Imran Firasat, apostat de l’Islam, adressé au Comité constitutionnel espagnol :

« Le coran n’est pas un livre sacré religieux mais un livre violent, débordant de haine et de discriminations.

Le coran est un livre horrible qui incite une communauté appelée « les musulmans » à s’engager dans le djihad, à tuer des innocents et à détruire la paix dans le monde.

Le coran est responsable de tous les actes terroristes commis ces dernières années dans lesquels des milliers de personnes ont perdu la vie.

Le coran est un livre infâme qui oblige les croyants à conquérir le monde entier et à imposer un pouvoir absolu coûte que coûte.

Le coran est un livre qui, en toute légalité, permet et encourage la violence et la haine, ce qui le rend incompatible avec le monde moderne, Espagne comprise.

Le coran est un livre qui établit des discriminations directes entre les personnes.

Le coran est un livre qui n’autorise ni liberté d’expression ni liberté de religion.

Le coran est un livre qui impose des souffrances et tortures aux femmes par ses prescriptions misogynes et injustes.

Le coran est un livre qui enseigne les divisions plutôt que l’unité : les croyants ne sont pas autorisés à créer des liens d’amitié avec les non musulmans, car le coran les considère comme des infidèles.

Le coran est une menace considérable pour la liberté de la société espagnole. C’est un livre qui prêche clairement le djihad, le meurtre, la haine, la discrimination et la vengeance. »

Une telle véhémence dans le décri n’est pas admissible. C’est ignorer tant de versets, voire de sourates qu’un homme de bonne foi sinon de foi ne peut qu’admirer. Saint Thomas d’Aquin, sévère pour le Coran, ne cache pas qu’il comporte de sages consignes ; celles-ci, remarque-t-il seulement, non sans pertinence, se rencontrent dans toutes les traditions spirituelles. Imran Firasat, passant la mesure, déconsidère sa cause. Il n’est pas le seul. On voit en Europe se multiplier les pamphlets contre le Prophète et sa religion cependant que celle-ci avec l’affreuse chari’a tend à y devenir conquérante et ouvertement agressive. Mais les détracteurs frénétiques de l’Islam le seraient moins s’ils ne savaient ou ne sentaient la supercherie ecclésiastique, les atténuations caramélisées de clercs que le souci de dialogue invite indûment à édulcorer le Coran. J’ai pris l’exemple d’un prêtre hautement qualifié, Louis Gardet, d’un point particulièrement disputé, celui de l’esclavage, pour montrer comment la charité peut écorner la vérité. Un recteur d’Al-Azhar aurait proféré, paraît-il, vers les années 70 que l’islam est la « religion de l’amour ». Je veux bien qu’on le cite (j’ai moi-même entendu naguère sur une radio laxiste ce mensonge impudent), pourvu qu’on le raille! Prétendre que l’islam est la « religion de l’amour » relève ou de l’imposture ou de la « Bêtise au front de taureau ». Imaginez Hitler déclarant son amour du peuple juif au camp de Dachau-Allach.

Arkoun ? Revenons à lui. Je suis très frappé du mixte d’audace et de réticence que l’on trouve dans ces Entretiens. J’apprends par ailleurs que Mohammed Talbi, lui-même penseur connu pour sa finesse et sa largeur de vues, s’effraie d’une pensée qui sous couleur de « déconstruire » le Coran viserait subrepticement à le détruire. Je ne crois rien de tel, mais ce que je crois, c’est qu’à son insu même, manœuvré par sa rigueur intellectuelle et son vœu d’attaquer de front les points les plus sensibles, Arkoun ébranle une Maison dont il a le plus grand mal à se faire le défenseur tant il lui paraît évident qu’elle est en ce début du troisième millénaire sapée à la base par le crétinisme de nombre de ses adeptes. Osé-je insinuer que ces Musulmans d’Afrique du Nord, surtout quand leur origine est berbère, sont construits mentalement, comme le sont les roches physiquement pour le géologue, de diverses couches culturelles ? Le vieux filon chrétien qui dort dans le passé de la race affleure dès qu’ils se forment aux méthodes critiques de la modernité, laquelle s’est développée contre le christianisme mais peut engager des victimes du formatage islamique dans une régression intelligente vers le formatage chrétien.

Ebranler la Maison ? Essayer de l’étayer par de nouveaux soutènements ? A certains indices l’on serait fondé à soupçonner chez Arkoun un double jeu, le seul qu’il puisse jouer dans une société où la liberté de penser est très sévèrement restreinte. Il défendrait le Coran éternel, contre l’Islam actuel, avec une imprudence calculée, des arguments si fragiles que le Livre saint apparaîtrait enfin pour ce qu’il est, un recueil assez chaotique et rabâcheur d’inspirations diverses, les unes divines les autres chauvines, qui eut son temps, qui ne perdure aujourd’hui que comme un Mein Kampf de peuples prétentieux et humiliés. Ainsi son insistance à parler de la sourate 9, sa conjecture qu’elle a valeur de testament, sa perplexité ( ?) à constater qu’elle est la seuls à se passer de la « Basmala  liminaire », écrit-il, comme si le Prophète avant de rendre l’âme avait eu scrupule d’invoquer la divine miséricorde en exergue à une série d’imprécations et de discriminations meurtrières – car, faut-il le répéter ? le meurtre des polythéistes y est prescrit et parmi ceux-ci n’importe quel fanatique a licence de compter les chrétiens adorateurs du Christ en sus de Dieu et même (c’est le comble !) les Juifs qui font un fils de Dieu de leur Uzaïr (confusion du toponyme – c’est à Uzaïr qu’il est enterré – et du patronyme, Esdras). Le vieil homme amer et décati semble ici expectorer sa bile, sans que l’Archange Gabriel s’en soit le moins du monde mêlé. Oui, je soupçonne Mohammed Arkoun s’exposant à cette sourate d’avoir tenté sinon d’en soulager le Coran du moins de s’en être lui-même soulagé. Il fait partie de cette élite, hélas trop petite et persécutée, de musulmans prêts à écheniller le Coran de ses versets sataniques (ceux-ci étant plus nombreux que ceux qui valurent une fatwa à Salman Rushdie), sataniques pour autant qu’à l’évidence ce n’est pas le message de Gabriel qu’ils transmettent mais les préoccupations casuelles d’un homme irascible et concupiscent.

 

« L’Islam est la plus complète négation de l’Europe » : ce mot décisif de Renan, ce serait un beau défi que de le faire mentir. Pour l’heure, pour quelques heures encore, la prophétie de Renan se vérifie : l’Islam envahit l’Europe, le pire Islam, celui de ces oulémas qui sont la consternation d’Arkoun, de Meddeb, de quelques autres. Cet Islam-là est à l’évidence la plus complète négation de l’Europe ; l’opium médiatique pour endormir les consciences ne peut avoir de l’effet que sur des consciences que le foot et le foutre ont suffisamment préparées à gober toutes les coquecigrues. Une France (pour ne parler que de « mon » pays) où l’abattage rituel des moutons va de soi n’est déjà plus tout à fait la France ; dans quelques années on peut imaginer l’arrachage de nos plus beaux vignobles puis la métamorphose de Notre-Dame en mosquée. Dans ce moment même de notre décomposition mentale de hautes instances ont décidé d’étendre la notion de mariage à la collusion sexuelle entre deux hommes ou deux femmes. « Mal nommer les choses », je récite Camus, « c’est ajouter au malheur du monde ». C’est en effet un malheur que d’ajouter aux dérives du désir une subversion de l’ordre symbolique. Un Bourgogne n’est pas un Bordeaux, un vinaigre de Xérès n’est pas une huile de Nyons. L’assortiment de deux verges ou de deux vagins n’est un « mariage » que par violence faite au mot, et c’est un mal. Je dirais que, de même, une France islamisée, wahhabitée ne serait, ne sera plus la France. S’agit-il donc, instruit par le très lucide Renan, de bouter hors cet Islam désastreux, dont les premières victimes sont les mu’minoun eux-mêmes ? Je réponds sans ambages : oui, et Arkoun, si je l’ai bien compris, répond oui avec moi, me conforte dans un oui viril, franc.

Poussons encore plus loin. A quel degré de fanatisme brutal, de crétinisation religieuse l’islam peut atteindre, on en eut l’illustration récente au Pakistan moins avec l’incarcération de la chrétienne Asia Bibi coupable d’avoir souillé l’eau d’un puits islamique en osant y boire qu’avec le récit confiée par elle à Isabelle Tollet du drame de sa voisine de geôle, jeune mariée musulmane  : la moto conduite par son mari, lui aussi musulman, dérape, l’engin s’en va heurter une statue du Prophète ; sacrilège ! on les met en prison, bien sûr pas dans la même ; et Zarmina en est morte. J’imagine l’effet que ce récit, dont l’authenticité ne semble pas douteuse, eût produit sur un Mohammed Arkoun. Si j’apprenais, moi chrétien, que des instances ecclésiastiques sanctionnent de la sorte un couple chrétien dont le péché mortel aura été le heurt par leur Honda d’une statue représentant le Christ ou la Vierge, je serais au comble de l’indignation, de la honte, et sur le bord de jeter l’anathème contre ma religion. A vrai dire je n’ai jamais lu nulle part à propos d’aucune croyance le récit d’une inculpation aussi stupidement sinistre. Houellebecq n’a-t-il pas dit sur l’Islam exactement ce qu’il faut dire ?

 

Mais ce que répondrait Arkoun et que je réponds avec lui c’est que jamais au grand jamais la lettre ni l’esprit du Coran n’autorisèrent et n’autoriseront de si monstrueuses aberrations. Sauver donc le Coran de l’Islam ? Me voici rendu, après un examen dont je ne me dissimule pas la sévérité (encouragée par un penseur musulman de haute lice), à ce dialogue islamo-chrétien dont je fus naguère partie prenante et dont je continue malgré l’obscène offensive aujourd’hui des oulémas contre l’Europe aux croulants parapets à ne pas désespérer. Pourvu que … Je reprends le mot terrible (terriblement lucide) de Renan : « L’islam est la plus complète négation de l’Europe ». Tel qu’il était au temps de Renan, tel qu’il est « aujourd’hui plus qu’hier et bien moins que demain » en sa version wahhabite, salafiste ou Tariq Ramadan, c’est vrai, sinon que l’Europe se reniant aujourd’hui elle-même on ne voit pas pourquoi elle ne se couvrirait pas de mosquées, ses femmes de burqas, ses étals du sang de bêtes rituellement massacrées. La crétinisation par le shoot est en bonne voie, elle se complètera de la crétinisation par la chari’a, dont les musulmans, je le redis, sont les premières victimes. Mais ce désastre (en cours) est-il inéluctable ? N’y a-t-il pas moyen de sauver, non seulement le Coran de l’Islam – c’est l’option d’un Meddeb, d’un Arkoun -,mais (c’est la mienne et peut-être aussi mais subtile, subreptice, la leur ) le Coran du Coran ?

…Sourate 17, verset 88 : «  Dis : si les hommes et les jinns s’unissaient pour produire quelque chose de semblable à ce Coran, ils ne produiraient rien qui lui ressemble, même s’ils s’entraidaient ». Un musulman doué d’esprit comprendra qu’un étranger à la religion islamique s’esclaffe à une parole aussi outrecuidante, où le manque de tact, de goût, de hilm soit aussi flagrant et désopilant, où l’on sent le brocanteur, le charlatan qui fait de la réclame, le mercanti que ses fonctions auprès de la riche Khadîja auraient dû prémunir contre cette sorte de pub. N’importe qui a la plus petite expérience de la littérature universelle sait fort bien que, si l’on veut s’exprimer sur le mode emphatique et publicitaire, autant peut en être dit de bien des livres, à commencer par les Psaumes ou Job, et l’on ne manquera pas de souligner que la Divine Comédie à maint égard est une œuvre considérablement plus époustouflante que le Coran. Dois-je mentionner le Tao, les Upanishad ? … Quant aux évangiles, ou ce sont les divagations de grands bêtas qui se sont laissé enfariner par un bluteur de balivernes, ou ce sont des témoignages qu’aucun homme, aucun djinn de soi-même n’aurait le culot de produire. Ce qui est vrai dans cette assertion ampoulée où il est visible que le Prophète fait du tam-tam pour se rendre crédible, c’est qu’aucun livre comme celui-ci n’a eu jusqu’aujourd’hui le pouvoir d’écarter de la Bible des millions de lecteurs et de rendre vraisemblable pour ceux-ci la fiction d’une dictée divine. Ce constat pourrait engager le juif ou le chrétien, l’un et l’autre accusés par Mohammed d’avoir falsifié leurs Ecritures, à juger sans indulgence et même avec mépris une Ecriture qui s’arroge sans autre preuve que l’énonciation péremptoire de ce Mohammed le privilège d’une exclusive authenticité.

Je veux tenter en chrétien une échappée œcuménique en adoptant un point de vue érasmien. Première remarque : l’Islam est satanique – ainsi pensait, nonobstant sa profonde empathie, Louis Massignon ; ce jugement est confirmé par une parole testamentaire du père Voillaume, héritier spirituel de Charles de Foucauld, insinuant que le Diable n’aurait rien trouvé de mieux que l’Islam pour tenter de détruire le christianisme. Deuxième remarque : nous avons mérité la prise de Jérusalem puis celle de Constantinople par l’infidélité de Byzance aux préceptes évangéliques, et je me dispense, tant nos médias sont diserts sur le sujet, d’énumérer les atrocités dont le catholicisme romain s’est rendu coupable. Nous méritons maintenant la peste coranique dévastant l’Europe, celle-ci ayant renié ses racines chrétiennes et s’abandonnant au matérialisme hédoniste. Et si je cédais à la tentation de poursuivre sur ce mode sarcastique je n’hésiterais pas à dire qu’il vaut évidemment mieux fréquenter la mosquée et se plier à la routine quotidienne des cinq prières que de lire aujourd’hui dans le journal L’Equipe au prix d’une heure perdue le récit des matches qu’au prix d’autres heures perdues l’on aura regardés la veille à la télé. Il me paraît évident que notre civilisation « occidentale », performante dans les techno-sciences, est, s’il s’agit d’héroïsme, de sagesse ou de sainteté, fort en régression sur les façons anciennes de penser. De là le regain d’intérêt, l’actuelle vogue, chez des esprits débrouillés, de l’épicurisme, du stoïcisme, du cynisme, du cyrénaïsme voire de la sophistique etc s’ils sont férus de culture latino-grecque, ou du taoïsme, du bouddhisme, du tantrisme, du confucianisme etc s’ils inclinent vers l’Extrême-Orient. Il n’y a donc pas à s’étonner qu’un Riberi, dont la tête est mieux faite pour donner dans un ballon que dans des idées, se convertisse à l’islam qui lui offre avec son catéchisme sommaire un supplément d’âme que lui refuse le stade.

Ne nous arrêtons pas à passer en revue la longue liste des crimes commis au nom du Christ, mais contre son enseignement, depuis qu’un empereur se fit chrétien, ni la liste non moins éprouvante des crimes islamiques, hélas autorisés pour nombre d’entre eux par le Coran, liste qui journellement s’allonge en tout pays où l’islam tient le pouvoir. N’ironisons même pas sur l’impayable imprudence du Prophète (sourate V, verset 17 ) assurant que Dieu, pour punir les chrétiens d’avoir falsifié leurs écritures, a « suscité entre eux l’inimitié et la haine qui doivent durer jusqu’au jour de la résurrection ». Certes c’est un des versets du Livre les plus ridicules quand on se rappelle que trois siècles durant les chrétiens se signalèrent par l’amour fraternel et qu’à peine trente ans après l’Hégire les musulmans se livraient déjà au jeu peu édifiant de s’étriper en sorte qu’un autre verset fameux (III, 110), « vous êtes la communauté la meilleure surgie parmi les hommes » ne peut produire chez un lecteur averti que suffocation ou dérision. Ah ! Le lecteur averti qui aura poussé la patience de me lire jusqu’à cet alinéa risque d’être convaincu qu’en désaccord avec l’autorité ecclésiastique, en rupture franche avec l’œcuménisme et notamment l’esprit d’Assise tel que le suscita Jean-Paul II je tends à préconiser, sur le mode optatif (le seul qui me soit permis), la désacralisation radicale du Coran qui, loin de rendre superflu tout autre écrit comme l’idée en fut prêtée (à tort) au calife Omar, viendrait se ranger sur les rayons de la bibliothèque universelle en bonne place mais sans suprématie aucune, conséquemment à souhaiter l’élimination de la croyance et des rites religieux dont le Coran est fauteur. Eh bien, ce lecteur se trompe. Et c’est ici, après ce détour hérissé de dards, que je voudrais rejoindre Mohammed Arkoun en posant avec lui, écartés les clichés du commérage médiatique, la question d’un islam qui ne serait ni bête ni méchant, c’est-à-dire d’un Coran épépiné de tout ce qui induit ses sectaires à l’être.

 

Que l’islam soit condamné à disparaître, c’est infiniment probable. Son expansion actuelle ne doit pas faire illusion. Le savent les musulmans éclairés. Le Coran sent trop le naphte. « La désagrégation terminale de l’islam », comme dit Dantec, se laisse pressentir à certains indices dont la prétention salafiste de revenir à l’Umma originelle n’est pas le moindre cependant que les sectaires de cette obédience sont déjà entre eux en bisbille (incident tunisois, ce mois d’août 2012, à propos d’une mosquée). Cependant cette désagrégation, cette disparition ne concernent, me semble-t-il, que les formes actuelles dominantes d’un mouvement religieux appelé à perdurer pour le bien commun de l’espèce humaine et les exhortations ou adjurations d’un Livre qui fut à quelque égard divinement inspiré, cela pour moi ne fait pas de doute, et comment ce Livre, cette religion se seraient-ils maintenues vaille que vaille jusqu’aujourd’hui, si des pépites d’or pur n’y étaient pas mêlées à l’or noir de la vindicte, de la rouerie et de la confusion ? Je dirais même, et je l’exposerai tout à l’heure, comment il importe que la prière coranique persiste à côté des prières chrétienne ou juive pour autant qu’elle répond à des sensibilités locales et à des routines ataviques, cependant que celles-ci (les prières juive ou chrétienne) souffrent, elles aussi à leur façon, de monomanies héréditaires. Ce qu’énonçait Camus au terme de son Homme révolté – « chacun dit à l’autre qu’il n’est pas dieu » – autrement énoncé donnerait : chaque religion dit à l’autre qu’elle n’est pas aussi universelle dans ses pratiques qu’elle le prétend.

Nul relativisme, cependant. Chrétien, j’entends bien qu’il n’y a aucune soustraction à faire dans les évangiles et j’ai la certitude que Celui qu’ils attestent est beaucoup plus qu’un prophète. Catholique, je me veux, pour autant que m’assiste l’Esprit-Saint, fidèle à l’autorité romaine, faisant mienne la déclaration d’une Thérèse d’Avila ou d’un Montaigne « tenant pour exécrable » (c’est au chapitre des prières) « s’il se trouve chose dite par moi ignoramment ou inadvertement contre les saintes prescriptions de l’Eglise catholique, apostolique et romaine, en laquelle je meurs et en laquelle je suis né ». J’accorde à l’auteur du Coran (qui n’est pas, foi d’ânesse, l’ange Gabriel !) que les anâjil sont des récits fragmentaires, conjoncturels, que Jésus a dit et fait bien plus que ce qu’ils rapportent – c’est souligné à la fin de l’évangile selon saint Jean (« Jésus a fait bien d’autres choses encore, si on les relatait par le détail, je ne crois pas que le monde lui-même pourrait comprendre les livres qu’il en faudrait écrire ») par une formule hyperbolique dont se souviendront les Pirké Abot et à la suite de ceux-ci le Coran répétant la sublime image rabbinique – »si la mer était une encre pour décrire les paroles de mon Seigneur, la mer s’épuiserait avant les paroles de mon Seigneur ». Je concèderai même à l’auteur du Coran que les évangiles sont comme des tissus dont quelque maille çà et là a lâchée et qu’on a réparés par un astucieux travail de reprisage. Les exégètes sont habiles à déceler ces reprises et en apprécier la portée. Mais l’idée que le Coran, lui, serait dictée divine exactement transcrite sans que le truchement, Mohammed, ou ses fondés de pouvoir (les premiers califes) ne soient intervenus, ne se soient interposés, n’aient sollicité, infléchi, diverti quelquefois la Parole, la faisant servir à leur usage personnel, cette idée est si stupide qu’à moins d’une régression totale de l’espèce humaine vers les singes anthropoïdes on peut prophétiser qu’elle ne tardera pas, usée jusqu’à la corde par la critique des derniers siècles, à disparaître. On sait bien par ailleurs que le « saint Coran », comme disent les dévots, n’est qu’un des Corans peu à peu constitués, que le zèle des propagandistes a éliminé des versions concurrentes afin d’entretenir la superstition que celui que l’on connaît serait divinement, absolument l’Unique proféré par l’Unique. Je ne serais pas insolent si je murmurais que cela qu’on nous impose comme le Livre des Livres, transcendant les écritures, est une Mahommeyade plus probablement que la transcription scrupuleuse de ce que le Prophète aurait recueilli de la bouche de l’Ange. Lui-même, le Prophète, est-il « le Beau Modèle », comme ses dévots l’affirment avec une onction toute sacerdotale ? J’ai déjà dit, me fondant sur les historiens les plus sérieux, qu’il ne le serait que si l’envie, l’ire, l’impatience, la ruse, l’appétit sexuel, la cruauté, l’ivresse du pouvoir sont des vertus dignes d’admiration. Mais à ce compte Mohammed ne manque pas de rivaux et je ne lui donnerais pas de primesaut la palme. En revanche de Celui qu’attestent les évangiles rien ne peut être dit, à moins de fictions sentimentales ou salaces, qui n’en fasse l’exemplaire achevé d’une manière de vivre indemne des vulgaires passions.

« Nous n’avons jamais lu le Coran », titre attractif d’un essai du tunisien Youssef Seddik. Plût à Dieu que ce musulman ingénieux, perspicace, fécond en idées suggestives, ait raison ! Hélas, nous l’avons lu, ce satané bouquin. Et nous souhaiterions qu’on cesse d’y lire ou mieux qu’on en retranche tout ce qui porte les stigmates d’un moment historique, les marques d’une mentalité locale, tout ce qui rétrécit la notion la plus générale et généreuse de l’homme et – cela au premier chef m’importe – qui blesse la conscience chrétienne. N’ai-je pas lu dans le Coran cette sottise que Jésus n’aurait pas été crucifié ? que le Credo inclurait la divinisation de Jésus et de sa mère ? Cette ineptie se trouve à la fin de la sourate La Table, que Youssef Seddik trouve admirable et où je déplore, moi, que Mohammed ait le toupet de prêter à Jésus un petit discours qui contredise l’ineptie susdite (« prenez pour dieux moi et ma mère plutôt que le Dieu unique ») – on l’en loue – mais contredise aussi, sans aucune autorité, ce qu’Il dit de Lui tel que rapporté dans les évangiles. « Nous n’avons jamais lu le Coran » ? Les soufis, dont Youssef Seddik fait le plus grand cas, semblent l’avoir lu avec un filtre qui leur permît d’éliminer toutes les scories d’un texte souvent inspiré, quelquefois mal inspiré. Les versets de la lumière dans la sourate du même nom (médinoise me le faisait remarquer le Père Caspar) sont merveilleux, je me réjouis de les avoir appris par cœur. Mais les soufis sont-ils encore des musulmans ? Dans un trait d’humeur qui est aussi un trait de génie Roger Arnaldez le nie. Sans doute s’affichent-ils comme tels, mais le feu de leur foi dément leur profession de foi. Les salafistes ne s’y trompent pas, qui les persécutent pieusement. (Ce jour même, en Libye, destructions fanatiques). Et Ibn °Arabi a-t-il lu dans le Coran  ce poème où il résume en peu de vers sa pensée religieuse : « Mon cœur est devenu capable de toutes les formes Une prairie pour les gazelles Un couvent pour les moines Un temple pour les idoles Une Ka’ba pour le pèlerin Les Tables de la Thora Le Livre du Coran Je professe la religion de l’amour et quelque direction que prenne sa monture L’Amour est ma religion et ma foi » ? Il est évident pour tout lecteur du Coran qui s’en tiendrait à sa lecture suivie, laborieuse, méticuleuse, exhaustive, verset après verset, sourate après sourate, que rien n’y autorise une telle ampleur de vues, une si large tolérance, un œcuménisme (le mot n’est pas ici incongru) si généreux. Sourate II, verset 115 : « Ceux à qui nous avons donné le livre et qui le lisent comme il convient de le lire « … Non, Ibn °Arabi ne le lit pas « comme il convient de le lire », c’est un autre livre ou un livre mussé dans le Livre qu’il lit, en musulman émancipé de son étroite religion. Et je soupçonne un Youssef Seddik, un Mohammed Arkoun, eux aussi, de lire un Coran dont tout le poison a été éliminé et dont le palimpseste est l’Evangile. Il s’agit alors, imaginant au prix d’un anachronisme que Mohammed (ou l’Ange), pareil à Nietzsche, aurait joué au jeu des vérités éclatées, multiples, inconciliables dont l’ultime leçon serait qu’il n’y a aucune leçon sinon l’endurance joyeuse de la pensée, il s’agit alors de regarder les sourates de très haut, d’un œil d’aigle, de ne plus rien y voir de tatillon, d’étroitement prescriptif, de dogmatique, de péremptoire. Alors on insinuera avec une audace vertigineuse que les inspirations du Quraïshite sont interprétables à la lumière de l’Ethique, Allah n’étant que des noms possibles du Dieu/Nature de Spinoza, et alors le jugement sévère de Lévi-Strauss sur l’Islam, qui consterne Mohammed Arkoun, serait invalidé. « Nous n’avons jamais lu le Coran ». Eh bien, continuons, avec l’aide de Dieu, de ne le pas lire. Ou lisons-le comme Ibn °Arabi, mais ce comme signifierait un exploit aussi exceptionnel que de trouver dans le Carmen saeculare d’Horace la substance de La Montée du Carmel.

Quoi qu’il en soit du Prophète et si obéré que soit son Livre par les impuretés d’une imagination charnelle ce Livre n’aurait pas fécondé dans la durée (déjà plus de treize siècles), je le répète, une religion qu’il est juste de dire grande par le nombre de ses adeptes, les splendeurs de sa civilisation et la qualité spirituelle de ses élites s’il ne s’y trouvait donc, mêlées aux scories, des pépites d’or pur. Jean Daniel a osé une Bible nouvelle, sélective, où des extraits du Coran seraient adjoints à des extraits de l’un et l’autre Testaments. Le coup est-il bien joué ? C’est un coup de maître, dont un wahhabite, un salafiste, un Tariq Ramadan devraient s’ils ont une once d’esprit s’effaroucher que dis-je s’indigner puisqu’il s’agit de compromettre le Livre censé l’éliminer avec la Bible dont il devient un département, un supplément, une rectification susceptible par comparaison d’être elle-même rectifiée. Mon bon Ange me susurre même que le Coran pâtira, pour tout lecteur éclairé, de ce voisinage avec Job ou Jean. Mais je ne pense pas que Jean Daniel ait voulu, comme un président de notre république associa naguère pour le couler le P.C. à son gouvernement, rendre la sourate vomitive parce qu’elle serait servie avec les Psaumes ou les Lamentations. Quant à moi, je ne retirerais pas des malebolge où Dante l’assigne ce Maometto qui fut seminator di scandalo e di schisma, mais je ne refuserais pas d’accueillir, du moins dans ma liturgie intime, et de ruminer nombre de ses versets dont précieuse est la substance. Il me vient de dire du Coran ce que Pascal disait de Montaigne : « Ce qu’il a de bon ne peut être acquis que difficilement ». Aussi ne l’acquièrent dans le monde islamique – je continue en clef de Pascal – que les simples fidèles et les Meddeb, Arkoun, Seddik. La strate médiane, celle des oulémas ou talibans, est constituée de demi-habiles, demi-intellectuels, demi-spirituels, qui ergotent, argumentent mal, arguent des pires versets du Coran pour légitimer la chari’a, et pratiquent aux fins de conquérir la planète le double jeu de l’énonciation-caramel quand ils veulent séduire et de la virulence quand ils sont en position de pouvoir. Ceux-ci produisent l’« étatisation du religieux » déplorée par Mohammed Arkoun. Il faut sauver le Coran du Coran et les musulmans de l’Islam : c’est ce que ne comprend pas un Tariq Ramadan, sous ses dehors séduisants un virtuel SS de la sourate (demi-habile selon la hiérarchie pascalienne) (Mohammed Arkoun le désignant comme l’antipode de son climat mental) (et qui feindrait encore d’ignorer la connivence entre fascisme et frères musulmans ?). Il faut sauver le Coran du Coran, et le Prophète des ratés de la prophétie.

Ainsi le catholique romain que je suis, prémuni contre le totalitarisme d’Eglise, hésite-t-il entre le souhait de voir les fidèles d’Allah rejoindre les ouailles du Christ, convaincu qu’il aura manqué à l’Islam le joint très fort, l’épissure de l’amour de Dieu et de l’amour du prochain, cela qu’illustre la première épître de Jean, le Visage de Dieu discernable dans un visage, cela qui indigne l’ordinaire conscience musulmane (faute de quoi cependant Dieu-Allah, tout Rahmân qu’on le dise et redise, n’est plus qu’un zombie suspendu au haut de la grande vergue des rêveurs de l’Absolu) et la résignation sereine à ce fait que des millions de mu’minoun depuis plus d’un millénaire ont des pratiques de piété différentes des nôtres et difficilement convertibles si bien qu’il est raisonnable et juste, pour autant qu’elles ne blessent pas les fondamentaux du raisonnable et du juste, de les admettre et de les respecter où qu’elles s’expriment. Je touche ici au point le plus critique. Trois remarques.

Ceci d’abord. Dieu, grimé en « Allah » tel que le tam-tamisent les dévots fanatiques, m’inspire une extrême répulsion. Il apparaît, paraît-il, 1697 fois dans le Coran[4]. C’est 1690 de trop. Je me sens aujourd’hui, dans une Europe menacée par les minarets, plus proche d’un athée paisiblement impie, tel André Comte-Sponville ou Marcel Conche, que d’un musulman dont Dieu est à l’évidence, sans qu’il s’en doute, la maussade et massacrante Idole. Le « Dieu » de Tariq Ramadan est-il le mien ? Non, non et non. Trois fois non. En revanche l’athéisme d’un philosophe épris des pré-socratiques, ou celui d’un Martin du Gard et d’un Gide, m’est tout proche, parce qu’ asymptote à la foi dans la rigueur même de ses négations. Je préfère un athée qui nie le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob à un croyant que fanatise le Dieu d’Ismaël et de la Ka’aba. Telle n’est pas, par ces temps qui délestés du dépôt séculaire galopent, l’option de mon Eglise : elle répugne à rejeter l’islam (même celui, pandémique, des pétro-dollars) parce que ses fidèles, même les pires, se prosternent devant le Seigneur des mondes. Et c’est vrai que la discrimination des hommes qui se savent en Sa dépendance et de ceux qui s’arrogent illusoirement les pleins pouvoirs est importante. « L’espérance a les yeux plus ouverts que l’algèbre », Fârâbî voit plus clair que Trotski. Dans le premier moment de sa trouvaille Jacques Keryell me fit un vibrant éloge de l’ouvrage d’Ibn Waraq (Pourquoi je ne suis pas musulman) puis, s’étant rendu compte que ce renégat converti aux « Lumières » méprisait la religion en général, ne m’en souffla plus mot. Mais je garde en mémoire l’énoncé drastique de Maurice Zundel : « Dieu, ce cauchemar ». Que le Dieu de l’Islam soit par quelque aspect un cauchemar – « cauchemar » ne serait-il pas son centième Nom improférable ? – qu’Il soit, matraqué par les oulémas, un cauchemar, cela n’aura sûrement pas échappé à un Arkoun.

Mais ma seconde remarque est pour tirer en faveur de l’Islam la conséquence de la mort de Dieu dans une Europe elle-même morte. Ce Dieu mort, comme Nietzsche meilleur prophète que Mohammed l’avait constaté, c’est Celui de la chrétienté. L’effondrement du christianisme européen est patent. On s’en aperçoit moins aux sondages– qu’importe le chiffre, ce « flocon de l’incommensurable » ! – qu’à l’expérience quotidienne de la vie dans les groupes sociaux à commencer par les familles où la dévotion dominicale quand elle subsiste encore n’est le plus souvent qu’une corvée de routine, et à la religion substitutive dont les effets de masse et de massive crétinisation grâce aux médias sont sans précédent dans l’histoire de l’humanité. Les églises sont vides, les stades, pour les « messes » du ballon rond, pleins à craquer. Le président d’un club de foot est un personnage beaucoup plus considérable qu’un évêque, on s’en assure à la consultation des radios nationales qui donnent religieusement les dernières nouvelles concernant le Paris-Saint-Germain ou les derniers résultats de la ligue des champions mais sont assidûment inattentives à ce qu’élaborent les têtes mitrées. Dans un tel moment de détresse spirituelle comment l’Islam, même le plus débile et servile dans l’ordre de l’esprit, ne représenterait-il pas, tant que le shoot n’a pas marqué un point décisif sur la chari’a, un progrès sur le crétinisme ambiant ? Et voilà que tirant la plus rigoureuse conséquence de ce constat – l’Europe shootée est morte – il faut n’accorder plus la moindre valeur au vieux diagnostic de Renan : qu’importe que « l’islam soit la plus complète négation de l’Europe » si l’Europe elle-même reniant ses racines chrétiennes s’est reniée ?

Ma troisième remarque sera sur le mode optatif. La sorte d’islam qui infecte aujourd hui l’Europe est à peu près la pire, c’est elle qui tient non seulement la rue passante mais aussi le haut du pavé, courtisée qu’elle est par nos édiles, ce n’est certes pas celle dont rêvent un Arkoun ou un Meddeb. Je dirais en me souvenant des prophètes bibliques que nos péchés nous condamnent pour un temps à subir une fièvre naphteuse qui est la vulgate wahhabite de la prophétie médino-mecquoise. Quel serait un Coran, quel serait un Islam expurgé des poisons qui altèrent l’esprit de ses oulémas et   compatible avec le génie européen ? Pour le Coran, j’en ai déjà touché un peu plus qu’un mot : tout ce qui y transpire le ressentiment, qui délire sur la chose chrétienne ou juive (le nec plus ultra, à cet égard, se trouve dans la sourate IX, verset 30), tout ce qui justifie l’esclavage et la condition subalterne des femmes, tout le radotage frénétique sur les sept enfers et les exécrations conséquentes, tout cela doit être échenillé. Le vieux Mohammed, à l’instar d’Homère, aura somnolé quelquefois ! Pour la pratique de l’Islam, voici ce qui devrait paraître souhaitable à une conscience européenne éclairée, exigeante, forte de ses acquêts civilisationnels, indemne de componction perverse et de pleutrerie. (Je joue à croire, mon lecteur le comprend, que l’Europe n’est pas morte ou qu’elle est susceptible de ressusciter). Le Ramadan ? Substituer à cette abstinence diurne totale (jusqu’à la peur d’avaler sa salive !) suivie du nocturne ramdam, nuisible pour la santé de l’individu (quoique disent les dévots) et pour celle du corps social (fatigue, irritabilité) un jeûne plus souple, mieux adapté à la cité moderne, moins grégaire et plus spiritualisé. La viande halal ? Pitié pour les bêtes. La peur du porc ? Comme si Dieu se mettait en rogne contre toi, mu’min, parce que tu auras mangé un bout de lard ! Le Christ a chassé du temple une bonne fois au bénéfice de la vraie foi ces prescriptions matérialistes et tâtillonnes dont l’on voit bien qu’elles n’eurent pour intérêt dans les premiers temps d’une éclosion religieuse que de souder ensemble en une communauté compacte et opaque des êtres que la civilisation globale appelle en ce troisième millénaire à se dégager de ces rites et interdits agglutinants. La burqa, le niqab ? Non, évidemment. La circoncision ? Le Coran n’en souffle mot. Bref, adaptez votre Islam aux pays qui vous accueillent, ne commettez pas l’incivilité grossière d’introduire vos mœurs sans les émonder là où tout, jusqu’à l’air et aux pierres, à la croix et au cep, les rend irrecevables.

Passant à la considération de ce qui se déroule actuellement sous nos méridiens entre Reggio di Calabria, Molenbeck et Kiruna je proposerais, toujours sur le mode optatif mais cette fois avec la certitude de m’appuyer sur des réalités psychiques, la distinction pascalienne, appliquée à la communauté musulmane, des trois niveaux de qualification spirituelle. A la base, au plus bas (ce « bas » n’étant nullement péjoratif) se trouve l’humble, tenace pratique des rites et des vertus traditionnels : il se perpétue ainsi un bon peuple qui ne demande qu’à bien vivre entre coreligionnaires selon l’ancestrale coutume, ne songeant nullement à infliger sa croyance à ceux dont il est l’hôte voire le compatriote. Au sommet il y a ceux dont s’éveille l’Intellect, hwn’ dans le langage d’Isaac le Syrien, cette fine pointe de l’esprit qui touche le Réel divin ; ceux-là peuvent dire comme Pascal en son Mémorial : « Certitude. Certitude. Sentiment. Joie. Paix ». Tout proches d’eux il convient de placer les virtuoses de l’esprit, tels un Arkoun ou un Meddeb, dont l’adhésion au Livre est mitigée par une allergie aux dogmes, une liberté à l’endroit des rites et au moins un soupçon de doute. Très au-dessous de ceux-ci se situent les « demi-habiles » dont l’intelligence peu développée et fanatisée parce que peu développée concocte un mixte de dogmatismes politique et religieux. Ce sont les oulémas dont la « continuité » – je le redis avec Arkoun – est désespérante », « gardiens de la foi » qui ne le sont en vérité que d’une croyance fossile, bourrés de convictions agressives faute d’avoir gagné le pôle de la certitude mystique. A ceux-là, pour le bien et du corps social en sa totalité et de l’Umma islamique en sa spécificité, il conviendrait de recommander une cure laxative de doute pour évacuer les étrons de leur détonnant Allah akbar. Que ton Dieu ne se dise qu’on the tip of the tongue and the toes, qu’Il se lise, mu’min, sur ton visage, qu’Il soit l’aurore boréale d’un sourire angélique. Ah ! ce n’est pas ce Dieu-là que transpire la gueule d’un salafiste braillard ! Au fond, que demandé-je à un musulman pour que son insertion dans une Europe qui n’aurait pas cessé d’être l’Europe fasse mentir l’assertion de Renan ?…

 

Utopiste, idéaliste ? Je continue. Mon vœu n’est pas d’abolir l’islam ni le Coran, pourvu que soient épouillés l’un et l’autre. Car tout catholique romain que je me veuille, j’ai à cette heure la certitude, résignée et réjouie, que d’autres façons de croire et de pratiquer une croyance sont inéluctables voire souhaitables. Nul relativisme cependant, je le répète. Celui qui a dit – et il n’y aucune raison de tenir cette parole pour fictive –  « Je suis la voie, la vérité, la vie » indique par là qu’Il est beaucoup plus qu’un prophète. Menteur le prophète qui le nie. Mais si je suis intransigeant sur cet article de foi qui est le fondement même de l’acte de foi tel que seul le chrétien, comme l’a admirablement montré Kierkegaard dans son Ecole du christianisme, est appelé à l’oser je puis et même je dois accueillir la diversité des croyances et des rites et ne pas méconnaître que la chrétienté comme l’Umma musulmane est composée de fidèles au cœur simple, de mystiques ou virtuoses de l’Intellect et de demi-habiles, dogmatistes et donc étriqués, intransigeants. Ayant écrit cent pages en manière d’apologie du Dogme je n’en suis que plus à l’aise pour mettre en cause non les énoncés dogmatiques tels quels mais les scories mentales qu’ils sont susceptibles de devenir et, je le crains, qu’ils sont quand la foi du fidèle s’est habituée, figée en croyance. Je prends un exemple : arpentant à Tunis l’avenue Bourguiba, passant devant la cathédrale je fus mainte fois saisi de deux sentiments contrastés : cette foule, me disais-je, ignore qui est Jésus-Christ – c’est poignant ; mais ne serait-ce pas la narguer que de lui infliger avec la salutation angélique la formule « sainte Marie mère de Dieu » ? Soyons précis et prompts, c’est-à-dire exigeons la lenteur inspirée : il y a dans les évangiles et les épîtres de Paul tous les éléments d’une démonstration que Jésus-Christ est un homme et plus qu’un homme, mais sa divinité ne se donne à découvrir que par une capillarité d’indices convergents ; elle est à redécouvrir jour après jour dans le partage fraternel ou le recueillement de l’oraison. Enoncée d’abrupt, proclamée par routine elle perd consistance. Je comprends le juif ou le musulman qui la conteste, qu’elle choque. Je suis, dans une région de moi-même ou sur un vecteur de mon évolution spirituelle, juif ou musulman. A Mohammed comminatoire qui profère dans la sourate 112 son bref évangile en quatre sentences – « Dieu est un C’est le Dieu éternel Il n’a point enfanté et n’a point été enfanté Il n’a point d’égal » – j’oppose la sonate opus 111, eschatologique, où Beethoven nous livre sans mot dire en un frisson de triples croches et de trilles un message plus divin que le Coran. « Dieu est un » ? Soit, pourvu que cet un ne soit pas un chiffre, cela (Simone Weil l’a pointé) le réduirait à n’être qu’une Chose. « C’est le Dieu éternel » : on le sait. « Il n’a point enfanté et n’a point été enfanté » : prophète, d’où le sais-tu ? Qui prouve que c’est l’Unique ici qui t’a inspiré ? « Il n’a point d’égal ». Faux ! Chacun des trois, Père, Fils, Esprit, est intégralement Dieu. Le niet du Coran au dogme chrétien est net. Non moins net mon niet au Coran. Je suis intraitable. Où La Mecque affirme avec aplomb Rome riposte avec le même aplomb, et je tiens que c’est Rome qui voit clair. Tel est, si je m’y amuse, le clash des incompatibilités. Mais si le musulman renonce à être péremptoire, comminatoire, enkysté dans son arrogance, si Tariq Ramadan, devenu assez courageux pour entrer avec Mohammed Arkoun en un vrai dialogue (avec lui, dit-il, « la communication (au sens fort et réel) est impossible »), met un bémol de doute à ses présupposés et une pédale d’atténuation à sa pieuse propagande, alors je lui concèderai que l’affirmation de Jésus-Christ Dieu et homme, de Dieu Un et Trois ne va pas de soi, qu’elle se tisse dans la plus fine soie filigranée au fil des évangiles, qu’elle exige une ardente veille et comme un héroïsme spirituel ; alors je lui concèderai que l’énoncé « Marie mère de Dieu », auquel j’ai tendance à substituer en mémoire de Bernanos « Marie plus ancienne que le péché », est une audace conciliaire en forme de déduction logique à laquelle adhèrent de grand coeur le simple fidèle et l’âme sainte mais qui gêne quelque peu les chrétiens formés à la critique. Au fond le purgatif du fanatisme c’est, appliquée à la chose religieuse, la question « comment peut-on être persan ? » des célèbres Lettres. Je vois très bien comment un musulman est possible et comment il est louable, je le vois fort bien, par exemple, quand je médite, extraits du Coran, de beaux versets où se disent les Noms divins. Qu’en retour le musulman– ce serait la moindre des civilités dans l’Europe de Montesquieu (ah ! qu’il est loin, Montesquieu !) – comprenne comment il m’est impossible d’être musulman. Renan s’est-il trompé, hommes d’Allah, en vous décrivant la tête cerclée d’un tortil de fer, et après lui Lévi-Strauss vous imaginant allergiques à l’idée même d’une dévotion différente de la vôtre ? Prouvez-le nous, montrez-nous que vous n’habitez pas une prison de dogmes, de préceptes et d’exécrations, rendus sourds par vos sourates à toute Parole qui n’est pas inscrite dans votre Coran. Je vous concède que ce tortil de fer autour du crâne, qui semble pour la plupart d’entre vous une fatalité, menace tout ressortissant, pieux ou laïque, d’une religion close. Mais le risque ordinaire, pour tous les croyants dont la foi n’a pas été secouée par le grand vent du doute ou portée par le courant ascendant de l’amour jusqu’à l’expérience mystique, c’est de rester enfermés dans leur Bulle, dans le cocon du Dogme et le ronron liturgique. Je suis douloureusement frappé de constater chez la plupart de mes frères en Christ un enfermement dans les courtes certitudes de leur Credo comme s’il allait de soi alors que chacun de ses énoncés qui sont des coups de sonde dans le mystère exige une dévotion héroïque. Je m’adresse non aux simples, non aux « parfaits », mais aux demi-habiles dont je suis, intellectuels, universitaires, penseurs de moyen format : nous ne pouvons être chrétiens à vif en Europe 2012 sans nous étonner, ce me semble, de l’être. Nous n’avons pas à retrancher un iota de notre Credo mais nous ne devons pas nous retrancher dans notre Credo. Pour les musulmans, je l’ai dit, il n’en va pas de même : leur Coran ne sera tolérable en Europe (je continue de parler sur le mode optatif et idéaliste), soulagé de sa foncière intolérance que s’il s’épuce de ses versets pestifères. Cela dit le b, a, ba de tout dialogue et notamment du dialogue interreligieux c’est pour chacun des partenaires de fissurer un peu sa Bulle en sorte que l’une morde sur l’autre et l’autre sur l’une. L’assertion coranique (3, 110) –« vous êtes la communauté la meilleure qui ait surgi pour les hommes » – au vu de l’Histoire est une niaiserie, l’actualité la dément comme elle fut démentie dès Médine. Mais je serais indigné si des chrétiens affichaient la même outrecuidance. Parlons maintenant des rites, des pratiques pieuses. Il n’en est aucune dans mon Eglise à laquelle je ne consente ou ne me résigne. Certaines me font mal. Humilité, obéissance me détendent, me libèrent : soumis, non subjugué, mitigeant le sérieux d’un sourire. Je salue avec sympathie les cinq prières quotidiennes que le Prophète sur le modèle des heures monastiques recommande au mu’min ; nos trois Angelus, s’ajoutant aux prières du lever et du coucher, ressortissent au même principe rythmique. Réciter quelques versets du Coran au lieu de trois Ave Maria, pourquoi non ? Mais rien en Islam ne peut égaler ni la splendeur d’une grand’messe ni la discrète célébration de la liturgie eucharistique dans une chapelle. La raideur militaire, les prosternations mécaniques   des fidèles agglomérés à la mosquée sous la direction d’un zélé adjudant de service manquent de grâce, c’est le moins qu’on puisse dire. Ma foi, s’il leur plaît ainsi !

 

 

 

Je me résume : à mes frères dans la foi s’ils sont entrés dans la zone de turbulences où il faut affronter le scepticisme et le sarcasme je demande quand ils ont à rendre compte de celle-ci (comme le leur enjoint l’Apôtre) de ne pas oublier que ses preuves sont conjecturales, que les énoncés qui en constituent la panoplie (l’Apôtre ne dédaigne pas le lexique des armes) doivent être régulièrement fourbis, qu’il n’est aucun d’eux qui tel quel tienne le coup sous les coups de la critique moderne, qu’ils ne font pas mouche dans le cirque où s’affrontent les idées car le combat spirituel ne se mène pas avec l’intellect au sens trivial mais l’Intellect au sens mystique. S’il s’agit de se confronter à l’Islam qui a le culot de presque tous les récuser, concédons à celui-ci, non par faiblesse ou courtoisie mais par honnêteté, que la plupart d’entre eux ont exigé avant que fût trouvée leur formulation exacte des cheminements, des tâtonnements, des approximations. Que Jésus soit Dieu, voilà ce qu’affirme le chrétien. Convenons que cette affirmation est audacieuse, scandaleuse, qu’elle mûrit peu à peu dans la conscience de l’Eglise naissante puis adolescente. Le miracle serait que le musulman, sans accepter cet article de foi, consente à s’interroger sur l’énigme de ce rabbi exceptionnel dont les évangiles font à l’évidence mieux qu’un prophète et à raboter à ce sujet les dénégations véhémentes de son Prophète. Mais c’est un peu plus que je demande au musulman ! L’ambiguïté de Mohammed et du Coran, ce qui a fait et fait encore leur succès, ce qui a fait et fait leur échec et fatalement fera leur disgrâce et leur perte, c’est le mixte chez l’un et l’autre d’inspiration authentique et de truquages. Que l’on ait pu tenir et que l’on tienne encore mordicus Mohammed pour le « Beau Modèle » si bien que son prénom dans l’Umma soit comme une incurable éruption de petite vérole, cela, pour un homme doué de raison, est sidérant. Que l’on ait pu croire et que l’on croie encore dans l’Umma que le « Saint Coran » soit dictée divine, langue de Dieu, copie conforme de l’édition princeps incréée, cela n’est pas moins sidérant pour un homme qui aurait la moindre dose d’esprit critique. La perpétuation de telles niaiseries est, pour des musulmans de l’envergure intellectuelle d’Arkoun, un lourd handicap dont ils ne peuvent manquer de souffrir et dont leur dialectique chaque fois qu’il s’agit de défendre l’indéfendable ne manque pas de se ressentir.

Ceux-ci (ces intellectuels de haut niveau) sont indemnes de fanatisme parce qu’ils ont porté à leur conscience un doute qu’on peut dire radical sur l’islam tel qu’aujourd’hui il se présente. Les plus hardis d’entre eux sont prêts à épucer le Coran de ses versets pestifères. Mais combien sont-ils ? Combien de doigts de combien de mains, dans notre Europe où les instances bruxelloises se résignent enfin à dénoncer la chari’a, faudrait-il pour les compter ? Je m’amusai hier à interroger Google sur la notoriété de quelques musulmans rompus à nos formes de pensée, connus par leurs publications. Nombre d’entrées proposées : Seddik, 209000, Meddeb, 181000, Charfi, 215000, Chebel, 1420000, Arkoun, 386000. Le cas de Chebel est singulier : les connaisseurs du monde médiatique interprèteront correctement, je me dérobe. Ceux-là sont tous des musulmans, au moins de tradition, que déconstruire, épucer ou corriger le Coran n’épouvante pas. Ce sont des intelligences ouvertes qui souhaitent une religion ouverte. Faisons-leur crédit pour rendre le « Saint Livre » compatible avec un idéal de tolérance, de justice, de paix, d’amour, oui, d’amour au sens glorieux que prend ce vocable au dernier chant du Paradis de Dante. Mais Tariq Ramadan, lui, peut s’enorgueillir de 3860000 entrées. (Ne nous excitons pas : Mélanchon, 7370000, Fillon, 13900000, le cochon 17100000). On devine bien le commentaire que m’inspire un tel résultat : ce » frère musulman », avec lequel « la communication (au sens fort et réel) est impossible », ce demi-habile assez habile toutefois pour se faire passer auprès de chrétiens naïfs ou sots pour l’interlocuteur de choix du dialogue inter-religieux mais assez sûr dans son credo suranné qui ne retrancherait pas un alif au « Saint Livre » pour n’effaroucher en rien les plus obtus des salafistes et les plus inquisiteurs des wahhabites, cet adepte donc d’un islam usé, clos et reclus dans le mortier de ses sourates, jouit d’une popularité médiatique qui de très loin surclasse celle de ses coreligionnaires plus audacieux, plus intelligents, habilités, eux, à rendre la religion mecquoise compatible avec l’Europe.

Tariq Ramadan est un fanatique. Les autres, Arkoun, Meddeb, Chebel, Charfi, Seddik …ne le sont pas. Mais – ceci est peut-être la vérité la plus dure que j’aie à leur soumettre – le fanatisme n’est-il pas la fatalité de l’islam ? Le jihadisme, cette « grande calamité » entendais-je dire tantôt par Amin Malouf, n’est-il pas son carburant, faute de quoi il cale ? On cite rarement le verset 35 de la sourate 47 qui encourage les mu’minoun à passer à l’attaque dès qu’ils sont en force. On ne comprendrait pas un Tariq Ramadan sans cette consigne de mise en branle offensive à la première occasion, dont l’argument implicite est que les infidèles ne doivent pas exister et que l’on ne tolère leur existence qu’aussi longtemps que l’on n’a pas le moyen d’y mettre un terme. On rejoint ici le subtil diagnostic de Lévi-Strauss. Le fanatique hurle Allah akbar avec d’autant plus de conviction que cette conviction est infectée par un doute subreptice que l’existence des infidèles risque à tout moment de porter à la conscience. Or ce mal est là dès le Prophète, je l’ai déjà insinué : sans aller jusqu’à le tenir (comme certains le soupçonnent) pour un imposteur j’en viens après mûre réflexion (qu’importent quand il s’agit d’un tel diagnostic les biographies contrastées des détracteurs ou des apologètes ?) à penser qu’il compensa les incertitudes ou les vicissitudes de son inspiration par la véhémence de ses exécrations, et qu’il fit du fanatisme l’ersatz d’une foi dont il était assez finaud pour savoir qu’il n’ en était pas une suffisante caution, exigeant que l’on crût en lui avec d’autant plus d’insistance qu’il avait du mal à se convaincre lui-même. L’effet inéluctable de telles dispositions mentales ou spirituelles, ce sera dans la dictée (imaginaire) du Coran par l’Ange une veine de paroles d’or qui confirment (ainsi Mohammed l’a-t-il voulu) les messages antérieurs et une veine de ressentiment et d’outrecuidance dont il résulte des versets tortueux et agressifs. Tout musulman qui se ferme à l’hypothèse au moins de cette ambiguïté est un fanatique potentiel et au pire un tueur à la manière de ce Merah qui le 19 mars 2012 (19 mars, accords d’Evian !) crut rendre hommage à Dieu en assassinant un adulte et trois mômes. Chesterton pensait que l’Islam était une religion parodique, une copie maladroite et d’autant plus comminatoire qu’elle est maladroite du christianisme. « Islam », écrit-il, « was a product of Christianity, even if it was a by-product ; even if it was a bad product. It was a heresy or parody emulating and therefore imitating the Church »[5].

 

PARERGON

 

Au moment où je mets avec Chesterton un point final à cette controverse que j’aurai voulu courtoise deux incidents, mineurs mais amplifiés par la rage islamique et le caquetage médiatique – m’incitent à la prolonger par la réflexion que voici  portant sur le licite ou l’illicite en matière de satire ou de caricature.

Ecartons d’abord la double respectable objection que l’on peut faire et aux caricatures de Charlie-Hebdo et au film « L’Innocence des musulmans , l’une portant sur l’esprit caustique en général auquel il faut toujours préférer le tact, l’indulgence et la charité, l’autre sur la conjoncture – il était fort mal venu, dit-on, d’exciter dans un climat international tendu des fanatiques dont le seul mode de répartie serait l’aveugle meurtrière vengeance. J’aurais à l’une et l’autre de ces objections de quoi répondre, mais je m’en dispense car ce n’est pas ici la question. L’Europe, l’Amérique étant des parties du monde où il n’est pas interdit dans le principe de se moquer de qui et de quoi que ce soit pourvu que l’on évite la calomnie, la question est de savoir si la calomnie aura été en l’occurrence le péché irrémissible du dessinateur ou du cinéaste. Quant à la suggestion que s’agissant de l’Islam l’interdit de rire serait incontournable, elle ne mérite que d’en rire aux éclats.

Charlie-Hebdo n’épargne pas l’Eglise, le Pape, le clergé, les manières cléricales, ni même, je crois, le fondateur de l’institution. Catholique romain je puis souffrir de ces agressions. Mais m’interdis de protester ou de m’insurger. L’on a vu récemment, paraît-il (je me tiens fort loin de la foire aux vanités), au théâtre ou au musée, une croix trempée dans l’urine (Golgotha négatif !), un Christ aspergé de fiente. Cela est choquant. Mais je ne vois, en tant que chrétien, aucune raison de m’indigner et de saisir la justice. La dérision du Christ, si souvent représentée en peinture, est décrite par les évangélistes : moqueries, crachats, soufflets, dénudation, supplice infamant, rien de ce qu’il y a de pire n’a été épargné à Celui que nous vénérons comme l’Homme-Dieu. Ceux qui en l’année 2012 continuent en « artistes » moins roués que routiniers d’exploiter ce motif de la dérision, outre qu’ils méritent la plus cinglante des mornifles – « Père, pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font » -, pèchent par crispation réactive et manque pathétique d’imagination. Mais encore une fois, en eussé-je le pouvoir, je ne leur interdirais pas de se soulager ainsi de leurs fantasmes réactifs. (Certes me gardant de leur attribuer quelque subvention que ce soit car un gouvernement français, si laïque soit-il, renierait la France s’il finançait des productions qui souillent sa mémoire de « fille aînée de l’Eglise »).

Le seul cas où je censurerais et sanctionnerais sans indulgence serait celui où la caricature, le blasphème seraient mensongers. On a le droit de traiter Benoït XVI de vieux schnock. Mais si Plantu, m’a-t-on rapporté, l’a dessiné sur son Blog sodomisant un môme, Plantu serait passible lui-même, pour avoir menti, du supplice grec de la rave au cul, non, soyons indulgents, d’une sévère amende. Il est licite de se moquer de Jésus-Christ, de prétendre qu’il fut un rabbi roublard, qu’il n’est pas ressuscité (car la résurrection est à la croisée de l’Histoire et de la trans-Histoire), mais affirmer qu’il était l’époux de Marie-Madeleine, comme le donne à croire la fiction romanesque Da Vinci Code alors que les exégètes les plus sérieux n’accordent aucun crédit à cette craque qui n’est qu’une concession au mode « cucu sentimental » de notre époque astreinte aux mornes mélodies de la libido, cela aurait dû être puni par l’instance judiciaire avec une extrême rigueur, même s’agissant d’une œuvre fictionnelle, si ladite instance avait eu à coeur comme l’exigent justice et vérité de ne pas abandonner une grande figure historique et en l’occurrence un destin qui est un tournant le tournant de l’Histoire, à des niaiseries captieuses. Je dirais dans le même ordre d’idées qu’un romancier qui ferait de Socrate un invétéré sodomite devrait être interdit de publication. Et je dis sans ombre d’hésitation que les erreurs ou mensonges coraniques, notamment ceux de la sourate IX, devraient imposer à notre République, si elle n’était pas déliquescente et donc acquiesçante à cent façons de se dérober à son devoir, soit d’interdire le Coran sur le territoire français soit à exiger des musulmans qui y résident la répudiation signée ou paraphée de ces erreurs ou mensonges. Voilà, il ne s’agit de rien de moins que de tracer la frontière délicate, avec les cent nuances qu’exige le tact spirituel, entre ce qui est diffamation calomnieuse et ce qui est seulement tendancieux, outrancier, haineux mais non offusquant ou outrageant la vérité.

Un mot ici sur L’Innocence des musulmans. Que ce film soit un navet, il n’importe. Qu’il n’honore pas le Prophète, c’est une autre affaire. Une seule question : l’outrage-t-il en falsifiant sa biographie (plus exactement les romans qui en tiennent lieu) ? La bande-annonce du film laisse entrevoir deux calomnies, donc deux chefs d’accusation plausibles : Mohammed aurait été un enfant illégitime et un homme adonné à la sodomie. A ce double titre L’Innocence des musulmans est condamnable.

Le même critère de discrimination doit être appliqué aux caricatures de Charlie-Hebdo. Eh bien il n’y a là dans le principe rien à redire. Il y aurait à redire sans doute si le Prophète était ce « Beau Modèle » que se figure la bigoterie islamique[6]. Mais quand on sait la sorte d’homme que fut, même embelli par les hagiographes, ce Mahomet, ces caricatures sont non seulement tolérables, mais salubres par leur action détersive sur une berlue séculaire, une abusive crédulité. On ne dira jamais assez comment l’Islam, qui aura compté bon nombre d’hommes de première grandeur, se porte mal, se trouve en porte-à-faux à cause des bévues spirituelles de cet inspiré et des bassesses politiques de cet homme de pouvoir. Entre parenthèses l’épidémie du prénom Mohammed, dont je regrette qu’on ait affublé un être délié de l’Umma comme Arkoun (en territoires de langue française seul Mahomet, consacré par la routine donc la patine des siècles, devrait être admis sur les registres d’état-civil), a d’évidence un caractère pathologique. C’est un peu comme si la moitié de nos garçons se prénommaient Jésus. Mahomet ? Mohammed ? Muhammad ? En le caricaturant l’artiste de Charlie-Hebdo l’a recadré, il a rabattu la figure idéale, fictionnelle, captieuse du « Beau Modèle » que fut peut-être Mahomet dans les premiers temps de son inspiration et de sa prédication, qu’il est sans le moindre doute pour les pieux musulmans, qu’il n’est sans le moindre doute pas pour les historiens sérieux, sur la trivialité d’un chef de tribu surdoué que ses bonnes fortunes rendent à la fin rusé, rapace et salace.

Car c’est ici le point décisif. Si Jésus-Christ a été outragé et continue de l’être par des légions d’individus assez bas pour outrager Celui qui consentit à se tenir dans l’extrême bassesse et assez vulgaires pour ne comprendre pas que c’est l’extrême bassesse consentie puis convertie qui atteste Sa messianité, la raison décisive non seulement de ne pas Lui égaler Muhammad mais même de contester à celui-ci son intégrité de prophète et l’authenticité de ses prophéties, c’est la réussite, sociale politique érotique militaire du potentat de Médine. Henri Meschonnic le rappelait naguère (sauf à ne pas l’illustrer par son cas personnel) : le signe indubitable du prophète, c’est qu’il rompt en visière avec les idées établies, s’affronte à l’Opinion, se trouve rejeté par ses compatriotes et ses contemporains. Il en fut ainsi de tous les prophètes hébreux, sans exception. Nietzsche, le dernier grand prophète européen (non, après lui il y a Bernanos !) (non ! après lui il y a Soljenitsyne !), beaucoup plus spirituel (en tous sens) et plus scintillant, plus pénétrant que Mohammed, le savait bien, qui se flatte à mainte reprise d’être incompris et incompréhensible. Tout me porte à croire[7] que le don de prophétie aura été accordé à celui qui, nonobstant les contes je veux dire les tripatouillages d’Othman ce sourcilleux Offenbach du califat, fut d’abord le fidèle truchement d’un Dieu arabe ou d’un rabbin ébionite, et c’est ce qui rend si beaux ou si belles tant de versets tant de sourates du Coran où transpire le meilleur des évangiles apocryphes, mais que grisé et enhardi par ses succès Mohammed, ne se sentant plus de joie, tel le corbeau de la fable laissa choir le fromage – la dictée véridique – et se mit à croasser dans une langue de bois, celle de sa libido. C’en est assez de ce soupçon pour faire admettre me semble-t-il à tout musulman dont la tête n’est pas cerné d’un tortil de fer que son prophète est passible infiniment plus que Jésus-Christ d’être frappé de suspicion et tourné en dérision, qu’il doit se résigner, ce musulman, au moins en Europe, à supporter virilement ce que les chrétiens ont accoutumé de supporter depuis vingt siècles, trahissant l’Evangile quand ils ne le supportaient pas.

 

 

 

 

 

 

 

 

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[1] A la niaiserie de ce cliché dont les décervelés de service nous rebattent les oreilles opposons avec René Char 1) en poésie « les tendres preuves du printemps », 2) en politique la résolution de « l’extravagant » qui « tourne à jamais le dos au printemps qui n’existe pas ».

[2] La saynète mérite un petit développement. J’avais affaire non pas à un, mais à deux jeunes musulmans. Celui qui me fit la tête une fois alerté sur la sorte de Dieu que je confesse était un « rude », un tantet abruti ; j’eus vite décelé en lui un de ces Maghrébins chez lesquels l’islam cercle les méninges d’un cordon de fer ; son copain, alerte, fin, vif de gestes et d’esprit, était albanais, se prêta volontiers, lui, au dialogue, admit sans peine qu’il était musulman par le hasard de sa naissance, que chrétien il aurait pu être, et je sentis que sous sa fragile croûte islamique circulait à son insu une eau baptismale.

[3] Louis Gardet traduit : « Les hommes ont autorité sur les femmes en vertu de la prééminence que Dieu leur a accordée sur elles ». Kasimirski traduisait : « Les hommes sont supérieurs aux femmes à cause des qualités par lesquelles Dieu a élevé ceux-là au-dessus de celles-ci » .

[4] 2893 fois, selon Maurice Gloton, spécialiste des « 99 Noms d’Allâh ». On me pardonnera de ne pas intervenir dans cette querelle de décompte.

[5] Le même écrit encore, dans le même ouvrage, The everlasting man : « The truth is that Islam itself was a barbaric reaction against that very human complexity that is really a Christian character ».

[6] Le recteur de la mosquée de Villeurbanne, Azzedine Gaci, trace dans le Figaro du 29 septembre 2012, un portrait du Prophète absolument idyllique et, emporté par l’ enthousiasme, se flatte de l’aimer « infiniment, passionnément, tendrement ». Les derniers mots de son article sembleraient, à un mot près, un emprunt à l’Evangile – « Seigneur, pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font », – s’il n’était avéré pour Azzedine Gaci que Jésus n’a pas été crucifié, qu’il ne s’est jamais reconnu un « Père » dans les cieux., qu’à la vérité cette sublime parole du pardon seul Mohammed était digne de l’adresser à son « Seigneur »..

[7] Cette hypothèse est absolument indemne d’originalité.

Hé! bonjour, Monsieur du Corbeau!

PREAMBULE

 

Je me résigne ou me résous, me résous résigné à ne pas jeter cet essai-roman dans ma corbeille à « Mac » ou ma corbeille à papier bien que ce soit un flagrant ratage ou plutôt parce que c’est un flagrant ratage. Je pourrais implorer l’indulgence d’un éventuel lecteur eu égard à ce genre littéraire ambigu, donc difficile. Il y avait bien des années que j’avais salopé une première version de cet essai-roman quand je découvris sur un éventaire de la librairie Ombres blanches, à Toulouse, l’essai de Gilles Lapouge, L’Ane et l’abeille, qui n’était pas un roman. Plutôt que de commettre la faute de coordonner un essai et un roman j’aurais dû avec le corbeau coordonner un quelconque animal de même ou d’autre espèce, que sais-je, le héron ou le rhinocéros. Avec un rare bonheur d’écriture, une pétulance qui sur trois cents pages ne se dément pas, Gilles Lapouge, disposant d’un trésor de références, les éparpille au gré de sa fantaisie, lâchant maître Aliboron pour la mouche à miel et la mouche à miel pour maître Aliboron, non sans suggérer entre l’une et l’autre d’insolites rapprochements. Je disposais sur le corbeau d’un comparable trésor de références qu’il m’était loisible d’enrichir à tout moment tant ce biblique animal a suscité de réflexions dans la littérature universelle.

J’ai joué un jeu difficile. J’ai perdu. Sans doute ces pages, proposées à un éditeur complaisant auquel je paierais ses frais d’impression, feraient-elles un de ces innombrables livres tirés à cent exemplaires dont il ne se vend pas dix en dix ans. Elles ne sont pas nulles. Quel ouvrage est nul ? Pline le jeune le disait déjà, Cervantès le fait dire dans Don Quichotte au bachelier Samson Carrasco : il n’est si mauvais livre qu’on n’en puisse extraire quelque chose de bon. Non seulement cet essai-roman n’est pas nul ; je le juge même, de sang-froid, supérieur à la plupart des productions circonstancielles inspirées par la débâcle politique ou la chienlit des mœurs. Certes quoi qu’éjacule dans l’actualité le Président que de basses intrigues ont porté à la tête ou, mieux dit, au cul de notre Etat, je suis très sûr que le moindre de mes alinéas obsolètes est d’une qualité bien supérieure ; mais voilà, mon corbeau, dans tous ses états, reste en marge du cours des choses alors que notre « Fraise Flagada » ( c’est, de tous ses sobriquets, le plus idoine), s’il ne le modifie réellement en quoi que ce soit, joue le rôle, bourdonné par les médias, d’un fameux animal (qui vaudrait la peine d’un autre essai-roman), la mouche du coche.

Pourquoi, comment est-ce raté ? Je m’éreinterais moi-même avec plus de compétence que n’importe quel improbable lecteur. Au moment où cristallisa dans mon esprit le projet de cet essai-roman je souffrais d’une colite aiguë que j’avais pu craindre, en raison de selles sanglantes, qui fût un cancer du côlon. Je me dédoublai en un personnage victime de ce cancer et trépassé que j’appelai le Professeur et l’Instance narrative dont j’assumais le destin. J’imaginai le Professeur en catholique à l’ancienne mode, réfractaire à toute évolution et notamment très hostile à « Vatican II ». L’affaire délicate était de me situer dans ses parages sans m’enkyster dans ses oukases. Je lui opposai une de ses amies devenue un tant soit peu la mienne, chrétienne égarée dans le New Age et résolument prête à applaudir aux derniers slogans de la mode « bobo ». Deux autres personnages féminins me parurent dignes d’entrer dans ce jeu. La dénommée Lydie était une étudiante montée en graine et toquée du haïku, le cueillant dans l’anthologie de Blyth ou s’y essayant elle-même : elle était naïve et avait le béguin du Professeur. Il me fallait enfin, du moins je le crus, une créature d’élite qui représenta le christianisme intelligent, ouvert et toutefois ne concédant rien aux sirènes de la mode. Ce fut une nonne ; je la nommai Sœur Magnificat, non sans penser à Mère Immaculata, abbesse de l’abbaye du Pesquié. Ces cinq personnages formaient une constellation du Corbeau, chacun émettant sa lumière propre. J’espérais ainsi projeter sur l’animal des feux croisés d’érudition et d’appréciation. L’Aubrac fut le lieu où se déroulaient la plupart des papotages de mes héros. J’y ajoutai Escouloubre situé dans les Pyrénées audoises. Je sais pourquoi j’ai choisi ce patelin : l’ayant traversé deux ou trois fois me rendant en Capcir je fus frappé de son étranglement et de son délabrement. Quant à l’Aubrac, je l’ai arpenté en long et en large, et j’y ai rencontré un Réquistat (avec t, oui) fort dissemblable de celui du Ségala (sans t) où l’hôtel Planquette me reçut à mainte reprise. Ce Réquistat se trouve au Nord de Saint-Urcize, entre le plateau de la Viadène et le pays de Peyre. Mais le péché capital de mon essai-roman, de cet hybride qui n’est ni l’un ni l’autre, c’est que ses personnages, sans histoire et sans substance, ne sont que des locuteurs, des Instances de discours dont les apparitions, les éclipses, les retours n’obéissent à aucune nécessité romanesque, dont j’essaie tant bien que mal de différencier les points de vue, répartissant mon savoir entre eux au petit bonheur. Il n’y a que le mort, à la vérité, dans ce quintette, qui, quand je ne la lui dispute pas, tienne bien sa place.

Pour ajouter un peu de fiel à cet émétique je confesse qu’incapable de me donner un style je me mis d’entrée de jeu à la remorque d’un véritable écrivain, comme fait le gamin qui s’accroche à la ridelle d’une charrette ou d’un camion. Je n’ai pas tenu plus d’une page. Lâché sur la chaussée des Ecritures chastement Universitaires j’ai pris mon petit train de sénateur, j’ai continué sur mon tortillard.

Mais l’amour du corbeau … Piètre hommage ? Tant pis.

(« Mais », adverbe des indulgences plénières …).

 

 

 

 

Hé! bonjour, Monsieur du Corbeau

 

 

C’est Baladine — je commence ainsi — qui me fit connaître le Professeur °°, peu avant sa mort, en août 198. Je le rencontrai à Réquistat, près des Abrialots, sur le plateau d’Aubrac, une fois. Le Professeur y avait, de famille, une maisonnette d’où l’on avait vue jusqu’au Plomb du Cantal, et le mois d’août s’y prolongeait démesurément. Nous parlâmes. Je regardais au loin le profil de la montagne. C’était le crépuscule. Mais n’est-ce pas toujours le crépuscule, à Réquistat ? Baladine me réveillait parfois de ma distraction. Le Professeur, assis derrière un bureau classique, émettait des sons, autant que je me souvienne, inégalement articulés. Mais je veux en venir à ceci qu’il ne tarda pas à mourir. Je l’appris quelques mois plus tard. Baladine, qui l’avait assisté dans sa dernière maladie, m’encouragea à jeter un oeil sur quelques liasses manuscrites de son ami. Il y avait là matière, me disait-elle, d’un roman. J’éclaircirai peut-être la nature exacte des relations entre Baladine et ce vieil original. Il avait enseigné, me dit-elle. Quoi, au juste ? Ces liasses, auxquelles s’adjoignaient divers carnets ou même des feuilles volantes, n’étaient qu’une sorte de brouillon, grevé de tours pédants, saturé de références littéraires, où se manifestait une juvénile passion pour les corvidés. Je mettrais un peu d’ordre dans le fatras. Il conviendrait aussi, me soufflait Baladine, de parler un peu de Baladine. Sans doute me fournirait-elle des éléments de sa propre histoire. Ne devrais-je pas l’interroger systématiquement ? Ce qu’elle a vécu avec le Professeur, sur le plateau d’Aubrac, voire sur d’autres plateaux, ou avec d’autres Professeurs, intéresserait le lecteur, j’imagine. Qui, au fond, était-il ? De ces éternels adolescents, je crois, qui n’en finissent pas d’étudier et, entichés de la chouette, subissent finalement la punition de voir celle-ci relayée, sur le buste de Pallas dont ils ont fait leur idole, par un sombre volatile crétinisant qui croasse, en manière de comptine, « nevermore, nevermore ». Baladine, elle, a frôlé bien des choses, à l’heure qu’il est elle frôle, je crains, la cinquantaine. Le corbeau, lui, ne passe pas les trente ans, c’est du moins ce qui se dit dans le milieu scientifique. Sa longévité s’accroît ailleurs, dans la légende, chez les poètes. Qui faut-il croire, le milieu, ou ailleurs ? Mais Baladine a déjà largement dépassé l’âge maximal que, selon le milieu, peut atteindre le corbeau, et si le milieu a raison (mais n’a-t-il pas toujours raison? la raison n’est-elle pas son exclusif fromage, dont aucun renard ne le fera déchanter ?), l’âge maximal du corbeau corvus corax, trente ans, c’est aussi l’âge maximal où la femme est femme, je veux dire encore jeune fille sous la femme, par après elle devient la proie des cosmétiques, des commérages et des bonnes œuvres. (Je pastiche le style du Professeur.) C’est du moins ce que je pense chaque fois que je vois Baladine. Je ne la connus qu’à l’âge où elle avait cessé d’avoir moins de trente ans, et j’ajoute qu’elle fut tout de suite à mes yeux une femme dont la féminité n’apparaissait que dans le halo de façons d’être inclassables. Ce n’est pas elle, je sais, le sujet de ce récit, mais cette relation qu’elle entretient avec un homme de l’espèce du Professeur, puis avec moi-même, l’un et l’autre ayant en commun, je l’ose dire, une propension à tenir l’être humain pour un oiseau dont les ailes se sont atrophiées, mérite que l’on en fasse quelque cas. Assurément, si elle ne l’eût point stimulé, le Professeur °° n’aurait pas entrepris de tirer au clair sa relation avec le corbeau. C’est elle qui lui suggéra, quand désespéré de la littérature il se rabattit sur cet animal pourquoi cet animal on le verra, de se délivrer des livres par un livre : » il faut les rendre », lui dit-elle (me dit-elle), » une fois soulagé, vous pourrez courir la chance de rencontrer un corbeau, une fois, ailleurs que dans les livres ». Le Professeur mourut avant de les avoir rendus tous. C’est à moi, selon Baladine, qu’il revenait de poursuivre, ou plutôt, me dit-elle, de transformer en roman ce ramas dont la datation n’était pas sûre, ou plutôt s’entichait d’un mois d’août symbolique dont les autres mois n’étaient que des exsudations.

Je m’arrête sur cette singularité. (Elle explique, dans une certaine mesure, la maladie, je dirais la chronite, cette infection du cours des choses, de mon propre récit). L’année du Professeur °° s’allongeait d’un premier à un trois cent soixante cinq août sur un équateur d’immuable canicule, et je comprends qu’il avait choisi ce mois parce que c’est le pire (remarquait-il), celui où il ne se passe rien, où tout est déjà passé, fripé, brûlé, le mois qu’on a oublié sur le feu, qui se calcine dans un crépitement de cigales. C’est août, note-t-il, pie voleuse, qui rafle les derniers sous de neige dans le gousset de l’alpe. Cela est impardonnable. Août est le mois pour lequel il n’est pas de pardon. Il y a les mois de neige, note-t-il, et les mois de fleurs, et entre ces mois de neige ou de fleurs il y a du moins un flamboiement d’ors et de pourpres dans le feuillage. Chaque mois a son attrait. Mais en août il n’y a ni fleurs ni neige ni ors ni pourpres, ni ciel miraculeux d’arrière-saison. C’est le mois Judas. Le mois de trop. Ainsi s’exprime-t-il. On lit, à la date d’un 13 août : » ce mois-abcès » ; « insolentes insistances du soleil; il se fatigue, fatigue la nature, nous fatigue ». Il crut autrefois, me dit Baladine, à mai 68; il était alors lui-même dans le mai de sa carrière ; mais en août 68 les chars soviétiques entrèrent à Prague ; cet août fatidique fit prescription, il se mit à recenser toutes les catastrophes d’août, et s’installa non sans satisfaction dans la pensée que l’affreuse histoire des hommes, à la différence de celle des bêtes ou des plantes, est un août perpétuel, il disait: un aoûtat, coupé de mais trompeurs, parfois attendri d’un indulgent septembre.

C’était donc un professeur, et il le fut jusqu’au bout. Quand il eut fini son temps, il demanda et obtint l’éméritat. (Ce fut l’année où se déclara, en août, la guerre du Golfe). Il était donc émérite, comme on dit. J’ignorai, longtemps, qu’émérite est un mot gentil (un euphémisme, eût dit le Professeur) pour : gâteux ; un mot comme punaisé sur une plaque commémorative, et qu’entre initiés on profère en façon de blague. Je tiens de Baladine que le Professeur inaugura son éméritat par une conférence que, saisi de trac, il lut, rédigée jusqu’à la virgule, devant son petit public de collègues et d’étudiants, sans lever les yeux. Emérite, le Professeur °° l’était, je crois, de naissance, autrement dit impropre à tout ouvrage qui ne fût pas conforme aux méthodes de l’enseignant. Il était l’auteur de savants ouvrages de « didactique », comme on dit, et la plupart de ses étudiants appréciaient ses qualités de pédagogue. Sur le roman, en tant que genre littéraire, nul ne lui en eût remontré. Pour écrire soi-même un roman il fallait évidemment d’autres talents que ceux de l’éméritat. Il avait essayé une fois, dans l’optique du « nouveau roman » (locution alors à la mode) de fabriquer un texte de fiction, en s’imposant des contraintes structurales. Publié chez un modeste éditeur de province, ce « roman » eut un grand succès de fiasco (c’était son expression, le Professeur ne manquait pas d’enjouement et recourait volontiers à la figure de style dite par lui oxymoron, son audace allait jusqu’à substituer à la forme oxymoron, trop évidemment pédante, oxymore, comme on dit au lieu de bignonia, mot d’horticulteur, bignone) ; il n’en fut vendu, je crois, qu’un exemplaire, à Baladine, aucune recension ne le salua ; il me désigna, lors de ma visite à Réquistat, dans un gros sac de jute, quatre-vingt trois exemplaires invendus. Je lus cependant, à l’instigation de Baladine, cette fiction, qui avait pour titre L’Observatoire; elle se recommandait de l’école du regard ; l’on y voyait une tomate, minutieusement décrite, quartier par quartier, jusqu’au moindre pépin ; je me souviens de l’épithète : « tomenteuse », qui était là par ressemblance avec : « tomate ». Une tomenteuse tomate ? Non, c’était tout de même plus raffiné. Après la tomate, je veux dire L’Observatoire, me dit Baladine, le Professeur se reposa une vingtaine d’années durant, j’entends : il se contenta des régulières corvées d’écriture de sa spécialité. Mais il y eut un concours de circonstances : s’étant rendu à Toulouse, une fois, il ouvrit place Saint-Etienne, un samedi matin, sur l’étal d’un bouquiniste, une vieille édition de Leconte de Lisle, et tomba sur un pesant, plombé, prétentieux poème dont un satanique corbeau faisait les frais. Sitôt après il fit un séjour à Escouloubre-les-bains, et, au Grand Hôtel où il prit pension, découvrit avec plaisir un corbeau apprivoisé que la patronne lui présenta sous le nom de Coco ; ce Coco ne ressemblait à aucun égard à l’oiseau sinistre et parnassien. Le corbeau, se dit-il alors, pourquoi non ? Défense et illustration… Je l’encourageai, me dit Baladine. J’ajoute que Baladine, qui lisait volontiers des biographies de « grands hommes », rêvait de son grand homme à elle ; dans ses environs, c’est-à-dire Rodez et banlieue, le seul qui …, pensa-t-elle. Qui …Eh non !

Pourrai-je, moi ? Je ne suis grand en quoi que ce soit. J’ai eu quelques petits prix Goncourt, il est vrai, de ceux qu’on oublie vite, qu’on récompense comme à la sauvette sur des podiums de basse province ; dans le sillage de ces petits prix quelques nouvelles que je commis eurent un peu de tirage, assez pour que j’aie l’air écrivain, que je sois décelable comme tel à un blair un rien doué. Baladine, qui avait du blair, me dénicha sur la plage en pierre rose pâle de la piscine du mas de l’Oulivié, vallée des Baux, où je surveillais le retour à la vie d’une libellule, sympetrum flaveolum pour les profanes, que je venais de sauver de la noyade. Quelques minutes plus tard je lui confessai mon modeste talent, mes succès également modestes, et elle crut tenir l’homme de la situation, celui qui renflouerait l’esquisse romanesque de son ami le Professeur °°.

Baladine et le Professeur °°… Non, ne soyez pas tentés de voir en celui-ci un décalque de Stepan Trophimovitch, en celle-ci une autre Varvara Petrovna. Je vous déconseille pareillement de chercher du côté de Middlemarch : le Professeur °° ne ressemble que peu à Mr Casaubon, et Baladine ne peut rivaliser avec Dorothée Brooke. Excusez-moi, ces deux mots de préface deviennent une chiacchieratta. A vrai dire, ce n’est pas une préface, c’est une digression. Tous les expédients me sont bons qui diffèrent l’épreuve cruciale, l’entrée dans le vif, ou le mort, de mon dérisoire sujet. Baladine, émoustillée, y veut sa place. Je la préviens que je la ferai anticléricale, pour marquer le contraste avec la religion assez rigide du Professeur ; elle fait alors un geste comme en font les héroïnes de Françoise Sagan (Laura, par exemple, arrivant dans la campagne de Vaux), éclate de rire, du même éclat que les susdites héroïnes; puis, soudain grave, et me désignant les liasses, elle affecte le ton d’un conseiller éditorial : « pas trop d’ermites ou de prophètes, svp, dans votre roman, encore moins, je vous prie, de « Pères », ceux-là sont les pires ». Comme je lui réponds qu’alors le roman perdra son sens elle m’invite à citer largement, en contre point, les Amérindiens ou les écologistes. Ce n’est pas pareil, répliqué-je. Alors elle me suggère de lâcher du moins quelques traits contre le Pape ; ça se vendra mieux, dit-elle. Bon, bon, on tâchera. Lisez Prévert, me souffle-t-elle. Ah non! Ce bonhomme m’agace.

Je demande au lecteur la permission d’ajouter encore ceci. Ayant résolu, les derniers temps de sa vie, de ne plus s’intéresser qu’aux corvidés, le Professeur avait définitivement éteint sa radio (oui, malgré votre émission du samedi matin, Nadine), sa télévision (quoiqu’on lui serinât : Arte, tout de même, la chaîne pour « nous »…), et il s’abstenait religieusement de toucher, du doigt et de l’oeil, le moindre journal (je préfère les feuilles de chou, disait-il, c’est bon pour le transit intestinal) (il ignorait que la bêtise des médias, comme on dit, facilite le transit cérébral, il est bon de bêtifier, parfois). Alors il hésita : devait-il, des corvidés, devenir une manière de spécialiste ? Il s’abonna à la revue semestrielle « Corax Abstracts » où, m’apprend Baladine, sont recensées toutes parutions concernant le corvus corax et ses congénères. Ce qui le tenait à l’affût, c’était l’annonce, toujours espérée, de quelque trouvaille savante qui accréditât le Livre biblique des Rois ou la biographie de Saint Jérôme. Deux numéros des « Corax Abstracts » lui suffirent. Il se désintéressa de l’ ornithologie, secondé en cela par son amie à qui rien de ce qui n’est pas la science « cartésienne » n’est étranger. Il ne se risquait même pas, continue Baladine, à la bibliothèque municipale d’Espalion, qui, au moins sur les oiseaux d’Aubrac, l’eût copieusement informé (monographies de Kruse, ou Lacrocq).

L’idée du Professeur, je crois, c’était que la science dure (cartésienne) prétend à l’objectivité. L’animal y est donc un objet d’étude, abstraction faite de celui qui l’étudie. Au contraire le Professeur s’intéressait aux interactions. Lui donnerais-je tort ? Certes non. Le territoire de la science dure (cartésienne, donc) est à l’antipode des lieux réels où se déroule la vie, et encore plus à l’antipode des lieux non moins réels, qui se nomment par exemple le Mont Carmel, la Haute-Egypte, où loin de s’abstraire du biotope l’homme s’y intègre, expérimentant avec les animaux une solidarité, voire une amitié. Qu’il y ait alors des influx, de l’influence, et qu’un corbeau, là où un saint émet ses bonnes radiations, se dérègle un peu de son tran-tran de corbeau, que l’instinct soit alors diverti de ses routines et fraie quelque peu avec l’intelligence, c’est ce que le savant (cartésien) veut ignorer, ignore. Le Professeur, qui étouffait (c’était sa rengaine) sur cette planète où la Science est devenue religion (ses propres mots), estimait que saint Jérôme, non fiable ès matières d’ADN ou d’IVG, était, biographe de Paul l’ermite, aussi crédible que n’importe quel biographe moderne. A la fin de son Saint Louis un historien considérable, disait-il, s’interroge : »saint Louis a-t-il existé ? » Napoléon est passible, disait-il, de la même question. Il n’est histoire que légendaire, légende qu’historique : voilà ce que conclut la plus récente histoire. Tendancieux ? Qui ne l’est ? Sans doute, disait-il (aux dires de Baladine, toujours), Jérôme faisait pièce, en écrivant la vie d’un saint homme lettré et policé, à Athanase, biographe du fameux saint Antoine, brute sublime sur lequel, ajoutait-il gouailleur, Flaubert a bêtifié une et deux et trois fois, cela ne nous autorise pas à mettre en doute la rencontre quotidienne de Paul et du corbeau, pas plus que celle de Napoléon et de Goethe, de saint Louis et du Soudan d’Egypte.

Je commence ce récit le 17 août 198. (pourquoi 17 ? parce que pas 16, et pas 18), un an presque après la susdite rencontre, ici même, à Réquistat, exactement dans la pièce au blutoir. Si je veux, je peux tracer de la maison, et du patelin, une description exhaustive. Mais à quoi bon ? D’abord Réquistat n’existe pas. Ensuite, si l’on veut, sur ce patelin fossile, en savoir un peu plus, il n’y a qu’à consulter, à la bibliothèque municipale d’Espalion, l’album de Puech et Quentin, voyez le hors-texte en couleurs: « Réquistat au crépuscule d’août » ; admirable! (vous verrez surtout le crépuscule, et peut-être même vous ne verrez qu’août). C’est la Mongolie, Réquistat, c’est l’ailleurs, la vraie vie, disent les imbéciles. J’ai envie d’appeler le Professeur, que je n’ai vu qu’une fois : Réquistat. Le lieu est à son image. Voilà : Professeur Réquistat. Je ne dispose d’aucune photo de lui, Baladine ne m’en a passé aucune. Le seul portrait qu’on trouve, dans la grande maison, c’est, sur le mur du bureau contre lequel s’appuie la huche, celui de Kafka. Pourquoi Kafka ? Je sais, mais ne me pressez pas. Me reste le souvenir d’un long corps maigre, voûté. Non, il n’était pas vêtu de noir. Non, il ne me ressemblait pas comme un frère. J’insiste, toutefois, sur son allergie à la glu sociale (c’est son mot). Jamais, m’assure Baladine, je n’ai pu obtenir de lui qu’il condescendît à descendre à Rodez pour une de mes soirées de thrillers psychologiques ou de disques compact. Il préférait (continue-t-elle) à n’importe quelle aria un cri d’oiseau, l’opéra lui était intolérable, il refusait tout souper prié, le mot même de visite le faisait vomir. Avec un oiseau, notait-il, on est sûr que la visite ne se prolongera pas. Il lui arriva, dit encore Baladine, d’être si enchanté par un cri d’oiseau qu’il croyait l’avoir poussé lui-même dans l’arbre de ses bronches. Sur un bout de papier il a griffonné : « bâiller sa vie dans un feu roulant d’oiseuses conversations ? Non ». Tiens! Un haïku. (J’ai tout de go compté les dix-sept syllabes). Ma perception du haïku s’explique par la liasse « Lydie ». Cette liasse comporte un recueil de lettres d’une dénommée Lydie, donc. De celle-ci, pour l’heure, je ne sais rien ; son âge ? à la lire l’on croirait tantôt une adolescente, capable de délicieuses naïvetés, tantôt le style indique une femme mûrie. Lydie est instruite du goût du Professeur pour le corbeau, mais on la sent déroutée d’une pareille élection, et, possédant, elle, un moineau en cage, de l’espèce dite « du Japon », elle fait au Professeur des confidences sur les états d’âme, tels qu’elle les conjecture, de son « petit compagnon ». Voulez-vous une indication ? Nul personnage, à l’heure qu’il est, ne me paraîtrait mieux figurer cette épistolière que Clélia, l’amie de Fabrice del Dongo. Jusqu’à plus ample informé son portrait se trouve donc dans La Chartreuse de Parme. Mais je crains d’avoir à la vieillir passablement. Et puis, est-il bien indiqué de lui donner, ici, un rôle ? Le sujet étant le corbeau, il ne paraît pas qu’il y ait lieu de se distraire des corvidés par l’évocation d’un quelconque autre passereau. Oui, mais Lydie, sous couleur de distraire son cher Professeur, s’évertue à composer de minuscules poèmes à la mode nippone. Cela ne laisse pas de m’amuser. Maintiendrai-je Lydie ? Elle a aussi, il faut dire, le mérite de faire contrepoint à Baladine. Il faut toujours qu’il y ait une Lydie, me semble-t-il, quand il y a une Baladine. Je pense à la figure du Professeur chaque fois qu’il reçoit une lettre de Lydie. La lit-il ? Les lit-il ? Mais oui, mais oui. Eh bien, je citerai quelques haïkus de Lydie. Ce sera le poivre et sel robe de moineau de la narration. Et, contre l’idée reçue que dans un roman tout doit se tenir, pas une phrase de trop (quelle niaiserie, disait-il, même dans Madame Bovary il y a des centaines de phrases de trop), je prétends, disait-il, qu’il faut dans un roman des pages comme ça, pour rien.

Baladine, elle, est irremplaçable, du moins ici, et jusqu’au dernier dimanche d’août elle sera ici, incitatrice, auxiliaire, furetant dans les placards et rayonnages de cette maison qu’elle connaît mieux que la sienne à Rodez. Je ne la crois pas exactement anticléricale, je rectifie donc mon insinuation de tantôt. Son propre, c’est de tout confondre dans une sorte de souk symboliste. Elle ne refuse pas les anecdotes bibliques ou patristiques, seulement elle les empaille pêle-mêle sur son présentoir mental avec n’importe quel récit ramassé chez les primitifs. Je dis: « primitifs », comme le Professeur ; nul aujourd’hui – Baladine m’en avise- ne se hasarderait, dans le monde comme il faut, à dire : « primitif » ; ou bien l’on dirait : »nous sommes tous des primitifs », comme : « nous sommes tous des assassins, tous des contemporains, tous des … « : l’indistinction est de rigueur. « Primitif » est un mot interdit de séjour, un mot « sans papiers », à reconduire dare-dare à la frontière du lexique. De quand date ce mot, « primitif » ? Pour Baladine, la légende Matako du corbeau devenu noir parce que le dieu Tamhxwax lui a chié dessus vaut celle d’Ovide. Le Professeur, me précise-t-elle, était religieux à la mode arabe : ermites et grottes, dévotions excentriques, pèlerinages, attente quotidienne de la merveille et, ajoute-t-elle, désintérêt pour la transformation de soi. Il se disait, je crois, qu’entrer en amitié avec un corbeau serait l’accès à un autre mode d’être, et que l’écriture lui tiendrait lieu, un temps, d’ascèse transformante, de moyen de passer – passer, en latin passereau, note-t-il – au-delà.

– « Une espèce de Diphile », bâille Baladine, 17 même août ; elle arbore un sourire torve, se noue une serviette en turban. Elle mi -dort, d’une main lasse ouvre Les Caractères, chapitre « La Mode ». Elle laisse goutter les mots comme goutte l’arabica : « Diphile commence par un oiseau et finit par mille »… -« Excusez, Diphile et le Professeur n’ont rien de comparable. Celui-ci se réfère sans cesse au visiteur ponctuel, quotidien et laconique de Paul l’ermite, un corbeau, qui apporte le demi-pain; il ne s’agit pas de « verser du grain et nettoyer des ordures »; le corbeau de Paul ne cague pas, que l’on sache, en présence du saint homme, il s’est exonéré ailleurs. Et puis, Baladine, vous imaginez le Professeur élevant des canaris, l’espèce vulgarissime, ce qu’il y a de plus chien-chien-chat-chat-mémère en fait d’oiseau ? Quant au ramage, s’il eût été sa passion, ce n’est pas le canari évidemment qu’il eût élu. » Ah! il y a les dernières lignes… »lui-même il est oiseau/…/ il perche… » Réquistat, perchoir ? J’ai envie cependant de décrire un peu cette demeure qui tient du manoir et de la masure, où plusieurs meubles, notamment la huche et le pétrin, datent d’un autre siècle, chaises, tables, coffres ont de la patine, le poêle est de pierre olaire, le bureau du cabinet de travail en bois de chêne, les poutres du plafond sont millésimées, la chambre à coucher donne sur un petit balcon, un orme fait de l’ombre, et par l’oeil-de-boeuf l’on voit la grand -place. Réquistat est un corbillard, ou, si vous préférez, une barcasse échouée sur un basalte d’Aubrac, voilà tout. C’était l’avis du Professeur, Baladine me l’a mainte fois dit, il ajoutait, narquois, que c’est une idée bien encrée dans le monde littéraire que l’on ne devient écrivain que mort, et, disait-il, Melville, Proust, Kafka, ne manquent pas d’émules qui s’enferment dans une cave, une chambre catafalque ou un canot-cercueil, sans produire cependant Moby Dick, La Recherche ou La Métamorphose. Le corbillard Réquistat convenait au Professeur, plutôt morose de complexion, amateur de paysages vastes, à l’aise dans les patelins dont la population est surtout au cimetière, donc discrète. Il s’y établit, jugeant l’Aubrac la région idéale pour s’enterrer vivant et accoucher d’un chef-d’oeuvre. Le lieu lui plut. Il ne le quitta plus, même à la saison des frimas, que pour sa cure à Escouloubre, quelques visites à un oncle parisien, de petits voyages à Nasbinals, où il devisait avec Raymond Oursel, l’âme du lieu, au pays d’Olt, où il rencontra une fois Soeur Magnificat, et à Rodez, où il avait enseigné à l’antenne universitaire, avant sa retraite basaltique, et où il trouvait rue Touat, dans le confortable appartement de Baladine, un contrepoint à sa solitude austère et ses méditations décharnées. J’insiste sur son niet radical, son allergie maladive, dirait Baladine (mais serait-ce pas signe de grande santé ?…) aux médias. Il eut deux transistors, un petit d’abord, cadeau Damart, récompense pour l’achat d’un caleçon en thermolactyl, taille choucas, l’autre, taille corvus corax, acheté à la Camif. Un beau jour il les a jetés, ces » nasillards », dans la poubelle municipale, comme ça. Je ne veux plus de ces oiseaux rock, piaffa-t-il, paraît-il.

Ce trait, qui me fait d’autant plus sourire que Baladine déguste son arabica en pantalon fuchsia comme en portent les rockeuses de choc, m’en évoque un autre plus discret, du poète Pierre-Albert Jourdan : un paysan qui bichonne sur les flancs du Ventoux son arpent de vigne, a posé entre deux ceps un transistor ; doux-amer, le poète commente : « Transistors dans les vignes. Et pourquoi aurait-on pu les croire épargnées ?. » Le Professeur eût goûté, n’est-ce-pas ? J’ajoute : il est à entrevoir que le corbeau du troisième millénaire laissera tomber de son large bec, à l’intention des écolos en retraite friands de dernières nouvelles, non plus la miche fendue de Saint-Urcize, mais le transistor de panasonic. Baladine, scrutant le fond de sa tasse à la façon d’une Syracusaine, précise : « c’est surtout la télé qu’il ne tolérait pas « (elle pèse sur les syllabes) ; entendre seulement la voix du speaker informatif le dégoûtait; il avait le sentiment d’être dans un monde infecté de mensonges ; ils n’ouvrent pas la bouche, assurait-il, sans mentir ; mensonge inviscéré, mensonge constitutif, mensonge d’haleine et d’ambiance ; braves types, peut-être, dans le privé, concédait-il, mais le brave type n’en peut mais, le Diable tient le réseau(elle parle comme le Professeur, elle pastiche, forçant le ton) ; il voyait le Diable partout, continue-t-elle, la seule information qu’il extrayait des prétendues informations, c’est celle de l’existence du Diable ; le Diable s’est emparé des médias, disait-il, qui sur tous les sujets importants – amour, mort, vieillesse, drogue, immigration – ne débitent que des insanités indignes d’un primate, à si forte dose que la population presque entière est contaminée, ceux qui résistent passent, bien sûr, pour des attardés, des fous, des fanatiques. Le Professeur, ajoute-t-elle, faisait le plus grand cas des tentations de saint Antoine. Nous sommes tous crétinisés, disait-il, dit Baladine hilare, tous, derrière nos petits écrans, comme saint Antoine s’il n’avait pas réagi l’eût été dans son caveau ; nous sommes dans le caveau, les démons nous assaillent, publicité et propagande, qui sont à leur service, qui sont leur grimace et leur voix, nous persuadent qu’il n’y a pas de démons, et nous font céder à toutes les tentations, et d’abord à la pire, qui est d’être crétinisés par leur rhétorique creuse et leur fantasmagorie débile. Ainsi en jugeait-il, s’esclaffe-t-elle. Son intérêt pour les animaux en général, le corbeau en particulier, qui n’est pas, répétait-il, un animal, lui venait de son énorme nausée à l’opinion, à la crétinisation des consciences par les médias eux-mêmes crétinisés, ces médias qui font l’opinion moderne, la plus merdique opinion, disait-il même, qui ait jamais infecté la planète, et toute la planète (il me désignait les antennes sur les toits) est infectée, même Réquistat. La langue des corbeaux, remarquait-il, comporte peu de locutions ; du moins, ce qu’ils ont à dire, le disent-ils, et la tradition leur fait crédit de flairer les vraies nouvelles, les mauvaises mais aussi les bonnes, de les connaître, sans agences de presse ni petits écrans. « Corbeau », dit-on aujourd’hui en argot (nous n’avons plus que des argotiers et des ergoteurs, disait-il) : « auteur de lettres anonymes ». Le corbeau, si l’on se rapporte à la tradition, n’a jamais produit ni colporté de lettres anonymes. Ce qu’il avait à dire – Ovide est formel – il le disait, et il payait le prix. Car Ovide », souligne Baladine, » était pour lui une autorité actuelle, il le citait comme il eût cité je ne sais pas moi Jacques Monod. »

Ayant achevé son numéro de pastiche, Baladine pose sur ses yeux noirs ses grosses lunettes d’écaille, elle ressemble alors à une carabidée, cependant que s’accuse son air de sibylle : une sibylle carabide. Et de m’aviser : « dans l’intérêt du roman », dit-elle, « démarquez-vous, je vous en prie, de ces anathèmes ; quoi que vous pensiez des médias – c’est vrai, entre nous, qu’ils sont une usine de crétinisation publique, c’est vrai, entre nous – soyez assez habile pour ne pas le dire ; soulignez avec ironie le caractère de cet homme si évidemment inactuel ; son père, ajoute-t-elle, a milité dans la milice, a été fusillé à la Libération. « Libérés …de quoi ? » bougonnait-il. De quoi quoi quoi ? c’est la question dont Jules Renard obsède le corbeau.

Le Professeur vivait dans la tonalité du « non non non ». Il avait d’ailleurs (c’est Baladine qui parle) mille et trois précautions pour sa chère petite santé (elle dit cela avec un humour férocement tendre). Il était parvenu à la conviction qu’il n’est à peu près aucun aliment qui ne soit nuisible. Il avait cessé de mette du sucre dans son café, puis de prendre du café; le thé, quoique boisson du Boddhidarma, lui disais-je (Baladine toujours), il l’avait supprimé également, par crainte de dépôts acides dans ses ligaments. Il éliminait le beurre, qui épaissit les artères, le miel qui trouble le foie, et se contentait donc, au breakfast, qui pour lui n’était jamais fast, de céréales, parfois de muësli, et d’une espèce de chicorée imbuvable (avis de Baladine) ; j’avais cru d’abord lui faire plaisir en apportant de la « Saint Urcizaine » une baguette fraîche, un croissant chaud, il ne tarda pas à me représenter que le pain frais se digère mal, quant au croissant français, finit-il par me dire, c’est la pire horreur, il est rarissime, continua-t-il (je répète toujours Baladine) qu’un croissant français ne soit pas une masse répugnante, un feuilletage graisseux, une croustade molle, qui pèse sur le viscère des heures durant, si Paul l’ermite, ajoutait-il, avait reçu de son corbeau une baguette ou un croissant façon française (« la Saint Urcizaine », hélas, ne fait pas exception), pour sûr il n’aurait pas vécu cent seize années, il eût rendu l’âme avant la soixantaine, quel organisme résisterait au croissant ? Le bon gros pain d’épeautre, voilà ce qu’il me faut, grognait-il, mais l’épeautre, les boulangers l’utilisent de moins en moins – le client, lui avait-on dit à Saint-Urcize, n’en veut plus – aussi se rabattait-il sur le pain dit aux cinq céréales, quoique, selon toute vraisemblance (remarque de Baladine) ce ne fût pas du pain aux cinq céréales que l’ermite Paul recevait de son corbeau. Enfin, toutes ces précautions diététiques, et je ne parle pas (toujours Baladine) de son abstinence de viande, de son refus des ratatouilles parce que la tomate y jure avec le reste (la tomate! s’écriait-il, cette mexicaine ni fruit ni légume, mi- fruit mi -légume!), de sa phobie des asperges à cause du rein, des flageolets à cause des flatulences, des pâtisseries qui sont, proférait-il sur le ton presque de la menace, la pire des choses, l’intoxication définitive, la solution finale ; le sucre est meurtrier, le sel à surveiller de près, évitez comme la peste les graisses cuites; bref, si je n’eusse été là, le Professeur n’aurait plus mangé que des laitues, des carottes, et, au printemps, pour laver son foie, des jus d’orties et des pissenlits en salade ; les fruits ? ah! comme il s’en défiait! Seule la pomme trouvait grâce à ses yeux, car en manger trois par jour, selon le dicton, c’est conjurer le cholestérol…Ces minuties maniaques étaient sa façon un peu comique d’imiter le régime des anachorètes du désert de Scété.

Il n’a guère dépassé les septante, dis-je. Paul l’ermite fut presque deux fois sexagénaire, Antoine un centenaire gaillard. Mais notre ami, dit-elle, s’était fourvoyé dans les sciences humaines, qui sont usantes, disait-il ; en 1968, il fut soixante-huitard ; il étudiait alors la psychologie et la sociologie ; il s’agitait parmi les agités ; motions, émotions ; quel jacassin! me dit-il, par après ; quand il fut revenu de ces logorrhées (c’était son mot), il ne cessa de dénoncer les abus vénériens et les crises de vanité de ses collègues sociologues ou psychologues : les gens, soulignait-il, les plus puérils qui soient, les moins capables de se comporter décemment. Il disait, dit Baladine, que c’est la psychologie et la sociologie qui l’avaient usé. Moi, je crois que c’est l’abus du café. Baladine me lit une de ses notes, titrée : Balzac.  » Il abusait du café, mourut à 50 ans. J’aurai eu un destin balzacien, mais sans Comédie humaine. Il s’est épuisé, il a épuisé avec lui le roman, qui n’est plus désormais qu’une « cafetière sur la table ». Ses successeurs ne font que se raconter eux-mêmes. Ils goncourent à se raconter, et c’est tout. »

Terminé-je cette préface ? L’août s’achève. Les jours ont passé, rondement. Le ciel d’Aubrac a proposé ses éventaires de nuages et ses improvisations ventées. L’herbe et la pierre s’étalent, fastueusement, les montagnols sont à l’oeuvre, les bestiaux ruminent, l’eau des torrents a sa transparence noire. Quelque chose de crépusculaire s’accuse : le crépuscule devient une basse continue, un basalte second. Je suis content de me reposer un peu sur cette description. Certes, décrire l’Aubrac, après Julien Gracq, n’a pas de sens. Je renvoie à ses pages, insurpassables. Mais décrire, je le constate, c’est une pierre où poser sa tête, où laisser somnoler le sens. Quel sens ? Celui de ce travail. Le Professeur voulait ne plus ressembler à un professeur, il est resté professeur jusqu’au bout des ongles. Il espérait entretenir une fois, avec un vrai corbeau, une relation vraie, il est mort sans que cette relation ait eu lieu, à moins que l’on prenne en compte le petit incident du crave, à Llo. Il faisait des bouts de texte, qu’il ne parvint pas à mettre en forme. Dans cette pagaïe je devrai pagayer. Je pagaye. La tâche de transformer des fiches en fiction excède mon habileté. J’y échoue, c’est clair. Puis-je conter au moins cet échec ? Serait-ce la planche de salut ? Le canot d’Ishmaël ? la bouée de sauvetage ? Oui, oui, oui. Je le crois. Je lance le corbeau hors de l’arche. Il ne ramènera pas le rameau d’olivier, mais il va et vient, va et vient, il touchera terre, une fois, le grain mûrit, le pain se fait, j’entends la corne du boulanger ambulant, ah! la bonne fougasse urcizaine!

Il meurt un 31 août, dans ce mois qui le circonscrit, l’enveloppe, et l’achève. Son mal fait des progrès, il s’inquiète de la perte de ses cheveux. La calvitie l’indigne. Il essaye divers traitements, mais ni les massages thermo-électriques ni le vieux pétrole Hahn, ni la « verfrissende tonifiërende lotion Seborin » n’enrayent la chute inexorable. « Pourquoi vous conté-je cela ? » me dit Baladine. Sa voix est comme une étamine de blutoir usé. »Parce que, dit-elle, en dernier recours le Professeur, sachant par Lydie que la mue des petits passereaux en cage est activée par certaines substances, se fit préparer par son pharmacien une mixture d’acétyl méthionine, vitamine B1 et acide folique, dans l’idée absurde que ça pourrait être bénéfique à son système pileux. Ne craignez-vous pas, cher, lui dis-je, que des plumes vous poussent en lieu de poils ? Il sourit, me récita une charade aimée de son père: « mon premier a des plumes et n’a pas de poils, mon second a des poils et n’a pas de plumes, etc… » Je suis inconsolable, murmura-t-il avec humour, de n’avoir pas et poils et plumes. Il se rêvait passereau, poursuit Baladine. Réveillé, il développait ce rêve en dévoyant de leur finalité les exercices spirituels de Loyola, qu’il pratiquait loyalement par ailleurs. C’était sa façon d’être hérétique. Au lieu de fixer par le dessin comme Léonard l’obsession de l’aile, il se l’incorpore, souffre les prémices d’une imaginaire métamorphose. Oui, il semble à la fin que sa condition d’homme l’excède – C’est ce péché d’angélisme, Baladine, qui vous excitait! » Cette femme informaticienne et rockeuse raffole des personnalités. Elle est peu saisissable (pour moi), Baladine : un mixte de midinette et de marquise. Une grande dame inachevée. Entichée du folklore mondial, des niaiseries ethniques, de la société « multiculturelle » et du macintosh. » Que je vous dise, me dit-elle, à la fin, dans ses cheveux gris qui n’arrivaient pas à blanchir « (le blanc, pensé-je, c’eût été solaire, apollinien, colombe ou cygne, corbeau restitué à son antique splendeur), « quatre tifs faisaient touffe, il les arrangea en aile de corbeau – Les teignait-il en noir ? – Non. Mais, dans sa promenade rituelle vers les Escoudournats il se coiffait d’une casquette délavée couleur de jean dont la visière se déformait en bec d’où débordait ladite touffe. Et ainsi de suite… – Ainsi de suite ? – Oui. Je lui offris une fois, sans arrière-pensée, je vous jure, une sorte de polo noir à col roulé, insalissable, il ne portait plus que ça, avec un cache-col dont il colmatait, par grand vent, ses narines, de sorte qu’on aurait cru des vibrisses – Bref, il est mort un peu corbeau ? – A la fin, il était comme sur un perchoir, attendant le vent de la fin. Il avait si bien viré au noir corbeau qu’il était son propre mauvais présage, se l’incorporait. Sa grande préoccupation, c’était comment on passe, il y a la seconde où l’on est encore en vie, la seconde après, pfffuit, disait-il… cette lapalissade lui plaisait. « (Pfffuit, pensé-je, plutôt le cri soyeux du chocard)- « Souffrit-il ? – Guère. Ce fut une tumeur maligne, mais avec de bonnes manières dans la malignité. Et puis la morphine. Et la prière. Il n’est pas mort, il est… passé. Comme il le souhaitait, à la façon d’un passereau – Pas comme Rilke », dis-je. (La Correspondance, tome III des Oeuvres traduites au Seuil, semble avoir été un de ses livres de chevet) – » Rilke le hante – Et Kafka ? Il y a dans le bureau cette photo de Kafka en redingote. » Baladine ne sait pas. Je sais, moi. Les mains de Baladine dessinent dans l’air une sorte de mandala. Très ongulées, ces mains. Baguées d’ésotérisme. « Une fois », enchaîne-t-elle, « où je l’interrogeai sur les sépultures, il me répondit sur le ton le plus sérieux du monde qu’il abandonnerait volontiers sa dépouille, à l’instar de Tchouang-tseu, au bec des rapaces. »

Dois-je faire état de son malheureux mariage ? L’élue, qui l’avait été par petite annonce (je le tiens encore de Baladine) consentit au mariage blanc, sitôt mariée s’agaça de cette immaculée conception (agace, pensé-je, en provençal, la pie, agasso), voulut tâter d’une couleur un peu plus salissante, le Professeur avait un faible goût pour la ridicule corvée d’accouplement (c’était son expression), bref il y eut quelques orages secs, s’ensuivit une séparation à la peu amiable. Il avait (toujours Baladine) ès choses d’amour une curieuse susceptibilité. L’idée qu’une femme éprise de lui pût lui infliger un rôle, à son insu, dans des mises en scène intimes, sur le grotesque petit écran du coeur (je dis comme il disait, dit Baladine), le jetait hors de ses gonds. Il eût souhaité une police des fantasmes, une amende pour ceux que l’on n’eût pas déclarés, une perquisition dans les caves de la conscience. Je ne veux pas, fulminait-il, que l’on fantasme à mon sujet. Cette façon clandestine de faire main basse sur le prochain! Cette atteinte à la loyauté, à la royauté de la personne! Les corbeaux ne fantasment pas, eux. Qu’en savait-il ? dis-je.

Lydie, à l’évidence, était éprise de lui. Il en fut d’abord flatté, accueillit bien ses premières épîtres, ses premiers coups de fil. Le drame survint quand, parti en voyage à Laguioles pour acheter non le fameux couteau, mais son ancêtre le petit poignard dit capuchadou, qui convenait mieux à son goût rustique, et, par la même occasion, s’offrir des fleurs de pissenlits macérés au « Lou Mazuc », baguenauder rue Bombecul, faire à loisir le circuit du Roc des Cabres, et ayant notifié à Lydie sur une de ces jolies cartes postales représentant une planèze complantée de vaches de Salers cette absence de trois jours (c’était beaucoup, pour lui!), il fut surpris, rentrant plus tôt que prévu (parce que la lotte au petit lait qu’on sert avec les pissenlits lui avait, prétendit-il, ballonné l’estomac), d’entendre la sonnerie téléphonique et, décrochant le combiné, Lydie, effarée, interdite,…elle avait voulu, en son absence, s’offrir la volupté de laisser goutter le petit grelot, longuement, longuement, dans l’intérieur du Maître bien-aimé. Autant se foutre dans mes draps, corbleu! (sic, assure Baladine).

Baladine s’absente. Elle reprend à Rodez son travail à la banque. Sa présence me pèse. Son absence me pèse. Absente, présente, « fort », « da »…un petit fil d’intrigue. Je parle avec elle peu quand elle est là, mieux quand elle n’y est pas, je la vois peu quand elle est là, mieux quand elle n’y est pas. En cet instant même j’entends ce rire dont elle scandait sa médisance bénine sur les opinions insolites de son vieil ami ès choses d’amour. Ce rire est-il celui de l’éternelle Eve déçue ? Il me semble que Baladine aurait du mal à concevoir que la sexualité puisse s’ouvrir en sympathie cosmique, que l’on puisse frémir de joie à l’évolution dans le ciel d’un fuseau noir avec à un bout une allumette jaune et deux socquettes roses aux deux autres bouts (je décris le chocard). Quand elle sera de retour, samedi prochain, je reprendrai pour la taquiner le couplet du professeur : Que de scénarios, Baladine, où nous sommes incessamment à notre insu impliqués! Combien de rôles, à notre insu, jouons-nous sur le théâtre intime de notre prochain ? Notre corps subtil n’est-il pas blessé par ces prélèvements répétés ? Baladine, réticente, ne répondra que par le geste, l’attitude. Elle placera l’index de sa main gauche entre les lèvres, méditative, froncée; elle le retirera, imprimera à son poignet un mouvement rotatif, puis ouvrira « Libé », en angle aigu de soixante degrés environ, et fera semblant de se fixer sur un article dont je déchiffrerai le gros titre, non sans constater une fois de plus le noir de jais de ses cheveux où s’interpolent, eût dit le Professeur, quelques mèches couleur prune. Cependant je continuerai « . Il y a, dirai-je, la convoitise, et il y a la charité. C’est l’une, ou c’est l’autre. Le professeur imputait tous les fantasmes à la convoitise. Mais ne faut-il pas distinguer entre le fantasme, qui est réquisition d’autrui sur la scène privée, et son évocation gracieuse dans le dessein de lui attirer des grâces ? » Je suggérerai à Baladine que les fantasmes sont des démons, qu’il n’y a pour les chasser que la prière, que la prière est donc la pratique la plus nécessaire qui soit pour entretenir entre les hommes la paix. J’aurais ajouté que l’ermite, c’est celui qui s’isole afin de se soustraire aux fantasmes d’autrui et de noyer les siens, comme les porcs de l’Evangile, au lieu le plus bas. Baladine ne me contredira pas. Elle secouera « Libé ». Le froissement du papier journal, un oeil méticuleux sur une quelconque nouvelle seront sa façon de censurer ma philosophie catholique et (donc) désuète.

Assez tergiverser, assez de modulations apéritives. Je regarde les liasses : c’est la partition du Professeur. Il s’agit de jouer, maintenant. Je jouerai -septembre y invite – une octave plus haut ; je jouerais, plus volontiers que corbeau, chocard. Le chocard est mon préféré : il lâche en vol les petites gouttes perlées de son chant… Tiens! cela ressemble à un haïku. Alors, je vais en faire un autre : des fils de lumière soyeuse   se dévident     chant du chocard. Pourquoi me mets-je moi-même à faire des haïku ? Suis-je contaminé par Lydie ? Ah! les lettres de Lydie (cette chemise jaune serin, sur la desserte). Lydie, c’est comme : l’Idiote, me dis-je. C’est cela. Il faut une idiote. Lydie, au reste, a contaminé le Professeur. Sous le titre « mon oeuvre au noir » on peut lire, écrit en caractères graciles : « mes pensées volètent     oiseuses     j’en fais un corbeau nourricier ». Dix-sept syllabes. Le compte est bon.

C’est samedi, c’est crépuscule. Baladine entre, une fougassette au bec « – Alors ? » C’est le crépuscule. Une nuit de Margeride s’ouvre dans sa question. Les liasses! Je suis lié. Ce pari… Mes petits prix Goncourt -« D’où était-il, au juste ? – De Rodez, parbleu ». Parbleu. J’eusse dû m’en douter. Les personnes faites comme le Professeur Réquistat naissent à Rodez.

 

I

 

 

J’ai attendu pour commencer vraiment que ce soit le premier septembre.

Septembre est un mois extra.

C’est la façon la plus expéditive de sortir d’août.

Si je ne me mettais pas en septembre, je serais désormais dans la dépendance d’un 31 août empaillé sur la girouette rouillante du clocher de Réquistat.

Premier septembre. Extra-août. Il me semblait, tant que le mois d’août aoûtait, que j’étais sous un crêpe, que je souffrais du mal Réquistat. Ma santé se détériorait, de l’estomac au côlon il y avait un dysfonctionnement. C’est par le côlon, m’a dit Baladine, que le Professeur est parti. Le mois d’août lui avait enflammé la paroi intestinale, m’a-t-elle dit, ne sortant plus du mois d’août, il n’était plus sorti de son côlon, et il est parti avec son côlon.

C’est le premier septembre, et plaise au ciel que ça le reste assez de temps pour que je parcoure quelques liasses sans migraine. Maintenant que je ne peux plus reculer, la lassitude déjà me gagne, ces liasses, c’est comme un corbeau, on dirait, qui se perche sur mon cerveau, m’accroche de ses griffes, déjà je broie du noir. Ce pari que j’ai fait de faire un roman du corbeau est une idiotie. C’est Baladine qui m’y a incité. Tout le mois d’août, elle m’a chauffé avec cette idée, le 17 août j’ai rejoint Baladine ici, j’ai pris mes quartiers à l’hôtel Calmels, dont le délabrement est indescriptible (cet adjectif suffit), mais où, étant l’unique client, je suis client-roi, et j’ai vue sur le Plomb du Cantal, là-bas, qui luit, au crépuscule, comme l’arche sur le mont Ararat. La maison du Professeur n’est guère moins délabrée que l’hôtel. Baladine ne m’en a épargné aucun recoin; elle a fait grincer pour moi tous les gonds, a pour moi ouvert toutes les armoires, de style ou non, je sais tout sur la panetière ou le pétrin, symboliques! m’a-t-elle dit, et elle m’a introduit enfin dans les tiroirs, dans les pétouillets – c’est moi qui plaisante- où le Professeur déposait ses laisses mentales.

Maintenant que c’est le premier septembre je ne peux plus différer. L’absence de Baladine me soulage. Baladine, je crois, me tirerait en douce ailleurs, vers un autre roman, vers autre chose qu’un roman. Mais – c’est là le piquant, le pas-romanesque-pour-deux-sous de la situation – comme je n’ai aucune attirance pour Baladine, c’est le corbeau, sans Baladine, qui m’attire : le corbeau, pas Baladine, double gageure. Tant qu’elle était là tout lui était prétexte pour interrompre ma réflexion. Elle venait m’informer que la cafetière est sur la table, ou pas, et qu’on voit c’est mauvais ou qu’on ne voit pas c’est bon signe le Plomb, je devais chaque fois me rendre à son point de vue.

Quand on ouvre le carton des liasses, l’on découvre d’abord quelques feuilles volantes, où la fantaisie se donne libre cours. Ne pouvant transcrire telles quelles ces notules dont la fantaisie est par trop débridée je tâche à les traduire tant mal que bien dans mon tour syntaxique, avec mes scansions propres mais, j’espère, sans en perdre le suc essentiel :

« Ce qui, prétend-on, porte malheur, je le répute de bon augure. Sous une échelle je m’empresse de passer, dans la pensée qu’un jour le patriarche Jacob m’en récompensera. Le chiffre 13 fut le mien, treize années durant, dans une petite rue de Rodez où il ne m’arriva rien que de bon ou du moins de tolérable. Treize est l’envers de 31, et c’est au-dessus d’une plaque 31 que se déroulèrent, sans incident grave, mon enfance et mon adolescence. La locution « être sur son trente-et-un » a pour moi un charme nostalgique, il me semble que je fus sur mon trente-et-un avant tout apprentissage du monde, et que ce 31 m’a, du monde, à jamais dispensé. Le corbeau est réputé oiseau de malheur. Je suis convaincu qu’il m’est bénéfique.

Passer, en latin, passereau. Passereau, passereau pas. Le passereau passe. Féminin, passerelle. Le passereau est une passerelle entre les terrestres et le Dieu. Le passereau passe la viande, passe le pain, à Elie, à Paul. Triste monde qui ne sait plus que le corbeau est un passeur considérable.

Mais il ne passe pas, seulement, il perche, il chante. Le merle, ce corbeau modèle réduit, pour chanter se perche volontiers sur une antenne de télé; quand il chante, ce Pavarotti des antennes, il est combien plus charmeur que n’importe quelle vedette! Le seul intérêt de la télé, c’est l’antenne, perchoir élu par les passereaux chanteurs.

Le corbeau est un merle qui a voulu se faire aussi gros qu’un rapace, et qui y a presque réussi.

Il y eut un temps où les petits passereaux étaient mes délices, je ne jurais que par mésange ou chardonneret. C’est que je m’intéressais aux jeunes garçons, j’aimais le nom allemand, Knabenkraut, de l’orchidée, et la légende du « Cor merveilleux de l’enfant ». Un petit passereau est un Knabe, un pénis volant. De celui-ci il a à peu près la taille. Dans ma forêt enchantée le pinson est une sorte de pénis-ange, un sexe en trilles, amovible, aérien. Puis, les petits garçons ne m’intéressant plus, les petits passereaux cessèrent de m’intéresser. Je ne sache pas qu’André Gide ait suivi le même parcours. En Tunisie, alors qu’il est très vieux, il tourne autour du jeune Victor, s’indigne que Victor conchie la lunette des vécés. Entre parenthèses la façon de caguer des passereaux est exemplaire : tout juste une pression du ventre, et tombe une virgule de fiente, ponctuation digestive, signe quasi abstrait. Du désintérêt pour les petits passereaux je passai à l’intérêt pour les grands passereaux. La joliesse des uns, leurs mignardises à la longue m’agacèrent, même la suavité de leur chant. Je me mis à préférer des oiseaux plus rudes, mais plus subtils, croyais-je, avec lesquels on pût être vraiment d’intelligence.

Corbeau, inverse de : beau ? La Sulamite dit : « je suis noire, mais je suis belle ». Je suis belle et noire, belle parce que noire. Elle dit encore de son « chéri » : « sa tête est un lingot d’or fin, ses boucles sont des panicules, noires comme un corbeau ». »

Pourquoi le corbeau. Perchè ?,

Réponse : 1) parce que perché.

2) ) Parce que pas la pie. Il faut que oui soit oui, non soit non. Avec la pie, on ne sait à quoi s’en tenir. La pie s’habille en demi-noir demi-blanc. En queue-de-pie pas queue-de-pie.

3) Parce qu’il est en France comme l’amour-passion, tout le monde en parle, personne ne le voit, on voit des corneilles, des freux, des choucas, le grand corbeau, corvus corax, ne se voit, lui, qu’au musée béarnais, à Pau, en face du béret basque.

4) Parce qu’il est pudique. On ne le voit jamais « faire » l’amour. On ne colporte sur lui aucune histoire sentimentale ou salace. On ne le trouve pas, comme le vautour ou le cygne, dans les Analectes de la libido.

5) Parce que la chose d’amour, s’agissant des corbeaux, n’a donc pas lieu de paraître. Baladine me harcèle pour que j’écrive un roman avec la chose d’amour, parce qu’il n’y a pas de roman, dit-elle, même de corbeau, sans la chose d’amour. Toutes sortes d’oiseaux sont impliqués, dit-elle, dans la chose d’amour, même les grands prédateurs sont impliqués, à cause de ce Monsieur Freud qui s’est avisé de détecter un vautour dans une toile de Léonard de Vinci, et ce prétendu vautour trahirait une affection bizarre du peintre pour sa mère. Le corbeau, lui, si loin qu’on aille dans le temps et dans l’espace, jamais on ne le prend en flagrant délit d’amour. Il lui arrive d’épier les amours des autres, quelquefois, et de les rapporter. C’est de là que vient la stupide acception policière, polarde, de « corbeau ». Cette stupide acception date d’hier, le Littré ne la connaît pas. Le Littré n’a que de bonnes manières. La chance, avec le corbeau, c’est qu’on peut se dispenser de la chose d’amour. Certes, les corbeaux font l’amour, il faut bien, sans quoi pas de corbillats, mais la légende dit que c’est par le bec que chacun, chez les corbeaux, s’unit à sa chacune.

6) Parce que décennies durant, au cinquième siècle de note ère, chaque jour que Dieu fit un corbeau nourrit d’un demi pain le saint ermite Paul.

7) Parce qu’une fois, en ce siècle-ci où Dieu, dit-on, s’est absenté des jours de l’homme un corbeau tenta d’obtenir de mon père qui sortait de la boulangerie de Saint-Urcize un demi pain – peut-être (qui sait ?) pour l’apporter à un ermite. Mon père le lui refusa.

Je veux mettre ces deux faits en court-circuit.

Je vois bien par où je ressemble à mon père : presque tout. Je vois que presque tout me sépare de Paul l’ermite. Sauf un attrait inexplicable, inhérité, de quel ciel venu ? pour l’ermite et son corbeau. Je ne pense pas que je mérite jamais un jour de recevoir la visite d’un de ces volatiles inspirés, n’ai-je pas à suffisance le pain de « La Saint-Urcizaine » ? Mais je rêve de réparer une fois l’insulte faite par mon père à un descendant peut-être, un congénère nul doute, de l’oiseau préposé par le Seigneur à l’intendance du saint ermite. Souvent me vient l’idée que c’est pour un autre ermite Paul, caché dans les Gorges du Bès, que ce corbeau tentait ce rezzou audacieux, et il se heurta à mon père qui ayant avalé de travers quelques versets de Zarathoustra, dont il avait fait son évangile sceptique, avait chassé de son horizon mental l’idée même que des ermites pussent encore exister. Je n’accuse pas mon père. Au reste je sais de quelle main il peut flatter un plumage, le gloussement satisfait de la jeune hulotte, au jour du jugement, couvrira, j’en suis sûr, tous ses péchés. Mais j’accuse un siècle où l’on a perdu le juste rapport avec les animaux, où l’on prétend les cantonner dans des réactions instinctives sans imaginer que l’instinct puisse être divin et que l’oiseau surtout, qui n’est pas un animal, mais un mixte de bête et d’ange, puisse chaque fois qu’on L‘en prie entrer en résonance avec l’ange, et dans ses raisons.

Or voici qu’au début du siècle, exactement le 10 août 1903 (août, le pire des mois), le poète Rilke, dressant le constat de la moderne impuissance, déplore qu’il n’y ait plus de lieu épargné par la mesquinerie caquetante, et, continue-t-il, « irais-je au désert, le soleil et la faim m’y tueraient ; car les oiseaux ne volent plus vers les solitaires; ils jettent leur pain à la foule qui se l’arrache ». L’on croit sans peine que ce délicieux parasite des châteaux et altesses en désuétude était peu doué pour le désert, « irais-je », hasarde-t-il, mais non! pas de danger qu’il y aille! Mais n’y a-t-il vraiment plus de « solitaires » ? S’il n’y en a plus, il vaut mieux croire que les oiseaux n’ont cure de l’homme, désormais. Comment imaginer qu' »ils jettent leur pain à la foule » ? Et qu’est-ce que cette façon plurielle de dire « les oiseaux », volatilisant la pieuse tradition du corbeau en image plébéienne ? Et qu’est-ce que ce « ne volent plus », sinon une variante du « nevermore » d’Edgar Poe ?

Rilke…Il fait des phrases. Je voudrais ne pas faire de phrases. Faire des phrases, c’est mentir : « à quel point le moindre cri d’oiseau au dehors me touche et me concerne ». ?..Mais j’attends qu’il me conte sa relation réelle avec un oiseau, une fois. Et puis l’idée que l’oiseau, dans un cri, dit tout ce qu’il est, tandis que nous serions voués aux malheureux détours du langage, me semble si fausse! L’oiseau ne dit pas tout ce qu’il est, dans son cri, il dit misérablement quelque chose; tant de fois j’ai pu soupçonner qu’il nous enviait nos inflexions, notre palette verbale! Rilke fait de la littérature avec l’oiseau, les moines de Haute-Egypte, eux, se fiaient à sa sollicitude. Vous imaginez Paul l’ermite écrivant : « à quel point le moindre cri … » ? Dans la même page où il s’émeut de ce « moindre cri », Rilke évoque des miches de pain, « immenses et pâles », écrit-il, « paisibles dans leur tangible richesse ». Ces pains-là ont pour moi le goût fade de la perception fine, de la phrase bien faite, ils ne sont pas comestibles, ces pains, ils ne nourriront ni un père du désert ni un père de famille; émotion moulue, ils sont soustraits à l’échange et au don. Non, il était trop familier des châteaux et altesses en désuétude, ce Rilke, pour entrer dans les climats de l’âme où la légende devient plus vraie que l’histoire et où le miracle quotidien se substitue aux émotions exquises et occasionnelles du nervosisme. Du désert il ne connaît que Gizeh. Je lui sais gré de s’être intéressé au sphinx, et je ne puis douter qu’il ait vu une nuit s’envoler, du bord de la coiffe royale de ce « dieu », comme il l’appelle (mais qu’est-ce qu’un « dieu »?), une chouette. Ah! L’oiseau de Minerve rendant visite au monstre de l’énigme! On sent trop que tout ce qui lui arrive tourne autour de sa minutieuse personne enchâssée dans la mythologie universelle. Moi je peux raconter comment je recueillis une jeune hulotte tombée du nid, m’en fis le père substitutif, m’arrachant des poils pour la nourrir quand aucune souris ne s’était prise à mes pièges. Je n’irai pas, pour cet incident domestique, déranger les galaxies. Ah ! Ce Rilke me déçoit, à la fin. Sa diététique savante, ses tactiques d’amitié, ses délocalisations éperdues font de lui un éternel crevard. Un Paul, un Antoine, avec leurs austérités folles, crèvent le plafond des cent ans, l’amant de Lou conduit à peine au-delà de la cinquantaine sa chair frissonnante et tendrement couvée. Ceux-là excèdent ce monde, font entrevoir une autre humanité, un autre rapport de l’homme à l’homme et de l’homme à la bête ; celui-ci se distingue à peine d’un petit bourgeois . Car voilà le point. Ce qui m’agace le plus, chez Rilke, c’est sa prétention d’entretenir avec la bête un rapport absolument original, comme seul pourrait le poète, frontalier, croit-il, du jardin originel, Orphée ? Je ne crois pas à Orphée, encore moins à sa métamorphose en Rilke.

Rilke… c’est peu de dire que jamais un corvidé se sera inquiété de lui apporter fût-ce un quignon. Il n’aura jamais entretenu avec l’oiseau qu’une relation orphique, compliquée, énigmatique. Quand il n’aura pas manqué, à son égard, du tact le plus élémentaire. (Il a confessé sa grossièreté, çà ou là). Le voici, dans un moment de sa vie (il y en eut tant!) où la neurasthénie le menace, qui devient convulsionnaire aux lettres d’une admiratrice, déborde de sentiments tendres, ultra-tendres, infiniment tendres, miaoute, cajole, caresse, canaille (« amie », « cher cœur », « fraternelle », « Benvenuta », « ma joyeuse », « ma familière »,etc.), et, au comble de sa saoulerie sentimentale, s’écrie : « il faut qu’un jour nous nous risquions ensemble à offenser les choucas de notre triomphante gaieté ». Comme si homme au monde était capable, par sa gaieté, d’offenser les choucas! Cette lubie est du calibre de celle de La Fontaine qui fourre un fromage au bec de son corbeau et une harangue au museau de son renard. Mais je croirais plus volontiers à la véracité de la fable qu’à la conjoncture pour Rilke d’une quelconque gaieté triomphante, voyez-vous ça! et de choucas offensés; plutôt ceux-ci se fussent-ils esbaudis sans retenue à voir le couple de ce moustachu et de cette émoustillée et eussent évincé par leurs voltes et la pureté rythmique de leur mélopée, insolents virtuoses, le verbiage amoureux du poète et de la pianiste.

Moi, je me souviens, une fois, au Puy d’Aubraquet, c’était une heure si délicieuse qu’un peu de neige caressait encore un peu de fritons de roche, et quelques stratus au Sud commençaient de s’épandre, je fus soudain ébaubi par une escadrille de choucas qui exécutaient en plein ciel, puis en rase-motte, et dans les spires d’espace entre terre et ciel, se déployant puis se rassemblant comme sous la baguette d’un chorégraphe, le plus gracieux ballet aérien qu’il me fut jamais donné de voir.(Aucune Benvenuta ne me pompait l’air) . Ces choucas…Ils ont eu lieu. Je peux revenir au Puy d’Aubraquet, j’y reviens, je les y convoque, désespérément. Ce ne sont pas « les choucas », abstraction lyrique, humour provocateur, symbole, contrepoint. Mais ces choucas, ce jour-là. Nul doute : je ne cesse pas de voir entendre l’ajustement de leurs voltes et de leurs voix, tchiouououhhh, effilés sonores, fusées on aurait cru. Non, Rilke, en dépit de la légende savamment par lui-même entretenue, n’a jamais entretenu avec aucun oiseau la sorte de relation juste que je cherche. S’est-il jamais douté qu’il en allait de sa relation avec les oiseaux comme de celle qu’il avoue avec les altesses et les châteaux en désuétude ? Il est, dit-il, comme un chien qui a beau enfoncer sa queue dans le gris ou le rose du coussin, « l’adhésion n’y est pas ».

Tout de même, avec les chiens, ça allait relativement mieux. Je porte à son crédit une rencontre émue, à Cordoue, avec une chienne grosse, de l’espèce la plus pitoyable, qui a recours à lui, implorant quelle pitié, quelle pitance ? Il s’arrête, compatit ; entre elle et lui quelque chose passe. Renan s’excusait si, par mégarde, il bousculait un chien. Ici l’embarras, la répugnance sont notés sans faux-fuyant. Le don d’un morceau de sucre est un expédient dérisoire. J’envie à Rilke cet instant-là. Instant d’un tact infini : pas de langue lécheuse, pas de main cajoleuse. Rien que des regards. L’on comprend que la chienne veut être reconnue, comme nous tous, pour ce qu’elle est, un pauvre fragment d’existence corruptible, et ses chiots avec ; peut-être devine-t-elle que lesdits chiots finiront dans un sac, noyés, ou dans une poubelle ? Mais il y aura eu ces quelques secondes où Rilke gagne pour lui et pour la bête le royaume des Cieux. Cette obole d’attention, cet échange de regards, ce don d’un sucre me rappellent Xavier Le Pichon racontant son séjour auprès de Mère Teresa et comme il s’efforce gauchement de nourrir à la cuillère un tout petit enfant moribond ; le môme est perdu, ces cuillerées sont en pure perte ; or voici que le regard du môme rencontre le sien, et dans le regard de ce pauvre être mourant il y a plus que tous les poèmes et tous les poètes, une présence, une inépuisable présence, un puits de Jacob de présence, qui trompe la mort ».

On n’échappe pas, avec le Professeur, à des histoires comme ça et des réflexions comme ça. Mais suis-je ici, ce premier septembre, pour échapper à quoi que ce soit ? La liasse I est une sorte d’arche. Le chien y est inévitable comme il l’est ici, dans ce village où il y autant d’indigènes canins que d’indigènes humains. Cave canem, prends garde au chien, c’est, pour un conteur, la consigne de toujours ménager au chien une petite niche dans la narration. Le Professeur continue donc : « Je ne me targue pas, avec la gent canine, de conversations aussi mémorables que celle de Rilke avec la chienne susdite. Mes incidents sont futiles. Une fois j’abandonnai à un bâtard humblement quémandeur un pâté, reste de pique-nique. Festin! Je fus remercié d’un coup de langue et d’un coup d’oeil que je porte désormais secrètement comme une décoration. Récemment je croisai un huskie. Sensible à l’intérêt que je lui portai il me donna un coup de langue congratulatoire.. Je devrais biffer ces anecdotes. N’importe qui a reçu, d’un chien un coup de langue congratulatoire. N’importe qui a senti dans sa fesse le croc comminatoire d’un dogue excessivement zélé. Certains sont même des élus de la morsure, et goûtent les délices du vaccin anti rabique. Il en va des chiens comme des hommes, hommerie et chiennerie se répondent. D’ordinaire le chien reflète son maître, le roquet acariâtre trahit l’avarice peureuse du paysan mal loti ou du petit bourgeois constipé. Un bourg entier déclare son niveau moral au retroussement des babines et à l’ampleur de la vocifération. Il est des villages idylliques où la bonne bête couchée à même la rue vous regarde à peine passer, toute à sa somnolence. Ailleurs, à peine paraissez-vous, c’est un sabbat d’enfer et, au bout de la chaîne, dix Cerbères s’étranglent de fureur. L’un d’eux, déchaîné, vocifère à vos basques au-delà du dernier pan de mur, de la dernière clôture. A l’évidence vous êtes indésirable. L’on ne partagera pas avec vous, ici, le pain et le sel. N’importe qui peut raconter, au sujet des chiens, des anecdotes comparables à la mienne, et celle de Rilke n’est pas extraordinaire. Mais dès que l’on sort du cercle des animaux domestiques, tout ce qu’on raconte semble ressortir à la légende. « Légende »:ce qui doit être lu. Sous-entendez :ce qu’il est loisible de ne pas croire; ou: ce que l’on ne croit que si l’on est crédule. A la vérité, tout est légende, les hommes sont si menteurs que les croire exige toujours un peu de crédulité. Non moins qu’à la légende de Rilke interpellé par un regard de chienne je crois à cette légende de Haute-Egypte : Abba Macaire, connu pour son charisme de guérisseur, reçoit une fois la visite d’une hyène portant à bout de gueule son marmot aveugle; elle le dépose sur les genoux du saint homme; celui-ci mélange quelques crachats avec de la poussière, saupoudre la mixture d’une oraison; le marmot retrouve la vue ; sa mère aussitôt, sans un mot, le remmène; le lendemain elle revient déposer aux pieds de l’ermite la toison d’une grande brebis. M’objecte-t-on que la gratitude, en l’occurrence, exige un crime, que la brebis a payé le prix, que tout cela est au bout du compte détestable et dérisoire ? Tristan Bernard récrivait à sa façon l’épilogue de la parabole du fils prodigue : « On tuait le veau gras et l’on faisait la noce, Et la vache disait : ça va bien, ça va bien, Ces gens qui retrouvent leur gosse Commencent par tuer le mien ». Cette espièglerie me plaît. Vrai je ne vois pas de justice dans le prix que paie le veau pour le retour du fils à papa. Ce veau avait une espérance de vie, et n’aura pas eu loisir, lui, de courir les filles. Ah! Les filles… Baladine… Ce que je lui dois. Son indulgence à mes excentricités. « Vous êtes un autre Diphile », m’a-t-elle dit. La gratitude ? Est-ce la dette impayée qui serait la figure idéale, l’épure ? J’imagine la hyène satisfaite, à jamais regagnant le pays des hyènes, et n’ayant pas une pensée pour l’homme qui a guéri son petit. Le grand style, paraît-il: oublier. Ainsi fit le milan royal que je sauvai des labours où il était tombé, une balle dans l’aile, c’était près du Clau. Bandé, mis à l’abri, nourri, il s’en alla, un jour, et ce fut tout. Ce superbe prédateur avait, de race, le talent de ne pas se prendre les serres à un quelconque sentiment. Je sais, de science sûre, qu’à jamais, dans toutes les spires de tous les mondes, il aura oublié cette heure où je le portai, lourd fardeau, jusqu’à Réquistat, c’était le 31 août, le soleil déclinait, quelques cirrhus étiraient leur soie dans le soir commençant, la bête souffrait, bec ouvert, sans lâcher un cri, il me semble que son instinct l’avisait qu’elle était en bonnes mains ; j’aménageai la souillarde et la nourris d’abats. Je regrette d’avoir manqué l’instant où, sûre de ses ailes, une semaine plus tard, elle prit son vol. Ne revint pas, non, ne revint pas me dire merci. Le chien de l’Hospice de France, au contraire, ayant donné un dernier coup de langue au fricandeau graisseux me lèche la main. Peut-être la conjonction des regards et des destins, comme la raconte Rilke, représente-t-elle le grand style. Il ne s’agit que d’un morceau de sucre, la chienne ne remercie pas, elle est là, il est là, et ils sont tout soudain accordés comme le sont les astres, selon la loi éternelle. De même le jeune crave de Llo, sautant de mon épaule dans le trou de mur, ne devait pas me prêter plus d’attention qu’à une quelconque pierre en saillie. Remercie-t-on une volée d’escalier, un pommeau de rampe ? Ses parents, qui étaient, j’augure, du dernier mieux, m’ayant vu comprirent-ils mon rôle de bienfaiteur ? Il n’est pas dit que Paul le Thébain ait jamais remercié son corbeau. Il remerciait Celui qui a prévu des corbeaux pour l’intendance des ermites. »

Ici s’achève la première liasse. Le désordre y est roi. Qu’est-ce que ce crave ? Il y a encore quelques phrases assez confuses sur les coiffures successives de Baladine, tantôt une queue de cheval, note le Professeur, tantôt un pan de cheveux dénoués, dit-il, maintenant un tapon, pourquoi pas demain un pschent, dit-il.

 

Liasse II

 

« Voici où en sont mes connaissances, s’agissant des corvidés. Je connais le mot même : corvidé, ce qui me classe déjà honorablement parmi l’engeance dite cultivée. Utiliser le mot corvidé, en diverses occurrences où ce n’est pas utile, seulement pour faire sonner le mot. Corvidés, famille de l’ordre des passereaux. Je me suis réjoui quand j’ai su, de science exacte, que les corvidés étaient des passereaux, car il me semble que, quant à être oiseau, c’est passereau qu’il faut être. Si royal soit-il, aigle ou milan, un oiseau qui n’est pas un passereau me semble nicher dans la Disgrazia. Et d’abord il a toute chance d’être stupide. L’aigle a beau être royal, il est surtout stupide, le milan ex-aequo, de cette suprême stupidité qui est celle des rois, excepté saint Louis. Les oiseaux qui ne sont pas des passereaux ne sont que des animaux. Les passereaux, ni les Arabes ni les Japonais, qui sont les uns et les autres au parfum, ne s’y trompent, ce ne sont pas des animaux, ce sont précisément et exclusivement des oiseaux, les seuls êtres qui, sans déchoir, soient à la fois anges et bêtes. Cela est bien. Encore faut-il, entre les corvidés (corps vidés ? ce calembour trahit mon émotion de découvrir, ce jour même, mon émaciation sur le pèse-personne Tefal rapporté de Rodez par Baladine, 3 kilos de moins en un mois), entre les corvidés savoir distinguer. La pie est jolie, sur elle nul ne se trompe. Laissons-lui descendre sur un air de Rossini son éternel escalier. Le geai, rose, bleu, blanc, noir, est un arlequin des sous-bois à l’oeil rêveur. Ces deux-là sont, à mon avis, des corvidés de contrebande, des faussaires, qu’on pince tout de suite en flagrant délit. Pour les autres…Le commun des mortels confond corvidé avec corbeau. J’ai passé, de beau temps, ce stade. J’ai appris, une fois pour toutes, ce qu’était le chocard : éblouissante image, sur un rocher du Canigou, d’un individu frottant son bec, étirant ses ailes, agitant ses plumes, aérien, subtil, souple, émerveillé de lui-même et de ses environs, je le revois, bec jaune, chaussettes roses, image à jamais de l’élégance, glorieux antipode des coxalgies. De même le crave, je ne m’y trompe plus. Quand je découvris, en bas du mur nord de la petite église de Llo, ce petit être piaillant à fendre pierre, je sus aussitôt, socques et bec rouge, que c’était un crave. Ne pas me méprendre sur crave et chocard me classe honorablement, répété-je, parmi les mortels qui ne sont ni chasseurs ni ornithologues. Mais où je deviens confus, c’est précisément avec le corbeau. C’est lui qui m’intéresse, et je ne sais pas au juste si j’en ai jamais vu un encore, sauf l’empaillé du musée de Pau. Chaque fois que j’ai cru à un corbeau, j’ai été démenti par une instance savante. Mr °° m’a assuré que l’on n’en trouvait plus que dans les Alpes. Le sémillant Coco, à Escouloubre, élevé par la famille Bouyssou, ne serait-il donc pas un corbeau ? J’ai eu loisir mainte fois, au breakfast, soulevant le rideau de la vitre, d’observer Coco, j’ai entendu ses réclamations de prime aurore, avant qu’on le lâche dans la cour ; on l’a volé au nid, puis apprivoisé, me dit-on ; il est au mieux avec le chien Flax, me dit-on ; et l’on me dit aussi qu’il a une façon de langage patoisant. Mais, pour la taille, il ne me semble guère plus gros qu’un choucas. Au reste je n’en suis, avec Coco, qu’à mes tout débuts, je ne lui ai même pas été présenté, j’ai déjà cependant fait trois saisons à Escouloubre, je prierai Mme Bouyssou, la fois prochaine, si Dieu veut qu’il en soit une, de réparer cette omission. J’inscris sur mes éphémérides : Coco. On verra bien. Entre les freux et les corneilles, quelle différence ? Je ne suis pas Monet, les nuances du noir typique et du noir grisâtre m’échappent ; quant à la taille, 46 cms pour celles-ci, 45 cms pour ceux-là…Allez-y voir! Doit-on se fier à son oreille ? La transcription du cri animal en caractères phonétiques laisse perplexe. J’ai entendu beaucoup de vaches. Aucune n’a jamais exécuté « meueueuh ». L’émission de la consonne M dépasse sa compétence d’herbivore. Le freux, paraît-il, crie kâ, aâh, la corneille kroa ou-in, parfois clou-clou-clou; le vrai corbeau, le verax corvus corax émettrait, lui : cro, ou rrok, à moins que ce ne soit rok, il croasse, ou glousse, selon un expert, un autre lui impute « corrk-corr », ou « clon ». Qui croâre ? Une seule certitude : si la vache échoue au M, le corvidé, quel qu’il soit, échoue rarement au K, c’est la façon d’accommoder le K, pensé-je, qui le distingue. Enfin, ce sont des corneilles qui s’abattent dans les champs moissonnés, l’opinion le veut, je m’y rallie. Mais les volatiles pansus, actifs, dégourdis, qui hantent le Parc de Sceaux, portent-ils culotte, comme le freux ? Ont-ils de celui-ci la face blanchâtre ? Ah! J’aurais dû, comme Mallarmé, fixer mon intérêt sur le haut de forme, cela au moins a taille, teint uniques, et ne crie pas. Mais les ermites ne portent pas le haut de forme, et le haut de forme ne leur apporterait pas de fougasse.

Je rouvre Rilke. Il se fatigue du restaurant, note-t-il, et en veut à Dieu de n’avoir pas encore compris qu’il lui faudrait, comme saint Jérôme, rester dans sa cellule, et donc se faire nourrir discrètement par un corbeau.  » Quand le corbeau viendrait avec ses beaux petits pains, » dit-il, « ses morceaux de monde bien ronds, je n’aurais qu’à faire un de ces signes de tête que les oiseaux comprennent, et à dire : « Merci, pose-les là, je te prie! « – et…à les oublier ».Quelques années plus tôt il prétendait que les oiseaux ne volent plus vers les ermites, désespérait du désert. Maintenant, dans sa cellule parisienne, il y croit, au désert, et croit avoir acquis assez de mérites pour que Dieu dépêche un volatile à son service. Quelle impudence! Je ne réclame, moi, au bout de ces pages, mérité par elles, que le rapt, une fois, par un corbeau nécessiteux ou zélé, d’une miche que je rapporterais de la Saint-Urcizaine. N’importe, Rilke est, de tous les littérateurs, le moins littératé, et cette idée qu’il a d’entrer avec un corbeau en intelligence, cette idée, qui ne relève pas seulement de la fantaisie humoristique, mais d’une requête intime, d’un sens profond des interférences de destins, elle ressemble si peu à l’idée ordinaire du littérateur ordinaire! Et quoique je le querelle, je lui sais un gré infini de me prendre la main, parfois, quand je me relâche, et de faire avec moi les quelques pas qui me tirent de ma paresse, de cet à quoi bon qui trop souvent est le seul petit pain bien rond dont je me repaisse. Nous avons en partage, lui et moi, de n’être pas des saints, de le savoir (il y a des instants où il a l’air, lui, de ne plus le savoir), et de rêver de l’être.

Paul le Thébain a 113 ans. Il va mourir. Depuis combien d’années le corbeau lui apporte-t-il son demi-pain ? Antoine lui rend visite. Ce jour-là le corbeau apporte un pain tout entier (pas des petits pains bien ronds, non, le grossier pain d’épeautre comme on faisait alors). Paul, le lendemain, meurt. L’on ne sait ce qu’il adviendra du corbeau. Nous nous situons, Rilke et moi, à des milliers d’années-ténèbres de cette miraculeuse galaxie. Mais Paul et Antoine prient, de toute leur âme-corps : »donne-nous aujourd’hui notre pain de ce jour »; et nous, maniérés, nous osons ajouter : »donne-nous aujourd’hui, par l’entremise d’un corbeau, notre pain de ce jour », et nous l’exigeons frais, aux céréales, ou complet, fourré aux noix, parfumé au sésame … A qui demande humblement, le pain arrive, même par la voie aérienne. Je veux insister sur la discrétion, l’à-propos de ce livreur en livrée noire, auquel, d’ailleurs, il est indécent d’adresser des paroles – « merci, pose-les là, je te prie »- comme on en adresse à un garçon coursier. D’abord il ne se perche pas, ce serait indélicatesse, l’ermite veut demeurer seul. Il plane, fait quelques orbes, pose à peine ses pattes sur un rameau, dépose le demi-pain, se retire. Où l’a-t-il dérobé, ce demi-pain ? A la Saint-Urcizaine la plus proche. Mais l’a-t-il dérobé ? On le connaît, à la Saint-Urcizaine, le patron lui-même le servira, et il n’est consommateur, dans cette Egypte de jadis,où l’odeur de sainteté est partout sensible à des odorats avertis, qui ne consentirait, en cas, à lâcher le morceau. Ce corbeau n’est passible d’aucune des railleries méritées par celui de La Fontaine. Que ferait-il, d’abord, d’un fromage ? Est-ce le lanquetot vanté par le journal télévisé de vingt heures qu’il tient ferme au bec ? Le fromage… Chacun son fromage, et tout pour soi. Le corbeau du fabuliste est un crétin. Celui de Paul ermite était un sacristain. Les corvidés se crétinisent à mesure que les hommes se crétinisent. Il est donc perché, maître Corbeau, camembert au bec. La goinfrerie est sa première faute, aggravée d’une erreur diététique : les pâtes fermentées ne conviennent pas aux passereaux. La seconde est la vanité : « si votre ramage égale votre fromage »…L’amour déraisonnable du camembert se redouble du déraisonnable amour-propre. Ce corbeau s’est-il jamais entendu ? Cela se sait, dans le monde, qu’il n’est pas doué pour le bel canto. Si ce que tu as à dire n’est pas plus beau que le silence, tais-toi. Cette maxime arabe, les corbeaux du désert l’avaient apprise des ermites. Je ne vois pas dans la Bible de corbeau qui se ridiculise. Il y trouve même dès le début un fort beau rôle, puisque c’est lui d’abord que Noé dépêche pour se renseigner sur la décrue ; nulle part ne se perchant mais, incursion faite, revenu dans l’arche, cet informateur scrupuleux n’a rien à dire, ne dit rien. Ce premier corbeau – je dis le premier parce qu’il apparaît dans le livre le plus ancien de la Bible – ce premier corbeau, donc, ne bavarde pas, ne ténorise pas, il agit. Chanterait-il, j’en suis fort aise, le fait est qu’il ne chante ni ne profère le moindre mot. Quant à son plumage, égale-t-il son ramage ? Question oiseuse. Nulle remarque, dans la Genèse, sur le noir et le blanc. C’est avec Ovide, en Occident, que le corbeau perd tout prestige. Le blanc, paraît-il, est glorieux, le noir infamant. Le corbeau était blanc, un as de la blancheur; à ce titre, dévolu au service du dieu Apollon. Quel service peut exiger ce grand dieu ? Solaire, n’est-ce pas ? Eh bien non! Ce grand dieu a des amourettes. Le corbeau est chargé de surveiller la mignonne, Coronis de son nom. L’ayant surprise dans les bras d’un jeune Thessalien, il s’empresse de rapporter la chose à son maître, qui éventre l’infidèle puis, désolé de son crime, punit le volatile bavard. Corvus loquax! Tu étais blanc, te voici, pour l’éternité, noir. Mais des goûts et des couleurs il faut disputer : le noir est-il punition ? Noir, l’habit de cérémonie, le cygne, le diamant noirs sont les plus précieux, noir le haut de forme, chef-d’oeuvre de la chapellerie. Un corbeau noir,n’est-ce pas comme un haut de forme volant ? Cette stupide histoire d’un corbeau à transformations juge, dis-je, non le corbeau, mais Ovide, et moins Ovide que la mythologie. Baladine prétend qu’il n’y a pas de différence entre la légende du corbeau d’Apollon et celle du corbeau de Paul l’ermite. Quelle erreur! Croit-elle donc, Baladine, que la Légende dorée ne soit qu’une mythologie en auréoles? Mais ne voit-elle pas que le corbeau d’Apollon n’a pas plus de réalité qu’Apollon, que ce conte en l’air n’est imaginé que pour expliquer, sur un mode des plus fantaisistes, la robe noire de l’oiseau ? Tandis que même si Paul ni son corbeau n’avaient existé, la relation qui leur est imputée ressortit à un registre de réalité exquise, exauce le plus profond désir humain d’entente cordiale avec les animaux, de sorte que ne pas y croire ne relève pas de la sagacité, mais de la pusillanimité, et d’une confusion entre la mythologie, qui est une science avortée, et la légende, qui est une science transcendée, une histoire dorée plus vraie que l’histoire. Cela dit, je raffole d’Ovide : c’est un virtuose de la sornette. Quelle élégance, quel tact dans le bobard! Quand je pense à ce ragot des Indiens Matako, dont Baladine me rebat les oreilles, la chiasse de leur dieu tombant sur le corvus corax! Elle trouve ça drôle, Baladine ; dès que c’est Indien, elle est hilare, elle s’extasie ».

Suivent quelques pages très confuses, où l’on ne sait plus trop si le Professeur Réquistat fait l’éloge d’Ovide au détriment des traditions primitives, comme il dit, ou s’il égalise dans la niaiserie toutes les productions mythiques. Il exerce son ironie d’abord sur la fable de Cornix, la Corneille : « Celle-ci fut, paraît-il, une jeune fille de sang royal; malchanceuse, Neptune voulut la séduire ; elle invoqua non le Dieu des ermites, mais le pollen divin épars dans l’air d’Ionie; Minerve l’entendit, l’exauça, la métamorphosa, de demoiselle fit oiselle, noire l’on ne sait pourquoi, Minerve avait-elle pour le noir une prédilection ? N’aurait-elle pu la revêtir de plumes blanches ? Punie d’être belle, punie d’être blanche, Cornix sera encore punie d’avoir jeté un oeil trop curieux sur la corbeille d’Aglaure. Minerve alors l’écarte de son service. Ah ! Cette divinité d’opérette ! Corbeau, corneille, délivrés de la vermine des Olympiens vous êtes désormais qui vous êtes, et l’unique Dieu vous récompensera, Lui, du service qu’à l’occasion vous rendrez à un prophète ou à un ermite. » Cette apostrophe chaleureuse est suivie d’une autre « coquecigrue », écrit le Professeur, où Apollon est encore impliqué, mais cette fois compromis avec la mentalité primitive. « Ovide explique pourquoi le corbeau est noir. Mais pourquoi a-t-il la voix rauque ? Parce que prié par Apollon de lui apporter de l’eau, il s’attarde sous un figuier, et, dédaignant la fontaine proche, attend que les fruits mûrissent. Outragé, le dieu le condamne à avoir soif l’été durant, « antequam », note Pline l’Ancien, « fici coquantur autumno ». Ici la légende indienne recoupe la légende hellène: le corbeau a soif, il appelle la pluie, comme il appelle la pluie c’est que la pluie est imminente, mais il s’épuise, quoiqu’elle soit imminente, à l’appeler, donc il fatigue son gosier déjà desséché par la soif, aussi a-t-il la voix rauque et le gosier parcheminé. Balivernes ! Baladine se récrie. Rien de ce qui est indien, pour elle, je l’ai dit, n’est risible. Le corbeau céleste, me dit-elle, se trouve entre la coupe et l’hydre femelle; c’est à la période de la canicule qu’on peut le voir : la mythologie n’est pas un recueil de balivernes, mais un roman scientifique, me dit-elle ».

Au mythe qui déraisonne le Professeur préfère la raison, et même la science, pourvu que ce ne soit pas une science dure, c’est-à-dire cernée de courtes certitudes, mais une science toute duveteuse d’approximations. Il est assez frappant qu’il n’ait jamais recours à un spécialiste Il semble ignorer même l’ouvrage fondamental de Crook and Craven. Il a peur, on dirait, d’en savoir trop sur le corbeau comme d’autres ont peur d’en savoir trop sur eux-mêmes, peur de se commettre avec leurs démons. Le corbeau est le démon du Professeur Réquistat. Sa tentation du corbeau résume les tentations de saint Antoine. Du moins c’est ce que pense Baladine. Il lui faut, sur son sujet, des éclairs de savoir, avec de vastes estompes de conjecture. J’ai déjà abordé ce point dans ma préface. Si j’y reviens, c’est que cette liasse numérotée II s’achève sur une apologie de la science antique contre Ovide, a fortiori contre les bonimenteurs exotiques, et se prononce en faveur de Pline l’Ancien contre les Corax Abstracts. Celui-ci inflige, si l’on en croit le Professeur, à la thèse aujourd’hui admise par la plupart des experts (inaptitude animale, corvidés inclus, à l’intelligence adaptative et symbolique) un cinglant démenti fondé sur une information semble-t-il sérieuse. « Le naturaliste », écrit-il,  » réhabilite Corvus et Cornix, qui l’intéressent au même titre : celle-ci, pour casser une noix, la jette sur un rocher, ou un toit; celui-là accumule, pour boire l’eau de pluie, des cailloux dans une urne; une corneille, aujourd’hui même, dit Pline, prononce des mots qu’elle assemble en phrases, et chaque jour en apprend de nouveaux; le corbeau, lui, de tous les oiseaux fournissant des présages est le seul capable de comprendre ce qu’il annonce. » Il faut voir l’exultation du Professeur à récrire dans son style alerte l’anecdote du savant latin sur le corbeau des Dioscures! « Tibère règne. Un corbillat loge sur le temple des Dioscures. Il tombe du nid dans la boutique d’un cordonnier. Sa provenance d’un lieu sacré le recommande aux soins de celui-ci, qui lui apprend à parler. Dûment éduqué le corbeau, combien plus dégourdi que mon Coco d’Escouloubre, s’envole chaque matin sur la tribune et, tourné vers le forum, salue par leurs noms Tibère, le neveu et le fils de l’empereur, enfin le peuple romain. Durant des années il exécute ce numéro sans faute, jusqu’au jour où un cordonnier rival, sous prétexte qu’il lui aurait conchié un soulier, l’attrape et le tue. L’histoire ne s’arrête pas là. Pour ce prétendu charognard impie qui n’aurait, dégoise le choeur des Suppliantes, nul souci des autels et se régalerait des cadavres sans sépulture, le peuple romain, d’une voix ayant proféré contre le meurtrier une sentence de mort, réclame de solennelles obsèques. Celles-ci se déroulent en présence d’une énorme foule. Le lit funèbre est porté sur les épaules de deux Ethiopiens, l’on édifie un bûcher à droite de la Via Appia. Pline souligne enfin que l’on voit rarement un tel concours de peuple aux funérailles d’un illustre citoyen. Reddatur et corvis sua gratia ». Le Professeur a souligné d’un triple trait cette locution exclamative. Ce qu’il néglige de dire, je le note en passant, c’est que la sépulture du corbeau patriote occis par un savetier mal embouché se trouve, précise Pline, près d’un édicule en l’honneur du dieu Rediculus. Rediculus! Oui, c’est bien le mot, à la fin, qui s’impose en pareille histoire, et que de fois il me vient, dans ce cabinet de travail de Réquistat où je relève le Professeur de son travail, je devrais dire de sa corvée de corvidés, le soupçon que toute l’affaire est vouée au Rediculus, rien qu’au Rediculus, et qu’il aura été moins présomptueux que désopilant d’évoquer, en un sujet si dérisoire, la Bible et le Mythe et les Pères.

Ici s’achève la deuxième liasse. La semaine également s’achève, et c’est l’heure où devrait arriver Baladine. La voici. Je suis trop las pour la pourtraire. La vois-je, seulement ? Dans la nuit tombante, et même tombée, ou tout comme, les formes s’imprécisent, dehors le brouillard se densifie, dans la cheminée craque une bûche qui éclaire le pétrin de sorte qu’il ressemble à une tombe. Ce n’est pas drôle, Réquistat, ni en août, ni en extra-août. Nommer le dieu Rediculus n’y fait rien. Je pense aux obsèques du Professeur, ici même…célébrées ? Non, le verbe ne convient pas. Elles furent presque clandestines, me dit Baladine, ces obsèques : moi-même, Lydie, quelques cousins, et les gens du bourg, on l’aimait bien, de la Trinitat à la Roche-Ganihac qui ne le connaissait, qui ne l’estimait ? Sa sépulture est la plus simple qui soit : du gravillon bordé d’un bandeau de cailloux blancs, et une plaque de grès ornée d’une aile d’angelot et d’un rameau d’olivier. Quant à son corbillard, vous le verrez au musée de Caze-Mondenard …L’a-t-elle pleuré, Baladine ? Je ne l’ai jamais vue en larmes. Mais il y a tant de femmes que je n’ai jamais vues en larmes! L’aimait-elle pour lui-même (question fade) ou pour cette oeuvre au noir qu’il essayait ? Une photo les représente, lui et elle, de dos, elle porte une robe légère de coton, il est en leggins et s’appuie sur une canne, légende : »vers les Escoudournats ». Il était pour elle si différent des autres, là-bas, si étranger à la galaxie « macintosh »!

 

LIASSE TROIS

 

La liasse III. J’ai tort de dire liasse, car une liasse, ce sont des papiers liés ensemble, et le propre de cette liasse III, c’est, au contraire, que rien n’y est lié. J’aurais mieux dit : lias, oui, l’amas de sédiments du jurassique noir: un petit Aubrac de feuilles entassées, çà et là, retenues par une punaise ou un trombone. Pour un peu, j’aurais dit que la tonalité de la (mal) dite liasse III est la liesse, parce que le cher professeur, pareil au garçonnet du conte d’Italo Calvino et, comme celui-ci, sans nul doute de mèche avec un corbeau fatidique, semble fusiller de sa pétulante ironie tout ce qui, en fait de littérature corbine, passe à sa portée.. Il n’est « grand » écrivain, « grand » poète qu’il n’égratigne si celui-ci a lâché sur le corbeau une parole selon lui indigne ; on l’a déjà vu avec Rilke, on va le voir avec, au hasard de ses lectures…

Le premier fusillé est Jules Renard. « Cet animal de Renard », s’exclame-t-il. Il a tué le corbeau. « J’ai tué le corbeau ». Il était chasseur, l’animal. « Un corbeau Tout à l’heure annonçait malheur à quelque oiseau. J’ai pris mon fusil et tué le corbeau. Il ne s’était pas trompé ». La littérature (Jules Renard) sur la littérature (La Fontaine) aboutit à littératuer. Je ne sais si, à la vérité, Jules Renard a jamais réellement tué un corbeau, mais ce qu’il tue, à coup sûr, après La Fontaine, avec La Fontaine – fabuliste du corbeau néfaste – c’est la chance d’entretenir avec le corbeau un rapport autre que celui du trait d’esprit ou du trait meurtrier. C’est dans Les Histoires naturelles que se trouve ce trait d’esprit. Les Histoires naturelles sont tout ce qu’il y a d’artificiel: un feu d’artifice d’esprit. Jules Renard savait observer les animaux, mais quand il s’agit de les mettre en page il se baratte les méninges pour paraître spirituel. « Quoi quoi quoi – Rien ». Rien ? Ce n’est pas rien, quoi quoi quoi, c’est le croassement, c’est une langue de passereau.

Avec Georg Trakl, qui succède à Jules Renard selon le hasard des lectures, s’ouvre la rubrique CHAROGNOLOGIE. Le Professeur a eu en mains un choix de Gedichte, Poèmes. « Comme s’il fallait un funeste présage, c’est le poème Die Raben, »Les Corbeaux », qui inaugure les Gedichte. Tout le recueil se ressent de ce noir inaugural. Quelle heure est-il ? Midi. L’Heure faîtière, donc faste ? Eh bien non, midi ne concerne pas les corbeaux, ils sont « Über den schwarzen Winkel », « au-dessus du coin noir ». Qu’est-ce que le coin noir ? C’est le coin, le Winkel, exigé par le corbeau, Rabe. Au coin : pour un peu on imagine un garnement puni. Midi, Mittag, c’est le plein du jour, le corbeau, lui, n’est pas dans le plein, mais dans le coin. Non, exactement il est über, au-dessus du coin. Mais cet über n’a rien d’éminent, car les corbeaux « s’affairent ». Affairés qu’ils sont, aucun renard ne s’adresse à eux, flatteur, pour vanter leur belle voix ; ils poussent un « cri dur » (« mit hartem Schrei »), ils sont bougons, ils sont troublants. La terre est grosse de moissons ? Une femme porte son fruit ? Eux, flairent une charogne, « ein Aas ». Ils s’éclipsent enfin, mais « tel un convoi mortuaire, » ces corbeaux corbillards, et les airs « tremblent de volupté ». Ils vont vers le Nord. Pourquoi le Nord ? Parce que le Nord est la patrie des hypocondriaques. « Wir sind Hyperboreen », « nous sommes des Hyperboréens », proclame Nietzsche. Il est clair que Nietzsche n’a jamais trouvé d’autre Nord que celui de son hypocondrie. Il s’attribue un aigle comme animal-totem, mais, en toute justice, c’est un corbeau de Trakl qu’il aurait dû élire. N’était-il pas un corbeau, au pire sens, ne se repaissait-il pas de la charogne du christianisme, du Dieu-Charogne, et ses aphorismes ne sont-ils pas les morceaux saignants de cette charogne dépecée ? Otez le christianisme, il ne reste de Nietzsche qu’une grande hébétude et un cri d’abîme. Son Zarathoustra n’est qu’un saint Antoine en toc. L’ermite qu’il rencontre pourrait être un Paul, et ce serait en Haute-Egypte. Mais ce n’est qu’en Haute Engadine. « Dieu est mort », paraît-il. L’ermite Paul avait l’oreille trop dure et le coeur trop doux pour accueillir ce bobard. Quant au corbeau, il manque sans doute d’envergure. Nietzsche préfère voler son aigle à saint Jean : vulgaire réemploi ; le rocher de Surlej n’est pas le rocher de Patmos. Bref, ce philosophe contre les philosophes, qui prétend renverser la table des valeurs, trahit à propos des corvidés son conformisme romantique. Le corbeau pour lui n’est pas différent de ce qu’il est pour Caspar Friedrich, de ce qu’il est pour Schubert, die Krähe, et encore die Krähe et toujours die Krähe. Zarathoustra devrait être récrit selon le point de vue de l’ermite. Il faut renverser l’illusoire transvaluation de Surlej, faire réapparaître la Galilée sous l’Engadine. Zarajésus : c’est le résumé de la divine comédie de Nietzsche. Son aigle n’existe pas. Il n’explora jamais qu’en versets les versants abrupts de l’Alpe. Jules Renard : »Nietzsche ? trop de consonnes dans ce nom ». Nietzsche ? dis-je. Quoi quoi quoi ? Je sais, j’exagère. Son inintelligence des corvidés, cependant, est patente. (C’est rassurant, si intelligent qu’on soit, on est toujours sot quelque part).Gai Savoir : « au diable cette musique sombre et noire comme la robe d’un corbeau »,  » fort fort mit dieser rabenschewarzen Musik ». Crépuscule des idoles :  » La sagesse serait-elle venue sur la terre comme un corbeau, qu’une petite odeur de charogne enthousiasme ? »Corbeau charognard : le cliché .

Au mot de charogne, même un bachelier reçu sans mention (c’est si rare, aujourd’hui », disait-il, paraît-il, Baladine m’a rapporté, seriné, dirais-je, cent traits caustiques de lui, je les insère, ici ou là, si rare donc, disait-il me disait-elle, un bachelier reçu sans mention, plus rare encore, ajoutait-il, un non bachelier, l’espèce, comme le corvus corax, est, dans les régions urbaines, en voie d’extinction, l’on en trouve encore quelques-uns dans le Finistère, enfants d’alcooliques, ou dans les Alpes, crétins à goître), même un tel bachelier sent remuer au fond de sa lavogne mentale les syllabes Bau de lai re. Sur Baudelaire le Professeur est indécis. « Brumes et pluies » le consterne d’abord, car l’oiseau y est saturnien, blafard, atone, sépulcral, oui, mais il est l’âme du poète même, « mon âme/…/ ouvrira largement ses ailes de corbeau ». Hélas! Il y a l’affreux « Voyage à Cythère », où les corbeaux sont de « féroces oiseaux », impurs, lancinants, goinfres, castrateurs.

Sur ce cliché du corbeau charognard le Professeur est inlassable : il aime les céréales, le corbeau, et le fromage, ou les figues ; s’il apporte du pain aux ermites, c’est qu’il est lui-même consommateur de pain. Selon le Professeur le corbeau se met à aimer la carne quand les laures se vident et que les dernières nouvelles se substituent à la Bonne Nouvelle. (Il semble ne pas savoir qu’Elie, au Kerith, recevait d’un corbeau, selon les meilleurs exégètes, pain et viande, comme les Hébreux au désert manne et cailles). Le charognard excellemment, estime-t-il, c’est l’homme, amateur de viande saignante, de spectacles saignants, de cadavres saignants. «Ce plouc en short et tee-shirt, kodak en bandoulière, qu’on appelle touriste, voilà un « charognard » et de la pire espèce. Qu’on annonce un désastre, le voici ardent à la curée : Vaison ravagée par les eaux ? Il se précipite …sur sa télé. Le mois le plus faste, pour ce charognard, c’est le mois d’août, mois des loisirs embaumés et des puanteurs exquises,… mais y a-t-il une limite au mois d’août ? Les médias sont des charognards distribuant jour après jour sur le gril d’août des quartiers de charogne à d’autres charognards. L’homme charognard impute le goût répugnant des charognes, qui est le sien propre, au corbeau. Ce cliché infeste nos belles-lettres, du moins depuis ce siècle qu’on a le front d’appeler « le Grand », où un monsieur Furetière a donné du corbeau cette définition laconique et classique : » oiseau noir qui vit de charogne ». En huit syllabes tout est dit. Non, pas tout à fait tout ; il signale aussi le vieux mot « corbin » qui signifiait autrefois corbeau. On disait corbiner pour dérober, faire le métier de corbeau, déchirer ou tirer ce qu’on pouvait d’une carcasse. On appela au Palais corbineurs  ceux qui tiraient la pièce des plaideurs et ruinaient les parties. C’est donc dans ce grand dadais de siècle que le corbeau, comme jamais peut-être auparavant, est triplement – charbonné, charognard, chapardeur – noté d’infamie. Monsieur Furetière fait prescription. L’Europe classique le répètera, les écrivains classiques feront chorus, et comme les siècles, après le dix-septième, ne cessent d’empirer, le corbeau romantique sera encore pire que le corbeau classique, et le corbeau symboliste pire que le corbeau romantique, du corbeau prétendu réaliste je ne parle même pas, et l’on se prend de gratitude émue pour le bon La Fontaine et les dessinateurs, d’Oudry à Doré, qui ont illustré sa fable, car tenir au bec un fromage, c’est affaire de bec fin.

Rimbaud. Le plus ignoble. Plus ignoble de feindre l’éloge sans nullement enfreindre le cliché. Il va de soi, trop de soi,pour Rimbaud, que le corbeau est un charognard. Tant « Les Corbeaux » que « La Rivière de Cassis » sous-entendent cette certitude. Rien de moins innovateur à cet égard que l’enfant prodige de Charleville : la guerre a eu lieu, soldats ou chevaliers jonchent la campagne, maître corbeau qui ne tient en son bec aucun fromage, en raison de la pénurie, n’a une « vraie et bonne voix d’ange » que par ironie, c’est Rimbaud-renard qui parle, que peut-il désirer, ce « funèbre oiseau noir », sinon carne par chance à foison ? Pourquoi forme-t-il une « armée » et pousse-t-il des « cris », sinon pour fondre sur un abattis de charognes ? Et s’ils sont « les chers corbeaux délicieux », n’est-ce pas, cruel artifice de style, qu’ils ont à dépecer une délicieuse chair de bleusaille ? Poésie de traître : la patrie et la piété y sont tournées en dérision. « Les longs angélus se sont tus »: les calvaires sont « vieux ». Et tandis qu’aux temps de la foi Dieu dépêchait ses corbeaux vers les ermitages, dans le poème de Rimbaud leur mission première est de faire « fuir d’ici le paysan matois Qui trinque d’un moignon vieux », comme les « vieux calvaires ». Pas de bonne nouvelle, ici, tout est vermoulu, révolu, rendu.

Mais le plus que pire, c’est Vincent Van Gogh, avec son « champ de blé aux (prétendus) corbeaux », tableau dément que redouble par sa propre démence, soixante ans plus tard, la logorrhée du séquestré de Rodez. Jamais corbeaux ne furent plus insolemment traités, jamais l’on ne fut plus aux antipodes du Carmel ou du Qolzoum. Il faut voir ce sidérant tableau, il faut en scruter l’atroce délire. Ce n’est que le cliché, encore, du prédateur noir et charognard, mais il l’est au paroxysme, et le commentaire atroce d’Artaud – « ce noir de truffes », dit-il, ce noir de « gueuleton riche et en même temps comme excrémentiel des ailes des corbeaux surpris par la lueur descendante du soir », « cette couleur de musc, de nard riche, de truffe sortie comme d’un grand souper » – ce commentaire d’Artaud est le paroxysme du paroxysme.

Van Gogh et Artaud… Artaud, souligne Baladine, l’interné de Rodez… lui-même, notre ami, natif de Rodez, vous le savez…. L’idée, me dit-elle, que Van Gogh en 1890 puis Artaud en 1950 illustrent avec leur corbeau, symbole spectral, le suicide de l’Europe, le hante, peu à peu l’infecte. C’est alors vraiment que sa santé se dégrade. Surviennent des troubles du côlon, leur succèdent des troubles de la déglutition et de la respiration ; on l’hospitalise à Rodez, les examens révèlent un goitre au côté gauche. Il s’imagine, à tort, que c’est d’un tel goitre qu’Artaud mourut. « Un corbeau annonçait malheur à quelque oiseau » : je suis cet oiseau, me confia-t-il ; jamais, ajoute Baladine, il ne se départit, même dans ses pires accès de véhémence, du grain de sel de l’humour ; « tant que nous posons, » disait-il », le grain de sel de l’humour sur la queue de passereau de nos pensées, nous avons du volant« . Il passa, comme un passereau. Mais il eut, vers la fin, la pensée, si désolante, que son goitre était son corbeau, que c’était cela, le visiteur longuement attendu, que la « Providence », comme il disait, lui jouait enfin cet horrible tour. Car il attendait de son commerce avec le corvus corax, dont la longévité ne faisait pour lui quels que fussent les démentis de la revue Corax Abstracts aucun doute, la longévité de jadis Paul le Thébain. Dans un becquet de ses pages sur Van Gogh il griffonne : « vivre aussi vieux que la vieille dame d’Arles ». Escompte-t-il vraiment qu’il deviendra vieillard ? « Carnet de vieillard », il pique ce titre à Ungaretti, et le cite avec je crois une volupté macabre : »Je ne porterai plus de boue sur les épaules, Le feu m’aura mondé, Et les becs croassants, Les fétides crocs des chacals »…Canaille! s’exclame-t-il en marge ; « Que le milan m’agrippe de ses griffes bleues Et de la cime du soleil Me laisse tomber sur le sable En pâture aux corbeaux » ; »Et le bédouin plus tard Fouillant de son bâton Le sable montrera Des ossements très blancs »: °Arab, note-t-il, rourab, Arabe et corbeau de mèche! Le premier vérifie que l’autre a bien achevé sa besogne; l’oiseau noir aura, toute chair consommée, converti en très pure blancheur le « sac d’os. » (Sac d’os, glose Baladine, assortiment de charcuterie d’Aubrac). On mange peu le « sac d’os », à Réquistat, parce qu’on a, à l’endroit du porc, un peu le préjugé islamique, on se plaint, me dit Baladine, quand je rapporte du fromage de tête –« et si c’était », lui dis-je, « ce fromage de tête que tenait en son bec une fois le corbeau ? – L’expression fromage de tête est miraculeuse, en effet, » opinait-il, me dit-elle, « elle conjoint manne et caille, coalise Conquet, l’as du saucisson, et Chassang-Brunel, l’as de la fougasse ». On mange en revanche, à Réquistat, force chocolat, comme faisait la dame d’Arles, on croque chaque jour quatre carrés d’une tablette de Suchard fortement cacaoté. Moi-même, pensé-je, ne suis-je pas, à cette heure, persuadé que le chocolat m’est faste, et que le corbeau m’est faste, que mon corbeau viendra une fois, et on sera très vieux, lui et moi, et ce sera un oiseau de thébaïde, et il m’offrira un petit pain bien rond, ou il me le subtilisera, et j’aurai 113 ans et ce sera très bien et je ferai une charogne très convenable.

« CHAROGNOLOGIE. (Fin de liasse). Plus il y a d’hommes charognards par leur façon de vivre, plus il y a de corbeaux charognards dans la littérature et dans l’art. Plus il y a de charognards anticléricaux, plus le poncif du curé charognard se propage, et l’on insiste sur la noirceur de la soutane pour dissimuler la hideuse noirceur des âmes. La charité diminue, le charognard pullule, c’est une loi qui ne souffre pas d’infraction, et de tous les charognards en exercice les pires sont aujourd’hui ceux qui font l’Opinion. Il y a cependant, à l’écart de la répugnante kermesse, quelques hommes qui acceptent de n’être pas mangeurs, mais mangés; ce sont les prêtres ; le prêtre, disait l’un d’eux, « est un homme mangé »; était-ce le Curé d’Ars ? Le Curé d’Ars mangeait des patates pourries, et se laissait manger, journellement, dans son confessionnal, par des dizaines d’âmes tourmentées et voraces. Se donner à manger, voilà le miraculeux retournement, l’à rebours du cours des choses. Nous sommes tous des « corbeaux », au sens ignoble, tous à nous fouailler du bec, c’est la jungle, et c’est la mort, et les écrivains sont des prédateurs comme les autres. Ils nous becquètent obstinément, exigent notre attention, notre infinie complaisance ; ils ont l’air de se livrer, en réalité ils s’introduisent en nous et substituent leur chère personne, le temps que nous lisons, à la nôtre, il n’est pas un écrivain qui ne soit un solliciteur, un mendiant d’amour, et n’implore de nous quelque intérêt pour son pathétique croassement. Mais avec un Curé d’Ars l’on passe dans un autre plan de l’être. Le prétendu « corbeau » (au sens ignoble) est le seul qui n’est pas, dans ce sens ignoble, « corbeau », et chaque fois qu’une messe se célèbre, fût-ce dans le plus infime des Réquistat du plus perdu des Aubracs, c’est une minime parcelle du Royaume de Dieu qui s’introduit dans ce monde de bêtes de proie, c’est un pain des anges qui est rompu, ce pain que Paul l’ermite recevait de son corbeau. Au tournant du siècle, dans un pays puant de haines, les curés d’Ars sont appelés corbeaux par dérision, la soutane est perçue comme un funeste plumage, le sermon passe pour un croassement. A mesure que le prêtre corbeau devient une espèce en voie d’extinction, l’homme d’affaires corbeau devient une espèce en voie de propagation, le dépeçage planétaire est ponctuellement chiffré en bourse, le système des dépôs de bilan fonctionne à merveille entre les mains d’experts de la banqueroute, c’est ce qu’une fois pour toutes le dramaturge Henri Becque a représenté dans sa comédie des Corbeaux. La charogne, c’est Mr Vigneron, lui-même homme d’affaires, mais qui, au bout de l’Acte I, commet la faute tactique de mourir. Sa charogne ne sera pas livrée aux oiseaux prédateurs mais aux hommes de proie, l’associé, le notaire, l’architecte. La charogne, c’est aussi sa famille : « nous sommes en présence d’une veuve et de quatre enfants qui se trouvent appauvris du jour au lendemain. Il y a là une situation très intéressante, ne l’oublions pas », souligne l’un des prédateurs. Celle qui dit crûment la vérité, celle qui nomme « corbeaux », dans l’acception scandaleuse du siècle, les charognards du bien d’autrui, c’est Rosalie la domestique, femme dévouée, « la servante au grand coeur », la femme de service dont toute la vie est comme servie à la table des riches, la femme de peine toute bon pain; eh bien celle-ci, qui dans ce monde sans poésie joue le rôle du choeur antique, dit exactement la vérité : « voyez-vous, quand les hommes d’affaires arrivent derrière un mort, on peut bien dire : « v’là les corbeaux!  » Ils ne laissent que ce qu’ils ne peuvent pas emporter ».

Nous cheminons vers les Escoudournats, comme à l’accoutumée ; c’est, comme à l’accoutumée, le crépuscule, et ce qui s’est déroulé, du crépuscule d’hier au crépuscule d’aujourd’hui, n’a presque pas eu lieu ; pour moi, Baladine même, son existence, ne me fut ni plus ni moins perceptible – j’exagère à peine- que celle de la théière. C’est maintenant notre rituel quart d’heure crépusculaire et sympathique. Un sourire l’effleure, qu’elle adresse au ciel de Réquistat, à un horizon vague, au Plomb du Cantal, peut-être. Dans ce sourire il y a je ne sais quel vide, quel appel d’air, quel appel. Voici. Des mots gouttent, comme un narcotique : corbeaux du Dalaï-Lama- Quels corbeaux ? » dis-je – » Ceux qui se montrèrent, en couple, sur son berceau ». Dois-je entendre que nul Pape jamais ne fut à sa naissance favorisé de tels auspices ? Le sourire, flottant derechef, m’y invite. Je pressentais son attirance vers le bouddhisme. Le Dalaï-Lama est à la mode. Mais pour elle ce me semble plus qu’une mode, une modalité de son mal d’être. Ces gouttes d’anecdote sont un élixir patiemment préparé dans l’officine de la libido. Elles devraient troubler l’eau de mon baptême. Corbeaux joués gagnant contre la colombe ?…Rien ne s’ajoute à ces mots, dans le dimanche finissant, que le doux poids de la nuit qui tombe, quelques gestes de Baladine comme dessinés sur un châle de Cachemire, puis, une fois seul, volets clos, ma méditation sur l’incompatibilité des régimes spirituels et, plus subtilement, sur les pesées et contre-pesées d’une altercation à l’amiable : Baladine en tient pour le Dalaï ? Suffit pour que ses corbeaux m’agacent. Pourtant, quel bon augure, leur présence sur ce berceau ! Le Professeur aurait dû être enchanté. Ou bouleversé. Non, il n’y aurait pas cru. Quant à se délecter d’anecdotes, ce sont les Arabes qu’il préfère, malgré, maugrée-t-il, leur corvus coran, non seulement parce que °Arab, les Arabes, c’est presque rourab, le corbeau, mais aussi parce que dans leur célèbre recueil Kalila wa Dimna le corbeau est avisé, hardi, confraternel, formant avec le rat, la biche et la tortue une délicieuse fédération.

J’ai presque honte de dire que c’est lundi. Les corbeaux du Dalaï méritaient une longue, gentille et inconséquente soirée de chicane. En partant Baladine m’a griffonné un bref résumé du conte tibétain où, paraît-il, la grenouille, prise au puits, réussit, plus maline que le corbeau, à y attirer celui-ci, qui s’y noie. Petits bêtas de Tibétains, me dis-je, si peu délicats à l’endroit d’un passereau si propice ! J’ai trouvé ce bout de papier à la réception de l’hôtel Calmels. Peut-il me servir de transition ? Hélas non. La liasse IV n’est pas une liasse mais un cahier de moleskine noir dévolu principalement à ce qu’on pense en nippon du corbeau. Lydie aura joué ici le rôle décisif : un 17 août, date portée en surcharge, à la plume, telle une empreinte de patte, le Professeur trouve dans une de ses lettres émiettée de haïkus le dessin d’un corbeau s’envolant d’un arbre, signé Bashô, qu’il compare tout de go, insoucieux de la date, au sinistre tableau de Van Gogh et au sinistre commentaire d’Artaud. Sur la première page est collée une photocopie du dessin, attribué à Bashô, d’un arbre aux branches épineuses qui portent des corbeaux; d’autres sont en vol, et, volant sur le bord droit du dessin, il y a les idéogrammes d’un haïku. Je compare, note le Professeur, ce dessin au tableau de Van Gogh. Mais c’est le monde restauré! Cet arbre existe, ces oiseaux existent ; ils ne sont pas l’éclatement d’une quelconque rate ou la pluie diluvienne d’une malédiction; ils sont qui ils sont, des corbeaux, et si stylisés soient-ils aucunement confondables avec des accents graves ; pas d’ambiance morbide, ici, pas d’expressionnisme, pas de projection d’une conscience tourmentée; pas de suicide imminent; ni « têtes de vieillards de fumée » dans le ciel, car il n’y a pas ici de ciel, ni « couleur lie-de-vin de la terre » ou « jaune sale des blés », car il n’y a pas ici de blés ni de terre; la terre se résume en un végétal éployé, les oiseaux assument le ciel, et c’est ainsi, nulle émotion que celle du bien être, de l’aisance à être, que celle simplement d’être; voici des corbeaux, ils ne sont pas « maître corbeau », nul renard ne se fera leur flatteur, car leur bec ne s’encombre d’aucun fromage ; ni vaniteux ni gourmands, ils sont tout au jeu de vivre, et flattés au-delà de toute flatterie par le pinceau qui si libéralement et si justement les projette dans un pur espace. Oui, je veux croire que c’est un ancêtre de ces corbeaux-ci qui, jadis, inspiré par l’Esprit, se fit le panetier ponctuel de Paul de Thèbes ; des ancêtres de ces mêmes corbeaux, dans des temps plus lointains, sustentèrent le prophète Elie ; si Paul de Thèbes, si Elie avaient su dessiner, ils eussent dessiné des corbeaux fort ressemblants à ceux-ci. Car le sens de l’essentiel ne connaît pas de frontières. Le mensonge sépare, la vérité unit. Sous le climat de la vérité les dates se confondent, le miracle est le pollen de l’ordre naturel. Dix-sept syllabes, continue le Professeur, suffisent pour dire exactement un être. Le plus sobre dessin n’est pas moins efficace. Bashô se rend célèbre par un minuscule poème où rien n’a lieu qu’un corbeau sur une branche perchée, ô La Fontaine! Rien ne lui arrive, à ce corbeau, que d’être perché, et c’est l’automne,dit un traducteur,ou l’automne à sa fin, c’est un soir d’automne, dit un autre traducteur, ou un crépuscule, dit un troisième, tous consternants, et je suis penaud de ne pas connaître la langue japonaise, si je n’étais pas si vieux, et si français, je veux dire si mal luné pour les langues, je m’y mettrais, au japonais, rien que pour lire une fois ces dix-sept magistrales syllabes (qui ne sont pas des syllabes) comme on doit les lire et mieux que les lire ; du moins puis-je pieusement les recopier en transcription phonétique : kare-eda ni karasu no tomari -keri aki no kure, et bien sûr je n’y entends que le croassement répétitif de beaucoup de K, et je peux, par ailleurs, ironard, remarquer qu’un corbeau qui sur une branche dépouillée (morte, nue) se tient perché, cela est si miteux, finalement, si nul, que non seulement le trait d’esprit de Jules Renard, plus inventif en sa laconique concision, mais aussi la fable fort civile et anecdotique de La Fontaine sont, au bout du compte, préférables, j’en conviens, ce haïku exige de ma part un acte de foi. Mais… est-ce si sûr ? Me soucié-je de la valeur littéraire d’un poème ? A dieu ne plaise. Mon effort est de n’en retenir qu’une braise de sens. Je suis exonéré des vains tracas de l’amateur (est-ce beau ? est-ce nouveau ?). Avec peu de mots le corbeau fait son plein. Je tâche à lui ressembler. J’ai compris que saluer un corbeau, avec le même laconisme dense que le corbeau de Tibère saluait l’empereur et Cie, cela importe plus, dans le jeu des mondes, que de s’évertuer sur quelques clichés du noir charognard. « Sur une branche nue Un corbeau perché L’automne à la brune », certes cela n’a l’air de rien. Mais n’est-ce pas le privilège du haïku que de donner au rien l’air de quelque chose et à toute chose un air, un petit air fredonné, de rien ? Et il y a l’attestation du dessin. Le dessin, lui, nul besoin de le traduire. Il existe un dessin de Bashô représentant l’arbre, et sur la haute branche, à une enfourchure, l’oiseau posé, bec ouvert, je serais tenté de dire comme si le fromage lui échappait, mais non, le fromage est une obsession française; il y a mieux : un disciple de Bashô, Morikawa Kyoroku, réduit l’arbre à quelques radicelles et une forte branche coudée, sur celle-ci l’oiseau se tient, méditatif, recueilli, le bec clos, dans sa négritude qui est comme l’or noir de la méditation, et il y a entre la branche et lui une telle affinité que l’un et l’autre suffisent à faire un monde, cet être (je ne saurais dire cette bête, ni même ce volatile) est exactement ce que dit le haïku, sur sa portée végétale il est la note exacte, bien tenue, pattes plumes toutes, il est qui il est, divine- si j’ose dire- présence ; eh bien je crois que le haïku de Bashô, dans son ordre, est aussi fort que le dessin de Morikawa, qu’il me faut l’entendre à travers ce dessin.

Entrefilée, ici, une lettre de la mignonne Lydie (je n’ai pas d’image d’elle, je la suppute mignonne à cause de ses petites façons, mais on a de ces surprises, parfois! aurais-je imaginé Baladine, ce feu-follet d’impressions, ce libertinage érudit, en Vénus au long bec emmanché d’un long cou ? Baladine, si spirituelle, et un pas lourd de polka!). Lydie vient de découvrir un dessin de moineau, par le moine médiéval Kaô. « Un moineau du douzième siècle, cher Professeur! Quel émoi! La petite bête, saisie par le pinceau de l’artiste dans l’instant même qu’elle va prendre son vol ». Cette information n’amuse pas, apparemment, l’austère Professeur tout à son Bashô. C’est le crépuscule. N’est-ce pas ici même en cet instant, pour moi, à Réquistat, le crépuscule ? Et Réquistat, n’est-ce pas un crépuscule sans fin ? Il est mélancolique. Il sent en lui s’allumer « l’affreux quinquet de cinquante automnes », écrit-il, ne perd-il pas la feuille(sic) ? n’a-t-il pas déjà des poils blancs ? Ce corbeau sur sa branche, au crépuscule, dans le crépuscule automnal, dans cet automne qui est un long crépuscule, comme il m’est fraternel! Un chaman indien dit : « le crépuscule est la brèche entre les mondes » ; un poète français évoque « ces êtres qui vieillissent si vite et qui, sauf accident, iront bientôt s’asseoir sur le pas des portes pour voir s’éteindre un crépuscule d’automne »; eh bien le minuscule poème de Bashô rend tout cela, miraculeusement, sur sa branche le corbeau est dans la brèche entre les temps. De Bashô encore : « Mais quelle affaire, ce décembre, meut vers le marché ce corbeau ? » Et ceci, de Kikaku : « l’hiver venu, les corbeaux se perchent sur l’épouvantail. ». Le karasu sur le kakashi! L’oiseau ne fais pas les frais de l’esprit, c’est l’industrie humaine qui est moquée par l’oiseau. Il en va de même de ce haïku d’Issa : « corbeaux des montagnes des boutures que j’ai plantées tous à ricaner » ; le même Issa, constatant qu’il n’a pas de serviteur pour le laver selon le rite au jour de l’an, et prenant un corbeau en flagrant délit balnéaire, le salue, jovial et aigre-doux : « à ma place prenant un bain dans l’eau neuve un corbeau ». L’homme et l’oiseau, l’oiseau et l’homme, les rôles sont interchangeables. Ces haïku successifs,  » pluies de cinquième lune sur le coeur si lourd me pèsent les monts Chichibu », et « pluies de cinquième lune à grands flac-flac sous les pattes avance un corbeau » font d’Issa au coeur lourd et du corbeau qui patauge des frères d’infortune ; je veux bien que flageoler (flac-flac, zakuzaku ariku) expose le karasu à notre sourire, mais tant de fois c’est de lui-même qu’Issa, tendre et cruel humoriste, fait sourire comme il le fait ici du karasu! Ailleurs : le « corbeau croasse (naku karasu) ce jour les pluies d’été sont-elles lasses de tomber ? » Le voici contemplatif : »ressemble au Fuji ce nuage ah ce nuage croasse un corbeau ». Dans la poésie japonaise vont et viennent porte-poils et porte-plumes au gré des pluies et des lunes, également drôles ou également pas, fraternellement exposés au même cycle des saisons et des émotions. Et puis, une langue, la langue japonaise, où l’épouvantail se dit kakashi, le corbeau karasu, le rossignol hototogisu, où il existe des monts Chichibu, doit ressembler passablement à la langue des corbeaux ; le peuple japonais serait plus proche du peuple des corvidés, et, hyper-intelligent, serait un démenti cinglant infligé à la science fanfaronne cartésienne qui tranche à la hache (cette locution académique!) entre intelligence et instinct ; les japonais (hommes) sont aussi intelligents que les japonais (corbeaux), les corbeaux japonais non moins intelligents que les hommes japonais et, au bout du compte, conclut le Professeur, qu’est-ce que c’est que ce QI, ces mesures maniaques de quotient intellectuel ? Qu’est-ce que cette marotte de pion diplômé d’évaluer un être selon son QI ? Autant l’évaluer selon son Q, non ?

Lydie aidant se constitue une anthologie du karasu haïku « sans égale », écrit-il : trente-et-une pages du carnet de moleskine, trois poèmes par page. (Trente-et-un que multiplie trois, total : quatre-vingt treize. Affreux! Un roman de Hugo). Me permet-on de recopier ceux-ci ?

D’Issa, d’abord :

 

« Du vent de l’automne

sans plus de gîte

un corbeau endure le souffle »

 

« Les corbeaux eux-mêmes

disposent au moins d’une forêt

pour aller vieillir »

 

« Le bec taciturne

voici que les corbeaux volent

dans la pluie d’automne »

 

« Fripouille de corbeau

m’a bel et bien filouté

mon melon au frais »

 

« Souffles de vent frais

de peu de soutien me sont

au cri des corbeaux »

 

« D’un saut vif esquive

le corbeau en riant

mes boules de neige »

 

« Des chasseurs d’oiseau

un corbeau se gausse

sur le toit de la chapelle »

 

« Aux grosses chutes de neige

ne se laisse en rien abattre

messire corbeau »

 

D’autres, d’un auteur inconnu :

 

« chaude journée

un corbeau

enfouit quelque chose »,

de Santoka :

 

« un corbeau croasse

je suis seul

moi aussi »,

de Hosaï :

 

« dans la rizière moissonnée

j’ai vu de tout près

la tête d’un corbeau »,

de Nissha :

 

« à chaque bris de vague

le corbeau

tressaille un petit »,

de Kikaku :

 

« chant du coucou

puis cri du corbeau

aurore »

 

Le Professeur s’enchante de cette sorte d’à tu et à toi de l’homme et de la bête. « Fripouille de corbeau » ? C’est, pense-t-il, le ton sur lequel on s’adresse le mot qu’on lance à un gamin. « Un corbeau enfouit quelque chose » ? Menu larcin je suppose.

Baladine, qui a l’oeil journellement sur « Le Monde » (il se doit), dérange un peu (est-ce un de ces coups fourrés dont son amitié un rien querelleuse est capable ? Une façon de contrer subrepticement Lydie ? Un agacement à trop de sympathie pour une nation « réac »comme elle dit ? ), quelque peu, l’euphorie nippone de son vieil ami en lui « fourrant sous le nez » (c’est son mot à lui) un article du 20 août sur les corbeaux de Tokyo. Il exulte, d’abord, le Professeur, à l’idée que les corbeaux joueraient, dans la capitale du Japon, le rôle des moineaux à Paris, à Venise des pigeons, et il en tire immédiatement une preuve supplémentaire en faveur de l’intelligence exceptionnelle des Japonais. L’un d’eux, d’ailleurs, Mr Karasawa (« presque karasu« , note-t-il), n’a pas dédaigné de consacrer au karasu tout un livre. « On chercherait en vain en France pareille dévotion; la revue « Science et Nature » se flatte, cette année même, d’offrir pour un prix modique ses onze numéros « spécial oiseaux »; les corvidés n’y figurent pas; on leur préfère le gypaète barbu ou les canards,…les canards! Mr Karasawa estime que le corbeau, doté d’un cerveau comparable à celui des primates, est un oiseau particulièrement sagace. (Pourquoi Mr Karasawa ne se risque-t-il pas à dire : c’est le plus sagace ? Mais peut-être le dit-il, et c’est le journaliste du « Monde » qui mitige le superlatif). A preuve : il dépose les noix sur la chaussée pour que les voitures les écrasent et qu’il puisse les picorer ; il fait choir les coquillages pour les briser. A preuve encore, il s’amuse sur les toboggans des squares. Ce trait me plaît particulièrement. Mais ce goût des corbeaux pour les toboggans était déjà noté par Pline l’Ancien. On n’est pas plus avancé là-dessus aujourd’hui qu’au temps de la dernière éruption du Vésuve. L’intelligence des primates, fussent-ils primates Nobel, n’évolue pas plus, ce semble, que celle des corvidés. Mais ces corbeaux tokyoïtes ont des jeux moins inoffensifs, poursuit le chroniqueur, ils déracinent les plantes des parcs, ils lâchent des pierres sur des toits en tôle. Et …ah ! Leur régime alimentaire ! La formule savamment dosée de Mr Karasawa –  » les hommes sont au sommet de la chaîne alimentaire urbaine et le corbeaux à l’autre extrémité »- me dresse un peu le poil. « L’autre extrémité » ? Qu’est-ce à dire ? Eh bien, il faut déchanter. Le cliché du charognard, le Japon moderne, qui n’est évidemment plus celui de Bashô, s’y est résigné. Il ne se perche plus, le karasu, solitaire au crépuscule sur une branche, il ne relaie plus le coucou pour éveiller l’aurore, non, ses noires escadrilles dignes d’un film d’Hitchcock éventrent au petit jour livide les sacs-poubelles en plastique de la mégapole, répandant sur la chaussée des monceaux d’ordures. Ils chassent les autres oiseaux, seraient à ce jour rien que dans les trois grand parcs de Tokyo une vingtaine de mille. Vingt mille ? Mais il y a combien de millions d’hommes, à Tokyo, à mettre des ordures dans des sacs plastiques ? Qui, je demande, salit le plus ? Et si l’on consommait moins, il y aurait moins d’ordures. Mais ce n’est pas assez du corbeau charognard, il le faut terroriste. Le corbeau tokyoïte pose des cailloux, paraît-il, sur la voie ferrée reliant la capitale au faubourg de Yokohama. Il en résulte des dizaines d’incidents, sans gravité, précise-t-on, mais…Pas que des cailloux, dit-on : une machine à laver a été trouvée sur un rail, ligne de Kanagawa, l’on soupçonne que l’auteur du forfait serait un corbeau. Eh bien! je m’amuse à l’idée que vexé de la réputation qu’on leur fait, depuis Ovide jusqu’à Meiji,d’être sales, l’un d’eux aura essayé la machine et, déçu de ne pas se voir après usage aussi blanc que le garantit le prospectus, s’en sera délesté sur ce rail.

Ai-je tort d’échapper, tant d’heures et d’heures successives, au village, à ses jappements, ses pépiements, à la sobre église et au cimetière si discret, bref à l’Aubrac ? J’ai échappé non moins au reste de la planète. Madame Calmels eût-elle connu la poursuite par des paparazzi de lady Di et de son Dodi, l’un et l’autre opportunément changés en charognes, en plein Paris, pour redonner un peu de mordant, en cette fin d’août, à l’actualité, elle aurait eu scrupule à m’en faire part, tant je semble abstrait de tout. Mais c’est samedi, et si je le dis, c’est que Baladine arrive, elle est là, je brusque un peu, excusez, nous échangeons quelques propos piquants sur les JMJ, qui l’agacent, l’accident du Pont de l’Alma, qui intéresse sa causticité (à mon « viva el Papa  » rétorquant « viva el paparazzo ») non moins que sa sensiblerie (« Diana était si bonne », etc., Mère Térésa le dit », etc.). Elle a vu la cérémonie funèbre à la télé. Même les tokyoïtes l’ont vue, insinué-je,…même des corbeaux tokyoïtes, pour sûr, l’ont vue! » Baladine déballe son cabas « -Il y tenait, au Japon », souligne-t-elle, mordant à pleines dents (c’est pitié, ce plombage, molaire gauche, qu’on lui voit) dans un roulé au fromage, « ils sont si bons à la Saint-Urcizaine », moi, patraque, je m’abstiens de ces pâtes cuites, « comme le Professeur », remarque-t-elle « Vous, vous y teniez peu, et vous ne vous teniez pas de le houspiller sur son Japon comme sur son Paul ermite, n’est-ce pas ? – Vous me prêtez une malice qui ne m’a jamais effleuré. Je le taquinais parfois, rien de plus. Houspiller ? Bon. Houspiller, si vous voulez…caresser à rebrousse-plume. Notre mésentente était à l’amiable, toujours. » Il y a, ce soir (est-ce à cause de ce rayon qui passe par l’imposte et se pose sur la nappe ? ) un charme, en Baladine, je dirais un chic, Inès de la Fressange en un peu fripé. La semaine dernière elle s’était affligée d’une robe de bure avec des fonds énormes, on aurait cru une coulée de tourmaline. Cette fois…-« Qu’est-ce que cette texture, Baladine ? – Un crêpon de coton et de soie, mon cher ». Des bretelles fines mettent en valeur l’épaule, le décolleté a une jolie échancrure. Je le remarque.. Je remarque que je le remarque, et elle-même le remarque un peu.

Le Japon, donc. -Pas que le Japon, dit-elle. C’est moi qui lui signalai le film d’Hitchcock. Il en résulta une colère contre ce cinéaste qui, lui aussi cédant au cliché, ne peut concevoir l’ennemi numéro un de notre espèce, s’il s’agit de bêtes volantes, que sous l’espèce d’un corvidé. « Eh bien venge-toi, corbeau, fouaille-nous du bec, accomplis la loi du Ciel. » Sur la même page où est épinglé le déplorable Hitchcock figure une coupure de presse, encore un cadeau de l’espiègle Baladine :  » Des passants se sont fait attaquer par des corbeaux, hier, à Ramat Gan près de Tel-Aviv, après la chute d’un oisillon de son nid. La police et les pompiers ont dû faire appel à un spécialiste pour que l’oiseau soit ramené dans un zoo pour y être soigné. La volée de corbeaux qui défendait leur petit a suivi la voiture de l’ornithologue tout au long de sa route ». »Cet incident, commente le Professeur, ferme le bec aux imbéciles qui accusent les corbeaux d’être des parents dénaturés. Belle leçon, poursuit-il, à l’adresse du peuple juif oublieux de ses prophètes et entassant l’or au lieu d’attendre la manne d’en haut. » Ce trait contre les juifs m’étonne peu, dis-je à Baladine. Il est arabe de tendance, par l’équivoque entre °Arabon et rorabon – Oui, il aurait même concédé que ce furent des Bédouins, non des corbeaux, qui nourrirent Paul de Thèbes ou Elie le Thesbite. Mais de même qu’il en veut aux juifs de n’être pas le peuple de la justice il déplore que les Arabes ne soient pas le peuple du service, et il lui arrive même de railler leur « Allah-Dollar », leur « Doallahr », disait-il, et de les désigner, chez nous, en France, comme une horde de prédateurs donnant du bec partout où il y a des « Allahcations » (c’est son mot) à glaner. Sa verve n’épargne personne. « Bien sûr », ajoute Baladine, « sur cela, dans le roman, motus.

Elle est toute requinquée, Baladine, en ce second week-end de septembre. Son teint d’habitude blafard ne l’est pas, sa nervosité se devine à peine. Le ratage sentimental ne se lit plus sur des traits rafraîchis aux extraits d’algue, précise-t-elle. Pour une fois la gaieté ne me semble pas factice. Miracle du crêpon de soie ? Du roulé au fromage ?  – Au fond, il était français, bien français, rien que français, et seule la littérature française l’intéressait, l’intéressa, puis cessa de l’intéresser, du moins le disait-il – Donc, quand il écrit: »le Japon de Bashô, le Japon du haïku est révolu, le Japon de Mr Karasawa est celui où le corbeau est pour le Tokyoïte un ennemi », il éprouverait, in petto, une certaine satisfaction ?-Il ne lui déplaît pas que la civilisation mondiale des machines à laver plus blanc soit unanime à dire sur le corbeau des cornaccheries, disait-il -Mais revenons, dis-je, au Japon – Revenons-y ». Après souper, petite balade, c’est de règle, n’ai-je dit ? vers les Escoudournats. Le Plomb, là-bas, l’Ararat du Cantal. Fraîcheur déjà d’équinoxe. Elle a mis un pull, de laine, ou de coton, n’importe. « -Il choisit ce qui l’arrange, dit-elle, ou bien ce qui le dérange, selon – Selon ? – L’état de ses intestins – Ou de ses instincts. Que lui eût révélé, sur le corbeau, votre Dictionnaire des symboles ? – Vous le savez, il méprisait ce « fourre-tout » (c’est son expression); je donnais tête baissée, selon lui, dans ledit fourre-tout, j’étais, croyait-il, toquée (c’est son mot) des histoires les plus farfelues, piquant n’importe quoi à la foire aux puces (sic) de la culture, j’étais (c’est lui qui parle) pour une France « multi-culturelle », mon « Dictionnaire des symboles » représentait à merveille ce souk de tous les cancans confondus, cette pouillerie de références indifféremment glaviotées, et, pouffait-il, « le Cherokee y équivaut au Tokyoïte ». Cependant, répliquais-je, ce Dictionnaire à vos yeux dédaignable a le mérite, contre la Bible, soulignant la piété filiale et familiale du corbeau de fournir la traduction d’une délicieuse comptine nippone : « Pourquoi le corbeau chante-t-il ? Parce que dans la montagne il a un enfant chéri de sept ans Le corbeau chante : Mon chéri! Mon chéri! Il chante : Mon chéri! Mon chéri! » Je lui récite la comptine », poursuit Baladine,  » et le petit commentaire subséquent : kâ kâ, en japonais, est la marque du croassement, « chéri » se dit « kawaii ». Kâ kâ le laisse perplexe. Il se tait une minute, médite, je le sens, un trait d’esprit, murmure, avec un sourire mi-figue mi-raisin : «  Ce kâ kâ n’est pas ragoûtant », hésite, lâche enfin : « En grec, cela donnerait : korax ephê kâkâ, je me rappelle, me dit-il, la consigne du grand saint Antoine : « ascètes, ne vous encaguez pas ». Puis, rapprochant de ce kâ kâ que dirait le corbeau le kakashi, l’épouvantail, il statue que les petits poèmes karasu/kakashi vont, au Japon, de soi. Bref, » dit Baladine, « il spécule, ignorant tout de la langue japonaise, sur des cocasseries de syllabes qui ne sont telles que pour son oreille française, et, « ajoute-t-elle », comme il a l’imagination volontiers stercoraire, il hésite entre le plaisir enfantin de remuer verbalement, quelque sens qu’il prenne, le kâ kâ, et la répulsion qu’il éprouve à mêler le corbeau à cette affaire- Vous me parliez », dis-je, « de textes que le Professeur aurait écartés de sa sélection ? – Oui. Ce conte de l’escargot par exemple. Une femme stérile prie Suijin, le dieu de l’eau, de lui octroyer un enfant, fût-il « petit comme cet escargot d’eau douce » ; exaucée elle met au monde un être minuscule, Tsubuya, petit grain, sera son nom ; à vingt ans, malgré cette disgrâce, il réussit à épouser la fille d’un seigneur ; celle-ci, pour mieux se l’assortir, s’en va avec lui consulter le dieu guérisseur, Yakushi, le dépose, le temps qu’elle est au temple, sur une diguette, quand elle ressort, il a disparu; elle alors de s’écrier : « Tsubuya, Tsubuya, époux chéri, as-tu été becqueté par un corbeau, ce crétin d’oiseau ? » Il ne me laisse pas achever le conte. Il éclate. Crétin de corbeau! Voilà : Epithète de nature, épithète homérique, n’est-ce pas ? Crétin, comme le corbeau de la fable. Cause entendue. »

Comment finir la soirée ? Baladine, dans quelques instants, insinuera que ce n’est pas folichon ici!, je déchiffrerai : je ferai alors un geste vers C,A,L,M;E,L,S, lettres défardées sur le crépi qui s’écaille. Regagnée ma chambre, je feuillèterai le recueil de Couchoud. .Bashô : higoro nikuki, d’ordinaire haïs, karasu, les corbeaux, mais sur la neige, ce matin, eh! Couchoud traduit avec astuce, la traduction anglaise, en regard (crows…are interesting with black figures) est lourde. Eh! Me reviennent quelques paroles du Zen, ou du Tao, sur le noir qui n’est pas noir, le blanc qui n’est pas blanc, ou bien la justice du blanc où il faut, du noir où il faut, et il est beau que le corbeau soit noir puisque la neige est blanche, ou la neige blanche si le corbeau noir, mais il pourrait neiger noir et corbiner blanc, comme ce fut jadis quand l’oiseau était l’argus du dieu Apollon. Seul, ouf! dans ma suite privée de l’hôtel Calmels, si français, nulle part ailleurs qu’en France, en Mongolie peut-être, ou dans la Moldavie de Ceaucescu, on ne trouverait un hôtel Calmels, cette chambre misérable avec ses coulisses empoussiérées, son lavabo fendu, ses meubles écornés qui craquent, son cagibi-débarras, ses cintres qui se démantibulent, ses contrevents dont le crochet ne happe que le vent, pour un peu il y aurait encore dans la table de nuit le pot de chambre du papé. Tout est intensément français,ici, rien de ce qui est étranger n’y est humainement supputable. Le Professeur ici vécut en pur Français du Cantal, son Carmel était un neck, son Qolzoum un puech, son Japon une boralde. Les paroles de Baladine –« au fond il était français, bien français, rien que français »- tandis que je me les redis, feuilletant sous ma lampe de chevet les dernières pages du cahier de moleskine, voici que je les retrouve, telles quelles notées, assorties de ce grinçant commentaire : « Curieux que ne lui soit pas encore venue l’idée du crêpage ethnique. Toquée de contes et légendes, palpitante aux inepties des peuples les plus sous-développés, qu’elle égale, dans sa mansuétude, aux philosophes « cartésiens », comme elle dit, convaincue que l’humanité, de tout temps, a toujours pensé aussi bien, et qu’il n’y a pas de différence entre le sire de Cro-Magnon et l’architecte des Propylées, entre un aborigène d’Australie et le poète de l’Orestie…ces assertions qui ne coûtent rien, cette façon de se couler dans un prêt-à-porter égalitaire! Combien de vrais Français, en France, à l’heure actuelle ? Autant que de vrais corbeaux, je pense, pas plus. Seront bientôt parqués dans des réserves naturelles, Schutzgebieten, chasses gardées, Français de Vanoise, Français de Néouvielle, Français d’Aubrac, Français pure race. Visite payante. Payable en kopeks, non, en dirhams. » Cette verve!  » Au fond, « poursuit-il, » le critère, le shibbolet de francité, le test dirimant, ça devrait être : vous voulez vos allhacations ? Récitez-moi la fable du corbeau et du renard, une fois par coeur, et, ici le hic, une autre fois avec esprit ; et ajoutez-y, sur un ton espiègle et doctoral, sans omettre aucun attendu, aucune virgule, sa critique imbécile par Jean-Jacques Rousseau – pour la mention ».

Il aurait pu accueillir avec faveur la réprimande de L’Emile adressée à une fable dont le corbeau fait les frais, mais non, il est si français qu’il décide de tourner en ridicule, au bénéfice de La Fontaine, le pédagogue genevois qui au reste, dit-il, n’ayant cure du corbeau, ergote seulement sur des points de grammaire et de morale. « « Qu’est-ce qu’un corbeau ? » demande Jean-Jacques. Question idiote ! Tout écolier de France, en 1761, sait ce que c’est qu’un corbeau.  » Sur un arbre perché ? L’on ne dit pas sur un arbre perché, l’on dit perché sur un arbre » : oh le pédant! Bashô, dans son célèbre haïku qui passe pour un modèle absolu de simplicité – « kare-eda ni, sur une branche sèche karasu un corbeau no tomari-keri perché- » ne dit pas autrement que La Fontaine. « Quel fromage ? était-ce un fromage de Suisse, de Brie, ou de Hollande ? » Caséeuse question, vraiment! C’est un fromage à la guise du dégustateur de la fable. » Comment concevra-t-il qu’il tienne un fromage à son bec ? » Mais s’il a pu jadis tenir à son bec un pain, pourquoi un fromage découragerait-il ce conirostre ? Entre parenthèses il y a chance que ce fromage soit crémeux à coeur, voire croulant, sinon puant, son parfum doit donc intéresser les environs, le renard a bon odorat, comment s’étonner qu’il en soit « alléché » ? » Le Professeur exerce sa raillerie enfin sur la raillerie de Rousseau qui n’a pas su dénoncer la raillerie de ce renard dont la faconde captieuse (« belle voix », « plumage », « ramage ») n’est que ramas de clichés. Bref c’est un précepteur, ce Rousseau, qui bourre une copie de ratures. « Ils sont tous ainsi », continue-t-il, ils font eux-mêmes leur copie et barbouillent de rouge la copie du voisin; ils s’entre-copient et s’entre-barbouillent; la chance d’apercevoir un corbeau nature leur a été refusée; il n’en est pas un cependant qui ne tienne en son bec son fromage, sa copie bien encrée, espérant que les confrères se récrieront qu’il est « le phénix des hôtes de ces bois »; mais chacun, tenant bien en bec son puant, ne le lâche à aucun prix, si ce n’est Renaudot, ou Goncourt. Et que fais-je moi-même en ce moment, je copie, je barbouille, je sais, je sais…je quémande une médaille aux comices de Laguioles pour mon petit lanquetot… »Et moi-même, que fais-je, en ce moment ? Au moment que je vais éteindre, grands dieux, entre dans ma chambre Le Corbeau de Poe. Celui-là même! On l’avait oublié. Il est le cul-de-lampe, c’est bizarre, de la liasse. Je lis, dans la nuit de Réquistat, dans cette maison Usher-Calmels dont je présage l’imminente ruine, le poème de Poe et les appréciations du Professeur.  » Ce poème 1/3 anglais, 2/3 français, dit-il. Quel poème a jamais requis le concours de trois cerveaux aussi prodigieux, le Yankee pochard pour le premier faire, et pour les finitions Baudelaire et Mallarmé ? Le seul poème du monde excellent dans la langue originale, meilleur encore, coup double, en traduction. Eh bien ce Corbeau est une catastrophe. D’abord c’est un étudiant qui reçoit la visite nocturne de l’oiseau. Cet étudiant ne sait éteindre sa lampe à temps pour dormir du sommeil du juste, sa chambre est bourrée de livres de sciences occultes, lesquelles sciences occultes n’ont jamais produit pour résultat que d’occulter la seule science qui vaille, celle de l’aurore, comme dit Augustin, et d’enténébrer les méninges dans un labyrinthe de fausses déductions. Et puis cet étudiant est en proie au spleen, fâché qu’il est d’avoir perdu sa petite amie Lenore, autant dire d’avoir perdu le Nord, ça oui, et une chance pour lui de retrouver le Nord, c’eût été d’accélérer le deuil de ladite Lenore petite amie, donc de se coucher plus tôt après avoir écouté aux premières étoiles le cri de la chouette hulotte, qui est un vrai oiseau, plutôt que de s’encombrer d’un buste de la déesse Athéna-Pallas. Evidemment ce corbeau nocturne n’existe que dans l’imagination de cet intoxiqué. S’il eût existé, quel importun visiteur, en effet! Les corbeaux d’Elie viennent au point du jour et au soir tombant. Celui de Paul vient à l’heure qu’il faut. Ces volatiles inspirés ne disent mot mais s’acquittent de leur mission vivrière auprès d’hommes insoucieux de petite amie et de sciences occultes. Ce corbeau est fantastique, » poursuit le Professeur. » Le fantastique ne m’intéresse pas. Ce n’est que le grimaud du surnaturel. Le fantastique vient à la place de la réalité dont on désespère. Le surnaturel est la réalité portée à son plus haut indice, devenant le réel même. Je ne crois pas une seconde au corbeau de Poe, je crois à jamais au corbeau de Paul. Objection de Baladine: Le Corbeau de Poe est un chef-d’oeuvre, celui de Paul l’ermite n’est qu’un on-dit. Je réponds que Le Corbeau de Poe est un poème, rien qu’un poème, et ne peut intéresser en moi que l’éternel étudiant; le corbeau de Paul, quand même je me rétrécirais au plus étriqué scepticisme, il y a une chance, fût-elle infime, que ce soit un corbeau réel. Tel est ce seuil critique où je suis parvenu, « poursuit le Professeur, » j’en ai assez d’être un professeur, c’est-à-dire un étudiant, un professeur, en quoi que ce soit, est un éternel étudiant, sa vie se fait avec les bouquins, il finit par préférer les choses de bouquin aux choses de la vie, que dis-je, il ne voit plus les choses de la vie, jamais de sa vie il n’aura observé un choucas, il sera obnubilé à jamais par Poe et Cie, il se sera tourné et retourné dans sa chambre moisie de chefs-d’oeuvre, avec le buste de Pallas-Athéna sur lequel aucun corbeau jamais ne déposera fût-ce une fiente, une fiente, une matière différente de cette chiure interminable de caractères imprimés qu’on appelle la littérature ». Le Professeur note ensuite que Poe joue sur le noir : »noir de nuit, noir corbeau, noir d’étudiant qui broie du noir, et dont le corbeau, charognard à bon escient cette fois, devrait broyer la cervelle farcie de sciences occultes. Baladine », note-t-il ici, » intervient, me prie, en vue d’une publication (souhaitée, me serine-t-elle, il faut), d’atténuer au moins ce désastreux passage (dit-elle) ; l’étudiant, n’en dire que du bien, vous vous suicidez, assure-t-elle, si vous maintenez ces propos méprisants ; ou alors, mais aujourd’hui c’est vieux jeu, sermonnez en style Mao, envoyez-le, ce liseur abruti, récolter le riz ou visser le boulon, mais ce n’est pas le sujet, et puis Mao, je répète, no, oggi c’est vieux jeu, Baladine est de belle humeur, aujourd’hui 30 août, le soleil cuit et recuit Réquistat, c’est midi, elle porte une casaque, elle a été maoïste, un temps, pour rire. Bref, m’enjoint-elle, biffez, cher, ce passage malencontreux. Mais si je le biffe, répliqué-je, que mettre à la place ? Devrais-je supprimer également la suite ? » Il n’en a pas fini en effet avec le commentaire sarcastique du poème de Poe. « Un corbeau », éructe-t-il, » un descendant des nourriciers du prophète Elie, commis auprès de cette face pâle d’étudiant ? Quel corbeau ? Un intercesseur divin ? Non, un minaudier qui se présente « with many a flirt and flutter », « avec des façons frivoles et fébriles de belle dame ou de beau monsieur. Mais ténébreux, plutonien, sinistre, il n’apporte aucun viatique, son mutisme est un mutisme infernal, dont il ne se départit que pour proférer l’unique mot « nevermore », mot de damnation. Noir, laid, ras tondu, et vieux. Perché …. » Le Professeur répète ici en écho le perchè ? interrogatif qui a donné le branle à sa rumination, et je me rappelle, recopiée et punaisée sur un mur de son cabinet de travail, la trace du choc métaphysique de Jules Renard : « Chasse. Tout à coup je m’arrête au milieu d’un champ, et cette question se pose sur moi comme un grand oiseau noir : « Pourquoi, pourquoi sommes-nous créés? » « Perchè ? », répète le Professeur. « Maître corbeau sur sa Pallas perché … « Maître Cerveau sur son homme perché », ironisait un persifleur. Nous avions autrefois des Pères. Nous n’avons plus que des persifleurs.. Ah! Si nous redevenions une fois le corbeau simple de Bashô, perché sur sa branche sèche dans le crépuscule chenu, la rose des heures tourne autour de ce point sublime. Ah! Si nous étions, non le lugubre oiseau « sitting lonely on the placid bust » (lonely, la triste seuleté ), mais le passer solitarius in tecto du psalmiste! La différence abrupte, « conclut-il, « entre cet étudiant dans sa thurne et un ermite d’autrefois dans sa laure « (le Professeur emploie laure, mais qui sait aujourd’hui ce qu’est une laure ?), » c’est que l’un, intoxiqué, ne reçoit pour visiteur qu’un corbeau fantôme, émanation de ses fumées cérébrales, lui apportant la définitive mauvaise nouvelle qu’il n’est bonne nouvelle, tandis que l’autre, désintoxiqué, reçoit la visite d’un corbeau réel, don du divin Pourvoyeur, attestant par le viatique du pain que la Bonne Nouvelle est nourricière. Ce corbeau de Poe est légion », achève en style biblique, le Professeur, « il s’appelle aujourd’hui « médias », les médias sont là, perchés dans notre intérieur sur le pallide buste de Télé-Pallas, ils ne cessent de jacasser des nouvelles qui ne sont que de mauvaises nouvelles, dont l’unique nouveauté est d’être toujours, même quand on les prétend bonnes, mauvaises, une récurrence, une logorrhée de mauvaises nouvelles. Ils sont coriaces, ces corbeaux, ils se sont pris les serres, comme celui de la fable, dans l’épaisse toison d’une « Moutonnière créature », mais non, pas pris, ils prennent, et ne lâchent pas, ces coriaces, et la France entière bêle, ignorante de l’Agneau de Dieu, le stupide message du corbeau « médias », et il n’y a plus moyen de faire entrer dans ces cervelles ovines la moindre lueur de Bonne Nouvelle. Nul n’échappe, aujourd’hui, à cette ovinisation, elle est planétaire. Le sinistre volatile, sous le nom de télé, se perche jusque dans la masure du pâtre « (pâtre ? pourquoi ne dit-il pas ici simplement :berger ? pourquoi cet accès de lyrisme désuet ?),  « il n’est gourbi où les magiciens de la technique ne lui donnent accès, la chambre la plus sordide comporte, fixé au mur, le sombre, frémissant et jacassant passereau, « flirt and flutter », répétant toujours les mêmes clichés, tous résumables en ce sépulcral « nevermore », ce jamais plus l’Evangile. Et si la plupart des étudiants ne se l’offrent pas dans la thurne, il volète sur leur crâne par les bons soins de la Mater Alma qui se fait le porte-voix et le porte-grimace de l’oiseau télé, du crépusculaire oiseau d’une civilisation finissante. Car, sauf exception, le discours de l’Université se calque sur celui des médias, il en est la copie strictement conforme, et quand ladite Université, qui n’a rien à voir, vraiment, avec l’Univers, et qui par ailleurs a peu à voir avec la Cité, se mêle d' »états généraux », selon la logomachie ambiante, elle discute de tout, dans ces « états généraux », sauf de ce qui devrait être sa tâche la plus urgente : chasser de dessus la tête de Pallas, c’est-à-dire du cerveau multiplement débile de la gent enseignante et de la gent enseignée l’exécrable volatile, afin que cesse le caquetage et que recommence, dans une aurore grecque, le travail et le loisir de la pensée. Car ce corbeau télé, ce n’est pas un corbeau, à la vérité, ce n’est rien de moins et rien de plus, dans une société rendue à la barbarie, que le dieu Tawhxwax des Indiens Matako, ce démiurge grossier, inepte, chiant sur l’oiseau sa noire chiasse. »

 

II

 

 

Baladine réapparaît chaque week-end (ouiquinde, prononçait le Professeur, avec un Q comme le K emphatique des Arabes), m’interroge, me stimule. Cette fois-ci elle dépose devant moi une corbeille d’osier bleu à décor de raisins, dedans sont placées en chevron quelques fines tranches de pain blanc de Saint-Urcize. Je veux le dire. Je l’ai dit. Il y a tant de gestes de Baladine, et tant de tenues, et tant de lâchers, ainsi ces instants où elle se tourne vers moi, de trois quarts, composant ses yeux et sa bouche en triangle énigmatique et insinuant. Elle est alors comme le grand oiseau P’eng des Taoïstes : elle occupe tout le ciel.

J’aurais dû dire, sans autres façons (mais, corbleu, ne l’ai-je pas dit ?), que j’ai pris à Réquistat mes quartiers de septembre, que le premier quartier est déjà échu, que Baladine fera à Réquistat quatre apparitions, que les teintes d’automne commencent à se suggérer dans les feuillages propices, que j’ai pour septembre autant d’affection que le Professeur éprouvait d’antipathie pour août, et que Mme de Sévigné constatait déjà, voilà trois siècles, qu’il y a des mois extensibles ; j’aime, dis-je, septembre d’un amour absolu: c’est le moment où s’équivalent nuit et jour ; on me rétorque qu’il est en mars un autre moment tel ; non! L’exubérance printanière me déconcerte; à mon âge, quarante neuf automnes, vous l’avez deviné, c’est la pondération de la brume par les ors qui plaît le plus, et qu’on souhaiterait prolonger, piano, pianissimo, par une pédale d’infinie résonance.

Il me convient, ajouté-je, de me démarquer à Réquistat même de l’esprit Réquistat : août funeste ? Septembre sera convalescence; je ne veux pas mourir du mal d’août. Il est absurde, me dit-on, de me percher ici, vieux corbeau, sur une souche morte, dans un sempiternel crépuscule. Mais la tâche que je me suis assignée l’exige. Où le Professeur échoua, je veux dire la grande santé, je tâche à ne pas échouer (réussir est un verbe vulgaire, pour affairistes, ou grandes écoles). Il a été victime du corbeau, je me le rendrai propice. Ce futur ne comporte aucune nuance de présomption. Ecoutez-le dans la tonalité d’une prière confiante. Je ne veux pas déchanter, dis-je. Le Professeur, à partir d’un certain août, plus précisément l’août 198., déchante. C’est avec une joie maligne, tout d’abord, qu’il incrimine toute la littérature moderne, dans l’acception flottante, évasive, qu’il prête au mot. A la modernité s’oppose, soyons succinct, la thébaïde. Le beau temps de l’humanité en instance de Dieu, c’était celui des saints ermites. De Noé à Thomas d’Aquin tout doit témoigner en faveur du corbeau subtil, obligeant, bénéfique. Or Baladine, bourrant une tranche de ce pain blanc de Saint-Urcize prise comme à la dérobée dans le paneton d’osier, le trempe dans l’inéluctable tasse d’arabica corsé. Je la regarde, et je pourrais maintenant la dépeindre dans les détails, ses lèvres si pâles, son bizarre sourire…sibylle, sphinx…Elle l’a tué, pensé-je. Pensée idiote. Est-elle de ces femmes fatales simplement par leur manière d’être femmes ? Eve, le péché…le péché, cet empêchement, dans toute relation humaine, et entre l’homme et la femme ô combien. Elie ni Paul ne s’encombrent de femmes, au Mont Qolzoum, au Mont Carmel. Le Professeur ne s’est-il pas mis imprudemment sous la gouverne de celle-ci ? Un lien se forme, elle s’éprend des beaux yeux bleus et de la mèche rétive du Professeur, celui-ci, parce qu’il est seul et qu’elle se fait assidue, faiblit. Jusqu’où iront-ils ? Cela m’échappe. Elle lui devient nécessaire, à l’instar (excusez) d’une bouilloire ou d’une crédence. Es matières de corbeau elle est d’une nullité crasse, je veux dire qu’elle s’en fiche, mais elle est de ces femmes qui quoique féministes croient que pour plaire à un homme il faut lui parler de ce qui l’intéresse, si peu d’intérêt que l’on y porte soi-même. Je le vois bien, dans nos brèves promenades autour de Réquistat elle n’est pas concernée par le monde animal; jamais un vol d’étourneaux, un hochement de pie, un choucas qui tourne ne lui font signe; les mouches l’agacent, et elle a peur des chiens, voilà. En revanche elle bouquine, feuillète, et dans le temps même que le Professeur veut se guérir des livres les pille. Sa mentalité syncrétiste (elle aime le mot, s’en prévaut, l’âge du Verseau, où nous entrons, dit-elle, c’est l’âge du syncrétisme, c’est-à-dire de l’Esprit-Saint) en fait une rabatteuse. Elle rapporte à Réquistat tout ce qu’elle déniche, chaque fois qu’elle va à Paris furète au Quartier Latin, s’informe dans les librairies ésotériques : quoi sur le corbeau ? Quoi, quoi, quoi?

Or voici que s’ouvre, dirais-je, un second procès Réquistat. Le premier procès Réquistat est jubilatoire : verdict sévère contre les écrivains modernes qui calomnient l’oiseau. Le second est résigné, déceptif : vos quoque, note-t-il en haut, à gauche, à la première page d’un carnet de 114 feuillets quadrillés, revêtu d’une couverture de carton brun reliée en toile, dont il me faut extraire maintenant la croustillante substance. Vos, ce sont les auteurs chrétiens, médiévaux, les Pères, ou ceux qui ne sont pas Pères, mais, pires, poètes et qui eux aussi dénigrent l’oiseau. Zélée mouche du coche Baladine se réjouit – « N’est-il pas vrai, Baladine, que vous trouviez du plaisir à chatouiller le Professeur par telle ineptie sur le corbeau lâchée par un Père de l’Eglise ? « . ‘Elle trempe dans la tasse d’arabica refroidi une seconde tranchette de pain de Saint-Urcize acheté ce matin même à la boulangerie Auguy, et son sourire, comment le dépeindre ? c’est celui des héroïnes d’Henri Thomas. S’ensuit une discussion un peu vive, durant laquelle il lui arrive de se prendre la tête dans les mains, elle n’est plus alors qu’une masse de cheveux teints retenus par une barrette. Je ne retranscris pas la discussion, je la résume. Pour les Pères, comme vous dites (me dit-elle), il n’avait pas besoin de moi, il avait matière ; où j’interviens, c’est pour l’autre côté, vous diriez, n’est-ce pas, le paganisme. Le mythe Tlingit l’impressionna. Elle me le raconte, assise et oscillante dans le fauteuil bascule en rotin dont elle griffe le bras de son ongle et au fond de son oeil s’allume quelque chose de très archaïque. Le Corbeau Tlingit, dit-elle, titre. (Voix inspirée).Le Chef Suprême recèle la lumière dans un coffre. C’est le corbeau, le plus subtil des oiseaux, qui subtilise dans le coffre la boule solaire – cela vaut bien un fromage sans doute!- et la suspend dans le ciel où désormais elle diffuserait ses rais sans répit si le corbeau ne prenait soin chaque nuit de la couvrir de son aile. O salutaire nigredo! Je suis noir, mais c’est pour que vous puissiez, mortels, fermer vos paupières; ma négritude est ma mansuétude, et qui oserait me dire laid, moi qui apporte le présent le plus beau, celui sans lequel beauté ni laideur ne viendraient à paraître ? (Elle a, on dirait, appris ça par coeur ; des couplets qu’elle déclame, dans une intention parodique, on dirait). Pitoyable renard, au pays des fabulistes tu voles un fromage ? Qu’est-ce qu’un fromage, à côté du soleil ? (Reprenant sa voix naturelle, cessant de griffer le bras du fauteuil dont s’apaise le mouvement élastique). Notre ami exaltait le corbeau nourricier d’Elie, mais dans ce récit Tlingit le corbeau tient le rôle du prophète, rien de moins, le tient dans le moment sublime, disait le Professeur, où celui-ci, au creux de la roche caché, voit passer l’ombre de l’Omnipotent dans un bruit de fin silence, « quel oxymore », s’écriait-il! Je continue, pareil au prophète l’oiseau se faufile dans une mince fissure de roche, qui laisse filtrer un peu de lumière, tel est le début de sa quête merveilleuse ; mais à ce peu de lumière il ne se voile pas la face, non, hardiment aventuré il parvient par une série de métamorphoses (en feuille, en marmouset, etc.) au pays de Dieu et trouve l’astuce qui fera tomber du bec du dieu bêta le bon soleil.

J’aimais, avoue-t-elle, le houspiller, gentiment. Houspiller, m’avait-il appris : se dit des petits passereaux qui harcèlent le jour la chouette aux yeux clos. Oui, j’insinuais (c’était ma manière) que le mythe Tlingit vaut bien celui de l’arche, ou du Kerith. Il devenait colère, alors. (Un soupçon me traverse : que ces colères, gentiment excitées, aient tenu lieu, pour elle, aux temps opportuns, d’une demi-ration, d’une fougassette de…quoi? quoi ? quoi ?). « Que vous vous trompez », s’écriait-il, « ma pauvre Baladine! J’ignore si jamais une arche se percha réellement sur le Mont Ararat, mais je sais bien que le corbeau qui la quitte et ne revient pas est, lui, un corbeau réel, comme celui de qui j’attends à Réquistat la visite. Le vôtre, le corbeau Tlingit, ce n’est pas un oiseau réel, c’est un mage qui se change en feuille, en marmouset, etc., c’est n’importe qui, n’importe quoi; c’est le dieu Protée, et Protée du moins est un dieu : tel est le génie grec. Les peuplades amérindiennes brouillent tout. Il est heureux que l’Europe les ait réveillées de leurs salmigondis. Je m’amusais alors, continue-t-elle (« je m’amusais »…quelle part d’amusement ? quelle d’irritation ? quelle d’humeur prêcheuse ?) à lui dire que l’homme a toujours pensé aussi bien (je reconnais ce cliché bien-pensant)- Ou bien (j’enchaîne) vous vantiez les vertus du métissage culturel, ou, mieux encore, vous laissiez tomber d’une voix alexandrine un oracle sur le syncrétisme, chance du prochain millénaire. Puis, comme vous le faites à présent, vous vous leviez, vous enfonciez votre main gauche dans votre pantalon de smoking, affectant un air oblique et un sourire de profil qui n’est pas celui, signé Tolstoï, de la princesse Hélène, et vous vous détourniez, comme l’exige l’intrigue, vers la pièce qu’il appelait le boudoir. Est-ce que ce syncrétisme, cette conception crétinisante d’un savoir encyclopédique où tout se vaut, n’est pas une sorte de cancer du Verseau ?

 

J’ouvre le carnet de carton.

L’on y trouve d’abord quelques remarques cocasses. Ainsi : »dénigrer ? Niger = le Noir. Dénigrer =rendre blanc; soulager du Niger. Dénigrer le corbeau = le blanchir. (En marge : faux, denigrare = teindre en noir; dommage!). De : d’en haut; nigrare : caguer noir. Le dieu Tawhxwax ». Ou encore : « le corbeau coasse, le crapaud croasse ». Cette rectification de l’usage reçu est suivie d’un débat que le Professeur engage avec l’auteur des Confessions. Augustin, comme c’est triste, n’est pas gentil pour le corbeau. Du bienfaiteur d’Elie il ne dit mot, Augustin. Ce qu’il retient du corbeau, c’est sa bêtise: il ne comprend pas ce qu’il chante ; aussi est-il saisi, sans honneur, dans une liste où avec lui sont épinglés les meruli, psittaci, picae. «Corvus et pica, kif kif » note le Professeur (souligné, trait rageur). A cette sorte d’oiseaux l’homme, seul être auquel la volonté divine a concédé la raison, peut apprendre…à chanter ? Non, à sonare, émettre des sons. Mais l’oiseau a-t-il vraiment quelque chose à apprendre de l’homme en matière de sons ? « Schrieest du rein wie der Vogel »…pur cri de l’oiseau…signé Rilke. Mon allergie à l’opéra », note le Professeur.  » Tout Verdi pour un air de grive, tout Tristan pour un trille. (Elle, Baladine, c’est Mimi, Marguerite, les grands airs…). Ce n’est pas l’homme qui est le maître de l’oiseau, s’agissant de chanter, c’est l’inverse. Il n’y aurait pas eu de troubadours en Provence si les troubadours ne se fussent instruits auprès des passereaux. Qu’est-ce qu’une aria, un lied ? (Au mieux). Un cri d’oiseau transposé en cri d’homme. Tout le reste n’est que bruitage, emphase, orchestre-coq hérissant ses plumes dans un éclaboussement sonore. »

Ainsi va la verve du Professeur. Ce fidèle observant de l’ancien rite, qui ne manque pas, s’il se rend à Paris (c’est rare! ) d’assister à un office à Saint-Nicolas du Chardonnet, étrille, pour finir, la nouvelle liturgie. Humana ratio, pour Augustin, s’oppose à avium voce. A l’homme seul, continue le saint évêque, a été départi de scienter cantare, chanter avec science. Grand Dieu! Si Augustin assistait à nos messes new age, il en rabattrait, de sa certitude. Ecoutez cracher dans le micro un pauvre type, une brave fille, astreints au cantilège désormais en usage. Vous imaginez un merle, un rossignol, un traquet au micro ? Examinez un peu les paroles de ces cantiques : relèvent-elles de l' »humana ratio » ? Quelles leçons de plain-chant le passereau nous donnerait, si nous étions encore en état de l’entendre! Suit l’éloge du neume et du gosier grégorien. Sympathique, cependant, Augustin, conclut-il (sauvant donc in extremis le Docteur africain), par la qualité même de la comparaison, de la rivalité qu’il suggère entre l’homme et l’oiseau.

Mais sitôt après le Professeur avoue une déconvenue plus grave. Il a prié Baladine de lui rapporter l‘Anthologie des troubadours, de Jacques Roubaud. Il veut vérifier que ceux-ci, de l’oiseau, se sentent, se disent les émules. Hélas! Un des poèmes les plus fameux du temps,  » Ar resplan la flors enversa »- « Alors brille la fleur inverse »-, de Raimbaut d’Orange, est « aussi consternant », larmoie-t-il, » que dis-je, cent fois plus consternant que les strophes corbines du Rimbaud des Ardennes. Tout le poème se construit sur la rime joy/ croy ; le croy (corbeau) est l’anti-joy. Huit fois, non moins, le croy fait les frais de la rime, c’est lui, croy ou croys (pluriel) qui est l’antipode du joy, des joys. Comment mieux asséner qu’il est sinistre ?  » Le Professeur, lugubre, copie les octosyllabes terminaux de chaque strophe, comme s’il clouait la civilisation provençale au pilori: « mas ar Dieu m’alberga joys, malgrat dels fals lauzengiers croys » – « enfin par Dieu m’héberge joie malgré les mauvaises langues corbeaux »,etc. « Voilà la courtoisie, comme elle s’exprime à Courthézon. Le troubadour ne vaut pas mieux que le cul-terreux : même préjugé partout, prononce-t-il. Baladine, qui est persuadée que les troubadours étaient tous cathares, insinue que si Raimbaut d’Orange avait célébré par la rime le croy avec le joy notre ami se fût fait cathare.

Le carnet quadrillé à couverture bistre brun comporte ensuite un sous-titre, encre bleu pâle, barré de traits obliques soigneux, noirs : « Colombe Oiseau-prophète ».Puis: « La colombe et le corbeau, le corbeau et la colombe. L’arche.

Il y eut un Christophe Colomb. Pas de Christophe Corbeau.

Cela ne se discute pas.

Ungaretti : « Une colombe a repris au soleil la lumière ». Ungaretti :  » « J’écoute une colombe venue d’autres déluges. »

Colombe ? Ce n’est pourtant qu’une espèce de pigeon. Et ces roucoulades. Fi!

C’est elle, tout de même, qui revient avec le rameau d’olivier, elle qui aura le privilège de figurer l’Esprit. Avec elle s’inaugure le règne du Christ. Le corbeau a manqué cette chance. Aussi n’est-il que l’oiseau des prophètes et des ascètes.

Oiseau-prophète. Schumann, Scènes de la forêt : un miraculeux volatile s’envole en si bémol majeur sur des trilles comme jamais n’en fit même le rossignol de l’empereur de Chine; les triples croches montent, descendent, petits anges noirs, sur l’échelle arachnéenne de Jacob. Ah! Ce n’est pas le corbeau romantique de Gaspar Friedrich qui guette le soldat romantique égaré dans la forêt romantique où la neige romantique recouvre tout, le charognard attend son heure, noire et blanche, blanche et noire. L’oiseau-prophète, lui! Ces arpèges presque immatériels, le moindre coassement les disperserait dans le ciel comme une buée. » (Mais, me dis-je, ces chocards effusifs qui tracent leurs orbes de cri liquide au-dessus du Charmant Som ne sont-ils pas des oiseaux-prophètes, eux aussi ?).

« 24 août. » (Une date, parfois). « Baladine. Nicotine. Les bouffées de fumée de sa tendre et impérieuse présence. Elle est l’instigatrice. Il m’importe qu’elle soit là. Sa voracité de liseuse. Dans Le Nom de la rose, me signale-t-elle, le corbeau pour sa démoniaque noirceur est l’image du diable. Ce 24 août est diablement aoûté.

 

Dénigrer, teindre en noir. Il a d’autant plus l’air teint en noir, le corbeau, que ce crétin d’Ovide nous fait accroire qu’il aurait jadis été blanc. Eh bien oui! le noir du corbeau est un noir comme celui des cheveux de Baladine, quand elle se les teint en noir, ce n’est pas un noir naturel, c’est un noir trop beau, trop corbeau.

Corvus significat voluptatibus denigratos, (Thomas d’Aquin, Summa Theologica, Prima Secunda, Quaestio 102 ),… »le corbeau signifie ceux qui négressent dans les voluptés »…denigrare, teindre en noir, négresser, régresser…le noir, couleur de la volupté, couleur du petit garçon qui tente Saint Antoine : »je suis l’esprit de fornication »; sables brûlants, soleil noir… vel expertes bonae affectionis, quia non est reversus ad arcam, « experts en bonne affection » ? Hélas! Expert, en latin (expers) veut dire inexpert. Pourquoi inexpert ? Parce qu’il n’est pas revenu à l’arche. S’il n’est pas revenu à l’arche, au contraire de la colombe qui rapporte le rameau d’olivier, c’est…qu’a-t-il trouvé, flottant sur l’eau ?… Je suis fâché de trouver Thomas d’Aquin si mal dispos. Cela m’étonne du grand Docteur. D’autant que par ailleurs il ne laisse pas de prêter au même corbeau, s’agissant de sa progéniture, un dessein fort édifiant : en effet, sept jours durant, le corbeau ne nourrit pas ses petits tout juste éclos, jusqu’à ce que leur blond duvet se change en plumes noires, et durant ce laps c’est Dieu même qui les sustente par une sorte de vertu infuse. Mais est-ce un dessein si édifiant ? Grand Dieu! S’il s’agit de veiller à leur nigréfaction, c’est une ruse du mauvais démiurge! Le corbeau, sept jours durant, chaque jour doté d’un don du diable correspondant au don de l’Esprit, dispose ses petits au vice, les vire au noir. Mais alors….nigresco referens! dois-je croire Dieu, ou Ovide ? Si le corbeau est voué dès sa coquille à la blancheur et ne négresse que par un complot qu’ourdissent ses nourriciers et Dieu même, que peut-on lui reprocher ? Comment ne serait-il pas infidèle à Noé ce volatile à qui père et mère ont d’abord si gravement manqué ? ? Ah! Si le Docteur Angélique s’en était tenu à la façon elliptique de Noé! Celui-ci ne voit pas revenir le corbeau ? Il ne commente pas, ne juge pas (« ne jugez pas, vous ne serez pas jugé »), n’a pas un mot de remontrance, n’affiche aucune déception. Plus de corbeau ? Eh bien je lâche la colombe. Je serais enclin à voir dans le corbeau le fils prodigue, dans la colombe l’aîné qui reste dans l’arche, et dans Noé le père équanime et miséricordieux. Le prodigue, à bout de ressources, aura fait du travail au noir, de là perdu son plumage d’origine .

Eût-il suffi de quelques circonstances autrement tissues ou de quelque variation de caractère pour que le Professeur substituât dans son arche mentale la colombe au corbeau ? Interrogée, Baladine élude. Je me sens caressé par un plumet de soupçons : le Professeur n’aurait-il pas souffert d’une rétention affective ? L’idylle, les douceurs du sentiment ne lui auraient-ils pas semblé misérable concession à la basse nature ? Tel que je me le représente, et sans savoir au juste ce qu’il a pu vivre avec son amie Baladine (si vivre eût sens pour cet être rencogné), le mot amour, à mon avis, devait le chiffonner, les roucoulades du Cantique des cantiques l’irriter ; non, la colombe, cet oiseau d’épithalame, ne pouvait le séduire, – Non, son mariage manqué, son peu de goût, conséquemment, pour l’idylle et les douceurs du sentiment, donc le « Cantique des Cantiques », ne l’encourageaient pas à roucouler « amica mea columba mea »; non, cet oiseau d’épithalame ne pouvait le séduire, il eût été dépité si Elie eût été nourri par une colombe, cela lui eût paru candidement niais.

Le carnet quadrillé à couverture bistre brun signale ensuite un ouvrage fondamental (souligné): Le Volucraire chrétien, de Delebecque et Lukman. C’est Sœur Magnificat qui le lui a fait tenir. (Merci, Sœur Magnificat). « Volucraire, s’exclame-t-il, ah le beau mot! A dire à voix haute….Involucre…écrin…lucre ?…Non, pas lucre. Mais que couve ce beau mot ? « Ah! sur le corbeau, des immondices. Dès l’arche c’est un traître, Saint Augustin déjà le dit. Son collègue l’évêque Quodvultdeus fait, lui, vibrer la corde raciale : « les juifs, comme les corbeaux, présentent aux peuples de la terre leur couleur repoussante, leur voix rauque, leur odeur fétide et leur horrible aspect », sic dixit Quodvultdeus. Si Quodvultdeus dixit, quis contra dicebit ? Hélas, les évêques français ne sont pas en reste: Saint Hilaire, sans faire de détail, prétend, sous prétexte qu’au psaume 146 le Seigneur donne à manger « aux petits du corbeau qui piaulent », que le corbeau représente les péchés, tous les péchés. Le corbeau, c’est le juif, ou d’ailleurs l’arabe, c’est le pécheur ». Que trouve-t-il dans le Volucraire pour faire pièce à tant d’insultes dégoisées sans grâce ? Deux légendes. Selon l’une, le corps de saint Vincent, que ses meurtriers abandonnent aux bêtes, est défendu contre un énorme loup par un corbeau qui met en fuite le fauve à force de coups d’aile. Belle démonstration que le corbeau n’est pas ce charognard qu’on dit. Ce corbeau est le digne descendant du nourricier des prophètes. L’autre légende est rapportée par Grégoire le Grand :selon celui-ci saint Benoît aurait, un temps, nourri, chaque jour un corbeau qui lui avait sauvé la vie en soustrayant de sa bouche un pain empoisonné. Le Volucraire reproduit ici un beau vitrail du choeur de Beauvais : l’on y voit le grand oiseau noir, au bec une fougasse. Légende ? Entre histoire et légende, on le sait, la différence pour le Professeur tend à s’effacer.

C’est samedi (l’avais-je oublié ?). Un second quartier de septembre se consomme. Captivé par le Volucraire c’est tout juste si j’ai entendu crisser les pneus de la Fiesta et discrètement grincer le loquet de la porte. Baladine, il lui suffit, pour jouer son rôle d’égérie, de répéter l’offrande de la corbeille d’osier bleue, à décor de raisins, dedans sont placées en chevron quelques fines tranches de pain blanc de Saint-Urcize, et je crois l’avoir déjà dit, mais le dire rien qu’une fois ne me suffirait pas. C’est avec elle que se poursuit la consultation du carnet quadrillé à couverture bisque rage. Hélas! s’écrie-t-elle avec le sourire doucement cruel d’un érudit druidique, le grand pape Grégoire ne pense tout de même pas grand bien du corbeau. Car celui-ci, à l’en croire, est noir, donc traître et pécheur ; ou pécheur et traître, donc noir; noir, il est donc païen ou juif, donc pas chrétien. Cette gigue de donc, Baladine s’y livre avec quelle griserie! Pas de doute, insiste-t-elle, le noir est la couleur des réprouvés, le corbeau est noir, donc…Harangue au corbeau d’un prédicateur zélé :  » ô perfide corbeau, crois en Dieu si tu veux devenir blanc, si tu ne veux pas mourir, misérable, ô perfide, crois en Dieu!  » Elle jubile, Baladine, elle balajubildine !

Résigné ? le Professeur noircit des pages et des pages du carnet quadrillé à couverture jaune bisque de paroles médiévales offensantes pour son oiseau, et cela déborde jusqu’à des autorités ecclésiastiques modernes, ou bien des autorités jésuitiques modernes, le Professeur espérait du poète jésuite Hopkins une parole en faveur du corbeau. Avec celui-ci aussi il lui faut déchanter. S’avise-t-il de décrire Oxford, Hopkins la voit « lark-charmed, rook-racked », le charme, c’est l’alouette, le freux, lui, est tracassier. Pire, « frowning and forefending angel-warder Squander the hell-rock ranks… », » ange au front sévère qui écarte les dangers, disperse les rangs des corbeaux d’enfer »…Assez sur le sujet. Je me lasse, comme le Professeur lui-même se lasse, on le voit à son graphisme fatigué, son écriture elliptique – « Il n’y croit plus, » dit Baladine,  » et il tombe malade- Mal contagieux, « dis-je. Je me sens mal depuis que je compulse ce carnet. Idée de Baladine sorcière, capable d’enduire des feuilles de poison ? Ridicule! Plus insidieuse, l’idée que moi aussi je deviens victime de l’oiseau funeste, que le remède, c’est de quitter dare-dare le carnet bistre, Réquistat et son crépuscule, le corbeau, ces choses mesquines, périmées, de rentrer chez moi et de m’intéresser aux colombes et aux moineaux comme tout le monde. J’irai voir Lydie, et voilà, et Baladine m’assomme. Mais pour elle les choses sont réglées au mieux. Toute la sainte semaine elle tripote les ordinateurs, à Rodez, patrie de sœur Rose ! et le vouiquinde elle vient faire ici la vouivre; cela lui plaît, après avoir faxé à Rodez, de s’offrir ici un bol d’air obsolète. Si Baladine avait pignon sur les « médias », sûr elle proposerait à « France-Culture » une émission sur Réquistat et ses loufoques – Non, vous ne pouvez pas lâcher (elle me conjure). (Peut-être un p’tit prix Fémina ?). C’est vrai, je ne peux pas lâcher. Qu’y a-t-il encore dans le cahier bistre brun quadrillé ? – Il y a, dit Baladine, l’envers du corbeau clérical et pontifical – Le corbeau païen ? – Comme vous dites-«  Dénigré par les chrétiens, vénéré par les païens. Je feuillette. « Corbeaux d’Elie. Corbeaux royaux de Stonehenge. La B.D. » La B.D. ? « – Oui. Je lui avais apporté une bande dessinée de Hugo Prat, où lesdits corbeaux royaux sauvent Maltese du froid – Et à la fin, quand Corto s’écrie : »je ne peux pas me promener toute la journée avec toi, que vont dire les gens! », le corbeau rétorque : « allons, Corto, c’est toi qui parles ainsi ? Croak, croak! Qu’est-ce que ça peut faire les gens ? croak croak « . Mais vous dédaignez les B.D., n’est-ce pas ? – Ce sont nos enluminures – Et l’icône, sourit-elle, c’est désormais un pictogramme – Que pensait le Professeur de votre reddition à l’informatique ? Ne déplorait-il pas que l’animal-totem de l’informatique fût non le corbeau, mais la souris, et que l’ordinateur cliquât au lieu de croasser ? – Il ne s’en était pas avisé- Revenons à la B.D. Quel dommage, tout de même, que notre ami soit mort avant que Fred songeât à promener Jules Renard avec un sympathique corbeau bon bec- Fred…Après son corbac au Renard il y a son « Corbac aux baskets », qui est un corbeau névrosé en analyse. Fred, Freud …Freud a joué de malchance avec les oiseaux : son vautour de Léonard n’était qu’un milan, dit-on ; il s’y connaissait mieux en cryptogrammes qu’en peinture et en cryptogames qu’en rapaces. Fred, émule de Freud, et meilleur ornithologue, fait du corbeau cet Hamlet, ce prince de Danemark qu’est le névrosé : le corbeau, névrosé-type, pauvre type-type. On n’imagine pas atteints de névrose une oie ou un faucon, ni le moineau de Lydie. Le corbeau, pour dire vrai, ne serait-il pas un névrosé statutaire ? je veux dire, ça n’a plus tourné rond, dès que hors de l’arche, ou bien, ça n’a tourné que trop rond.

Assis maintenant, seul, sur une des marches de la grande croix, jouxte l’église, je continue de feuilleter. « Le corbeau est sacré en Irlande, où il a une fonction guerrière et augurale; sacré chez les Nordiques où Odin est informé de tout grâce à ses deux corbeaux, combien plus intelligents que celui d’Apollon, Hugin qui est l’esprit inventif et Munin qui. »,..?(trois mots illisibles, un taon écrasé, on dirait, ici a fait tache). Le Professeur ignore-t-il que la barque transportant les restes de saint Vincent, sauvés de la dent du loup, aborda sous la sauvegarde de deux corbeaux sur la côte Algarve, au Portugal, en un lieu dit « Port des deux corbeaux, » de là « le dieu des oiseaux », comme on l’appelait, aurait émigré à Lisbonne, où monnaies et armoiries au Moyen Age montraient la barque à voile triangulaire avec le corps du martyr et les deux corbeaux en proue et en poupe? Le carnet bistre est la longue litanie des déceptions. « Là où le corbeau est le plus en honneur », déclare-t-il, « c’est dans les sociétés tribales à tendance fasciste ». Déboussolé! Sa foi dans le Calmel et le Qolzoum s’éboule. A preuve ce retour sur l’Autrichien Trakl: « Trakl voit tout en noir, en noir corbeau, mais son corbeau, n’est-ce pas le précurseur et l’emblème des chemises noires ? Corbeau Mussolini, corbeau Pasolini, c’est tout comme. Elire le corbeau, n’est-ce pas élire les dieux contre le Dieu ?

Le carnet bistre a presque la couleur des fines croûtes des tranchettes de pain de Saint-Urcize disposées en chevron dans la corbeille d’osier bleu, cadeau de Baladine. Peu à peu, me dis-je, tandis que le crépuscule achève doucement de plier sur le patelin ses vantaux d’ombre, peu à peu le Professeur se rend compte que le corbeau est un oiseau hérétique, et l’hérésie lui semble une orthodoxie qui se ramollit ou se rassit, comme la fougasse, rien de plus, les hérétiques, répétait-il à Baladine, sont des ramollis ou des rassis. Ce n’est pas le corbeau qui le tua, mais le deuil du corbeau, qu’il ne voulut pas faire. Au fond, il dut comprendre qu’il n’avait pas la carrure d’un Père du désert, qu’il aurait eu avantage à élire pour animal-totem un autre volatile, la colombe pourquoi pas, elle est garantie pur Esprit. Il eut une fois, c’était un 30 août et quelque, note-t-il, un entretien avec Sœur Magnificat. Un cahier à spirales moyen format consigne sa visite. L’écriture en est drôlement sérieuse et appliquée, au stylobille « pilot » à encre « gel » noire, signale-t-il en première page, « cadeau de Baladine conséquemment à un encart publicitaire dans le journal Le Monde ». Sœur Magnificat fut en relations suivies avec le meilleur spécialiste – un ermite résidant l’été en Valjouffrey – d’Ephrem le Syrien.C’est à elle qu’il confie son désarroi. « Sœur Magnificat », note-t-il « est-il besoin de la pourtraire ? Non, sinon que sa voix un rien railleuse dans la rude bonté sonne authentique. Baladine, elle, c’est un transistor, elle a converti en transistor le don des langues, chaque fois qu’elle arrive à Réquistat c’est un transistor qui s’allume et qui jacasse. Je ne sais, Sœur Magnificat, à quelles eaux de Mériba elle a dû s’abreuver, mais limpide elle est, à la fois rocaille et source, un Kerith aux vives eaux et la promesse d’un passereau nourricier. Ma Sœur, lui dis-je » (je cite le cahier à spirales), » Réquistat est un de ces lieux encore en France où l’on s’attend à de petits miracles, où il ne serait pas trop surprenant qu’un choucas, épicier volant, fasse entendre au matin, pourvoyeur de miches et de fourmes, la corne de son cri ; mais, j’ajoute in petto, le pas petit miracle, c’est vous, Sœur Magnificat. Ah! Que vous portez bien votre nom! Vous êtes, dans l’abrupt de votre bonté, un condensé des versets bibliques de la louange. Je vis à Réquistat, ma Sœur. J’ai pour horizon le Plomb du Cantal, énorme corvidé posé sur la terre massive, à moins que ce ne soit « la grande chose noire qu’on voit de très loin », dit le moine Rubrouck, sur le faîte de l’Ararat, la carcasse de l’arche. Mon souci, ma Sœur, le jugerez-vous puéril ? Oui, il l’est, mais la puérilité est ma panade. Le voici : les deux paraboles du corbeau lâché premier de l’arche et du corbeau nourricier d’Elie font le diptyque de mon oratoire mental, s’y adjoint le panneau du retable d’Issenheim représentant Paul de Thèbes visité par Antoine le Grand. Vous comprenez, ma Sœur : Noé à l’origine, puis Elie le prophète, enfin Paul l’ascète. Le côté juif, le côté chrétien. Et il y a aussi dans l’évangile, pour le corbeau, un verset bien aimable ». Sans transition le Professeur signale qu’à quatre-vingt sept ans Sœur Magnificat ne manque pas sa promenade quotidienne sur le chemin de la Rigaldie, ce détail est même bissé; il note encore qu’elle a su allier prière et poésie; une fois – ce trait la dépeint toute – récitant son chapelet sur ledit chemin de la Rigaldie, elle aperçoit un écureuil, et continue l’Ave Maria par ce petit poème improvisé : « le bonheur de bondir d’un écureuil d’un matin de 5 septembre ». Sœur Magnificat, qui n’a pas eu de peine, elle, à dépasser le 31 août, compose de minuscules poèmes, récréations et récompenses de la piété. » Il y a donc des gens », note-t-il,  » qui dépassent le 31 août ? Déception, ma Sœur, grosse déception! Tout, avec Noé, commençait bien. Le corbeau, comme les autres vivants, avait sa place dans l’arche. Et tout, avec le corbeau, recommence bien : c’est lui, le premier, que lâche le patriarche. Il va et vient, revient et reva, jusqu’à ce que la terre soit sèche; il est l’émissaire des premières reconnaissances, Noé n’a sujet de se plaindre ni de son ramage ni de son plumage ni de son régime, il va et vient, revient reva, jusqu’à tant que le ciel soit réconcilié avec la terre. » (Ainsi le Professeur arrange-t-il le récit de la Genèse). »Pourquoi Noé l’a-t-il lâché, lui, d’abord, la colombe seulement après, le récit ne le dit pas; celle-ci rapporte le rameau, l’autre non ; donc il est oublieux, elle est fidèle ? Si l’on fait de ces oiseaux des symboles, on peut tout dire, « note le Professeur ». Le symbole, c’est comme l’aligot des moines d’Aubrac ou de Mme Germaine : on tire le fil, toute la masse vient, et l’on est entortillé dans cette purée filiforme interminable. Mais ces oiseaux ne sont pas des symboles, ce sont des oiseaux. Ce corbeau est un corbeau, cette colombe une colombe. Je suis fâché que la colombe s’intéresse à l’olivier plus que le corbeau. C’est ainsi. Mais elle est ce qu’elle est, il est ce qu’il est, voilà comment la Genèse est le Livre des livres, la référence qui éteint les autres références. Un corbeau n’y est pas un symbole, un acteur au théâtre des mythes, il est d’abord un corbeau, celui-là même qui va et vient vient et va depuis quarante millions d’années, qui un beau jour au Kerith se mettra au service d’Elie le Thesbite et un autre jour non moins beau cessera auprès d’Elie son service, sans états d’âme semble-t-il, content de ses beaux états de service. Or voici que ce corbeau agréable à Noé, à Elie, quelques siècles se passent…quel imbécile le décrète animal impur ? Quel imbécile, usurpant la Parole Divine (« le Seigneur dit »…mais que ne le disait-Il à Noé ?),décrète abominables et impurs oh pas que le corbeau…aigle, orfraie, vautour, milan, faucon, autruche, hirondelle, mouette, épervier, hibou, plongeon, pélican, cormoran cigogne, héron, chauve-souris, huppe (oui! elle, qui dans le poème du Persan Attar convoque toute la gent ailée à la quête mystique de la Plume!), la chouette (oui, elle! la chérie de Minerve!), le cygne (toi l’immaculé, toi l’immarscessible! toi le favori de Sully-Prudhomme et de Mallarmé! toi le blanc de blanc!). Comble de niaiserie, ces animaux impurs, donc abominables, la sanction contre eux sera de ne pas les manger. Eh quoi! je m’esclaffe! Du friquet de Lydie se peut, avec permission du rabbin, faire une fricassée! l’on bouffera sans vergogne, ô Keats, ô poésie! des côtelettes de rossignol ? »

En verve, le Professeur. Une peau de rire, comme on dit à Cassis, qu’il se fait, avec ce motif des volatiles interdits de broche et des passereaux comestibles… mésanges à la crème, chardonnerets au court-bouillon… Et il en rajoute… « J’escomptais bien, « poursuit-il, » que les Pères compteraient pour rien cette ridicule distinction d’animaux purs et impurs, et qu’ils s’en tiendraient là-dessus à la sobre décision de l’apôtre : « tout est pur aux purs ». Je les croyais exempts du symbole, experts ès paraboles, comme Jésus. Quelle différence, demanderait Baladine narquoise » (je transcris le cahier, tel quel), entre symbole et parabole ? « Celle-ci, ma chère : dans la parabole le corbeau est un corbeau, dans le symbole il n’est plus un corbeau, il n’a de plumes que celle du scribe qui l’a empaillé dans sa vitrine mentale. Quelle loquacité ils dépensent, ces Pères, à justifier Elie d’accepter pain et viande de la part de tels oiseaux impurs! Elie ne se rend-il pas impur lui-même en goûtant à des mets impurs ? Enfin l’on daigne tout de même se rappeler saint Paul -« aucune chose n’est impure de soi, ne l’est que pour qui la croit telle » -, n’a-t-il pas rendu dérisoire toute controverse sur le pur et l’impur ? Vous imaginez le prophète Elie se tourmentant sur kasher ou pas kasher.! il mangeait son gigot, et bon appétit. Qu’ajoute la Bible, à propos du corbeau, de négatif ? Rien. » Le Seigneur donne aux petits du corbeau qui crient vers lui leur pâture, » dit un psaume. Le même Seigneur dit à Job : « est-ce toi qui prépares au corbeau sa pâture, quand ses petits crient vers Dieu, et qu’ils errent de ci de là affamés ? » Et Jésus :  » considérez les corbeaux, ils ne sèment ni ne moissonnent, ils n’ont ni cave ni grenier, et cependant Dieu les nourrit ». Pareils au lys des champs, rien ne leur manque de ce qu’il leur faut,et si la plus belle plante en sa liliale blancheur est proposée en modèle, on ne peut penser que le corbeau, également proposé en modèle, soit d’aucune façon, plumage ou régime, un animal répugnant. D’autant moins l’est-il que c’est lui, au psaume 101, le « passer solitarius in tecto », le passereau solitaire sur le toit, image de la vocation mystique; seuls de tels solitaires, perchés à la cime de la contemplation, étaient destinables à la réfection corporelle du prophète Elie ou de l’ermite Paul, seuls des oiseaux en état mystique d’éveil ».

Sœur Magnificat … Quel rôle conviendrait-il, Baladine, de réserver dans l’intrigue à Sœur Magnificat ? Baladine s’esclaffe, je m’en doutais. Son idéal, je sais, les romans de Françoise Sagan, ou Monique Wittig. L’intrigue ? Mais, mon cher, vous n’en avez pas encore noué le moindre fil! Quant à Sœur Magnificat, je vous en prie, rien que ce nom…- Mais c’est son nom, que voulez-vous que j’y fasse ? – Le changer. Je m’appelle Baladine: vous voyez ça, dans un roman d’aujourd’hui, Baladine ? Un nom, ajoute-t-elle, pour opérette de Richard Strauss. Je ne sais ce qu’elle entend par opérette de Richard Strauss. (Son répertoire, Manon, Marguerite, « ah! je ris de me voir si belle.. », « adieu, notre petite table »..)..-. Et, tenez, Réquistat! Ridicule, Réquistat. Barattez-vous le cervelle, soyez inventif – Non, répliqué-je. Mon intention est de ne pas modifier la réalité d’un iota. Les personnages de ce roman ne seront pas plus inventés que son auteur lui-même, ils ressembleront trait pour trait à des êtres de sa connaissance; seul le village de Réquistat est fictif, ainsi en décidé-je. Elle est estomaquée, Baladine, elle s’étonne que j’aie pu, avec cette façon de procéder, obtenir jamais un quelconque prix d’une quelconque académie. Soudain, d’une pichenette du médius droit chassant une mouche de dessus sa manche, elle risque une autre objection -Votre Sœur Magnificat n’existe pas! C’est un symbole. Vous n’aimez pas trop les symboles, vous non plus ? Eh bien en voilà un, de symbole. Cette religieuse existe, peut-être, au couvent de Mandailles, mais positivement elle n’existe pas. (Et elle, Baladine, où en suis-je avec elle ?) Vous devriez, me souffle-t-elle, dans ce roman où mon cher vous ne pouvez vous passer de moi, suggérer entre vous et moi, pour que l’intrigue ne soit pas filiforme, quelque chose. Mais quoi quoi quoi ? dis-je. Il se fait dans la pièce, où des tons d’arrière-pensée font comme une buée sur les meubles, un silence propice au passage, dans le ciel, d’une bande d’étourneaux. Les voici. (Les seuls oiseaux, je remarque, qui fassent nuage). (Ce ne sont pas des corvidés, je regrette). Oui, vous devriez. (Espère-t-elle que la fiction littéraire me défixerait ?). Il est vrai que je suis terriblement en dette avec elle; je lui dois au moins une satisfaction romanesque. Ne serait-ce que noter qu’à cet instant-ci, cessant de s’appuyer contre la porte et empruntant l’étroit couloir dallé de tommettes rouges, toujours la cigarette aux doigts, elle se rend, pour se soulager j’augure, aux lieux propices (à la turque ici), je ne le dirai pas deux fois. Mais qui est-elle, Baladine? Des mots comme muse, égérie, sont ineptes. Son sac est pansu comme celui de Madeleine Renaud dans « Ah! les beaux jours »; elle se douche de revues. Il y a, dans sa chevelure où trois mèches rebelles au beurre de karité suggèrent une »aile de corbeau », un reflet magique de crépuscule. Non, je ne sais que faire de Baladine, elle n’est pas maniable, elle pèse trop d’années de trop. Elle est là, voilà. Et je sais bien que sans elle je n’aurais pas hérité les liasses du Professeur. Ce prénom même de Baladine! C’est vrai, je devrais le changer. Mais je ne sais quel malin génie me l’impose. Telle quelle, flottant dans les trois ou quatre syllabes de « Baladine » comme dans ses robes amples, c’est moins à la balade qu’elle me fait penser qu’au mot arabe, que j’ai lu dans la marge du carnet bistre, badalan, « au lieu de » ; quand je dis : Baladine, c’est comme si je dis Badaline; se balader, c’est être ici au lieu de là, et là au lieu d’ici, et je crains que Baladine ne m’assigne ici à résidence, mais, c’est décidé, outre septembre je n’y resterai pas; mais, puisque j’en suis à la langue arabe, j’entends aussi dans Baladine, dyn’, (marges du carnet toujours),la religion, je me souviens de prénoms en « dyn », Azzedine, Salaheddine, Aladine…Aladin, l’homme à la lampe magique, Baladine, c’est presque Aladine; or dyne me fait bientôt penser au poète excellemment, le Châ’ir, René Char, la poésie faite chair, un de ses poèmes s’intitule Dyne. C’est une force, assurément, que Baladine, c’est, exactement, une aiguille trotteuse; rien ne s’énonce, dans les médias, qu’elle ne le capte et n’en fasse sitôt un sujet de discussion; elle est une puissance permutative; pour elle tous les corbeaux se valent, noirs ou blancs, laids ou beaux, freux ou preux, pourvu qu’elle les assortisse à l’air du temps, à la chanson qui se fredonne. Une trotteuse, Baladine, une baladeuse. Cette aiguille parcourt le cadran des saisons successives. C’est la boussole du must. Le must! » Au mot must, « la moustarde me monte au nez », lui disait le Professeur. Vous n’avez pas de nez, lui répliquait-elle, laissez-moi être votre nez, au moins! » Moi, à must, lui dis-je, je préfère mosto, c’est un mot de Jean de la Croix dans son « Cantique ». Mosto de granadas, saveur des grenades.Pour vous, Baladine, les granadas, ce sont les fruits délectables selon que le prescrit le must : ce dont il faut « absolument » se pourlécher ; « absolument à voir », « absolument à lire », l’absolu au cours des halles. Vous imaginez les Pères du désert attentifs à la mercuriale, au must!

Touche à touche et sans y toucher, avec un peu de Baladine réelle et un peu de Baladine romancée vais-je constituer une Baladine plausible, enfin ? Elle fume trop. Elle fume trop, est trop injonctive, fait trop de prêches ésotériques. Non, je ne puis l’aimer. Le Professeur l’aima-t-il jamais? L’imagine-t-on roucoulant « mon ange »? Oh que non! Déjà dit, que non ! J’ai du mal à ne pas la rendre ridicule ou le rendre ridicule. Or le vrai romancier ne fausse pas la balance. Il me semble que pour lui plaire à elle il me faudrait exagérer quelque peu l’aspect maniaque, voire étriqué du Professeur, ce sera un Mr Casaubon, elle sera Dorothée Brooke, qui ne connaît Middlemarch ? Je devrais le rencogner, lui, dans son catholicisme « réac », l’affilier à l’abbaye du Barroux; cependant Baladine, employée de banque, dans un grade assez supérieur, est réflexive, attentive aux voix de l’Opinion, elle opine comme il faut,elle est new look new age ; je me moquerais doucement de celui-ci avec son corbeau de thébaïde, son extravagant Paul ermite, et je me livrerais avec celle-ci au vertige des mythologies comparées et des avatars les plus modernes du corbeau, oui, il faut le pousser lui vers le Casaubon et elle vers la Dorothée Brooke.

Mais non, Baladine n’aura pas été une Dorothée Brooke. Une rook elle aura été, corneille loquace, indiscrète, qui picore dans les emblavures de l’actualité puis frappe à la vitre d’un doux maniaque en proie aux bouquins, se fait ouvrir, comme ouvre le Saint-Père, dans le conte de Buzzati, au corbeau honteux et confus, s’installe et s’improvise sibylle, chaque week-end, durant des ans. Par ailleurs, elle zappe, lisotte, lisotte, zappe; et pianote l’ordinateur. Sur sa figure passe souvent une lueur de magazine. Le Professeur était un priant. Elle ignore la prière, Baladine. »Qu’est-ce que prier ? » m’a-t-elle demandé, une fois. Je lui ai répondu : la gueule d’un priant n’est pas celle d’un drogué ; je lui ai répondu :l’on ne sort pas d’une messe comme d’un cinéma, je lui ai répondu que ce sont les hautes fréquences de la piété qui infléchissent l’instinct d’un corvidé au service d’un ermite du Qolzoum et dictent à Saint Jérôme une Vie qu’il n’eût sans doute pas écrite s’il n’eût, en esprit, habité les psaumes.

Saint Jérôme, très peu pour Baladine. A moins de mettre ses Vies en B.D ? L’ermite Paul en B.D. Cette B.D. existe : signée Velazquez. Il existe de ce tableau, dans la sacristie de l’église de Réquistat, je demande pourquoi, une poussiéreuse copie. Le peintre a donc représenté sur un même tableau le solitaire du Qolzoum, au premier plan, mains jointes, et en face de lui, bras ouverts d’émotion, son visiteur, à droite, contre le cadre, un bouleau s’exhausse dans un habit de lierre qui est comme un habit de liesse; à gauche, en léger décalage, Paul repose maintenant, tout doux raide mort, Antoine se penche sur lui, près d’eux un couple de lions creuse la fosse ; en retrait, l’on remonte le temps : d’abord Antoine frappe à la porte d’une grotte; ensuite, sur des dalles de roche claire, il brave un monstre cornu aux pieds de bouc; enfin, cheminant dans une vallée comparable à celle de l’Argence vue du puech de Soulages, il demande son chemin à un quadrupède indéfinissable – un centaure peut-être ? Le paysage se termine en version madrilène – le Guadarrama- du Mont Qolzoum. Et le corbeau ? Il est là, bolide noir, ailes plaquées, piquant vers les ermites, au bec la miche ronde et dodue on dirait un sandwich, un anachronique cheeseburger de Mc Do.

Baladine ne m’a jamais soufflé mot de cette copie. La Haute Egypte l’intéresse peu, fascinée qu’elle est par les hautes terres altaïques. Elle en tient pour l’Asie et le chaman. Chaman, rien que le mot a sur elle un pouvoir magique, chaman agit sur elle à la manière d’un aimant. C’est tout de même curieux, chaque fois que je pense au chamanisme elle est dans les parages, elle va paraître, oui, elle paraît, surgie du sombre couloir dont elle semble avoir attrapé toute l’ombre et le crépi dans les plis de sa robe de crêpe noir. C’est curieux, aussi, comme elle se métamorphose, quand l’idée du chaman la travaille, de modeste employée de banque en une sorte de sorcière qui m’effraierait presque si je ne la savais banalement inspirée par les slogans du métissage culturel et la spiritualité de magazine. « Elle me conseille, Baladine, de jouer au chaman. Oui, tracer un cercle, dessiner, dedans, un corbeau, faire, autour, un peu l’imbécile, gesticuler, gueuler, et il me tomberait, le corbeau, tout cuit, dans la bouche. Mais qu’elle essaie donc elle-même! Elle en a vu, des chamans ? Elle les a vus en activité ? Elle a compté les oiseaux qu’ils attrapent, vraiment, dans leurs cercles magiques ? Je parie que pas même un pigeon. Eh bien, à supposer que des transes rituelles m’assurent un quelconque pouvoir sur un quelconque corbeau, je le refuserais, non, je n’en voudrais pas. La magie est méprisable. Elle est l’astuce, le truc, la force sournoise, là où il ne faut attendre que la bienveillance divine et l’art angélique d’exaucer les voeux. Tout ce qui est magique est bas. Vous imaginez, Baladine, Paul de Thèbes récitant abracadabra pour se faire apporter son pain. Quel pauvre type ce serait, alors! » Le Professeur n’écrivait pas pour acquérir un pouvoir, il me semble le comprendre et j’ai peur que Baladine l’ait mal compris, mais pour exercer la compassion. Certes il attendait, un jour ou l’autre, quelque chose, hors livres, dans le monde réel où le cri du grand corbeau érafle la grande altitude, mais cela devait survenir, par surcroît. Son idée, je crois, c’était que tous les chamans du monde ne changeront rien au monde parce qu’ils prennent pouvoir dans le monde et ne donnent au monde que ce qu’ils lui ont emprunté, alors que le moindre acte de compassion inscrit dans la gangue de ce monde-ci, où les chamans aussi sont piégés, le gypse d’un autre monde. Prêter gracieusement son épaule à un petit crave, qu’il vole jusqu’au creux du mur d’église : le grand miracle est la petite minuterie des services dûment rendus. De même Teresa, le temps qu’elle tint entre ses mains compatissantes la pauvre corneille,…excusez, j’anticipe. Je veux préciser que le Professeur soupçonnait le poète moderne de se prendre pour un chaman, de s’imaginer qu’avec les mots du poème il changeait quelque chose au monde, alors qu’il ajoutait seulement au monde un poème. Il avait lu Rimbaud, il avait lu Artaud, c’est même Artaud, j’ai tendance à croire, par où il a terminé, il a été la victime d’Artaud, après Artaud il n’a plus rien lu, il s’aperçut que ces poètes excessifs, énormément comminatoires, n’avaient rien changé ni au monde ni d’abord à eux-mêmes, qu’ils avaient mal vécu et qu’ils étaient mal morts, que leur exaspération poétique avait seulement abîmé leur santé et qu’ils se fussent mieux portés, eussent donc mieux porté le monde (la seule tâche, celle d’Atlas, n’est-ce pas ?) s’ils avaient pris l’air plus souvent. Ah! leurs incantations, superbes, captivantes! Mais voilà, le charme n’opère qu’in vitro, l’on n’attrape l’oiseau que dans la cage du poème. La vie est ailleurs, toujours ailleurs. Le Professeur le savait bien, je le sais aussi, pas plus que lui je ne crois au chaman ni aux pouvoirs magiques de l’écriture, je crois à l’angle fusant de mes rencontres, çà et là, avec un oiseau, ou même un livre, in angulo cum libello, oui,un libelle, une libellule.

Je suis un minuscule romancier. Des liens peu dissolubles les ont unis, lui et Baladine; j’entretiens moi-même avec celle-ci quelque lien. Et jamais encore je ne me suis assis avec elle sur le canapé bleu, le canapé à confidences . Ce meuble manque, ici. Il me vient idée, à partir de quelques phrases lâchées çà et là, de la styliser, oui, en quelques phrases. Née à Massy. Je fus catholique. Oui. Baptême. Colombe. « Columba mea ». Mais mon père, qui tenait l’harmonium aux messes du dimanche, était un pochard. Cela fut-il cause ? Il y eut mes malaises, mon anorexie. L’interruption de mes études. Une petite carrière dans la banque °°, à Massy d’abord, puis à Rodez. Je me formai en informatique Je m’épris d’un tout jeune homme qui lisait le Kamasutra et Krishnamurti. Je découvris la philosophie éternelle, qui me plut parce que ce n’était pas celle de Kant, je n’ai jamais compris Kant. Mais je lus « Les Grands Initiés ». Je revois un homme à turban dans une posture transcendantale. Je crois, aujourd’hui, avoir fait le tour des choses. Le Dalaï-lama, ne leur en déplaise, parle mieux que le Pape. Ne se rendent-ils pas compte que le catholicisme est une chose finie ? Apurer les comptes. L’ère du Verseau propose une nouvelle donne. Je ne refuse rien. Je me confiai, un temps, à une espèce de sorcier africain, puis à une manière de gourou. Je m’abstins de viande, me sustentai de soja. Les catholiques m’intéressaient, cependant. Cette secte, jadis, avait été la mienne. J’ai fléchi, moi aussi, le genou devant l’autel, et je lisais, je lis encore sainte Hildegarde. Le Professeur m’intéressa. Je déplorais son obstination tridentine, mais qu’il fût toqué du corbeau m’amusa, me plut.

Sympathique, Baladine, sympathique à la façon de l’encre. A mesure que mon intérêt pour le corbeau se délivre des susceptibilités du Professeur elle me devient plus conjecturale, et j’ai envie, au mépris des bonnes façons romanesques, de m’exiler d’elle, de la mettre au ban. Elle m’agace, la chère, à force de me sembler un échalas de choses chiffrées. C’est vrai, elle continue avec moi d’être pourvoyeuse de légendes, anecdotes, merci, merci! mais je la soupçonne de n’avoir jamais d’elle-même salué de tout son être, nûment,un battement d’aile, un pinson qui dégoise, un incident infime et délicieux de raie de lumière ; la petite fille en elle capable de dire « ah! », on la dirait couverte d’une suie ésotérique ; l’on se demande toujours, quand on l’écoute, de quel gourou elle retransmet l’oracle.

Mais peut-être entre-t-il dans ma désaffection de Baladine ceci (je voulais le taire, à ce point rendu je ne le puis) qu’à notre première rencontre, dans le vallon des Baux, elle me fit croire qu’elle était originaire d’un îlot d’Océanie, Vanuatu, dit-elle; rien dans sa physionomie, encore moins dans son prénom, n’indiquait une telle origine, mais sa parole était persuasive, il y traînait un arrière-goût de Gauguin, je la crus, je rêvais grâce à elle de périples infinis, je crus humer sur sa peau enduite d’huile d’Argan le large des larges, elle me résuma la saveur mystérieuse de ces îles où jamais ne tombe un flocon blanc qui fasse contraste avec un oiseau noir, où les plages sont des lits de sable impollu, où les voluptés d’avant le péché sont permises. J’appris, incidemment (une marginale de la liasse III) qu’elle était de Massy-Palaiseau, comme tout le monde, n’étant océanique que par un oncle à cartes postales. Eussé-je, autrement, péché avec elle ? (Ce mot, péché, n’est plus de mise, dit-elle, gommez, de grâce, gommez! on ne vous entend pas; on a ou on n’a pas la pêche, voilà désormais comme on dit. La pêche, oui, ou non, l’affaire est là). Si ce rêve coracoïde autour de sa personne se fût confirmé, qui sait…Mais, eût-elle été, de galbe, la belle Hélène, de sex-appeal Marilyn Monroe, être née à Massy-Palaiseau lui conférait la disgrâce de m’évoquer non des flots au sourire innombrable mais un interminable train de banlieue, je ne la voyais plus en wahiné dans un décor de palmes, mais sous un panonceau indicatif des stations successives du métro, et Massy, ce n’était même pas au bout de la ligne.

Elle s’inquiète de n’être dans cette esquisse de roman qu’une esquisse de femme. Il me faut améliorer sa vraisemblance, c’est sûr. Je m’intéresse excessivement à la vêture des corvidés, et j’oublie de dénoter ses successives tenues: ainsi ce caraco de satin couleur choco, elle le portait hier encore, la culotte, de même, le pull à col montant et plates côtes. Je ne l’habille pas assez. L’habiller avec minutie m’égarerait. La déshabiller excède mon propos. Suggérer ses livrées par quelques flashes est une solution de romancier mineur qu’eu égard à mon petit prix Goncourt je dois m’interdire. Mais que fais-je, à cet instant même ? Enfin, puisque je m’avise du caraco choco, pourquoi ne pas en aviser le lecteur ? Il est assez rare que je voie les vêtements de Baladine ; je la vois seulement cheval, ou échassier, parfois rapace. C’est déjà beaucoup que de souligner la couleur choco de son caraco. Certes, elle diffère de Sœur Magnificat, ô combien, je suppose, celle-ci, toujours habillée en nonne, noir et blanc, pica pica. Baladine faisait de stupéfiants effets de toilette, je dis: faisais. Je savais m’en abstraire. Ses dents, ah! ses dents! Ses incidents, devrais-je dire. Elle fumait, avait fumé, nonobstant les thérapies ésotériques. Pensive, parfois ? Non, elle ne pensait pas. Elle émettait des fumées mentales, d’une voix aigrement cristalline où la vieille douleur parfois entrefilait un accent de raucité. Sa taille, son trille…Elle a du mal à se taire, elle penche, je suis assis au bureau Réquistat, elle est debout, penchée, penchée.

Je réalise maintenant que nous ne vivions pas sur le même plan d’existence. Avec le Professeur elle avait tout doucement tricoté une amitié amoureuse qui s’écrivait entre les lignes, et tandis qu’il vivait sa vie de styliste, sinon de stylite, espérant obtenir une fois l’amitié d’un oiseau, c’est elle qui s’introduisait dans son intérieur et l’apprivoisait par ses sautes d’humeur comme par ses salves d’ironie ou ses provisions d’anecdotes. Je vous demande pardon, Baladine, de n’avoir guère prêté attention à vos diverses façons d’être femme. L’autre dimanche, tandis que nous cheminons vers les Escouloubres, un freux se pose, becquète un quignon de pain – » Pas de quoi décemment nourrir un ermite », m’écrié-je -« Quoi ? » répond-elle. A mille lieues du freux. Le désopilant travail du bec, les petits coups d’aile ne l’intéressent pas. A-t-elle jamais vu un oiseau ? Magazines, petits écrans… »Ce freux », dis-je. Nous nous approchons, il s’envole, se pose plus loin, sa croûte au bec « – A quelle distance, Baladine, sommes-nous de la sainteté ? Si nous étions saints, nous serions dans un plan de l’être où ce volatile se laisserait frôler, toucher, sans crainte. » Elle rit, de ce rire éclatant, incisif, qui, on croirait, va lui décrocher la mâchoire, et marmonne sur la sainteté je ne sais quoi. C’est trop clair qu’elle n’a cure d’être frôlée touchée par un freux. « La sainteté, est-ce se tenir dans un plan de l’être où l’on ne rencontre jamais la femme ? » Je repense à Jules Renard qui n’aura vécu peut-être que pour un à tu à toi avec un petit passereau.

Me débarrasser de Baladine ?

Elle ne fait pas, ne fait plus de frais de toilette avec moi.

Certes, j’ai passé l’âge maximal de longévité du corvus corax. Mais Baladine est de ces femmes qui n’ont pas répugnance aux vieux corbeaux, on le sait.

J’ai scrupule à me débarrasser de Baladine. Dans mon roman, il le faut, je crois. Dans la vie réelle, c’est une amie tout de même, le restera. Encore qu’elle en tienne, ces temps-ci, pour le Bouddha; sa ferveur aux corvidés s’affaiblit, l’Aubrac l’attire moins; elle fera cet automne, c’est juré, des séjours au centre Dhagpo-Kagyu-Ling, elle a envie de me dire tout sur le centre Dhagpo-Kagyu-Ling. Moi, rien que ce nom me défrise, je préfère un croassement, je préfère aussi Saint-Léon -sur-Vézère, et caetera.

Sur ses lèvres que ne souligne pas le vernis pourpre d’ombre de Dior le gros mot de syncrétisme affleure avec insistance. Le troisième millénaire, susurre-t-elle…le règne de l’Esprit Pur…Les églises ont fait leur temps…Le Dalaï, mieux que le Pape…Déjà dit, déjà dit…Espérait-elle que le Professeur pût acquiescer à ces sornettes ? Réquistat est précisément la sorte de lieu où le syncrétisme n’est pas importable. Tout invite ici à une concentration du coeur qui prononce doucement l’exeat de toutes croyances exotiques ; ce plateau pelé s’épelle France, France baptisée, France croisée. Réquistat rime avec Trinitat, un hameau voisin. Trinitat rime avec Magnificat. J’augure en Sœur Magnificat un gisement de louanges comme seules les suscite le Dieu trois fois saint. L’Aubrac est un Carmel un Qolzoum. Baladine est un mont-de-piété de toutes les croyances résiduelles, vernissées neuf, d’une humanité en mal de pentecôte.

Fut-elle sa Dulcinée ?

Elle fut sa Dulcinée.

Sa Dulcinée.

J’en reste coi.

Mais quoi!…

Pardonnez, Baladine, est-ce ma colite, ou mon corbeau, je n’arrive pas à vous imaginer maîtresse de …, ou même amie de coeur de …. Vous êtes un échassier rare, Réquistat est une zone très élevée.

Sa Dulcinée! Pas du Toboso. Réquistat, Rodez, Paris Palaiseau. « Mes bordées parisiennes », disait-elle. Si ce sont des freux, là-bas ? Leur face est livide, leur culotte lâche. « Je vérifierai, « disait-elle.

Je dois me départir de Baladine.

 

 

 

III

 

 

Je suis un minuscule romancier, je sais, mais je romance tout de même, donc je dois rendre, si bref soit-il, un hommage à Don Quichotte, car il ne peut s’écrire de roman, n’importe où au monde, sans que Don Quichotte soit honoré. Au moment où le chevalier taille de son épée les broussailles qui obstruent l’entrée de la caverne de Montesinos, corneilles et corbeaux en rangs pressés, en vive hâte, s’égaillent, « salieron « una infinidad de grandisimos cuervos y grajos », »une infinité, « précise Cervantes,  » de corbeaux grandissimes ». Don Quichotte, bon chrétien, ne s’en émeut pas. Superstitieux il en eût tiré mauvais présage. Quelque chose de comparable m’arrive. Réquistat et sa broussaille de liasses sont l’orée de ma caverne de Montesinos.

Je ferme Réquistat. Je ferme cet endroit qui existe si peu qu’on croirait qu’il n’existe pas, et cette maison si creuse, en cette dernière semaine de septembre, qu’on la croirait une caverne de Haute Egypte ou de Cappadoce. Fermer Réquistat! Il me semble fermer un siècle. Non, des.

Je me sentais bien à cette altitude 1250, celle du haut Moyen Age. Le Professeur habitait un pinacle d’où il faisait la nique à ses contemporains. C’est égal. Je ferme Réquistat, sous peu, le Professeur avec. Trop vieux jeu, tout de même. Ressasse. Fait son petit Cioran. A l’instant que je ferme les liasses, il me tombe d’une liasse un petit laïus encore sur le sujet scabreux du croassement. « Le corbeau » (je transcris) « chante mal, cela n’est pas niable. Le panetier de Paul de Thèbes se garde d’ouvrir le bec sinon pour lâcher sa charitable hémimiche. Il a l’air toujours enroué, le corbeau. Quelque chose a dû arriver une fois à un ancêtre. Celui de l’arche peut-être aura pris froid trop tôt sorti, rasant la masse humide. Ou bien ç’aura été une période de glaciation; ils y auront pincé un coryza qui, mal soigné, sera devenu héréditaire : enroués, tous, depuis. »

Suit un répertoire des variantes de l’enrouement, notées dans un Guide 196. du naturaliste : « chakchakchak (la pie, « pica pica ») rime avec « tjacatjacatjac » (le choucas des tours), « tchia, khyak « (le même) s’attendrit avec le crave (« pyrrhocorax) en « khya », ou « tchior », voire « pchiou ». Le freux profère « kâ » ou ââh », la corneille, elle, peut troquer le rauque « kroa » contre « ou-in », si ce n’est « clouclouclou » ; il y a encore « kouk-ok-ok », pastiche du goéland par le crave, et le cassenoix dit « kror » ou « skéèk » quand il est de bonne humeur, « krékrékrékré » quand il jure. Enfin le grand corbeau fait « cro » ou « rrok » en voix de basse, « rok » à l’aigu, et se marque par là comme le moins doué, ridicule Margot mise à part, de la famille, » note le Professeur. « Je proteste », continue-t-il ». J’en appelle, contre ce vulgaire Guide d’un temps où l’on ne sait plus ce qu’est un corbeau, au Larousse Encyclopédique du dix-neuvième siècle, où son langage fait l’objet d’une savante étude, et l’on y apprend que le « cro » ou « rrok » dont stupidement on le crédite en 196. à l’exclusion de toute autre profession verbale, se diversifie de sorte à former une véritable élocution. Ainsi tiennent-ils chaque année, en France du moins, chaque 20 mars, une assemblée générale à Meulan en Seine-et-Oise. L’on n’y « croasse » pas, l’on y traite des questions générales du clan non moins gravement qu’il se fait à la Chambre des députés à Paris. Je note », poursuit le Professeur : « 1) Que le savant, au dix-neuvième siècle, ne doute point que la gent corvidé ne soit dotée de moeurs fines et douée de capacités municipales; 2) Que le Larousse Encyclopédique est remplacé aujourd’hui par une prétendue Encyclopaedia Universalis, laquelle, entre « Coran » et « Cordaitophytes », laisse un remarquable trou. L’on n’a rien à dire, dans ladite « Encyclopaedia », des corbeaux. Cette réticence a-t-elle une portée prophétique ? Ils ne chantent pas, » ajoute-t-il, avec mélancolie. « Ils parlent. Du moins parlaient-ils encore, au siècle dernier. Curieux que Jules Renard ne s’en soit pas aperçu. Autrefois, je pense, ils chantaient. A preuve ce corbeau flûteur dit « cracticus nigrogularus », dont le chant ferait lâcher son fromage au renard. Le corbeau flûteur existe encore, mais c’est au centre de l’Australie. Et voilà, « conclut-il, nostalgique, sarcastique, » les aborigènes, là-bas, ne sont infectés ni de la machine à vapeur ni du lied romantique ». Il a entendu, dit-il, le « cracticus nigrogularus » sur une cassette que lui a envoyée Lydie. « L’on peut regretter », poursuit-il, » qu’il n’y ait pas de record du corbeau de La Fontaine.

Il est dommage que le Professeur n’ait pas connu le récit de John Rowe présenté dans un délicieux album sous le titre français de « Bébé Corbeau ». Il n’est pas, me semble-t-il, de meilleure réfutation du peu fiable La Fontaine et de son renard fielleux. L’image de couverture montre ledit Bébé Corbeau dans sa naïve satisfaction d’être. Je suis frappé de sa ressemblance avec…Lydie. Je n’ai jamais vu Lydie ? Mais je suis sûr que Lydie est comme ça :sa bouche en forme de bec, ses deux yeux noirs et ronds, avec une lueur indéfinissable, son petit bonnet blanc noué sous le cou par deux bouffettes, oui, je vois Lydie ainsi, tenant un peu de la demoiselle sacristine, un peu de la maîtresse d’école. C’est une Miss Corbine, Lydie. Admirez encore, sur le bonnet, posée artistement, la couronne de cerises, oui, elle chante kirsch, Miss Corbine. Avouez, c’est son portrait. Les dessinateurs humoristes nous révèlent ce que nous ressentons tous, notre parenté profonde avec les oiseaux, l’étrangeté d’une loufoque, féerique, peut-être édénique ressemblance. Or ce Bébé Corbeau vit dans un grand arbre. Quel arbre ? Un arbre, cela suffit, comme dans le roman de Bergounioux. Cet arbre (moi je dirais un chêne) est loué depuis des âges à sa famille. L’aïeul fut lauréat au concours du Capitole, s’illustra sur bien des scènes, baryton. Talent héréditaire : l’arbre est bruissant de bel canto. Seul Bébé Corbeau, c’est bien étrange, n’émet que des « piips » misérables. Honte de la famille! L’on s’étonne, on le prie d’essayer, encore, encore : »piip », rien que « piip ». C’est le grand-père enfin qui porte remède : « inspire bien fort et tousse! » Bébé Corbeau lâche une grosse cerise rouge qui obstruait sa gorge. De débile surdoué devenu il poussera désormais de tels « crooooooa », jour et nuit, qu’il en oublie d’embecquer sa ration de lanquetot. Rude épreuve pour la famille et le voisinage. Le discret « piip », n’était-ce pas mieux ? susurre maman, interprète de l’opinion générale. L’on peut en effet préférer « piip » pianissimo aux triples forte du croassement. Sera-ce que la cerise, au fond, ce serait, dans la gorge du corvus corax, comme une syrinx d’appoint, et la chance, refusée aux autres corvidés, d’encadrer un i mutin de bilabiales ? N’importe. Le talent vocal de la tribu ne fait doute. Cela eût réjoui le Professeur. Mais Baladine n’avait cure des albums pour le petit âge, et son vieil ami n’écoutait guère les « piip » de Lydie.

« Ah! encore une lettre de Lydie », disait-il (me disait Baladine).C’est Baladine, quand elle était à Réquistat, qui l’ouvrait. Elle lisait avec une intonation de stricte intimité grosse d’un fou-rire : « Moineau, tu es un petit obus de plumes et de pépiements ». Il y a le compte, s’esclaffait Baladine. Elle comptait sur ses doigts. Elle appelait Lydie Miss Dix-Sept. Dix-sept syllabes, disait-elle, torche-cul de l’émotion. Je vois Lydie à l’exercice, étirant le vers jusqu’à ce que ça fasse 17 juste (je cite Baladine). « La buée de la vitre quand elle s’éteint : forme de moineau ». Dix-sept. Ah! Si elle avait encore dix-sept ans, Lydie (c’est moi qui parle).Elle a, je soupçonne, deux fois dix-sept, aujourd’hui, Baladine trois fois dix-sept. L’on ne devrait jamais dépasser l’âge du haïku. 17/20: mention TB, Professeur. Je ne me résous pas à écheniller mon roman de ces haïku. Ils auront été, entre Baladine et moi, une poudre d’hilarité. Chaque fois que la consultation des liasses languissait un peu ou que le plateau d’Aubrac dormait sous des nuages trop bas, Baladine allait à la chemise « Lydie », toute grise mais fermée d’une faveur jaune, en extrayait une lettre, s’égayait bruyamment, casait un haïku dans ses quintes de rire, et par nervosisme je riais moi aussi ; jamais les meilleures saillies de l’esprit dit français ne m’auront dilaté la rate comme ces haïku, et pourtant, au fond de moi-même, je sentais (combien plus à cette heure septembrale où j’éteins Réquistat) que ces haïku, si gauches fussent-ils (pas tous! ), trahissaient une qualité d’être supérieure à celle de Baladine qui, féministe, gnostique et virtuose du macintosh, se croyait membre de l’élite pensante, sans soupçonner que l’on accède à l’essentiel plutôt en sondant le coeur des humbles réalités qu’en plumant le croupion des idées reçues. « Et moi-même, dans ma prison de quelques mots, alphabêtifiée, Que dis-je d’essentiel, sous le ciel, que tu ne dises, moineau ? » Ou encore, car elle avait picoré en « Fac » quelques grains de science, Lydie: »Chacun a sa petite chanson de moineau, La Somme ou L’Ethique« , susurrait-elle, et il est dommage que le Professeur n’ait pas lu (il ne les lisait pas, m’assurait Baladine, il m’écoutait les lui lire, et sa main passait, distraite, sur le jour mourant, tandis qu’il hochait la tête) ceux-ci : « Dans les milliards     de bruits du monde       il y a cette petite voix      Triller moineau   à mon tour je peux     écuyère des petits cris ». Dommage ? Mais, les eût-il lus (tiens! c’est presque Lucky Luke), il n’eût pas approuvé: « cuicui » lui eût semblé une image verbale de mijaurée. Il souhaitait que les corbeaux eussent de la conversation. L’histoire de Bébé Corbeau ne l’eût pas surexcité, car, après tout, cette famille de surdoués ne connaissait d’autre mélodie que le « croâaaa » standard. Je voudrais seulement lui signaler (cher homme!) que Jules Renard, qui le courrouce, eût mérité plus que son indulgence pour un mot du moins qui rachète tout. Parvenu presque au bout de son âge, il dit ingénument son voeu d’un miracle, « le miracle serait pour moi qu’un petit oiseau s’approchât pour me dire quelques mots ». Mais n’est-ce pas déjà un miracle, cher Professeur (je le devine, ombre vaguement entre mes lignes comme entre des tombes), qu’il ait pu souhaiter ce miracle en ce barbare début de siècle (je parle comme vous, cher) où le miracle était remisé parmi les fictions ? Ces « quelques mots », je le dis en style évangélique, il les a déjà reçus, le « petit oiseau » sera au rendez-vous, au jour éternel. (J’imagine la figure de Baladine, à cet énoncé, sa tête rejetée en arrière, ses yeux clos, une façon de tristesse, une absence ; non, Baladine est taillée de sorte que le miracle d’un petit oiseau parlant ne la touche point).

Un petit oiseau….Ce pourrait être le moineau de Lydie. Il n’est besoin de se nommer Lydie pour aimer les moineaux. Il était à Moscou un Mont des Moineaux. Les barbares en ont fait le Mont Lénine. Lénine aimait-il les moineaux ? J’en doute. Il était plutôt une sorte de corbeau comme celui du film de Pasolini : un dessin humoristique polonais représente maître Corbeau, Wrona, en flic du Parti, perché sur le pieu d’une enceinte barbelée, morigénant le menu peuple des moineaux : « nie cwierkac », « interdit de pépier ». Mais un héros de Platonov, qui croit en Lénine, tout soudain descendu de ses nuées s’émeut à un moineau maigre, nécessiteux, besognant du bec. Il a donc su, ce petit être frêle et gris picorant dans la merde son grain amer, découvrir une espérance, que les humains ignorent, et s’y réchauffe! L’homme s’appelle Kopionkine, son vain rêve est le communisme, qu’il croit advenu, donc, croit-il, les oiseaux vont se mettre à parler « comme des enfants ressuscités », Jules Renard sera content et ce sera la vraie fin du monde. Le moineau aime bien les cimetières. Sa vitalité y semble une promesse aux morts que la mort n’est pas le dernier mot. Le cimetière de Réquistat, au crépuscule, est l’endroit du patelin où vibre intensément la vie. C’était ainsi, à Llo, quand le Professeur surprit, dans le gai ramage des piafs irisant de leur cri perlé le bazar de fausses perles des tombes, la voix si dissonante du jeune crave. Aussitôt celui-ci capta son attention. Il ne laissa pas cependant d’observer le mur Nord de la vieille église où le faucon crécerelle fait son nid ; quant aux moineaux, c’est leur « HLM », note-t-il. Ah! les vieilles églises hospitalières, trouées comme des fromages! Il y eut une fois des moineaux qui trouvaient gîte dans un de ces murs de vieille église; on la restaura; ils devinrent SDF. Le Professeur préférait les églises décrépites et les chasubles mitées de la liturgie tridentine.

Il n’est pas exclu, non, il ne l’est pas, que les haïku de Lydie ou simplement les lettres de Lydie aient servi au Professeur de signal négatif. Il a dû se sentir empiégé dans une relation dont le caractère bêtifiant (ce n’est pas Baladine qui le dit, mais moi transcrivant une insinuation de Baladine) n’était guère, à la longue, supportable. Lydie le relançait, tantôt par téléphone, tantôt par lettre. Il négocia avec elle un contingent trimestriel de téléphonages, mais ne put obtenir qu’elle réduisît la fréquence de ses lettres. Il existe de Lydie, à dater de Noël 198. environ, un nombre de lettres, et de haïku, considérable. La plupart sont recueillies dans la chemise jaune serin que j’ai mentionnée. La première fois que Baladine l’ouvrit, elle prit une lettre, au hasard? je ne crois pas, et se mit à lire, je me rappelle, d’un ton affecté, niaisement puéril « : Cher Professeur, j’aimerais vous présenter mon petit fripounet », c’était, m’expliqua-t-elle(Baladine) son moineau du Japon. Ce prétendu moineau du Japon est un personnage. La correspondance de Lydie consiste à fournir au Professeur les bulletins de santé du volatile et un relevé de ses états d’âme à elle selon les comportements de « Sir Moineau », comme elle écrit parfois, ou  » Monsieur Moineau ». L’on est confondu de tant d’intérêt porté à un petit morceau de matière pépiante (je traduis le sentiment de Baladine). Eclatant de rire, Baladine me raconte le relevé quotidien, par le Professeur, de sa boîte aux lettres.  » Merde, encore une lettre de Lydie », s’exclamait-il. Le piquant, c’est qu’il répondait. Oui, je vous le jure (c’est Baladine), il se croyait tenu de répondre. C’était, pour cet homme circonspect dans ses relations, une forme pathologique de la charité. Il ne se pouvait, quel que fût le solliciteur ou la quémandeuse, qu’il ne répondît.

Les premiers haïku sont datés, donc, d’environ Noël 198. Les voici. Plutôt, en voici : »Un moineau japonais     c’est un voltage    de minuscules farces », « Ce que l’on peut faire     avec deux pattes deux ailes     dans une cage! « , « Et fais-je mieux     dans les barreaux de la cage     de mon quant-à-moi ? », « (Moi aussi     j’ai mon petit cubage       d’air et d’actions de grâces) ». A mesure, donc, que le Professeur jette aux flammes la littérature qu’on sent bien qui devrait s’arrêter, selon lui, à l’entretien de Paul et Antoine tel que le rapporte saint Jérôme (cette remarque est de Baladine), lui parviennent avec une régularité hebdomadaire les haïku de Lydie, ces mièvres bulletins de santé du moineau, qui sont encore de la littérature: « Nous aussi   nous gloussons notre vie   la becquetons la battons d’aile »; « Nous cognons     contre la paroi d’être né      c’est toute la musique » ; « Nous aussi     nous sommes une toute petite boucle     de souffle »; « Un bon petit aéronef       pourvu d’une paire d’yeux     moineau! »…

Il y a dans une de ces lettres de Lydie une remarque émouvante, que je veux transcrire parce qu’elle va dans le sens que j’indiquais plus haut. Elle croit percevoir chez « son Shiki » une contention de loquacité, un effort vers le langage articulé, son bec s’ouvre, il veut imiter, comme un corbeau, et n’y parvient pas. C’est sa chance, non, de n’y point parvenir ? Les plus sots des oiseaux sont les mainates, les perroquets. Il y eut peut-être un enfer (c’est ma pensée que je formule) où l’on était condamné à entendre parler toutes les bêtes du monde, chacune dans sa propre langue; et, miracle, il y eut une panne de loquacité, le rossignol ne put plus, soudain, qu’émettre un chant, le corbeau, qui parlait comme dans les Poèmes barbares, gouailleur, sarcastique, intarissable, fut frappé d’amnésie verbale et ne sut plus dire que « quoi quoi quoi ». Il serait sans doute fâcheux qu’un petit oiseau parlât une fois à Jules Renard. La merveille, je répète, c’est que Jules Renard ait envie d’entendre parler un petit oiseau. Moi, il me plaît, me surplaît que Jules Renard s’approche de moi pour me dire ces quelques mots. Et il me plaît aussi qu’il ait inauguré ses Histoires Naturelles par le merle, qu’il définit « corbeau minuscule ». Il a d’ailleurs tout dit sur ce passereau en le flanquant d’un point d’exclamation. Si le corbeau est un accent grave, le merle, voyez-le, est une exclamation courrière, une pelote de soubresauts émotifs. S’ensuit entre eux un petit dialogue : « -Merle! dit l’un – Quoi ? dit l’autre – Merle, répète l’un – Quoi ? répète l’autre. Ah! Comme ils font la paire. « Merle! », et « quoi ? », c’est le résumé de la condition pensante. L’on s’indigne, ou l’on s’étonne; la révolté ou la perplexité; la colère est une pensée minuscule. Je souris. En toute justice je souris, et du merle et du corbeau. Habitent-ils les rocailles du Carmel ou du Qolzoum ? Je sais du moins qu’ils habitent le pays du sourire, l’un et l’autre bulles soufflées par l’humour créateur. Assurément notre planète serait moins amusante si l’on n’y pouvait comparer le merle et le corbeau, et toutes les préventions contre lui tomberaient si l’on s’avisait seulement qu’il est un merle majuscule, et d’ailleurs le chocard, poids moyen, bec jaune, chaussettes roses, façons alpines mais mignardes, fait la transition entre eux.

Merle! chez Jules Renard est un juron que l’on pousse dans un noyer. Le noyer, est-ce la sorte d’arbre où le corbeau ait chance de se percher à son avantage ? C’est oui ou c’est non. Je pique dans un classeur de « fiches » inutilisées une note du Professeur sur l’espèce de corbeau que l’ancienne France nommait grolle. « Grolle, vieux mot », note-t-il. « Quoi ? Le corvus corona ? le corvus frugilegus ? le corvus monedula ? La grolle sur le noyer charme Bernard Palissy », note-t-il encore : »je voyais cueillir les noix aux grolles qui se resjouissaient, en prenant leur repas et disner sur lesdits noyers ». Aucun renard n’insinue ici son compliment suave; ces noix valent bien un fromage, sans doute. Dans un conte d’Henri Pourrat le grolle prend sa revanche sur le renard au détriment du loup. Les voici, les grolles, en escouade dans les raies des labours, piquant ce qu’ils trouvent à piquer. Le loup, seigneur du lieu et enragé de malefaim, les surprend. Aussitôt ils s’envolent. Messire loup pointe le nez. Aura-t-il l’astuce du renard ? Eh que non! Le pauvre diable implore : » que l’un de vous se dévoue, au moins! je suis le seigneur d’ici! il faut que d’en haut l’un de vous me tombe! « Les grolles ricanent, et tournoyant au-dessus du museau dressé lâchent, devinez quoi ?, dit Pourrat…Il paraît que le loup s’en accommode. Cela vaut-il un fromage ? J’en doute. Mais le même Pourrat rapporte une histoire de noyer dont le corbeau, victime de sa sotte sollicitude, fait les frais. C’est, remarqué-je, » (je cite toujours le Professeur) », l’envers de la fable arabe. Maître corbeau est donc perché au faîte de son noyer, d’où son oeil perçant aperçoit un chasseur à l’affût ; il s’empresse, par le cri d’usage, d’avertir le geai son cousin occupé dans un chêne touffu à la glandaie, tant et si bien qu’oublieux de son propre danger il se fait tirer, tuer, et de surcroît moquer par le geai ingrat. Le geai, est-ce dû à sa huppe érectile, semble peu aimable : c’est lui qui décoche au merle, si l’on en croit Jules Renard, l’insulte « toujours en noir, vilain merle!  » dont la gent de lettre abreuve séculairement le corbeau, et le merle s’excuse : »je n’ai que ça à me mettre ». Que ça! Maître Corbeau trouverait-il mieux à répliquer ? Du moins peut-il trouver mieux où percher : le chêne, pourquoi pas ? »Ou même, cher Professeur, l’arbre des arbres, le cèdre, gloire du Liban. C’est sur un cèdre que G.M. Hopkins, en vrai fils de saint Ignace, expert ès compositions de lieu, installe son corbeau -« the cedar laying crow ». Quel renard petit-bourgeois amateur de camembert oserait se poster sous un pareil ombrage ? Humilie-toi, geai mal embouché, cul blanc!

L’esprit Réquistat entretiendrait ce jeu puéril sans fin. Le geai se moque du noir merle ? Erasme, pour le noir corbeau, rétorque : « magnifique ». Glouton, charognard et rauque ? Mais au quart Livre de Pantagruel il est désigné comme le premier parmi les oiseaux qu’inspire en tous arts Messire l’Estomac. En son bec un fromage ? Non pas, un poème. Quant à l’aigle, fi! recalé…on l’apprivoise. Dans peu d’années, Baladine le dit, un ordinateur géant aura recensé tout ce qui fut écrit pour et contre corbeau dans toutes les littératures du monde, et cela sera mis en colonnes, en statistiques. Mais l’esprit Réquistat a décidé qu’au-delà d’Erasme, « cette aurore, cet évangile » (je cite), « père de l’Europe », et de Rabelais, « son fils spirituel » (je cite toujours), il n’y a plus « que ça à se mettre » : « que ça », ce noir obsédant,..chiassicisme, romantisme, réalisme… et « ça » continue » (selon l’esprit Réquistat), à la mi-temps de ce siècle-ci les « partisans », d’une voix de Cassis, clament : « ami, entends-tu le vol noir des corbeaux dans la plaine ».

Mais le symbolisme, Professeur ? A force de respirer l’air qu’il respira et l’acarus de ses dossiers poussiéreux j’entre avec lui dans une sorte de dialogue des ombres. « – Saint-John Perse! m’écrié-je. Oiseaux!– Cherchez! Rétorque-t-il. Pas un corbeau parmi ces oiseaux- Oui, dis-je, mais ces oiseaux sont les oiseaux de Braque. Regardez bien ces oiseaux de Braque : ni des grues, ni des albatros, ni des rossignols, ni…aucun oiseau mythique, mais « ils sont de création première », entendez : ils sortent de l’arche, à l’heure même, et qui tout premier sort de l’arche ? Voyez-les : oiseaux noirs, d’un trait pur effaçant le trait d’esprit (« accent grave ») de Jules Renard, oiseaux noir Erasme, noirs de ce noir sans couleur du vol prêt à tous les influx lumineux de l’Esprit. Oiseaux de Braque, oiseaux d’Aubrac, salut, corbeaux! » Et, continué-je (dans un si bel élan, insoucieux de la logique), la preuve que le corbeau est l’oiseau par excellence, l’oiseau principe, l’aurorale nigredo, c’est Claudel qui la donne avec son « oiseau noir dans le soleil levant ». L’incuriosité du Professeur à l’endroit de Claudel m’est peu compréhensible. Faut-il soupçonner ici l’influence de Baladine ? Celle-ci au nom de Claudel se fait l’écho peu discret des intellectuels comme il faut, « affreux Claudel », a-t-elle lu, me dit-elle, une fois, dans un magazine ; calotin, curé, corbeau, quoi! Mais c’est précisément corbeau que Claudel a voulu être, c’est un corbeau, son « oiseau noir dans le soleil levant », et c’est au pays de Bashô qu’il le trouve : un vieux corbeau, explique-t-il, revenait chaque année dans les jardins de l’Ambassade, se perchait sur le mât du pavillon : tel est cet « oiseau noir » qui est aussi Claudel; « mon nom », prétend-il », peut se traduire à peu près en japonais par « oiseau noir » »…Le plus vaste poète du siècle (Baladine trouverait ce superlatif ridicule, elle me le dirait d’une voix anormalement grave, comme si elle disposait d’un ésotérique pouvoir de disqualifier) veut être appelé, par l’entremise de la langue nippone, corbeau, un karasu, le Claudel, je vois ces deux l de Claudel voleter dans le soleil levant, Paul Claudel, j’entends ces trois l vibrer comme les trois cloches de l’église de Réquistat ou les trois pattes du corbeau solaire sur les bannières chinoises. A cela s’ajoute, dit-il, ceci qu’ une fois, invité dans un jardin de Kyoto où son hôte a un atelier de poterie, le poète saisit un chawan de terre cuite, écrit quelques signes au pinceau, et l’hôte du même pinceau dessine un oiseau noir qui encadre les signes du poète, expliquant : »l’oiseau noir, mais c’est Mr Claudel!  » Peu d’anecdotes peuvent me fortifier comme fait celle-ci dans ma ferme résolution de continuer, quoi qu’il m’en coûte. Je mettrai mon roman, s’il vient à terme, sous l’ascendant de ces trois corbeaux: celui de la tradition millénaire venue de Chine (lui-même triple), celui de l’atelier de poterie, celui de l’Ambassade : le corbeau mythique, le corbeau domestique, le corbeau politique. Ce dernier samedi de septembre les trois cloches de Réquistat exceptionnellement sonnent pour l’angélus du soir. Baladine est imminente. Je vais lui infliger ces réflexions. Elle se tiendra coite, ne dira rien…cela ne semblera pas l’intéresser; au nom de Claudel sa figure changera d’aspect, affectera une distraction gaélique. De Claudel elle est incurieuse, voilà. Moi, espiègle, j’insiste : rien, chez Claudel, qui rende le corbeau antipathique. Un personnage de Tête d’or cède au cliché du charognard – « les corbeaux t’extirperont les yeux- » mais cette menace proférée contre une Princesse qui est une figure virtuelle de l’Eglise bave de la bouche d’un ignoble Déserteur. Le héros en revanche, le futur Tête d’or, ayant à clamer son désarroi, se compare à un « nid de crinches » qui piaule « tout le jour quand le père et la mère corbeaux sont morts! » Je commence à croire (m’écoutez-vous, Baladine ?) que le cher Professeur s’est abstenu de Claudel parce que Claudel l’aurait tiré de ses jeux répétitifs de raillerie amère, de noire férocité, l’aurait sorti de ce mois d’août mental dont la mort était la seule issue (« août », lui échappait-il, me dit-elle, « le mois où l’on meurt »), l’aurait affilié à ce « siècle nouveau » en l’honneur duquel fut écrit un Processionnal, et on y lit ceci qui est évangélique, donc sublime et simple : »Ne sois pas en tracas de toi-même et de la chose que tu bois et manges, Considérant les corbeaux qui ne labourent ni ne récoltent dans leurs granges, Et les lys des champs qui sont plus beaux que Salomon dans sa gloire!  » Corbeau et lys : le noir et le blanc ; le lys est blanc, noir le corbeau; il n’y a rien à imaginer que ce noir, ce blanc, amen. Il y a tant d’autres bons signes, sous l’auspice du corbeau, à recevoir de Claudel! Feuilletant Connaissance de l’Est j’en retiens trois. D’abord le signe optique : »le corbeau, comme l’horloger sur sa montre ajustant un seul oeil, me verrait, minime personnage précis/…/m’avancer par l’étroit sentier »…ce sentier, c’est la sente de Bashô; l’homme, résignant sa fatuité, accepte d’être vu ; le regard du corbeau est intelligent et limpide. Ensuite le signe verbal: oiseau de bon augure, le corbeau ne dit pas « quoi quoi quoi », il dit « cras », « demain », en langue latine, et ce « cras » est la grâce de l’à venir. Enfin le signe viatique: « un corbeau sans doute ne manquera pas de m’apporter le pain qui m’est nécessaire », confiance, au fil du Kerith, à contre-Rilke. De telles pages guérissent. Que de renouvellements, que d’ouvertures, cher Professeur! Je m’adresse décidément à lui comme à un voisin, la feuille de pierre qui nous sépare des morts est mince, je finis par vivre avec lui, ici, comme avec un ressuscité (ressusciter, ce verbe qui ne se conjugue qu’aux trois Personnes divines), il y a des instants où je me confondrais avec lui, n’était mon voeu de changer son humeur morose en roseraie de belle humeur; je m’adresse également à vous, chère Baladine, vous êtes la seule peut-être qui me lirez sans sauter une ligne, tant vous êtes concernée j’ai failli écrire consternée, dans quelques instants les pneus de votre Ford Fiesta crisseront sur le parvis de l’église, vous aurez une robe de coton à carreaux larges que je ne remarquerai pas, vous serez parfumée d’un spray au menthol que je ne sentirai pas, au nom de Claudel vous opposerez celui d’Apollinaire, le Professeur tolérait mal sa verve mythique qui vous ravit. Apollinaire se balade dans une France qui n’est que la Gaule. Dans la Gaule druidique du dieu Lugu le corbeau est l’oiseau du dieu Lugu, il vole en croassant (pas de surprise!), hume une bonne odeur de cadavre (tribut payé au poncif!), marri parce que le cadavre a reçu sépulture. Mais la suite est mieux inspirée : d’abord, dit l’oiseau, « ma couvée attend la becquée » – preuve d’amour paternel; puis il reconnaît que le vautour est plus fort que lui, mais se rit de ce rapace qui ne rit jamais et qui est si sot que jamais on ne l’entendit proférer un mot. Enfin, peu doué pour l’ascèse puisqu’il se déclare bon vivant, ou pour le service des ermites puisqu’il s’inquiète d’être bien nourri dût-il souffrir la captivité (sera-t-il, comme celui du fabuliste, « amusette pour les enfants « ?), il se flatte d’apprendre volontiers à parler, même en latin, précise-t-il, cousin donc, ce corbeau gaulois, de celui qui saluait Tibère.

« -Quel trou, tout de même! » Baladine entre brusquement, nu-tête (comme à l’accoutumée ). Fatiguée, nerveuse. Gaieté électrique. Tension, soucis. Mariés, elle me ferait une scène. Les scènes Réquistat. Merci. Oui, ce trou, tout de même. Sottise assurément de m’y être attardé. Le mot trou me fait penser à Bozouls – « le trou de Bozouls », astérisque – à visiter. De ce trou, moi, je veux faire une cache : pareil au choucas des tours, ou au casse-noix moucheté qui dissimule çà et là des pignes de pin cembro dont il fait sa réserve hivernale, j’accumulerai, dans ce trou qui vous effare, cher Professeur, les petites succulences de mes rezzous dans ce siècle-ci que je ne me résous pas à juger immonde. Mon Encyclopaedia particularis jour après jour se compose de trouvailles, voulez-vous, Baladine, que je les appelle les trouvailles d’extra-septembre ? Guillevic : »Toi tu regardes le corbeau tu t’intéresses à ce qu’il fait sur les chaumes devant ta fenêtre. Lui, rien ne l’oblige, il ne te regarde pas ». Ni noir, celui-ci, ni croassant, ni charognard. On le regarde. Ah! Que c’est difficile de regarder, simplement, un corbeau! Que fait-il ? N’importe, cela vaut que l’on regarde. Rien de plus justement touché que ce petit poème sur le corbeau, où l’humour suggère un rapport d’égalité (« toi »), (« lui »), et s’il est un supérieur, c’est lui l’oiseau, comme chez Claudel où il contemple l’homme, ajustant son oeil. Guillevic encore : » Silence. Silence.

Silence. Silence.

Silence. Silence.

Silence.

Nuage.

Un chant de corbeau

Perce l’horizon. « C’est tout à fait un poème Réquistat. Ah! qu’il aurait plu à notre ami! Lui qui ne se remettait pas du caquetage de mai 68 ! « Printemps détestable, » disait-il. Ce corbeau, c’est à noter, ne perce pas le silence mais l’horizon, et il chante (il ne croasse pas). Ce corbeau c’est, avec des mots de cinq sous, l’oiseau de Braque. L’instant est propice pour insérer ici le délicieux poème dédié par Guillevic à la mésange. Un petit passereau! Ni le corbeau ni même le chocard ne sont mignons. Le Professeur s’agaçait des mignardises de Lydie avec « son » Shiki (il disait « son », me dit Baladine, l’accent un rien goguenard). Elire le corbeau, c’est s’interdire l’affèterie, le froufrou…Les corvidés ne sont-ils pas les seuls passereaux qui nous retiennent de céder à l’émotion caressante, à l’agacerie ? Avec ce sens de la justice qui signale le vrai poète, Guillevic sait répartir équitablement l’hommage au corbeau, le moins gracieux, et à la mésange, le plus gracieux des passereaux. Et il n’est pas seulement humoriste, il est humble, ce n’est pas une concession enjouée, par façon de divertissement, qu’il fait à la bestiole en lui disant merci d’être, c’est la reconnaissance d’une qualité d’être qui manque d’ordinaire à l’homme, ou peut-être d’une manière d’être qui révèle à l’homme le propre de son être quand il est véritablement, et c’est si rare, ce qu’il est. Je « mendie à travers toi Ce que je sais Ne sais pas de moi, Ce qui nous fait Etre ce que nous sommes », dit-il à la mésange. Combien en ai-je vu, de mésanges, craintives et curieuses, risquant un oeil à travers les branches feuillues, se hasardant sur un rameau, d’une pirouette s’éclipsant! Que de fois j’ai souhaité avec l’une d’elles un brin de dialogue! Eh bien au mieux j’aurais dit comme Guillevic : « j’ai pouvoir de te nourrir », et « toi, petit corps de rien », tu « m’apportes le reste », ce reste, qui est un paradis, car ce fut stupidité, disait le Professeur (paraît-il) d’appeler un certain oiseau paradisier, quel expert en plumasserie osa ce mot pour désigner celui des passereaux qui le moins le mérite avec son panache outrecuidant et ses cris de cantatrice tomatotrope (je répète le Professeur). Mésange ? Mais…ange, évidemment! Communiste, ce Guillevic ? Oui, comme saint François. Franciscain aussi ce Christian Bobin qui prend à revers, en quatre vers qui font à peine un compte de haïku, dans un recueil lui-même minuscule intitulé Ce que disait l’homme qui n’aimait pas les oiseaux, toute la littérature anti-corbine :

« Et le corbeau

triste comme un jour sans pain,

sans son,

sans pinson ». Que dira donc au contraire l’homme qui aimait les oiseaux ? Que le corbeau n’est pas triste, qu’il est gai au contraire comme un jour où le pain ne manque pas, que s’il se tait, c’est parce qu’il a le pain au bec, et le respect du silence érémitique. Et voici ce que dit l’un des « Matinaux » de René Char: « L’olivier, à moi, m’est jumeau, ô bleu de l’air, ô bleu corbeau! quelques collines se le dirent, et les senteurs se confondirent ». Revanche du corbeau sur la colombe ( c’est lui, on dirait, qui tient ici au bec le rameau), sur la chouette (c’est lui qui est associé ici à l’arbre de Minerve), sur la noirceur. Jean Jaume est un Matinal, il a connaissance du tout début du monde.

Baladine frappe à la porte, petits coups discrets, ouvre s’arrête sur le seuil, timide, inquisitrice. J’ai commerce avec le poète de l’Isle-sur-Sorgue, lui dis-je. Mais montons un peu au flanc du Ventoux. A Caromb un autre poète, Pierre-Albert Jourdan, a vu de « grands corbeaux qui tournoient dans le ciel en criant sous la neige » ; « voilà notre vie » ajoute-t-il. Ce n’est pas gai, remarque-t-elle. Je rétorque : c’est notre vie ; notre sort est pareil à celui des corbeaux. Ailleurs Jourdan nous conseille d’imiter la corneille dont le cri, au contraire de celui, âpre, du corbeau, est apéritif : « commence ta journée par raturer, par enlever toute lourdeur, commence avec ce cri rauque de la corneille, ce remue-ménage dans les pins » ; ou encore : « écoute la corneille ouvrir le jour ». Baladine se levant tard, que « la corneille ouvre le jour » n’est pas nouvelle à la transporter d’aise. C’est bête, petite bête, à dire, mais ce dernier crépuscule avant mon départ, non, nous n’échangerons rien de notable. Elle m’a écrit cependant, un beau signe, cordial, de sa main traçante, « ma main de fatma », dit-elle, les paroles du Corbeau comme le chantent les chanteurs « bifluorés », plusieurs fois elle m’avait fredonné l’air, sans les paroles, et cette fois elle écrit les paroles, pour que je quitte Réquistat, dit-elle, cette chanson aux lèvres, elle est si malicieuse, cette chanson, elle réfute si joliment La Fontaine ! « Oh le joli volatile quel bel oiseau ! » Ce n’est pas un rusé renard moqueur qui le dit. Ce bel oiseau, qui fait amitié comme dans la fable arabe avec le cerf et la biche, réjouit les enfants de la forêt ; sur les ailes de l’amour et de l’humour il est prêt à s’envoler vers un solitaire de la Thébaïde. Mais le Professeur aurait-il admis dans son lexique, sur son horizon mental, un groupe musical au nom saugrenu de « chanson plus bifluorée » ? …

 

Adieu, Réquistat! En ce jour d’outre septembre, et c’est l’aube, la voiture roule déjà vers Saint-Urcize, puis c’est Nasbinals, avec un S au bout, Espalion au bord de l’Olt, Rodez où Baladine me dépose à la gare, et si un lecteur sourcilleux déplore ici ma réticence, je précise qu’il n’y eut, entre elle, qui somnolait, moi, qui fredonnais, pas une parole, simplement, dans la dernière descente, elle pencha un peu la tête, et sa main, quittant le frein, coupé le contact. se posa sur la mienne. Je brusque, j’accélère, je rejoins Toulouse. Il ne faisait ni chaud ni froid, et eût-il fait chaud ou froid je m’en fusse, excusez-moi, fichu, étais-je sec ou en sueur, il n’importe, ce n’était pas le mois d’août, ce mois vipère, ce mois le pire, mais j’étais triste, voilà, le fardeau de ce roman, seul, désormais, à le porter, les liasses laissées, là haut, seule, avec moi, la chemise cartonnée jaune, « Lydie », et l’image subtile, comme un arome résiduel ou une impondérable pression, de Baladine.

Je faisais de ce roman du corbeau, je le répète, une affaire de santé. J’ai pris corbeau, croyais-je, comme on prend mal ; le mal Réquistat, dont l’autre était mort, je l’avais pris exactement à l’âge critique (quarante-neuf ans) où je risquais moi-même d’en mourir, et par les mêmes voies, intestinales, jéjunales, duodénales, rectales, anales, que lui, mais je n’avais aucune envie de mourir, je ne détestais pas le monde ni la fin de mon millénaire, j’avais fichtrement envie de passer la tête sur le rebord de l’an 2000, je devais donc gagner le pari que le corbeau m’était favorable, je devais, du corbeau, faire (il y a des mots d’esprit qui sont des vires) l’encorbellement de la grande santé. A peine à Toulouse, je pris donc mes commodités au Muséum, où un horrible gardien, payé au noir, m’ouvrit les vitrines où s’étouffent, empaillés depuis Raymond V, des corvidés de toutes sortes, et, d’un geste chaque fois solennel mais maintes fois renouvelé, consentit à poser sur une table de pitchpin, à cet effet distraite de son recoin usuel, quelques-unes de ces ruines animales que je m’étonnais qui ne tombassent pas en poussière comme la Reine de Saba dans les Antimémoires de Malraux. Corvus corax : le voici. Pauses. Je me rappelle un conte où le héros, à force d’observer dans leur bocal des petits poissons nommés axolotl, finit par devenir un axolotl. Le Professeur, s’il eût posé là-bas, sur son bureau de Réquistat, un corvus corax empaillé, probablement se fût transformé en corvus corax. Les métamorphoses du corbeau, pensais-je, sont elles-mêmes intéressantes. Les deux distractions majeures de ce siècle-ci auront été le marxisme et la psychanalyse. Dans la splendide ville j’eus bientôt vent du film Uccellani e uccellaci qui par chance passait au Cratère (ce fut un des premiers intersignes), puis d’une boutique spécialisée en B.D., rue Romiguière, où je trouvai les histoires, déjà rapportées, du corbeau en balade avec Jules Renard et en traitement chez un psy, signées Fred. Le Professeur eût jugé sévèrement ces productions de l’âge vulgaire, comme il disait : sornettes! se fût-il écrié. Corbeaux à sornette… J’en juge autrement. Certes, le corbeau, tel quel, en sa vérité stricte et sa biblique qualité d’être, n’est pas ce qui intéresse Pasolini. Mais quel hommage aux corvidés, tout de même, que ce film où « petits oiseaux », « gros oiseaux » sont nommés en vrac, à la diable, cependant que se détache, ni petit ni gros, mais marxiste, c’est-à-dire énorme, un corbeau expert en dialectique; or, excédés de cette croassante dialectique, Toto le héros et son compère décident d’occire l’oiseau et de le griller : variation ingénieuse, christique, sur le traditionnel motif de l’oiseau nourricier ; celui d’Elie apportait la viande, celui-ci devient lui-même une viande, qu’on peut croire de choix, car ce n’est rien de moins que le Karl, cet autre Christ, qui se donne, sur la grand-route, à consommer ; un tas de plumes, un tas d’os. Et quel autre hommage aux corvidés que cette B.D. « super » où le corbeau, nul autre, est promu à représenter l’homme génial et tourmenté de notre temps, l’homme cloué sur l’épineuse rose de ses nerfs, l’homme de la névrose! Mes deux premières journées à Toulouse furent électriques: les B.D., le cinéma, le muséum . Mais bientôt je me sentis tout chose, je veux dire rien que citadin, et j’eus une pensée, dirais-je, émue pour Réquistat, sa pauvreté, ses ruelles, sa religion de l’unique nécessaire, sa royale incommodité. Je tentai, le soir, à l’hôtel (était-ce « l’Holiday Inn »? Non, bêta, c’était « le Grand Balcon ») de me décrasser sous l’eau bi-chlorée de la douche, d’évacuer à l’éponge et au gant cet « il était une fois », ce Réquistat, ce nid de crinches et son vieil original grincheux; ressors, me dis-je, attable-toi au « Mon Caf' » comme tout le monde et lisotte en zyeutant les filles un magazine illustré. Non, je ne pus. Je pensai à la « petite idiote », comme eût dit Baladine, je me déshabillai, tassai mes oreillers, ouvris sur le lit la chemise jaune canari; s’exhala une infime fragrance, ai-je dit que Lydie parfumait ses épîtres de petits buvards odorants ? Je humai, je bus Lydie: c’était comme un flacon d’Aubrac à l’essence subtile, une âme nue offerte à l’olfaction. Je me mis à lire, et à rêver, à rêver, et à lire, j’ouvrais, fermais la chemise comme battent les ailes d’une piéride.

« Je suis si maigre, qu’il me faut chaque jour, pareille à un moineau, absorber mon propre poids.

C’est un haïku. Non, un tanka. Non, pour faire un tanka bonne mesure, il me manque trois syllabes.

Tant pis ».

Puis elle s’en va au garde-manger, attrape un pot de confiture, trempe dedans un biscuit aux pignes de pin cembro, et, la bouche ensucrée, crie : »piiiiip », comme Bébé Corbeau quand il a une cerise en travers de la gorge.

Telle est Lydie en ce jour d’extra septembre. Elle parle volontiers d’elle, comme le Général de Gaulle, à la troisième personne. Elle est de trop, dans ce roman, mais elle est si drôle! Cette façon qu’elle a de courtiser le Professeur en lui pépiant des news de son moineau! Le lendemain, on s’en doute, je voulus prêter à mon rêve une consistance diurne. Je m’en fus donc, sans transition, voir Lydie. Où ? C’est un secret, s’il vous plaît, entre elle et moi. Le jour était absolument sans pluie, le soleil se montra même audacieux. Je n’avais pas prévenu. Je sonnai, m’annonçai : « maître Corbeau ». Cette femme, auréolée pour moi de ses amours épistolaires et ornithologiques avec le Professeur, cette femme qui était une jeune fille prolongée un peu (mais jusqu’où ? me disais-je) m’apparut, de chair, et proféra des paroles enregistrables. Ressemblait-elle à Bébé Corbeau ? Il me semble que l’image de Bébé Corbeau était en moi trop empreinte pour que je ne lui trouvasse point cette ressemblance de sorte que l’entretien, tandis qu’elle versait le thé, fut des plus déliés, quoique je me débattisse entre le souci, dans une première visite du moins, d’en user selon les formes, c’est-à-dire avec une négligence étudiée, et celui d’enrichir mon roman présomptif d’une fiche « Lydie de vrai ». Elle était anormalement laide, mais d’une laideur magique qui laissait soupçonner en effet une image virtuelle de passereau. Elle souriait, cependant, comme nul embecqué ne peut sourire. Assez brusquement je lui demandai -En quoi votre vie consiste-t-elle, Lydie ? (Pour la première fois se formait sous ses yeux sur ma lèvre son nom) – Je suis licenciée, fredonna-t-elle – De…? – De mon emploi ». Fredonnée, l’information me fit sourire comme elle-même souriait. L’après-midi virait au crépuscule. Je regardai cet intérieur, lambrissé de bois doux, mes yeux tombèrent sur la bibliothèque divisée en vastes rayonnages ; l’un d’eux contenait l’Encyclopaedia Universalis. Elle prit, dans le volume VI (climatologie-cytologie), entre les pages °°°° et °°°°, une lettre du Professeur, dont elle me fit lecture. « L’Encyclopaedia Universalis« , y disait-il,  » est la sorte d’ouvrages qu’il est bon de ne pas avoir dans sa bibliothèque. On y trouve tout, mais c’est ce que l’on n’y trouve pas qui seul importe. Ce qui me rend l’atmosphère de Réquistat si roborative, c’est peut-être moins la vaste solennité des étendues basaltiques que la certitude qu’il n’y a, à dix lieues à la ronde, aucune maison où il ne soit absurde de conjecturer qu’une Encyclopaedia Universalis émettrait ses radiations néfastes. L’on ne sait rien, à Réquistat. C’est une chance de s’engager sur les sentes du non-savoir. Même l’ordinateur, Baladine…J’interromps : Il vous parlait de Baladine ? – Parfois. A peine. Je devinais… Même l’ordinateur, Baladine jamais ne l’amène dans ce Kamtchatka, il n’y a pas ici, dit-elle, de prise ad hoc. Rien ad hoc, ici, tant mieux, mais des après-midi vernissées d’une lumière de wuthering heights, et la tente du ciel tendue large à ras du plateau sur les pieux de l’horizon. Baladine s’étant procurée « une Encyclopédie de gauche » (pub du Nouvel-Obs), je l’ai priée de me monter ici le volume où devait se trouver l’article « corvidés ».  » Corvidés »? Pas d’article « corvidés », m’a-t-elle répondu. Apportez tout de même le volume, dis-je. Je constatai le trou, la béance, la réticence, l’éclipse, l’oubli accablant : « Coran, » puis « Cordaitophytes », pas de corbeau ; « Cortès », puis « rayons cosmiques », pas de corvidés « – Vous aussi » – j’interromps à nouveau – « vous l’avez, Lydie, l’Universalis! – Mes chers parents étaient abonnés à l' »Express », ce magazine aussi faisait la pub pour, ils se laissèrent duper – Il y a bien d’autres trous, dis-je, dans ladite Encyclopédie, et bien des soustractions suspectes, et bien des gauchissements « de gauche » – Je préfère, reprit Lydie, Larousse. » Elle me désigna un autre rayonnage.  » Celle-ci, c’est moi qui l’ai achetée, par choix- L’article « corvidés » y est-il décent ? » Elle sourit, et je souris, d’un noir sourire pareil le sien, à celui de Sharon Stone quand elle n’est pas en tournage, moi, ah! Nous nous mîmes à jouer avec les mots : Coran, corde vibrante, Cosaques, Pietro da Cortona, Cortès, Cordaitophytes, rayons cosmiques, ces mots indiscrets, indélicats, tout près, très près, trop près de « corbeau », ou de « corvidés », à la place de « corbeau » ou de « corvidés ». Nous nous plûmes à imaginer une collision entre Cortès et le Coran, si Cortès eût été musulman, la face des Conquistadors en eût été changée…Nous nous plûmes à spéculer sur la propagation du Coran par les rayons cosmiques, ou sur les vibrations glottales exigées de ceux qui le profèrent ; nous fîmes entrer dans le jeu les Cosaques, qui bousculèrent le Coran. Etc. Incroyable comme Lydie jouait bien! C’est que nous tournions autour de « corbeau ». « C’est rigolo », m’arriva-t-il de dire. « Rigogolo », reprit-elle,  « en italien, loriot ». Elle ajouta : »criccioli », troglodytes, « reatini », roitelets. Elle était licenciée d’italien, aussi! Le petit moineau ? Il était en villégiature.  » Beau », n’est-ce pas ? » dis-je. « Pas beau », répondit-elle, « mignon. » Je la priai de me dire ses derniers haïkus. Ah! la vision de Lydie disant des haïkus…quelque chose d’échappé du fond des temps…

Nous nous plûmes. Mais ce ne fut qu’une affaire de plumes. Baladine eût dit que ma détresse, avec les femmes, c’était que je ne pouvais rien conclure de définitif, fût-ce une passade, avec aucune. Je revois Lydie sur le seuil, ses deux mains dans la mienne, sa petite couronne de cerises autour d’un bandeau de cheveux très, très noirs, sous un bonnet blanc blanc bonnet, une mèche s’échappe, en forme de rémige. Elle referme la porte sans bruit, oh! qu’elle fait peu de bruit, Lydie, pas plus de bruit, je crois, que son petit petit petit moineau.

Son petit petit petit petit moineau.

 

IV

 

 

Elle fait aussi de la peinture, Lydie, des gouaches, minuscules comme ses haïku. Baladine, elle, bordereaux, chiffres, new age. Ces femmes… Pauvre de moi, qui manque la femme, et manque aussi le corbeau. Pauvre distraction! Mais puisque j’ai commencé…Pourquoi ai-je commencé ? Pourquoi ce purgatoire de Réquistat ? Parce que Baladine laissa goutter, ce matin-là, dans sa tasse quelques dernières gouttes d’arabica, la cafetière était sur la table, persuasif le rai de lumière filtrée par l’étroite croisée, je me vois debout devant un désordre de liasses mal terminées, minables – « Ce n’est pas demain la veille », me dit-elle, »…mais il y a matière, n’est-ce pas ?  » J’opinai. « Vous reprendriez? » Je posai la main sur une liasse, la soupesai. « Pourquoi non ? »

Lydie sur ma demande m’a obligeamment prêté un paquet de lettres du Professeur à elle adressées. Mais ce ne sont que de brefs billets, si laconiques qu’ils ne méritent ni transcription ni commentaire. Le Professeur se borne à lui demander des nouvelles de son Shiki. Je sais maintenant le fin mot de l’histoire. Lydie, étudiante du professeur, s’éprend de lui, n’ose lui avouer sa flamme; quand elle s’y décide, il est trop tard ; le Professeur lui apprend son projet d’écrire quelque chose sur les corvidés, la découverte qu’il a faite du poème de Bashô, celle-ci achète aussitôt, à défaut d’un corbeau, un moineau du Japon.

Pourquoi non ?

Mais quand on s’est assigné une tâche absurde, il ne faut rien négliger pour la rendre inéluctable, et s’y astreindre comme sous l’effet d’une influence astrale. Au palais Wittum, à Weimar, dans le grand salon bleu, Rilke voit venir à lui, comme intentionnellement, un beau grand papillon sombre ; « je me retournai involontairement, personne ne l’avait remarqué »; le papillon vire, pénètre dans la salle de bal, vire encore, s’éclipse ; tout cela est minutieux, lent, intemporel et familier, grave et charmant, « lourd d’une sorte de message spécifique ». Ce petit récit date du 14 septembre 1911. Ce 14 septembre ressortit à ce que j’appelle l’extra-septembre, qui est excellemment le mois, et plus que le mois, des intersignes. C’est un 14 extra-septembre que, sauvant des eaux oisives du mas de l’Oulivié, vallée des Baux, une libellule sympetrum flaveolum, je fus mis en présence de Baladine, j’avais tort sans doute de prolonger mes loisirs et de flâner sur la margelle d’une piscine, j’ignorais les servitudes de la vie ouvrière qui m’eussent épargné cette sorte de collision insolite. C’est un non-sens, je sais, que de consentir, plus d’un ouiquinde, à un Réquistat, et encore un non-sens que d’accorder au corbeau un intérêt entêté. Réquistat Le Professeur y était suspendu, en quelque sorte. C’était, selon lui, le lieu où…un corbeau de grand augure et de grande envergure viendrait une fois, non pas de nuit, mais dans une aube faste, poser sur son couvre-lit érémitique un petit pain rond et blond, saintement volé à la « Saint-Urcizaine », avec un message signé du prophète Elie. Mais il attendit des siècles, à Réquistat. Ce haut lieu ne reçoit guère de corbeaux. Jadis Rilke, à Tolède, s’imaginait qu’à cent pas à peine hors des murs lui écherrait un lion de bonnes manières, qui se mettrait à son service. C’était le côté Tartarin de Rilke. Il y avait du Tartarin d’Aubrac chez le Professeur. Il trompait sa vaine attente en mettant aux arrêts, dans son Alcazar mental, les écrivains passibles d’avoir mal parlé de son oiseau.

Ma façon sera tout autre. Je veux marcher de mon pas, aller, corbeau faisant, où bon me semble, la Pyrénée, la Cévenne, la Vosge, aussi bien, et l’Oisans où se fait entendre avec le coracia graeculus, chocard des Alpes, le grand corvus, « seigneur », dit Messiaen dans son Catalogue, de la montagne. Je me ferai, selon, sédentaire ou nomade, je ferai halte dans les livres ou hors les livres, selon, également heureux en toute condition momentanée. Epris de mon sujet, de nulle femme épris, oisif par goût d’oiseaux, je suis l’hôte de ce mois d’extra-septembre qui est, en dehors des mois ouvrables, le plus beau des mois. M’écherra-t-il un corbeau ? (Ce vieux verbe de contes d’enfant!). La féerie réalisée, la légende redorée, l’arche reconstruite… je crois à l’improbable ; j’en recevrai une goutte, au moins, comme d’une cuillère trempée dans la tasse d’arabica de Baladine tombent quelques gouttes sur un bloc de sucre de marque dite « la perruche »; parfois, dans le ciel, gicle une goutte noire au reflet mordoré, parfois elle choit sur un bloc de rocher. Mais un autre bonheur se forme déjà, fastueux, d’interférences. Est-ce travail ? Loisir ? Je ne sais. C’est un travail serti de loisir. Pas un jour ne se passe où ne se pose un passereau sur une page que j’ouvre. Tels un appareil détecteur mes doigts, n’importe quel ouvrage s’offre à leur palpation, se dirigent juste là où luit le souhaité plumage, dont l’oeil n’a plus qu’à vérifier l’identité. Je ne peux suivre le Professeur dans sa détestation des livres, parce qu’un poème se parcourt comme une alpe, une alpe se lit, le corvidé sur vélin s’imprime dans le ciel ténu, au caractère aérien répond le caractère graphique. Osé-je le dire ? Après que j’ai un temps scruté le ciel en vain, je reviens au livre heureusement. Est-ce que je vieillis ? Est-ce que je deviens plus humain ? Je me sens plus épris, désormais, d’un corbeau dans le ciel de la pagination que d’un corbeau dans le ciel atmosphérique; je m’éprends, même, de ces Encyclopédies infestées de Cortès ou de Corans où il y a un trou à la place des corvidés. Le sentiment que j’avais qu’on ne monte pas un livre comme l’on monte une alpe, qu’on ne respire pas sur un alinéa comme sur un talus, que le moindre freux épié à la corne d’un bois distrait des sombres alignements de signes sur une page, cède à un pari que je fais de me balader aussi heureusement sur le livre que sur l’alpe, sur l’alinéa que sur le talus. Ce pari, je le gagne. Je sais l’art, maintenant, de conjuguer ensemble la grande prose et le grand ciel : un chocard se pose sur une butte de mots ou bien tournoie sur un Charmant Som. Si c’est sur un Charmant Som, je ferme le livre, si c’est sur une butte de mots, je ferme le ciel. Mais la balade, de l’oeil ou de l’orteil, est une façon d’effacer la frontière entre ciel et livre et de mériter de l’un ce que de l’autre l’on a obtenu par bonne fortune.

Des chocards, j’en ai, au Charmant Som, vu beaucoup; peu, en librairie. Pour le corvus corax c’est le contraire. Ils désertent la nature, mais il n’est jour où feuilletant quoi que ce soit je n’en fasse d’un sillon imprimé envoler quelqu’un. Je ne donne pas trop de prix à une existence vérifiée. J’aime les références, jouis de leur ombre, troublante parfois, dans mon ciel de lecteur. Troublante, oui, car elle semble se déplacer vers ce qui m’importe, tout juste. Les intersignes! C’est dans un placard poussiéreux, hier, que j’ai trouvé le plus remarquable, à ce jour, de mes corbeaux. Quelle force étrange m’inspira de remuer dans ce placard où elles dormaient depuis des lustres quelques piles de paperasses ? J’en extirpai l’attestation que j’avais jadis « servi avec honneur et fidélité » au vingt-huitième escadron du train, signée par le Lieutenant-Colonel Carassou. Mon chef de corps s’appelait donc Carassou, Karasu, le Corbeau. Je ne savais pas, du temps que je servais avec honneur et fidélité au vingt-huitième train, que j’étais sous les ordres d’un Corvidé à galons. Le vis-je jamais, ce passereau haut gradé ? Etait-il digne, au reste, qu’un Bashô une fois le pût dépeindre, perché sur une branche du cocotier militaire au crépuscule de l’armée française ? Cet imprévu, cette coïncidence, ce hasard objectif, cet intersigne – cela est si épatant que je ne veux pas me priver de mots pour le dire! – c’est trop beau, je sais (ô ma sourcilleuse Baladine!), pour être admissible dans un roman, je sais, n’ai-je pas goncourtisé, jadis ? N’ai-je pas usé des ficelles, respecté les consignes ? Ne jamais fourrer dans une fiction sa vie réelle, c’est le B,A,BA, j’étais romancier de stricte observance, je n’écrivais pas une ligne qui fût moi, j’en attrapais mal à la tête, quoi! comment écrire vidé de soi, et dérouler le ruban impersonnel de l’insatisfaction ? Eh bien, tant pis, merde au roman, il me plaît de ne dire ici que la vérité, rien que la vérité, oui, c’était le vingt-huitième escadron du train, c’était le Lieutenant-Colonel Carassou (voulez-vous une duplicate ?). Ce qui est inventé est éventé, j’en suis incurieux, une seule vie réelle relègue dans le linceul de l’insuffisance toutes les vies possibles, et je n’aime les romans que si je puis éveiller ces endormis dans le lit de mes eaux vives. Carassou, donc : c’est ainsi. Caresse humoristique de l’imprévu. Et c’est le moment de dire- l’avais-je dit ? non, je crois – que toulousain d’origine je fréquentai une saison ou deux, avant d’occuper un poste dans une succursale (c’était six mois l’an, le reste, loisirs) de (quoi, au juste ? petit curieux, je ne te le dirai pas), l’Université du Mirail dont le chef de corps se nommait (sic) Carassus, je dis bien Carassus, ledit Carassus (Emilien) n’est pas inventé, il n’est plus, mais il eut de la plume, fit thèse sur le dandysme. Je suis précis. Fichu romancier, susurre Baladine. Tout est cousu de fil noir, ici, le Carassus, le Carassou. Qui y croira ? Je l’entends, Baladine, elle hennit, et ce n’est que trop vrai, que le vrai ici transpire, un roman vériste c’est comme une aisselle qui pue, faut un déodorant (de quel spray, au vrai, Baladine se sert-elle ?). Mais comprenez-moi, Baladine, ce Carassou, dont Carassus semble le fac-simile civil, quoiqu’il n’ait jamais existé pour moi que sur ce certificat de service m’apporte, depuis que j’ai découvert ce papier, un pain à toute heure spirituellement consommable, il est, ce Carassou, ange à cinq galons (prince selon la céleste hiérarchie de l’Aréopagyte), celui qui m’assure à jamais la manne, le viatique, le satisfecit ; « l’ange au vol de corbeau crie gloire à toi » – c’est Georges Bataille ici que je cite -, son aile auspicieuse couvre désormais, pareille à celle dessinée par un Japonais sur le chawan où Claudel a charbonné son nom, mes orbes réflexives.

Je ne passai pas, dans l’armée, la seconde classe. A l’Université, non plus. Quelque chose me manqua, pour obtenir le Deug, comme on disait, et le satisfecit du Lieutenant-Colonel Carassus. Je pris ma revanche, avec quelques petits prix comme il s’en donne à Cognac ou Bézaudun-sur-Bine. Mais cette fois, avec ce roman du Karasu, quel prix puis-je espérer ? Tant pis. J’ouvre, ce matin, à neuf heures moins sept, ou moins cinq si l’on préfère, moins deux si c’est plus vraisemblable, Henry Brulard, édition du Divan, pur fil Lafuma, exemplaire numéroté 1056, je vous prie. C’est un de mes livres de chevet, quoique je n’aie pas de chevet. Hasard objectif : c’est la page où Stendhal fait mention du « Grand Corbeau », Corvus Corax, Carassou Major, Carassus émérite; celui-là est un « officier en semestre », il est, précise Stendhal, un « excellent Corbeau »; il « me prit et me porta sur ses épaules jusqu’aux Echelles ». Quelles Echelles ? Celles de Jacob, celles de Jean Climaque, nul doute. Je ne suis pas ingrat : je me ferai moi-même échelle pour le jeune crave qui, sautant sur mon épaule, supporté par elle, s’enlèvera jusqu’à un trou propice dans le mur Nord de l’église de Llo. Sauvé. Il est maintenant neuf heures et beaucoup de minutes. Le facteur, ce passereau à casquette et jabot profond, va passer, passe, me remet, en essuyant ses pieds sur le garde-boue, une lettre. Je le savais, que Lydie m’écrirait! La vive parole de Lydie! Ses haïku. (Qui n’en sont pas !). C’est une petite usine de haïku (qui n’en sont pas !), Lydie, (mais elle croit que c’en sont !), elle les fait à la queue-leu-leu. « MOINEAU:  » Cette petite lucarne       ouverte dans mon jour       par un moineau   Une petite âme illettrée        à laquelle j’adresse la mienne       Des joies des peurs      quelques façons d’être        sans être alphabêtisé     Et une paire d’yeux      qui regardent le monde      autrement que moi ». ( Vous êtes venu, vous êtes passé, si vite. Vous ai-je reçu, vraiment ?) » MOINEAU :  » Moineau et moi     nous aimons le pain             mais lui la mie et moi la croûte       Nous aimons également       les céréales       mais lui crues moi cuites     Nous aimons l’eau     de même amour non coupée     ni lui ni moi de vin   Qu’est-ce qui me différencie       de Monsieur Moineau     Si peu si peu « . Je vous écris, j’ose. J’aimerais vous lire. A vos questions, l’autre jour, j’ai peu répondu. Voyez vous, il y a en moi une peur de…Ah! Voici un poète qui existe pour moi très fort, vous le connaissez, n’est-ce pas ? »

Si je le connais! Guillevic : il n’est rien de plus propre et net ; rien à enlever, rien à ajouter. Guillevic! Encore et encore. Je lis et relis

 

« Je ne tremblerai plus

Quand le ciel blanchira.

Je ne porterai plus les premières lueurs,

Le corps de l’alouette, la frayeur du corbeau »

A vous tirer des larmes, dit Lydie.

 

« Et la terre sera,

Continuera la terre ».

Comme cela vous laboure, dit-elle. « Et la terre sera, Continuera la terre », le Professeur, dit-elle, eût signalé ici une épanadiplose, me trompé-je ? Peut-être s’agit-il d’une antépiphore.

Elle va et vient chez Guillevic, Lydie, en long, en large, elle a épié, tiré tous les corbeaux de Guillevic, et me les communique. C’est clair, elle veut me passer ce qui se passe en elle.

 

« Parce que la plaine

Dure pendant ce temps,

Que c’est sans doute

Le même corbeau solitaire

Qui rêve sur les chaumes

A son empire qu’il brûla. »

D’où reçoit-il son pain, ce solitaire ? D’une Main plus haute, je crois. Cet « empire qu’il brûla, » ce pourrait être le plateau d’Aubrac, n’est-ce pas ? Ah! Réquistat! Moi, je pense au désert du Qolzoum, à un vieil homme natté de palmes qui tourne une fine main desséchée vers le ciel.

« Le corbeau solitaire

A retrouvé son empire

Et sur l’épouvantail

Crie

Que tout est bien pour lui,

Qu’il ne brûlera plus rien ». J’aime qu’il soit solitaire (c’est Lydie qui le dit), j’aime qu’il soit sur l’épouvantail, donc il n’a pas peur! Il n’a pas peur! Et « tout est bien pour lui », comment recevez-vous ce « tout est bien » ?

« Le corbeau solitaire

Qui pleure son empire,

Brûlé il y a longtemps,

Il croit que c’est par lui. » S’il est noir (dit Lydie), c’est qu’il se brûla, il y a longtemps à son propre feu. Et il pleure, ah!

 

« Substance de l’automne,

La lumière

A la fois

Le caresse,

En présence

Du corbeau solitaire,

Triangle noir sur les éteules. »

Je suis amante absolue, dit Lydie, de ces quatre poèmes du recueil Inclus. Ce sont quatre évangiles minuscules de la solitude.

Quelle odeur dégage Lydie quand elle écrit ces bagatelles ? Quel poids, sa plume ? Elle-même, solitaire, brûlante, « amante absolue », dit-elle. Moi, j’aime absolument ici que ce soit l’automne, et ce corbeau triangle sur les éteules l’emporte ô combien sur le corbeau accent grave de Jules Renard sur le sillon.  » Ah! le beau mot d’éteule », dit Lydie.

 

« Qu’est-ce que tu as de plus que moi,

Camarade corbeau ?

Tu évolues dans les trois dimensions,

C’est entendu, et les labours

Te préfèrent.

Mais pose tes questions ».

J’aime absolument, dit Lydie, la rime « dimensions » et « questions »; j’aime également absolument cette façon à tu et à toi, ce ton popu, c’est comme si le corbeau était un camarade de cellule, un corbeau cellulaire, ah ah d’y penser je pouffe. Elle pouffe, Lydie, elle étouffe.

 

« L’hiver a les corbeaux qui eux-mêmes s’étonnent

de leur présence et signifient

que cela pourrait être pire, que tous ces gris

pourraient être noirs comme eux,

et c’est contre cela sans doute

qu’ils ont ce cri venu d’un temps

Hors des quatre saisons ».

Ils s’étonnent, dit Lydie. Et moi donc! Qui suis-je ? Où suis-je ? ici ? ici ? Je partage cet émoi de Lydie. C’est le « quoi quoi quoi ». La mystique, quoi! Où Jules Renard souligne une loquacité loqueteuse, je salue, moi, un exemplaire laconisme : »quoi quoi quoi ? » tout notre vain babil d’humanité bassement pensante ne va pas plus loin que cette question radicale. Ce qui honore ici singulièrement Guillevic, c’est que, frôlant le cliché, honni à Réquistat, du funèbre oiseau noir à la voix de Cassis, il s’interroge sur ce cri qu’il dit venu « d’un temps Hors des quatre saisons », c’est l’extra-septembre, oui, c’est ce mois d’émois.

Mais que ne sont-ils pas, pour Guillevic ? Celui-ci se déplie, pour les ployer à son vers, en trois personnes : je, tu, il, Lydie s’ajoute, quatrième, je vais avec elle d’un poème à l’autre: « Il ne sait plus » – il, c’est lui, Guillevic-; « mon approche T’a fait fuir » – mon, c’est moi, Guillevic,- « Toujours t’étonnaient Les envols des corbeaux- te, c’est toi, Guillevic. « Il ne sait plus », Guillevic, « où se trouve la rue Qui monte et donne Sur le gouffre Où s’étale Une partie de la ville Très bas, où les corbeaux Ne descendent pas ». Il ne descend pas, ils ne descendent pas. » Très bas, » l’enfer : ni pour lui, ni pour eux. « Les corbeaux, C’était le monde Des foires et des marchés: » la bonne hauteur, les transactions commerciales, un camembert, une fougasse à dérober. « Ce n’est pas, corbeau, Parce que tu es parti, Parce que mon approche T’a fait fuir le pommier Où tu criais » …Où tu criais ? tu créais peut-être; crier, créer, n’est-ce pas tout pareil ? Ce corbeau que Guillevic chasse du pommier n’est-il pas le passereau que le même Guillevic remarque « sur la branche de l’acacia », où il « est aussi A la recherche de son poème. Il n’a pas dû le trouver, Il est parti ». Le poète, par son approche, a fait fuir du pommier le corbeau à l’heure que dans le pommier il mûrissait son propre fruit, et ce fruit, c’est lui, Guillevic, rusé renard, voleur de talent, qui s’en empare, le porte au point exquis de fruition, comme l’indiquent les vers qui suivent : « Ce n’est pas pour cela Qu’il n’y a pas trace de toi, ici. Ton vol de fuite Est venu rejoindre en moi D’autres départs, D’autres courbes, D’autres adieux ».

Je, tu, il… Lui arrive-t-il de se préférer, se proférer passereau ? « S’endormir passereau », dit-il, « vivre le passereau ». Je n’y crois pas. Car c’est lui, dans ces poèmes, lui Guillevic, lui, ille auguste et augural, lui Guillevic, qui superbement s’affirme en cette feinte métamorphose. « Devant cette étendue de plaine Où le ciel reconnaît ses blés, Où le corbeau ne s’occupe Que de lui-même »… Le poète est formel; pas de diversion : la plaine, les blés, le ciel, et lui. Sur un fichier d’hôtel cet individualiste, à « profession ? » répondrait : employé de soi. Le corbeau Guillevic ne hume pas dans la plaine le futur pain dont se puisse faire charité à un saint homme, non, il ne se modèle pas sur son ancêtre thesbite ou thébain. Ce peu évangélique souci de soi eût attristé le Professeur. Mais il aurait mieux auguré, je pense, de ce petit quatrain : « Toujours t’étonnaient Les envols des corbeaux, Pour quelle croisade Partis ensemble ? » L’idée de la croisade, qui répugnait à Baladine, lui était sympathique, il ne se remettait pas de Saint Louis mort un 25 août, et de la peste islamique, disait-il, malheureux Arabes, ajoutait-il – c’était, au dire de Baladine, chez lui une rengaine (qu’il eût été avisé , pensé-je, de rengainer) – victimes de leur satané Coran, infectés par ce plagiaire, ce faussaire, Mahomet, à qui l’on a frauduleusement attribué, comme s’il les recevait d’un Ange, une compilation de textes nazoréens. Je crois qu’il eût noté avec satisfaction le tour évasif – « pour quelle croisade partis ensemble ? » – du petit poème : où qu’ils aillent, ces corvidés auspicieux, ils sont imprévisibles, ils échappent au flux migratoire, aux gyres érotiques, à tout ce qui est seulement d’instinct, et qui concerne la racaille, pas eux, à qui il ne faut pas moins qu’une croisade, ce sont des seigneurs, et de quoi se soucieraient-ils, des seigneurs, sinon de soi, ou du Seigneur ?

Ainsi supputé-je. (Parenthèse : rendu à cet instant de mon essai-roman, je constate que cela que je cherche à dire au prix de tant de paperasses compulsées, d’une intrigue si indigente et d’une si débile mise en scène, Guillevic l’a dit, en trois subtiles personnes – Trinitat ! – et quelques escadrilles de mots. Ne m’eût-il pas suffi, quant à honorer le corbeau, de me consacrer uniment, toute Baladine bue, à ce qu’il en est de l’espèce dans le ciel d’Aubrac, sous ses frondaisons, sur son Mailhebiau ?).   J’invite maintenant le lecteur à un petit effort mental pour imaginer mon modeste appartement de Saint-Orens Gameville dans une banlieue de Toulouse qui marie miraculeusement la prose urbaine et la poésie du Lauragais, le balconet fleuri de plumbagos et de bougainvillées, la chaise-longue, les feuillets successifs de la lettre de Lydie, que je dépose à même le dallage, j’oublie Lydie, l’encre bleue pâle de sa confidence, je ne retiens que les poèmes recopiés à l’encre noire, je finis même par oublier Guillevic, je ne m’intéresse qu’à ses corbeaux, qu’à l’intérêt qu’il professe pour les corbeaux. Rendrai-je une autre visite à Lydie ? Je m’occupe à noter Guillevic, je deviens prof’, décidément, le Professeur fait tache, je note Guillevic selon comme il s’exprime sur le corbeau, et je lui mets une bonne, très bonne note, je lui mettrais une note encore meilleure si, plus réceptif aux influx spirituels, il s’était aventuré dans la zone d’interférences où un corbeau subtilement convoqué puisse se rendre serviable à un ermite et, départi du souci de soi, subvienne aux besoins journaliers d’un homme affranchi de ce que l’évêque d’Hippone appelait le jour humain. Cependant cette idée de corbeaux qui se croisent le met sur la voie. Il n’est pas pensable que le recours à la croix soit pour Guillevic une facétie verbale – croiser, croasser, la croax, de tels jeux sont bons pour Poil de Carotte, non pour l’auteur de Creusement ou d’Etier ; le corbeau de Guillevic ne croasse pas, il crie. La suite du poème sur la croisade des corbeaux est celle-ci : « Quand ils revenaient, Tu aurais voulu compter S’il en manquait, Pour savoir si la troupe Etait allée quelque part Sacrifier certains d’entre eux En un lieu choisi ». Nul doute, Guillevic, sans le dire, tourne autour d’un mystère et, plus futé que l’ornithologue, prête à ces oiseaux une conscience obscure de la victime sacrificielle : « sacrifier certains d’entre eux », c’est, à mon avis, un euphémisme, une façon oblique de désigner, par allusion à quelque usage primitif et tribal, le rite grec du pharmakon et surtout celui, décisif, providentiel, pascal, du calvaire. Du moins incliné-je à croire que ces corbeaux, partant pour la croisade comme le chevalier de la chanson, ne peuvent partir que vers le Mont Carmel, première station du Golgotha, là où quelques-uns de leurs ancêtres se dévouèrent aimablement au service du prophète Elie. Ce qu’ignore Guillevic, mais que sa prescience de poète devine dans cette langue cachée depuis la fondation du monde qui se révèle un tant soit peu à tout poète digne de ce nom, c’est que la croix, en langue nippone, se dit presque comme le corbeau, karasu, kurusu, oui, je découvre cela, dans le premier numéro d’une revue « Daruma », que lance l’Université du Mirail, quel choc! un signe encore, un signe certain que ma relation au corbeau, si bizarre, et si bizarrement agencée par le biais de cette Baladine en rupture de ban, de ce Professeur maniaque et de cette dômerie d’Aubrac, ne me fourvoie pas, ne me dévie pas de ma ligne :

 

« Dans l’âme de l’amen j’entre comme dans la gueule d’une arme

braqué sur le manque de tout et le but absolu ».

J’enverrai ça à Lydie. Ce sera, laconique, ma réponse. J’ignore la vie spirituelle de Lydie. Je sais qu’elle est capable d’écrire des lettres de douze à trente-six pages, à l’encre noire et bleue, en caractères graciles, que les (faux) haïku sont son péché mignon, qu’il me suffira, chaque fois, de lui en dédier un, ou deux, elle sera contente.

Page 26, page 27…flaches d’encre bleu pâle, à peine effleurées…je m’arrête, me pose sur les petits blocs de graphite, les citations calligraphiées à la plume noire. Les dernières sont dévolues au clocher. Je me réjouis que Guillevic ait pensé au clocher pensant au corvidé, ou au corvidé pensant au clocher. Je me fais une haute idée de Lydie, à l’idée qu’elle termine sa lettre sur cette indication de transcendance catholique. Les corbeaux sont catholiques, c’est certain. Curés ? Un peu. Ou bedeaux. Lydie ? Idiot que je suis. Elle est transcendante, elle aussi, Baladine me le reprochait assez : « vous faites un roman calotin », me répétait-elle, « un roman de clocher. En 199.! Mon pauvre!  » Il parle, le clocher, dans le poème de Guillevic, par petites bouffées, de lui-même, à lui-même : « Je n’offre pas grande surface Au vent, à la pluie, au soleil, Mais tous me trouvent Aussi bien que le font les corneilles » Corneilles ? Corbeaux, corneilles, n’importe, la littérature, depuis qu’Ovide les a marqués de la guigne, ne fait pas entre corvus corax l’agent secret d’Apollon et corvus corone la camériste d’Athéna Pallas de différence, et il n’y a pas lieu d’avoir, à ce propos, plus d’esprit que le clocher. « Pourquoi, » continue celui-ci,  » les corneilles Me choisissent-elles ? Parce qu’elles aiment la hauteur Quand elles ne sont pas en chasse ? » Mais c’est par une doléance que le clocher achève ses petits monologues : « Je n’ai pas Où me réfugier, Même pas en moi, A cause de ces cloches, De ces corneilles ». Une petite goutte d’encre bleu pâle humecte une seconde mon oeil: les cloches de Corneville, hasarde ici Lydie, point exclamatif! Moi, je trouve grincheux ce clocher qui tolère mal les cloches, elles sont pourtant son souffle même, les corneilles, si légères qu’elles semblent comme son duvet, et gracieux ce Guillevic qui assume, en associant cloches et corneilles, le paysage catholique et français. Grand Dieu! Excusez, Baladine, je suis inapte au laïus laïque. Je parle pur Réquistat. Mais je m’aperçois, corbeau faisant, qu’il n’est écrivain considérable en France qui n’ait à sa façon l’esprit de clocher. Proust griffonne sur un manuscrit : « le cri des corbeaux et le son des cloches ». Ce griffonnage, dans son grand roman, devient, dans un passage fameux, la métaphore même du drame du héros : « les vieilles pierres du clocher » semblent en effet devenir « tout d’un coup inhabitables », frapper et repousser les oiseaux, les congédier brutalement comme Dieu chassant Adam et Eve de l’Eden; puis, comme repentis et absous, ils y reviennent et y trouvent paisible accueil ; or cet étrange mouvement de va-et-vient figure la descente aux enfers du héros lui-même chassé de Combray, le lieu d’enchantement, condamné à tournoyer de spire en spire, s’éloignant, plus fugitif que sa « fugitive », du côté de Guermantes, vers Sodome et Gomorrhe, jusqu’à l’heure où de brusques événements de mémoire, le rapatrient dans le lieu propice où il retrouvera calme et réconfort. Je le note, les corbeaux ne sont à aucun moment néfastes, c’est la « vieille tour » qui semble l’être; ils ne sont pas volages, comme on prétend que le fut celui de l’arche, ils n’auraient pas quitté les « vieilles pierres » si celles-ci ne s’étaient pas inexplicablement animées contre eux (est-ce l’enfance, ainsi, qui nous chasse d’enfance ? la patrie qui porte en elle le poison de l’exil ?) Ainsi Proust corrige-t-il hardiment tant la Bible comme les Pères l’interprètent que cette basse bible qu’est le on-dit populaire – « faire lou viage dou corb », disent les Provençaux »; le corb, comme Malbrough, s’en va-t-en guerre, et ne revient pas…Dans le roman de Proust, le corb revient; le Professeur eût été fâché, je subodore, de ces corrections apportées à la Genèse. Moi, je me plais à les considérer comme des paralipomènes ; ces corbeaux, pensé-je, qui ont « rayé en tous sens le velours violet de l’air du soir », ce sont les scribes (dans sCRiBe, je vois la charpente osseuse du CoRB), les écrivains dont le savoir n’est jamais que vespéral, au contraire des inspirés qui ont la connaissance d’aube, intuitive, unitive, celle que l’on trouve seulement dans les vieilles pierres du clocher.

Mais ces corbeaux du clocher me plaisent d’une autre façon : ils sont aussi français que l’église Saint-Hilaire, que cette France miniature de Combray ; ils me semblent l’image poignante de ces Français qui, repoussés par les vieilles pierres, s’en vont tournoyant aux quatre vents de la mode, l’église devient déserte, les cloches sont interdites ou à peine audibles dans le vacarme barbare, et j’attends avec patience l’heure où ils seront de nouveau absorbés dans le clocher comme l’on dit d’un priant qu’il est absorbé en Dieu. Une France sans cloches et sans corbeaux ne serait plus la France, pensé-je, mais un cadavre empaillé pour Muséum d’histoire naturelle. Et corneille, comme c’est France! corbeau, de même. A dire à Lydie, me dis-je, ces jeux de mots, c’est notre petit pays des merveilles, notre jabberwocky, il y a corb, dans COmBRay, Combray, c’est le may du corb, les corbeaux sont dans le corps littéral de Combray comme ils sont dans son clocher carillonnant.

Osé-je avouer ce qui suit ? Oui, dans une lettre à Lydie, de douze pages ou trente-six pourquoi pas. Des semaines se passent, entre Saint-Orens, où je réside, résigné aux tâches professionnelles et domestiques, et Toulouse, où je flâne, amoureux de cette ville encorbellée, je veux dire où les corbeaux de pierre, de belle facture, sont, dans le quartier de Saint-Etienne, mon préféré, partout visibles. Or je suis insulté régulièrement dans le quartier des Capitouls, rue Fermat, place Sainte-Scarbe, rue Ninau, par de successifs étrangers comme dévolus à ce rôle par un décret municipal, qui ont en commun une voix très vulgairement rauque, une démarche obscure, servile, et une exsudation de haine atavique ; la presse, desdits étrangers, fait le plus grand cas, l’ennemi, désormais, car il en faut un, toujours, c’est, semble-t-il, le Français pur, le Français Réquistat ; « tout-puissants étrangers, inévitables astres », me dis-je ; barbares, intrus voués aux commerces illicites, à la filouterie, à la rage impuissante et à la religion de l’invective. Biffez, me supplie Baladine ; elle est mon grand inquisiteur, elle se penche sur ma page, elle tient le crayon rouge à grosse mine et les lois non écrites mais infrangibles du must ; mais je la brave, c’est un peu pour la défier que je simule ici le pire esprit Réquistat, un patriotisme à rebrousse-poil qui adopterait pour emblème non la rose de Mitterrand, mais le zinnia, la fleur nazie. Ignoble! hurle Baladine. Comique! répliqué-je. N’est-ce pas pour fuir précisément ces nazis nouveau style, les barbares susdits (l’un d’eux m’a craché : « espèce de sale… », Français ? le mot lui manqua), que le Professeur s’est réfugié sur le plateau d’Aubrac ?

Lydie continue de m’écrire, l’automne se déroule, mon intestin aussi, l’un et l’autre se détériorent, les lettres de Lydie sont longues comme un jejunum, de douze à trente-six pages, toujours en bleu et noir, je prélève sur le noir quelques haïku assez plaisants : « Il remue la queue                 Sir Moineau       Comme une jeune fille ses jupes ». C’est la gaieté du passereau, remarque-t-elle avec esprit, comme on dit la Gaieté parisienne. Piaf! (Exclamatif). Pour une fois j’envoie donc à Lydie non pas un billet laconique, une formule ramassée, sobre et (pensé-je) étincelante, dont j’ai usage avec tant de personnes qui ne me correspondent nullement mais me fatiguent de leur correspondance, et comme je suis poli jusqu’à l’os (encore l’esprit Réquistat) je fatigue, dans la réponse obligée, mes métacarpes aussi peu que possible, traçant au verso de signets évangéliques une sentence aussi brève qu’un croassement ; mais Lydie, je l’avoue, à force de « piiiip », de badinages, me subjugue, puis, outre le petit journal qu’elle tient de son Shiki, elle se renseigne sur les passereaux, il n’est lettre où elle ne me fournisse un détail piquant, le cingle, m’apprend-elle, rendrait jaloux, par ses ébats aquatiques, le plus habile nageur taoïste, elle décrit avec amour humour des hirondelles en conciliabule, perchées sur un fil. Je cède donc à la belle humeur de lui découvrir, avec Combray may du corb, mon vice impuni le calembour: il y a paille et grain dans les mots ? eh bien, la paille, cette partie volatile et facétieuse, me séduit; jeux de corbeaux, dis-je, jeux de mots ; C,O,R,B quadrilittère évince corb passereau, tout ce qui est verbalement dans les orbes de C,O,R,B se rassemble comme les corbeaux le 20 mars à Meulans-sur-Oise. Roulé-je sur l’autoroute A 49, il suffit d’un panonceau indiquant « Corbas Champonnay »pour que je me sente béni du Ciel, j’arrive à Lyon, une ligne de bus y mène au faubourg de Corbas, je jubile, c’est une démangeaison de la lettre, un délire du verbe, une cellulite de sibilation syllabique, une infection, continué-je, de C,O,R,B ; il n’est mot dont je ne consulte les entrailles pour savoir si c,o,r,b s’y trouve, mes mots ne sont que les os ultralégers, vidés de moelle, poreux, vaporeux, comme ceux des passereaux, de mon humeur volatile; je dis : corbeau, il suffit ; je m’abstrais et de la vie et du livre ; je me rends, chaque jour que Dieu fait, chère Lydie, rue de Périgord pour y étudier la philosophie persane, parce que le spécialiste français se nomme : Corbin. C’est inouï, je suis atteint de scorbut mental.

Scorbut mental, dis-je. Et je signe. Quelle jubilation! Car ce trait d’esprit, qu’on peut juger stupide, peu inventif (qui ne connaît de nom le scorbut ? je sais « scorbut » d’enfance, j’ai lu des récits d’ergastule ou de navigation), je comprends qu’il surgit, dans ma vie, à son heure. Depuis quelques mois tourmenté par la colite, je m’abstiens de crudités, même les jus d’orange ou de citron, souverains contre le scorbut, me sont défendus. Cette maladie, qui n’existait pour moi que dans le lointain mythique des aventures au long cours, risque donc de m’atteindre physiquement, son premier symptôme, c’est peut-être cette affection langagière, cette hémorragie du jeu de mots; ce jeu de mot-ci, le C,O;R;B; est-il cause, ou conséquence, de mon intérêt pour l’oiseau, de mon séjour à Réquistat, de mon allégeance au Professeur, de la consultation de ses liasses contagieuses ? A vrai dire, mes troubles digestifs datent de loin. Déjà enfant, mes parents m’avaient conduit une fois aux célèbres bains d’Escouloubre. La station depuis était bien tombée. Mais elle se remettait à neuf, paraît-il, des prospectus l’annonçaient, la presse locale également, le Grand Hôtel y proposait, pour la basse saison, des forfaits mirifiques, une affiche en style Toulouse-Lautrec le stylisait, attrayant, fonctionnel, très 1900. C’est là, je me souvins, que le Professeur avait fait connaissance de Coco. J’extorquai à mon médecin traitant une prescription de cure, et j’obtins de mon patron un congé de printemps. Escouloubre. Grands dieux! Il y avait du c,o,r,b là dedans! Je me souvins que tout enfant le nom me plaisait, me paraissait drôle, drôle aux deux sens, funny and scanny. Je n’éviterai pas (le lecteur l’exige, je le sens bien) la description d’Escouloubre, aux confins du Razès et du…est-ce possible ? Quercorb. Non! Ce n’est pas moi qui cherche le Corb, c’est lui, partout Je suis un de ces quidams du film d’Hitchcock sur lequel s’abat le corb, par escadrilles serrées, prodrome, je crains, du scorbut. A moins que ce ne soit une espièglerie de la Providence, n’est-ce pas, Soeur Magnificat, ne dit-on pas, à votre école, que tout est adorable et drôle ?

Une lettre de Lydie me parvint, la veille du départ. Elle me recommandait, contre le scorbut du calembour, une cure de Madame Bovary. Pas bête! J’achetai chez Castéla une édition de poche Je démarrai, Madame Bovary sur les genoux, approximativement le 15 avril, vers six heures du matin ; leste, la berline se lança sur la route du Lauragais, que bordèrent bientôt deux rangées de platanes ; les brumes errantes se fondirent, les champs labourés succédaient aux champs labourés; j’ouvris le roman, au hasard, sur la ligne droite qui joint la colline de Saint-Félix aux premiers ressauts de la Montagne Noire; en vain, nul corbeau ne s’en échappa. Alors le délire syllabique me reprit. Y a-t-il au monde station où l’on traite le délire syllabique ? Escouloubre était recommandable pour les troubles du côlon, détestable pour les sujets atteints de verbalisme. Il y avait, du C,O,R,B, dans Escouloubre ! Et que n’y avait-il point ? Attaqué par C,O,R,B, je continuai de l’être par E,S,C : escampette d’abord m’obséda, la poudre d’escampette, à ne pas confondre avec celle de perlimpinpin, cette obsession ne me lâcha que passée la capitale du cassoulet (le fayot, quelle horreur!) ; escogriffe, je passai Alzanne, escogriffe ne me lâchait pas, escogriffe…je longeais les coteaux de la blanquette de Limoux ; escarbille occupa le détroit d’Alet, escarpolette (image de décor d’opérette, furtive) fut dévolu au défilé de Pierre-Lys; le jeu me plaisait, mais ne m’eût-il plu, j’étais contraint de le jouer, ni Krishnamurti ni les plus savantes postures yogiques, pratiquées depuis un ou deux lustres, ne m’étaient d’aucun secours contre le manège mental ; peut-être, me disais-je, avec un sentiment mêlé de délices et d’effroi, y a-t-il une quantité de mots en E,S,C (cette digression ne ferait-elle pas un autre p’tit roman pour un autre p’tit prix Goncourt ?) ; Esculape! Escouloubre, Esculape…Est-ce que ?…Esclapez, pensai-je, c’est, en langue espagnole, Esculape, je revenais à l’enfance perpignanaise, au rez-de-chaussée de la maison – « établissements Esclapez », que vendait-on ? Devinez! Des escabeaux, mais oui (je ne dis rien que de vérifiable). Escarbille, répétai-je, C,A,R,B, presque CORB ; un corbeau, n’est-ce pas une grosse escarbille ? Oui, quelque cheminée infernale avait craché dans mon grenier mental ces volatiles à croa. Esquirol, poursuivis-je à vive allure (je trichais, je jouais du Q maintenant), célèbre aliéniste, célèbre place de Toulouse, celle du magasin Midica, qui ne vend pas que des escabeaux, et ces tilleuls qui dans deux mois diffuseront l’arome de leurs fleurs dans le tapage d’un trafic mesuré par le sonomètre; Esquirol (je passais Axat) je devrais lire, de cet aliéniste, quoi ? Est-ce que…? Esse-queue, j’en fis un substantif, un esse-queue, passereau, ou…aeschne! jubilai-je, mot savant pour : demoiselle. Je filais entre les escarpements de la riante vallée de l’Aude, débusquant dans la selva oscura de ma mémoire tous les mots en E,S,C. Esquisse jaillit, le suivit esquive, me parut que ces deux mots disaient presque pareil : une esquisse, me dis-je, c’est tout comme une esquive; n’aurai-je jamais écrit que des esquisses ? N’aurai-je pas esquivé le vrai travail ? Escarres…Ah non! j’étais trop alerte pour tolérer les escarres. Sqq. (j’atteignais Escouloubre village) me tint lieu, provisoirement du moins, de couillard et d’excuse.

Il n’y avait pas de librairie au patelin, ni de dictionnaire au Grand Hôtel, où je pusse me procurer le listing des mots en E,S,C. En revanche dès le soir je croisai le long du lé de l’Aude une jeune femme coiffée d’un béret, flanquée d’un loulou, qui, me sembla-t-il, ressemblait à Lydie, l’idée d’une liaison, suscitée par les p’tits romans de villégiature que j’avais suçotés, un temps, je ne l’esquivai pas, l’esquissai, même; une liaison ? Pourquoi non ? Renoncer au corbeau, décrire, façon Tchekhov, revue par Cortazar, « L’Amour à Escouloubre »…Eh bien, non! L’idée hilarante, dégoûtante, de faire de cette jeune femme ma maîtresse et de cette liaison un p’tit roman (voire de faire le p’tit roman, direct, sans les complexités émotionnelles de la liaison effective) (une liaison, toujours peu ou prou un pataquès, pensé-je) me taquina un moment, je l’esquissai, j’entendis, grisé, aigri, le rire de Baladine, elle approuvait (pas de p’tit roman sans la p’tite pincée d’amourrhe) (un p’tit prix me dis-je,…O,S,C, me dis-je, j’aurais un Oscar), je m’esclaffai, E,S,C, esclaffe, « velours chiffonné par un esclaffement sombre », n’était-ce pas, cet esclaffement, la façon Mallarmé de désigner le cri monocorde, augural, sinistre, du volatile intrus d’Edga Poe ?

Mais j’ai promis la description d’Escouloubre-les-bains, j’y suis. Eh bien, c’est un lieu mystérieux et inépuisable, dont la qualité thermale ne se laisse aucunement définir. Les hauts du Capcir sont tout proches, l’Aude en colporte dans sa banaste d’eaux vives la bonne nouvelle d’air pur. Par étagements la vallée se resserre, l’on s’en va, en esprit, jusqu’aux vignobles de Limoux, et si l’on pousse un peu, l’on devinera Joë Bousquet, tout en bas, le reclus de Carcassonne, présence inénarrable. En ai-je assez dit pour faire comprendre la différence entre Escouloubre et Réquistat ? Les détails de mon installation sont oiseaux, excusez, oiseux. (Je rends hommage, en passant, à la courtoisie de Mr et Mme °°: accueil de charme. C’est dit). Le potage du souper fut un chef-d’oeuvre diététique, et on me garantit la fraîcheur de l’oeuf coque subséquent. (« Vous en aurez un chaque soir ». Frisson d’aise). Dans ce pays de Cocagne l’on n’ignorait pas les biscottes Roger. Du pylore au rectum je me sentais revivre. Je feuilletai donc Madame Bovary. Décrire comme Flaubert, ah! S’ouvrit la page 398 (édition Folio) : « Elle resta perdue de stupeur/…/ le sol sous ses pieds/…/ tout ce qu’il y avait dans sa tête/…/ la folie la prenait »…Et ceci alors, cette brève interruption de l’étude clinique : « La nuit tombait, des corneilles volaient ». La nuit tombait, virgule, des corneilles volaient, point. La nuit à la couleur des corneilles, les corneilles à la couleur de la nuit ; elles volent, elle tombe. C’est Emma, aussi, qui tombe, et les corneilles volent autour de son agonie. Encore une fois l’oiseau de méchant augure! Eh bien, cette phrase qui eût fâché le Professeur, je me réjouissais, moi, de la trouver ici, à la juste place, les seules corneilles, peut-être, du roman, et Flaubert, avec la science exacte exigée par le génie réaliste, les appointait, conformément au on-dit, à la superstition paysanne et ancestrale, dans l’instant climatérique où s’esquisse et s’esquive, avant la déchéance, la crise d’épilepsie. Quel bonheur de vous surprendre ici, corneille, dans une emblavure de ce texte si bien labouré! Quelle corneille réelle dans un champ d’éteules vaudrait celle-ci, la cornix flaubertica, volant, jamais hors de vue, dans le ciel de cette page 398 où le romancier défie et le poète et le philosophe, car si Hegel impute à l’oiseau de Minerve l’inspiration de prendre vol à la tombée du jour (gris sur gris, dit-il, le savoir des savoirs), et si Ovide prétend que Cornix humiliée a dû céder sa place à la chouette hulotte, c’est la corneille, chez Flaubert, qui vole à la tombée du jour, ou de la nuit (mais est-ce pareil, la tombée du jour ou la tombée de la nuit ?).Oui, mais le corbeau de Claudel dans le soleil levant, ah qu’il est plus réjouissant que la corneille de Flaubert dans la nuit tombante, pensai-je : toute la différence entre la tristesse nihiliste et la catholique jubilation. Pensée à proscrire, pensai-je. Une gaffe. Adopter, coûte que coûte, la version de Baladine : catholicisme =vol de corbeaux sur un ciel bas, prêts à s’abattre sur n’importe quel coeur blessé. Charognards.

Le Val d’Escouloubre, où coule l’Aude avec aisance, bonne rivière allant l’amble parmi de raisonnables cailloux, parfois un roc qu’elle contourne et qui lui fait de jolies torsades un rien écumeuses…est-ce assez caractériser cette rivière qui n’est pas un gave ni ne ressemble aux cours d’eau plus reptiliens, plus musculeux et cependant plus paresseux de l’Aubrac ? Les eaux, qui se précipitent, en amont (sauf sur le plateau de Matemale) et en aval (où elles s’étranglent dans des gorges) ne laissent pas, ici, à Escouloubre, de se la couler douce. Les curistes aussi. Les soins ne me contraignaient guère. Le Docteur Couiza eut bientôt compris que je n’étais pas si mal portant que je ne me portasse, chaque après-midi que Dieu faisait, vers le Mont Madrès ou l’étang de Laurenti. Je m’étais trompé sur l’indigence culturelle du lieu : le Grand Hôtel était pourvu de tout un lot de livres de poche achetés d’occasion à Montolieu, paraît-il ; j’eus la main heureuse, il n’était lecture qui ne me découvrît l’un ou l’autre de ces corvidés qui manquaient à l’appel par contre dans le ciel du Quercorb. Gide, ce faux-monnayeur, prétendit avoir vu  » sur les hêtraies s’éveiller les corneilles », il ne voit rien, me dis-je, il voit (« j’ai vu… ») son décasyllabe. Tchekhov m’apprit que les freux somnolents crient dans les arbres éloignés : était-ce bon ou mauvais présage? Indécidable, puisque Nadia manque son mariage, qui eût été mauvais. Giono me précisa que Mr Langlois avait sur la tempe une aile de corbeau plus noire que l’ombre, et j’eus envie de le corriger, je connaissais tant d’ombres qui n’étaient pas noires, l’olivier par exemple avait une façon si proprement sienne de se réfléchir sur le sol en grises ténuités. Chaque jour j’empruntais un nouveau livre. Dès que j’y avais pointé un corvidé, je m’en, délivrais. Michel Tournier m’agaça: je vérifiai, dans ses Météores, que le corbeau de Tokyo, à l’en croire, pousse un « ah ah ah » pas rigolard, lugubre plutôt. Ce triste constat avait ému le Professeur, je me rappelai son trait d’humeur. Karasu, pourtant, me dis-je dans la tonalité Réquistat la plus pure, ce K indubitable, ce K rude et franc! Le corbeau français croasse, le corbeau japonais karasse…mais est-il si sûr qu’il croasse, le corbeau français ? Entre le H très aspiré et le K très dégluti que de nuances! Un hérissement de rocs dans le Massif du Madrès fit soudain surgir des recès de la mémoire le mot escalade si banal! et oublié ! S’ensuivit escapades, pluriel, nom d’un club bien connu en Midi-Pyrénées. Quoi, quoi, quoi ! m’inquiétai-je. La langue française serait-elle surpeuplée de mots commençant par E,S,C ? Cette question est stupide, me dis-je, et elle n’est pas romanesque. Je n’en finirai pas, me dis-je. Je m’empêtre dans les rets du lexique, je déraisonne avec des syllabes, je ne serai au mieux qu’un sous-fifre de Michel Leiris. Il y avait, parmi les livres de poche du Grand Hôtel, quelques volumes anglais de la collection Penguin Popular Classics. A peine m’en étais-je avisé, esquire! m’écriai-je. Des régiments de mots de Tamise vont-ils envahir ma province mentale ? Thomas Hardy m’apaisa. Ce même jour, notai-je, la couleur, le flux de mes selles me valurent une mention flatteuse du Docteur Couiza. Les 490 pages de Jude the obscure avaient de quoi m’effrayer; je fus sitôt conquis. Je troquai le libertinage maladif de mes lettres sorties de casse contre la réalité agraire, salubre du Wessex. Ah! C’est comme cela qu’il faut écrire, pensai-je. Mr Phillotson, maître d’école, quittant le village avec son piano, noir, ça va de soi, moi-même pianiste sur piano noir je déplore que le Grand Hôtel nouvelle manière ait perdu son vieux Gaveau de concert, grand oiseau lustré dont j’avais jadis caressé les touches, Mr Phillotson, donc, adressait à Jude son élève un petit sermon d’adieu qui se bornait à « be a good boy, remember; and be kind to animals and birds, and read all you can ». Ces paroles, adressées à un enfant qui n’a pas encore franchi la passe fatale des douze ans (jusqu’à moins de douze, pensai-je, l’on est Jude, après l’on devient Judas, l’on se pend à la corde de la veulerie commune), invitent à sentir la connexion entre la bonté en général (« good ») et la bienveillance (« kind ») envers les bêtes ; de celles-ci Mr Phillotson, conformément à la grande tradition sémite et asiate, séparait les oiseaux que seule une science vulgaire classe, pensais-je, dans le règne animal. Enfin, « lis tout ce que tu peux », disait l’instituteur. N’y avait-il pas contradiction entre la consigne de vaste bonté et celle de se gaver de livres ? Mais non, me dis-je : c’est Paul l’ermite, fin lettré, que visite le corbeau, ce n’est pas la grosse brute d’Antoine. Or Jude, qui n’a pas douze ans, et qui sait donc encore tout, puis il commencera, c’est ce qu’on nomme instruction, à désapprendre (dirait le Professeur), Jude aussitôt applique la consigne. Gardien d’une meule exposée à la gourmandise des corneilles (« the rick  » and « the rooks », notai-je), il effarouche d’abord celles-ci selon la consigne du fermier Troutham (ici un lecteur a crayonné en marge : « et sonitu terrebis aves », Virgile ?) ; puis, pris pour elles de compassion à la pensée qu’elles sont en ce monde, comme lui-même, non désirées, en surnombre, et jugeant injuste qu’elles soient privées, « these dear birdies », d’un peu de grain pour subsister, il jette sa crécelle et les invite amicalement à se régaler, « you shall have some diner » – you shall, il prononce ces mots comme André Breton dira « nous voulons, nous aurons l’au-delà de nos jours », mais ce qui se joue ici est très simple et très réel, c’est provende et providence, le petit garçon octroyant le grain comme Elie jadis recevait le pain. Un fil magique d’affinités unit une vie de petit d’homme à la vie de ces frêles volatiles : piteux, déplorables, lui, elles, également. Voilà, au plus près de la vie, à ras de terre, non dans les astres où Baladine l’exténue et le complique, le symbole : elles, lui, infortune pareille, alliance des pauvres. Survient Sir Troutham : Jude et les oiseaux tressaillent ; le fermier persifle (« my dear birdies »), rudoie, morigène ; les corneilles s’envolent, ah! que ne s’envole-t-il, le petit Jude! L’ordre adulte de la rentabilité, qui ne cesse tout du long de l’Histoire (je parle le Coran de Réquistat) d’engendrer les famines, cogne, claque, au mépris de l’Evangile qui, dûment appliqué, instaurerait un nouvel ordre du monde où les freux auraient leur part et conséquemment les hommes la leur sur la même aire de justice et de miséricorde. Je m’exaltais. Les freux (je disais freux, comme j’eusse dit : heureux, ou frère) tournent autour de l’enfant battu par Sir Troutham en d’étranges spirales l’on croirait de compassion ; l’enfant supplie, s’excuse : la récolte est bonne, « a little bit » pour eux, ça ne vous fera pas faute, Mr Troutham ; et puis, ajoute-t-il, Mr Phillotson m’a dit d’être bon avec les oiseaux : « I was to be kind to ’em – O, O, O! » Quoi, quoi, quoi! m’exclamai-je. Mr Troutham aime Dieu et l’homme, le narrateur le souligne, il a de sa bourse contribué à l’édification de la flambant neuve église dont le carillon, ô ironie, fait écho à son coup de gueule et ses coups de crécelle. Quoi, quoi, quoi! Aimer Dieu et les hommes, serait-ce s’abstenir d’aimer les mômes et les oiseaux, par qui cependant, dit un proverbe arabe, sera sauvé le monde ? Baladine se plairait, me dis-je, à ce récit où éclate si évidemment l’indifférence chrétienne à l’animal – c’est l’Eglise, me serine-t-elle, qui a chassé les animaux de l’arche. (Baladine, Baladine, sa silhouette, dans ce crépuscule mi oignon mi échalote, s’efface sur mon horizon mental). Mais que devient Phillotson ? que devient le petit Jude ? Pour celui-ci, le résumé, au dos de la jaquette, est sans ambages : « the tragedy of Jude’s struggle for happiness ». Je décidai d’en savoir un peu plus, et remis au lendemain une lecture plus fouillée, encore que l’art de lire en diagonale (not to peruse, to peep at), même en langue anglaise me soit devenu naturel, entré dans ma diététique mentale. L’idée de m’infliger les 490 pages tout du long était exclue. Mais quelques heures pluvieuses me suffirent pour faire le douloureux constat que voici: Mr Phillotson n’était qu’un médiocre, le petit Jude, pour lui avoir obéi, ne gagnant rien qu’à être chassé de sa propre vie par ce rustre, un instant figuré par Troutham, qu’est le Destin, cette grimace de Dieu ; eût-il été moins indulgent pour les corneilles, plus soucieux de lui-même et de sa position sociale, il se fût épargné peut-être une longue suite d’infortunes. Ainsi l’oiseau noir, pour lui non moins que pour Emma, était un présage funeste. Il faisait sombre sur Escouloubre, les clients du Grand Hôtel étaient rares et lugubres, les longs couloirs sinistres comme ceux du Calmels dans l’impossible patelin d’Aubrac, et j’étais en proie à une colique, récidive d’un mal insidieux que n’exorcisaient ni lavements ni gélules.

Me délivrèrent de ces affres, non le suppositoire anusol, ni la poudre rhéoflux, mais quelques pages de Milan Kundera. Ou plutôt, dans ma vie toute cousue, il faut dire, de coïncidences, il arriva, en bout de cure, que je fus délivré par tous les bouts. Mes ennuis d’intestin s’étaient aggravés le jour où je lus, à Réquistat, Ultimo viene il corvo, le petit récit fripon, moqueur, d’Italo Calvino. Kundera fut la potion magique qui me guérit de ce récit maléfique. Ce fut ainsi. Un même jour il fit jour dans mes entrailles et sous mon ciel. Dans ce roman de Kundera des garnements avaient par une sombre nuit d’hiver emprisonné, dans un sinistre faubourg de Prague, une corneille dans de la glaise glacée. Une jeune femme, Teresa, tente de sauver la pauvre bête, l’arrache à la glaise au prix de ses ongles, la ramène chez elle, lui fait une litière sous son lavabo; peine perdue, la corneille meurt. Mais moi je tressaille, et débordant de gratitude je griffonne, comment dire ? une action de grâces. « Merci, Teresa  » (je m’adresse à elle comme si son existence était aussi incontestable que celle de Baladine ou de Lydie). » Alertée par ton bon chien tu as aperçu au-dessus de l’argile gelée, dans une plate-bande de ce triste lotissement, la petite tête noire d’une corneille au long bec, de ce noir tu n’as cure, mais tu t’agenouilles, de tes doigts charitables tu délivres la créature enfouie, et il me semble que c’est de toute la boue gelée des mythologies que tu la délivres. » (Je n’imagine pas Baladine dans ces gestes simples de sollicitude. L’ordinateur, on dirait, lui a ôté les doigts, à Baladine, et le ménisque). » L’oiseau, chez toi, où tu le laves, exsude un liquide épais, jaunâtre. Il a une aile paralysée, qu’il agite désespérément, une patte meurtrie. Au bout de quelques heures, il expire, sans un cri. Tu l’as cependant veillée comme si c’eût été une soeur. Merci à toi, Teresa! Ainsi le Professeur –t-il voulu délivrer le corbeau de la glaise séculaire des préjugés et des symboles qui l’empoissent ou l’empaillent. Il a gratté, gratté, le Professeur, mais l’oiseau qu’il a enfin extrait de la gangue des méchantes langues ne pointait plus que le bec de sa propre plume à lui, le Professeur, et il est mort avec cet oiseau qu’il n’avait tâché d’exhumer de la fosse aux lieux communs que pour l’inhumer avec lui-même et avec ses mots, encore des mots. Teresa n’est qu’une créature de papier, notai-je. Sa corneille, également. Je les découvre, ce °° avril 198., dans un livre. Des corneilles réelles, combien d’escadrilles en ai-je vu s’abattre, sur combien de champs, et patrouiller dans les mottes! Jamais aucune d’entre elles ne se détacha du groupe pour faire ma connaissance. Et il se trouve que cet oiseau-ci, par la grâce d’un romancier, m’approche, m’aborde, ou plutôt c’est moi qui dans ce lotissement minable de Prague où je ne suis jamais allé gratte avec Teresa la terre gelée, et je sens la corneille contre mon corps. Oh! Ce n’est presque rien, une corneille qui se meurt, deux fois rien, si elle ne se meurt que dans un livre de poche, et Teresa, qui n’existe pas, n’est si compatissante que parce qu’elle voit dans l’oiseau à l’agonie l’image de ses amours à elle, blessées à mort.

Aujourd’hui, constaté-je, les amours de Teresa, je n’en ai cure. Je n’en ai pas, au reste, le moindre souvenir. Il ne me reste, de Teresa, que ses soins à la corneille. Ma lecture a curieusement libéré la corneille de Teresa des soins de Teresa, de l’égoïste compassion de Teresa, de la sale glaise, du liquide épais des sentiments rien qu’humains, trop humains, de l’encre d’imprimerie, du romancier et de son roman. Pourtant…non! je me ravise. Merci à toi, Teresa! Car j’étais las de ma corvée d’écriture, insensée, sans issue, las de ce pauvre texte pris dans la glaise glacée du quant-à-soi, et voici que tu parais, serrant contre ta poitrine la corneille enveloppée dans une écharpe rouge, le bec de l’oiseau accuse, accuse infiniment l’humaine violence, la violence de ce monde où des garçons de dix ans s’exercent à torturer des bêtes moins bêtes qu’eux avant de torturer d’autres hommes; et ce qu’il en est de toi par ailleurs, Teresa, je n’en ai pas mémoire, tes histoires de femme n’ont pas d’intérêt, il y aura des milliers de Baladines pour les prendre en compte, les récrire, les propager dans les basses-cours du coeur ; mais ce que je retiens de toi, c’est ce que dira de toi, d’un trait sans bavure, dans le même roman, ton ami Tomas, qu’il « est beaucoup plus important de déterrer une corneille enterrée vive que de signer une pétition », et je reprends courage, je me dis qu’après tout mon dérisoire intérêt pour les passereaux, cette énergie dépensée apparemment en pure perte, ce désengagement (mains sales, pour un oiseau!) ont peut-être plus d’importance, dans l’ordre humain, rien qu’humain, que tant de pétitions qui enfoncent tant d’hommes, par un sale zèle, dans la boue glacée des Kolymas.

Je retranche de cet ex-voto quelques lignes excessivement émues : (je parle à ta corneille, Teresa, tendrement, comme Lydie à son moineau). J’y ajoute, parce qu’il me paraît drôle, un autre ex-voto, à Kundera encore. Merci, Franz, dis-je, parce que te retournant, quelque part à la frontière du Cambodge, tu aperçois, sur un arbre perché, sept maîtres photographes, la caméra au bec, ah oui! le corvus kodak, cette espèce aujourd’hui pas du tout en voie de disparition, de propagation, plutot, d’épidémie, planétaire, endémique, académique, et, il faut dire, la variété japonaise du corvus kodak est tout spécialement prolifique, se répand partout, et comme le volatile s’apprivoise bien (il n’existe même qu’à l’état apprivoisé, dit-on), il n’est Tokyoïte en voyage sur lequel son corvus kodak ne se perche, Franz aperçoit donc ces sept maîtres Kodaks « semblables à une bande de grosses corneilles », pourquoi sept ? sans doute parce que ce sont les sept dons de l’Esprit et que c’est une chose sacrée que la pellicule dans la nuit obscure de la caméra et que le film c’est la lumière qui luit dans les ténèbres. Mais ce deuxième ex-voto ne va-t-il pas virer au noir ? Je constate en effet que, dans le récit de Kundera, le corvus kodak ne meurt pas, comme la corneille de Teresa, c’est Franz qui meurt, le corvus kodak, c’est le corvo de Calvino, on ne peut le voir sans mourir, et n’est-ce pas déjà mourir, pensé-je, que de substituer dans sa mémoire à la douce et tendre chair des êtres vivants les similis de la photo ? Je souris (ne sachant si j’emploie ce verbe au passé simple ou au simple indicatif), car cela est écrit dans la plus pure clef de Réquistat. Que penserait-il de Teresa, le Professeur ? Qu’elle est une autre Benvenuta, la petite pianiste dont Rilke une saison durant fut l’intimissime, c’est-à-dire qu’elle ne s’intéresse qu’à elle, à ses linges et litiges de femme, que lavabo et corbeau, cela fait rime, que dans la vieille liturgie romaine, qui se célébrait, naguère, dans l’église aujourd’hui désaffectée (désaffectée, je veux dire, imitant la voix éraillée et railleuse du Professeur, privée d’affection, et quand un dimanche sur quatre, guère plus, une messe s’y célèbre, un micro plus rauque qu’une corneille enrouée y crachouille des cantiques dont l’indigence rendrait indulgent aux croassements les moins érudits), « lavabo inter innocentes manus meas » était une promesse que l’on pût se nettoyer de toute la crasse des mythes, et alors, de tout ce qui fut écrit sur les corvidés s’envolera l’oiseau de l’arche, et il y aura un jour, à Réquistat, convoqué par les vieux cantiques réappris, un vieux corbeau, noir comme le Plomb, et Julien Gracq sera content, l’on chantera le « pange lingua » sur tout l’Aubrac en fête…mais pourquoi Julien Gracq ne nomme-t-il pas, sur son tableau d’Aubrac d’honneur, Réquistat ?

Mes ex-voto. Chaque après-midi, je quittais le Grand Hôtel, flânais le long de l’Aude dont les borborygmes s’égayaient de gazouillis, avant d’attaquer (au sens musical) un des sentiers du Quercorb, j’étais un virtuose de la balade, et je regrettais parfois que des cameramen de la chaîne « Arte » (la moins sotte, « la nôtre », disait Baladine) ne me suivissent pas (supprimer ce subjonctif), de lacet en lacet le public découvrirait, plutôt que ces matches de foot ou de rugby grossiers, violents, sans grâce, salis de commentaires hyperboliques (je pastiche Réquistat! ces remarques seront supprimées dans la version ne varietur), l’image physique et spirituelle d’un promeneur exemplaire, je dois concéder que le Quercorb ne se signalait guère par ses corvidés (et Coco ?…demandera un lecteur qui a mémoire- ; plus de Coco ! regrets !), mais une fois un corbeau de la pure espèce, me sembla-t-il, décrivit dans mes environs des orbes qui semblaient amicales, se posa près, me fit, sur un plan incliné de prairie, démonstration de sa comique démarche. A ce moment précis j’ouvrais Les Chasses subtiles, de Jünger, un « nazi », insinuait Baladine, merci à toi, Jünger, m’écriai-je, car tu me conduis, à ce moment précis où sur le Quercorb se manifeste un corbeau, sur l’Isolotto Genià où les corbeaux utilisent des pierrailles en guise d’enclume, fracassent des coquilles, des os de seiche, des pinces de homard (sic).Le lendemain (je changeais de bouquin, ai-je dit, par hygiène mentale chaque jour, ces brochés de « poche » me semblaient des conserves qui, une fois ouvertes, se consomment illico, un bouquin, au bout de 24 heures, me devenait toxique) (et, de ce bouquin « à la broche », je ne pouvais absorber qu’une aile, ou une cuisse, pas plus, j’avais le cerveau fragile, comme le colon), merci à toi, dis-je à Sylvie Germain, pour ton Prokop (quel beau nom ce serait de corbeau!), « heureux en son logis juché à fleur de nuages et de ramures, comme un choucas des tours au creux d’une falaise ». La bibliothèque du Grand Hôtel était disparate, mais elle avait ce singulier mérite de décevoir les amateurs de la série colt comme ceux de la série cul, et de comporter, outre les rayons dévolus au roman, une petite section d’essais et de poésie. Ainsi m’exclamai-je, au pénultième jour de cure: Leopardi, grâces te soient rendues pour ton passer solitarius! (Ah! Que le Professeur eût aimé!). Qu’est-il, ce passer ? Un corbeau, je n’en doute, il chante « vai finchè non more il giorno », « jusqu’à tant que le jour défaille », pensant à l’écart de tous le secret mystique de tous ; ah! que pareilles aux miennes sont tes façons d’être, passereau! ermite tu es, ermite je suis, ou tout comme, étrangers que nous sommes à ce monde où l’on ne cesse de consommer les pépins de la maudite pomme, ô « solingo augellin », lingot de soleil, seul, « augellin », lingot d’ange, ange soleil, sublime solitude, jovialité radieuse, le jauzir on disait, en langue troubadour, grâces te soient rendues, Leopardi!

La tabula gratulatoria (en style émérite) est extensible. Mais, excusez, je plie bagage. La malle-poste quitte Escouloubre dans moins d’une heure. Tout hier, j’ai révisé mes entrailles avec le Docteur Couiza, obtenu un satisfecit, et l’euphorie subséquente, l’imminence du départ m’ont incité à réviser, de l’anus à l’oesophage, le patelin, qui est (ai-je omis de le dire ?) un boyau, très exactement. Il serait temps de le décrire, non ? O Balzac! Escouloubre-les-bains…Ne pas confondre avec Escouloubre-village, distant de 5 Kms. (Pas folichon!). Escouloubre-les-bains redeviendra une grande station thermale. Couplée avec Carcanière. L’on passe d’Escouloubre à Carcanière sans crier gare. D’ailleurs, de gare, il n’y a point. Juste un élargi de chaussée, avec un panonceau indiquant l’arrêt de la malle-poste. Dans cette vallée encaissée la route et la rivière serpentent, l’une contre l’autre serrées; de part et d’autre les maisons s’empilent, elles ont souvent trois ou quatre étages, parfois, au premier, un beau balcon de fer forgé, mais la plupart d’entre elles ont une mine de « sad café », les auvents sont ébréchés, les volets clos, le crépi tombe, quand on se promène avenue du Casino l’oeil est attiré vers un appentis où s’entassent des polochons éventrés, que recouvre un tas de détritus; les propriétés sont dites « privées », on aurait dû ajouter d’agrément. Je ne me ferai pas insulter par le syndicat d’initiatives (mais où est-il ? quelles sont-elles ?) si j’insinue que le Grand Hôtel est le seul édifice qui, restauré dûment, inspire confiance, ainsi que le gîte familial de Mme Avizou, fait à neuf celui-là, peint d’un crépi ocre, et j’aurais dû me loger peut-être chez Mme Avizou, car son site est le meilleur, à mon avis, de la station, non que l’on n’y ait vue sur quoi que ce soit, hors le bout de son nez, la station s’étrangle de sorte que le bout du nez soit, où que l’on soit, tout l’horizon, mais quand, sur l’avenue du Casino, on a étanché sa soif à la source sulfureuse Sainte-Barbe, si l’on se retourne l’on aperçoit un piton rocheux où une croix filiforme aux bras courts jaillit d’entre les blocs, l’oeil descend alors jusqu’au lit de l’Aude, et voici un jardin, en pente excessivement raide, mais luxuriant non moins que celui d’Edmond Rostand à Cambo, où végétation naturelle et plantes décoratives se mêlent en un plaisant fouillis, c’est ici que Mme Avizou a installé sa villa, aux pieds de celle-ci court la rivière, au-dessus le jardin cascade. Et Mme Avizou est une si exquise personne! C’est elle qui préside, en tant qu’adjointe au maire, la société « Natura 2000 », qui se propose de défendre flore et faune, en termes virgiliens, « l’éco-système » du Mont Madrès, déclaré (récemment) site-pilote. Je vous intéresse ? C’est elle, aussi, qui me mit en relation avec le groupement pastoral de Cucuillères. Non, je ne me résous pas à m’étendre sur Cucuillères. Assez de digression. Mais, excusez, à l’heure de partir j’ai eu ce coup de takouk (c’est l’argot du Quercorb), je me suis senti une fureur descriptive. Ca y est. La malle-poste arrive. Un dernier regard sur cette enfilade de hautes maison, et la route tourne, et ça n’en finit pas, c’est une station tout étranglée, tout étirée, le casino où le mettre ? comme ils n’ont pas su, ils se sont contentés de faire une avenue du Casino, bien majuscule, le casino, lui, on n’a pas pu. « Ce n’est pas folichon ». Mais on ne va pas à Escouloubre pour folicher. Si vous saviez combien il y a de « défense d’entrer », en grasses lettres mangées de rouille, à l’orée de culs-de-sac où l’on n’entrerait pas pour un empire tant y semblent dissuasifs le moisi et le vermoulu! Certes, au temps de sa splendeur (lisez Taine, Stendhal), Escouloubre avait une autre allure. Maintenant les indigènes s’y comptent sur les doigts de main d’un manchot, quant aux curistes (c’était la basse saison), eh bien, je vous jure qu’on ne se disputait pas les chaises-longues, aux thermes, ni les peignoirs. Non, ce n’était pas folichon. Mais mes intestins non plus n’étaient pas folichons.

Dans la malle-poste je profitai des cahots pour signer cette page balzacienne et l’adresser à Lydie. Je visitai à Carcassonne la maison de Joë Bousquet. Celui-ci aussi était sensible aux intersignes, se reconnaissait volontiers quelque affinité avec Rilke. Sitôt dans sa chambre je fus attiré par une vitrine où, exceptionnellement, me dit-on, le tome IV de son « Oeuvre romanesque complète » (qui a cette singularité d’être complètement indemne de romans) s’ouvrait à la page du VRAI LIVRE HEUREUX. Sous ce titre en capitales complètes l’on pouvait lire : « L’Hôte noir ». Je recopiai méticuleusement les lignes subséquentes : »Dans un vase rempli d’eau flottent des mûres noires. Chaque fois qu’une de ces baies commence à pâlir, je vois un corbeau s’envoler. L’oiseau s’éloigne, le minuscule fruit a pris la transparence du liquide où il devient enfin invisible quand le volatile noir n’est qu’un point effacé dans l’azur. »Les corbeaux s’abattent sur le toit d’une église, « une chapelle silencieuse et nue »; dans celle-ci marchent deux jeunes filles, une habillée de bleu, l’autre de blanc.

Heureux présage, me dis-je. Ces mûres noires, ce sont les minuscules caillots d’encre de l’écriture. Quand celle-ci s’exténue en signe baptismal, ce n’est pas la colombe qui la relève dans le plan sublime, c’est le corbeau, et au terme, il n’est plus, du mot ou de l’oiseau, qu’une trace, enfin effacée. J’eus soudain l’idée que Soeur Magnificat, si je la consultais, me tiendrait à peu près ce langage. Puis, ces corbeaux s’abattent sur le toit d’une chapelle. Ce sont les corbeaux du prophète Elie, de l’ermite Paul, pensé-je : attirés par ce four banal, pensé-je, de la prière régulièrement bien levée, comme le bon pain : il y a une bonne odeur de manne dans ces lieux où l’homme, s’agenouillant mains jointes, oublie d’être prédateur. Ces jeunes filles, enfin, je ne savais qu’en dire, je savais seulement que « celle qu’il aime », Joë Bousquet toujours,  » est si jolie que les oiseaux la suivent », « sa voix a la fraîcheur des feuilles de mûrier ». Les mûres noires, les corbeaux (noirs), les jeunes filles blanche et bleue, la chapelle nue…Cette parabole passait tout ce que je puis rêver des passereaux.

Je me retrouvai à Saint-Orens de Gameville. Quelques lettres m’y attendaient. L’une, de mon excellent ami D.B., était insérée dans une mince plaquette de poèmes en édition bilingue : The Cry of the crow, ou Il Grido del corvo. Jugez de mon enchantement! J’étais relancé dans l’heureuse succession des coïncidences. Le recueil de mon ami devait son titre à une pièce intitulée  » At Elmina Castle ». Une note expliquait qu’Elmina fut une forteresse construite au quinzième siècle par les Portugais sur la côte de l’actuel Ghana, utilisée, à une époque plus récente, comme dépôt d’esclaves. Ce poème en hommage à l’Afrique douloureuse n’avait que sept vers. Les voici :

« These steamy chambers by the sea

these crowded dungeons of dark day’s long dirge

speak of a past that speaks to us now

for the waves of lament are still heard on this shore

and the cry of the crow warns that now as before

the drumbeat of betrayal is heard throughout the hills

beneath the golden moon of greedy nights ».

Je ne m’enhardis pas à traduire, je souligne seulement que the crow, le corbeau, avant de paraître tel quel, transparaît dans « these crowded dungeons », il s’agit des esclaves voués en tas dans la geôle des jours à une plainte noire ; le corbeau, lui, n’est pas noir, et il est seul, et son cri – the cry – est celui de la mémoire, le n’oubliez pas, le forget-me-not de toutes les iniquités qui se commettent en ce monde à l’encontre de la race de Cham. Charognard, ce corbeau ? Ah que non! C’est l’homme qui fait charogne de l’homme, l’arche s’est changée en cachot planétaire, laisse choir l’olive de ton bec, trop candide colombe, laisse crier le corvidé guetteur, témoin de l’humaine atrocité. Il sait dire, celui-ci, la Shoah, le Goulag et, dans tous les Soudans du monde, le sinistre travail des tortionnaires au nom de l’Idée ou du Dieu.

Une autre lettre m’attendait, de Lydie, papier bleu pâle, dans l’encoignure gauche une vignette représentant une prairie gentiment lyrique, avec un champignon rouge à taches blanches, des graminées et, au-dessus, un passereau s’égosillant. Que fredonnait-il, ce passereau ? Mais le message était un faire-part : « Shiki est mort ». Ces trois mots s’étalaient, humbles, au milieu de la feuille. Shiki! Lydie! Elle avait préservé en elle, fuyant les enfantillages de la vie sociale, une enfance. Avait-elle vraiment préféré à l’homme le moineau ? C’eût été une défaillance grave, certes, une sorte de démission. Mais une telle préférence n’est-elle pas, quelquefois, la façon détournée de rétablir à la faveur d’une justice rendue au plus humble prochain le sens véritable du prochain ? Lydie, je pensai, migraineuse et orpheline, bourgeoise et d’un rien effarouchée, s’ouvrait, par sa relation à son petit moineau, des espaces sans limite de sympathie.  » Shiki est mort ». A l’heure où il mourait mourait pour moi la corneille de Teresa. Shiki, ce petit être, avait souffert, paraît-il, de troubles digestifs, analogues aux miens. Il me parut qu’il était mort, d’une certaine façon, pour moi. Baladan an, « au lieu de » : les interférences de sympathie excèdent, ô combien, nos procédures didactiques et nos fonctionnalités de base!

Quelques haïkus célébraient les derniers jours de Shiki.

 

V

 

 

Il est donc mort, le ° mai, Shiki, le petit moineau, juste le jour de mon anniversaire. Comme c’est curieux. Ai-je dit, par ailleurs, que mon nom propre, c’est pie, que ça veut dire, en slave, pica pica ? Lui, Shiki, est mort, moi non. Lydie est en deuil. (Je m’aperçois que Lydie, c’est l’anagramme de deuil). Si ce moineau est mort, c’est qu’il devait mourir. (Mais peut-être a-t-elle commis une erreur alimentaire, ou bien elle eut tort d’approcher trop près de la cage une de ces plantes exotiques dont elle raffole. Elle prêtait à son moineau une sorte de sens esthétique, d’olfaction subtile : le parfum, disait-elle, la sueur d’une plante peut le griser). Il devait mourir. Jésus ne dit-il pas, dans l’Evangile, qu’il n’est passereau qui passe sans que le Père y ait consenti ? Combien de saisons vit un petit passereau ? Quel âge avait Shiki ? L’idée qu’il est mort à ma place, qu’il a payé pour moi, me remue. Il avait, les derniers temps, de considérables difficultés d’excrétion (je résume un alinéa de Lydie). Il est mort, le pauvre petit être, d’un excès de grains et d’une retenue d’étrons. C’est cela même qui aurait pu m’arriver, sans la cure d’Escouloubre, à moins que ce ne soit cette autre cure, écrire, cette idiotie, qui m’ait guéri, car écrire, si l’on est tant soit peu idiot, c’est, de guérir, une des façons les plus sûres.

Je vois Lydie. Elle est assise sur sa chaise-longue bleue de style classique, dans son jardinet, quartier des Arolles, à °°; le jardinet, tout verdure, rien que verdure, un vert sans fin, on dirait; à ses pieds s’ouvre une enveloppe d’où s’échappe un ruban de papier dont elle tient de ses mains avides les deux bords et qu’elle presse contre sa figure à peine visible ; elle lit, donc. Quoi ? Une lettre de moi, une lettre sans fin, qui serpente jusqu’à l’horizon, une lettre-couleuvre qui se love, se déplie, déploie ses anneaux en une queue interminable au bout de laquelle, jaune comme un zeste d’orange, rit un soleil ; elle lit, Lydie, cette lettre qui ne cesse de jaillir de l’enveloppe. Je dois à Lydie cette lettre. Ce sont mes condoléances. La mort d’un petit moineau est toute la mort du monde, quand on n’a plus que lui pour faire un coin d’Eden. Je rêve que j’écris à Lydie une lettre sans fin. Je pleure avec elle, pour alléger sa peine. J’ai lu, une fois, que si l’eau des larmes monte assez haut, l’arche se pose sur la montagne de la grande consolation. Pleurer avec ceux qui pleurent, prescrit l’apôtre Paul. Ce n’est qu’un passereau, il ne vaut pas deux as, mais il a du prix à tes yeux, Seigneur. Une idée saugrenue me traverse : faire dire une messe pour le pet de Lydie.

Des semaines se passent, printanières ; mai, c’est, dans mon esprit, un septembre inversé, juin a tout le bon de l’été sans en avoir les taons; ma santé se confirme, je peux désormais ne plus peler la tomate, l’on me permet quelques abricots crus du Roussillon, la couleur des selles est exquise, le « duphalac »- ce qu’il en reste – je le restitue, selon la consigne, à la pharmacie. Ces détails ne sont pas oiseux: ils sont le sujet même. Guérir du corbeau ? guérir par le corbeau ? « Passera pas l’hiver » était, vers mai 68, le surnom que l’on infligeait aux personnes atteintes de la soixantaine; j’ai passé l’hiver, je passe le printemps, le solstice est tout proche et, comme le lecteur avisé s’en doute, je veux vérifier que le mois d’août, ce mois Judas, selon le Professeur, ce mois des trente deniers de la trahison, ce mois du sang du juste en lieu du jus des grappes, n’est nullement détestable; c’est à Réquistat, en août 198., que j’ai entrepris ce roman, c’est à Réquistat, en août 198., qu’il s’achèvera, je le jure, juin a déjà soufflé sa dernière bougie, juillet, c’est, hyper-juin, juin ille. Avec les blés mûrit ma décision de retourner en Aubrac : tout bien considéré, il n’y a aucune raison de ne pas retourner en Aubrac, il n’y a rien de mieux que l’Aubrac, en France, et quant à se percher sur l’Aubrac, quel hameau y damerait le pion, en fait de déshérence désolée propice aux épreuves du stylite ou du styliste, à Réquistat ? Je passerai à Rodez, l’éviter serait contorsion, et comment n’y pas saisir l’occasion de revoir Baladine ? Revoir Baladine! Après tant de siècles! Je tâche à l’imaginer : sera-t-elle plutôt cheval, plutôt échassier ? Aura-t-elle toujours sa bouche fendue en serpe, ses anneaux d’oreille, son grand oeil charbonné ? Portera-t-elle le caraco choco ? A quel stade en est-elle du new age ? De quel nouveau guru est-elle l’inconditionnelle disciple ? De quel syncrétisme se fait-elle la catéchiste ?

L’on sait ce que c’est que Rodez, et ce que c’est que la rue Touat. C’est à l’angle de ladite rue et de la rue °°, au café °°, que nous nous sommes donné rendez-vous. J’accélère. Baladine ? Elle est toujours ce qu’elle est, un peu moins cheval, toutefois, un peu plus échassier. Qu’elle me soit chère, cela, dès l’abord, ne fait nul doute : sans elle, aurais-je connu Réquistat,et cette étrange réquisition de mes forces morales ? Je passe sur l’embrassade liminaire, le récit, fort bref, des saisons écoulées, les dernières nouvelles virales, etc. -Alors, le corbeau ? demande-t-elle. Sans attendre ma réponse dans une légère vapeur d’arabica elle me conte l’histoire d’un docteur laïc en théologie. Il a couru le guilledou, dit-elle, et compte sur l’Année Sainte, à Rome, pour se blanchir. Or, aux abords de la ville, pris de sommeil, le voici tout soudain transformé en corbeau. Quel recours ? S’humecter, dans la première église venue, d’eau bénite : Mais l’horreur qu’il inspire le fait chasser successivement de tous les bénitiers de toutes les églises où il tente de s’introduire. Alors, le Vatican, ses petits bénitiers de chambre ? Il cogne du bec à une fenêtre, suscite un refus effaré, ainsi de chaque fenêtre, il y en a quatre cents, jusqu’à celle du Saint Père enfin qui au toc toc de la dernière chance répond gracieusement : « allons, allons, entre te réchauffer, petite bête, et sois la bienvenue ». Le docteur se réveille… C’est aimable à Baladine de me conter, sans une once d’aigreur contre le Vatican, cette histoire romaine. Ce docteur laïc, honteux et confus, c’est moi, Baladine. Elle risque une allusion à ce roman tout de même qui se façonne, où cette séquence de la rue Touat, elle aussi, pourra être insérée. Baladine, à quoi bon le répéter ? en tient toujours pour les cultures plurielles, kyrielles. Tout ce qui peut la distraire de la certitude que la Bible est excellemment le Livre et la philosophie grecque sa livrée, elle s’y jette avidement. (C’est plaisant, ces êtres civilisés rubis sur l’ongle, qui se consolent du « fax » et du « minitel » en exaltant la mentalité cherokee). Le corbeau ? Tout ce que vous voulez, me dit-elle. J’ai pensé à vous. Venez. Aura-t-elle continué de recueillir, saisons durant, toutes les inepties proférées sur le corbeau par la multimillénaire crédulité de la bête humaine ? C’est à croire, car tandis qu’elle se dirige ardemment dans un lacis de ruelles ruthénoises elle me débite une tirade sur les mythes Chuchee, Haïda, Vogoul, Kerek, me saoule de contes pour mômes : « comment le vieux corbeau voulut se marier », « le corbeau qui fut piqué d’une épine à la patte », « le corbeau Koukyl et l’ours Plom-Plom »etc., me récite, d’une voix de sibylle recyclée chez Circé, une histoire de corbeau qui capture au lasso une baleine, est avalée par celle-ci, lui becquetant le coeur la tue, est délivré de sa prison par des Indiens qui dépècent le monstre aux fins de s’en repaître, saisi de coléreuse envie se déguise alors, perruque et barbe d’herbes sèches, en magicien, déclare aux Indiens que « la baleine morte est l’annonciatrice de la mort », les exhorte à s’enfuir et, ceux-ci en mer, commence paisiblement, sur sa montagne de viande, son festin; cela vaut le récit de Jonas, me dit-elle. Inepte! eût grogné le Professeur.  » Où me menez-vous, Baladine ? – Où vous saurez tout ce que vous voulez savoir ». Nous parvenons, au terme d’un parcours qui n’est pas transhumance d’Aubrac, dans un quartier insituable, moins ruthénois que cosmopolite, où se dresse « la maison-dieu », me dit-elle, « de l’informatique, le grand Buron où se traitent toutes les données ». Elle a soudain pris la stature, Baladine, d’une Pythie de l’an 2000, et avant même que les syllabes sacrées d' »Internet » se soient formées sur sa lèvre, je sais qu’elle sait, grâce à Internet, sur le corbeau, ou n’importe quoi quoi quoi, tout ce qui s’est écrit dans le monde depuis les Hittites jusqu’à « Word trente-six ». Tout est fiché. Je suis moi-même fiché, grâce à mes p’tits prix Goncourt. Fichés, même les brouillons du Professeur. Internet interne tout, même les inédits, les esquisses. Et Internet est partout, même en Aveyron, même à Rodez qui donc, en matière d’internement, n’a plus rien à envier à Chicago ou à Hong-Kong. Un gros dégoût m’engloutit, gros comme une baleine. Puisque l’On sait tout,(On, avec un O, ou un zéro, majuscule ), sur le corbeau, et que je puis moi-même tout savoir, à quoi bon mes misérables chasses subtiles ? –  » Demandez, et vous recevrez – Shakespeare, « dis-je », « Shakespeare et le corbeau ». Une imprimante crache un poème : The phoenix and turtle – » Derechef, demandez – Seferis et le corbeau », dis-je. L’imprimante crache le poème : Raven. Il y aurait à dépeindre le visage augural, suprêmement satisfait de Baladine, prêtresse du culte universel d’Internet qui même à Rodez a trouvé son clergé et ses vestales, tandis qu’elle exhibe à mes yeux émerveillés un infini ruban de papier, comparable à un kakemono ou un rouleau de papyrus qui se déroulerait jusqu’au bout du monde, où s’inscrivent les références demandées. Shakespeare, la baleine de la littérature : évidemment! The phoenix and turtle ». Ces deux oiseaux s’entr’aiment. Meurent. Il s’agit de leurs obsèques. Le dispositif de préséances et d’exclusions qui les règle comporte d’abord un congé vertement signifié à l’oiseau « criard », de « funeste augure », qui est…la chouette, elle-même, oui, évincé l’oiseau de Minerve (quelle revanche, soit dit, pour la corneille d’Ovide démise par Minerve de ses fonctions!); l’aigle, de penne royale, n’est que toléré; le prêtre sera le cygne, devin de la mort (« death-divining »); quant au corbeau, il  » mènera le deuil ». Le papier vomi par le système Internet vomit le quatrain original et trente traductions françaises, mais, m’informe Baladine, je l’aurai, si je veux, en japonais, en gaélique, etc.

« And thou treble-dated crow,

That thy sable gender mak’st

With the breath thou giv’st and tak’st

‘Mongst our mourners shall thou go ». Il n’a de sexe que le bec, constaté-je, il vit (« treble-dated ») trois et quatre fois cent ans. Cette sexualité décente, cette longévité qui semble en être la sanction, me réjouissent. J’oublie le grand Buron informatique. Je pense à Réquistat, à la tombe du Professeur, 192.-198. Je vois ces dates, incisées dans le marbre gris. Je le battrai, me dis-je, de plusieurs décennies. (« Vous êtes taillé, m’assurait Baladine, pour battre la Dame d’Arles « ). Je serai un vieux, très vieux corbeau, me dis-je, au diable Crook and Crave, la légende est plus vraie que la vérité des savants. Puis, je me ravise. Honteux de moi-même. Imbécile! (Je ne remarque même pas qu’Internet crache une insulte de Caliban :  » as wicked dew as e’er my mother brushed with raven’s feather from unwholesome fen drop on you both », « que la plus pernicieuse rosée jamais recueillie par ma mère en peignant un bourbier malsain d’une plume de corbeau s’abatte sur vous », Caliban, cette brute…). Imbécile; dis-je! Inapte à la vie compétitive, tu as décidé de remporter un trophée de grand âge, de passer le cap des 100 comme on passe la haie du 400. Imbécile! Ce soin de ne pas mourir! Ce mal que tu te donnes pour arracher au corbeau, par intersignes, une sorte de concession du souffle à perpétuité. Mais, quel souffle, d’où venu, de quel Causse, de quelle joviale causticité, quelle voix de sagesse granitique, plus ancienne que les « cultures », traverse les éructations de l’imprimante ?  » A cinquante ans tombent les dents, à soixante ans va-t-en, à soixante-dix faut-il qu’on te le dise, à quatre-vingts encore là vilain! » Je me souviens, passés cinquante ans, le japonais Dogen, homme de civilisation, s’excusait de chaque lune vécue par lui en sus de ce seuil critique. Passer les cinquante, indécence! Je les frôle, grands dieux! quarante-neuf : sept fois sept; on le sait, l’âge entre tous pivotal, celui où the time is out of joints, par après, tout grince, s’il n’y a pas d’onction. Passe au corbeau de noircir siècles durant sous le soleil: ses vibrisses dissimulent ses rides. Les lys des champs vieillissent, pensé-je. Les passereaux…..Où suis-je ? Dans le grand buron Internet, à Rodez. Auprès de Baladine. Je la regarde, à la dérobée : élégante, brune plus que naguère, impérieuse; s’intéresse-t-elle à moi ? La ménopause, me disait le Docteur Couiza, délivre la femme de l’envie. Elle est vestale du Macintosh, désormais. Sa ménopause…mes quarante-neuf ans…Ces chiffres. Je ne m’intéressai guère au corbeau avant quarante-neuf ans. M’y intéresserai-je, si je survis, par après ? « Années comme des ailes ». Ainsi débute le poème Raven, de Séféris. J’interroge Internet sur Séféris parce qu’il est tout près de Shakespeare selon l’ordre alphabétique, si une fois j’obtenais un peu mieux que des p’tits prix Goncourt, il y aurait, près d’eux, une petite place pour moi! Je me demande si jamais, aux environs de SE et SH, l‘Encyclopaedia consentira à s’ouvrir, un tout petit peu, oh! comme cela doit tenir chaud, d’être à jamais limitrophe de Seferis et de Shakespeare! Quelle duveteuse éternité! Le corbeau de Seferis, lui, comme celui de Bashô, est sur une branche morte. Mais Bashô est laconique; le Grec, bien qu’il soit capable de haïku (« Tu écris L’encre a baissé La mer monte ») s’interroge avec une lassante patience sur l’état d’âme de ce passereau perché : ce n’est pas drôle, c’est noir gros deuil, c’est idée noire, c’est épée noire, c’est flamme noire.(Les cyprès épais et rigides du cimetière de Réquistat ). Le ciel est gris. Encore un qui ne pense pas corbeau sans penser deux novembre.

« Que se rappelle le corbeau immobile ? Que se rappellent les morts près des racines des arbres ? » Que me rappelé-je, ici, plateau d’Aubrac, basalte d’un éternel mois de requiem ? Où suis-je ? Dans le grand Buron cybernétique ? Sous l’aile immense de l’oiseau Internet ? A Réquistat ? Crachés par l’imprimante, hoquets successifs, les corbeaux sur l’inachevable ruban de papier se propagent, s’égaillent, ceux du Ségala succèdent à ceux de Seferis et c’est comme l’épée de Don Quichotte fouaillant les buissons à l’orée de la caverne de Montesinos, l’aven des ordinateurs est une volière d’ailes noires, les heures se bousculent, la nuit se fond avec le jour, Baladine est devenue l’Isis du Tout-Savoir, en termes homériques je la supplie d’octroyer au sommeil les heures qu’il exige, ce sera à l’Hôtel des Messageries, il se fait tard, je raccourcis – il se fait tôt c’est demain, je pars, décision prise, dès l’aube pour l’Aubrac, demain se change en aujourd’hui, métamorphose banale, adieu, prêtresse de l’imprimante, adieu, Baladine, ô femme, ô préférable, ô paroles non dites, vous reverrai-je ? C’est déjà Espalion, c’est bientôt Saint-Urcize et son gîte d’étape, où je dormirai, car la pension Calmels, je sais, est close désormais comme un vaste tombeau. Réquistat!…Forme aveyronnaise de Requiem ? Requistat aeternam dona eis, Domine…Je découvre, à cette heure, quel charme funèbre ce lieu recèle jusque dans son corps de syllabes, quelle funèbre musique jettent ses trois cloches au vent d’Aubrac.  » Fort, fort mit dieser rabensschwarzen Musik! » ouste, ouste, rabbin noir, noir corbeau, envoi du Gai Savoir. Réquistat! Combien d’heures dissipées ici, dans les poussiéreuses paperasses! Ce hameau dont je m’étonne qu’il soit recensé (oui, Réquistat, lettres grasses, code 12170, dans l’annuaire des communes de France), dont je ne m’étonne pas que Julien Gracq l’oublie dans ses Carnets du grand chemin. Oui, ici le mauvais croassement une fois encore me harcèle, une fois encore : quelle petite vie! Quel minuscule petit prix Goncourt, ce pseudo-roman! Comme je me suis enfermé dans un cercle de curiosités débiles, dérisoires! Qui prétends-je intéresser avec mon corbac ? Je ferais mieux de sonner à la porte d’un psy! Il y a le si vaste monde, là en bas, le monde et ses masses, tout ce qui s’y construit et détruit, l’atlas incessamment remis à jour des grandes questions, le millénaire qui finit, Théodore Monod qui milite…et puis, cela, ce plateau désertique à laquets et chicots. Une dernière fois, mais sera-ce la dernière ? je grimpe le petit escalier aux marches disjointes qui mène au clocher, une dernière fois donnant à chacune des trois cloches une pichenette qui libère une note, un chuchotis de bronze catholique….. Quelle image meilleure, pensé-je, de la Trinité, que ces trois sons qui voltigent dans l’air d’Aubrac ? Du clocher l’on a vue sur les trois croix du hamlet, nulle part ailleurs l’image mystique du passer solitarius ne m’a aussi puissamment ému. L’heure des intersignes, me demandé-je, est-elle aurorale ou crépusculaire ? Un voeu se forme, de dévotion absolue : magnificat! Délivrance. Je ne veux pas être interné dans l’Elmina Castle d’une obsession. Je ne veux pas être un Don Quichotte internellement aux prises avec un tourbillon d’ailes noires. La question, désormais, c’est : comment s’esquiver aux moindres frais possibles ? Le corbeau me pleut de partout, même Finnegans Wake, le plus illisible des livres, m’a craché hier : »the three of crows have flapped it southenly, kraaking of de baccle to the kvarters of that sky whence triboos answer, » le trois de corbs – c’est la tour trinitaire- a claqué de l’aile sudètement, croaquant la débâcle aux quatre quartiers de ce ciel d’où les tribus répondent…Les tribus ? ce sont les « cultures », dirait le Professeur, nids de frelons, « our pigeons pair », continue Joyce, » are flewn for northcliffs », notre couple de colombes a fui vers l’étretat du Nord, le Nord! pôle des esprits civilisés, le Sud ? suintement de sottises…mais non! c’est du Sud, assure Jean de la Croix, que se lève le vent des mystiques amours. Y a-t-il une manière de sortir de ces orbes mentales ? Vais-je pas devenir, enté dans le clocher de Réquistat, un corbeau à jamais, face au Plomb du Cantal ? La nuit tombe. Je redescends, sudètement, vers Saint-Urcize. Quelques pas encore, avant le repas, jusqu’au pont des Quilles, avec lady Ma Peine. Le ruisseau des Taillades est bordé de prés qui, en mai, se couvrent de narcisses. Je me dis : ce serait un endroit où avoir seize ans, s’allonger sous le ciel pavoisé d’ailes noires, et mourir dans un crépuscule semblable à ceux décrits par Mc Diarmid, le barde écossais. Je rentre au gîte. Pourquoi pensé-je à Franz Kafka ? Il y a toujours, dans la maison, là haut, son portrait, en paletot et chapeau. Kafka, en tchèque,veut dire : corneille. Kafka fut une corneille au plumage cendreux, aux ailes atrophiées. Il fut la corneille pragoise que soigne Teresa. Bien sûr, l’on ne sauve pas un écrivain d’être mort. Mais il me semble que la corneille Kafka me supplie de lui porter secours, simplement par un geste de lecture, je relirai donc, c’est promis, les quelques pages où il esquisse, à moins qu’il ne l’esquive, sa métamorphose en corvidé. Kafka est un écrivain comme il en est tant qui, battant de la plume, nous supplient de les désengluer par un geste de lecture de la boue d’encre où ils sont pris. Tel était le Professeur Réquistat, mais il ne consacrait à l’écriture, lui, que le trop-plein de ses heures d’éméritat, et c’est son corbeau que je me suis mis en frais d’extirper de la froide glaise de l’oubli hivernal, absolu. Cria cuervos, y te sacaran los ojos, le corbeau t’arrachera l’oeil, dit le dicton. Il ne lui arracha pas l’oeil, il lui becqueta le côlon. Il se prit à écrire corbeau, je soupçonne, dans le moment où le mal le prit, c’est la forme visible que prit d’abord le mal, cette passion de ne plus s’intéresser qu’à un point noir dans le ciel, à une boule noire sur une branche, c’était la tumeur qui tendrement commençait de se former. Une fois qu’il fut dans les serres de celle-ci, elle ne le lâcha plus. Peut-être ce Professeur me ressemble-t-il au point que je me confonde avec lui. Peut-être ne l’ai-je tenu à distance de moi que pour m’épargner le mal. Peut-être cela est-il une manoeuvre dérisoire, suis-je condamné à cet alter ego dont laborieusement je m’éloigne. Peut-être tout cela n’a-t-il aucune importance, et le corbeau vaut n’importe quel oiseau et n’importe quel oiseau le vaut et c’est Jean-Paul Sartre qui a raison à la fin de ses Mots, qui ne sont que des mots, et il n’y a jamais que des mots qui font des spires dans le ciel, légers, si légers, et il y a les lourds événements, la lourde réalité de la vie, qui a toujours du plomb dans l’aile, qui toujours est déjà frappée à mort. Mais je préfère interpréter à ma façon le conte « Ultimo viene il corvo »: le corvo vient le dernier, oui, pour le soldat, non, pour le gosse. Ce conte, je le faisais remarquer à Baladine, tantôt, je peux lui conférer un sens bénéfique : je ne suis pas le soldat, je suis le gosse, je suis avec lui, le gosse, contre l’aigle et le soldat, le soldat porte sur sa veste un aigle brodé, aux ailes déployées, la balle du gosse frappe l’aigle et le coeur du soldat. L’aigle symbolique est occis, le corbeau réel continue de décrire dans le ciel ses spires d’oiseau invincible. Le Professeur eût aimé ce conte où l’aigle, qui n’est qu’un symbole, est occis, le corbeau, qui est réel, demeurant maître du jeu. Quelle revanche sur l’affreuse fable (livre II, 16) où l’aigle s’empare d’un mouton cependant que le corbeau, honteux et confus, reste pris dans une toison, le berger le met en cage et » le donne à ses enfants pour servir d’ amusette « . Mais il manquait au Professeur l’espièglerie du gosse. Craignait-il que le gosse ne fût l’esprit de fornication, le jeune démon noir qui tente saint Antoine ? Mais le gosse et le corbeau ne sont que la même créature d’esclaffement sombre, et me voici moi-même sous l’aile de cette noire énigme, en passe de succomber au mal qui m’abattra avant que j’aie pu, par un filet de phrases bien ourdies, le circonscrire. Un oiseau noir trace ses orbes sur mon soleil couchant, un gosse pointe sur moi son fusil. Un croassement se propage sur le plateau, on entend un bruit de mitraille. Quelqu’un tombe. Suis-je celui qui tombe ? Suis-je l’enfant qui tire ? J’écris ces lignes dans une nuit si ennuagée, ce °° août, que l’on se croirait un premier novembre. Baladine m’a trouvé les traits tirés, tantôt. Quoi! La cure d’Escouloubre, le transit régulier, le rectum affable! Elle s’est même écriée : « nous vieillissons, mon pauvre Jérôme ». Ses thérapies, qui vont du cri primal au rire vagal à la phonation colorée à la méditation transcendantale lui assurent une ménopause « sans Charybde ni Scylla », elle parodie, dit-elle, le Professeur qui faisait, dans ses moments dépressifs, un fréquent usage, pour se décrire, de ce proverbe . Connaissait-il le dicton « cria cuervos y te sacaran los ojos » ? Il l’a vérifié, pensé-je. Un autre dicton me vient : « li courpatas, Jan-janet, es aqueli qu’ourganison vostis entarramen ». Je revois le petit cimetière de Réquistat aux tombes emphatiques et fatiguées, celle du Professeur n’est qu’un rectangle de terre complanté d’iris, bordé de cailloux blancs, sommé d’une plaque de bronze où il y a gravés une croix et un oiseau de Braque. Je préfère, disait-il parfois, les grands auteurs aux petits dictons; les dictons, ajoutait-il, c’est la fiente des cultures, bêtes et bêtifiantes; on craint le corbeau dans les cultures, on le vénère en civilisation. Inexact, cher Professeur! Il le savait, mais cultivait ces aphorismes abrupts, nique à l’esprit du temps.

C’est le trente-trois août, à jamais. (Ou jamais ? où, jamais ? Ma syntaxe est vaporeuse, versatile, goutte d’humour dansante). Je vais, sudètement, vers le Couvent de Mandailles. Quand je prononçai, avant-hier, le nom de Soeur Magnificat, le sourire de Baladine, pour la première fois, s’éclaira d’une douce sympathie, comme si se réveillait en elle, dissimulée derrière le syncrétisme et le macintosh, une âme simplement chrétienne. Soeur Magnificat! Elle est native de Maurines, n’a jamais outrepassé, « for northcliffs », les Gorges de la Truyère. Son profond Sud, en revanche, s’étoile de bien des ciels, on dit qu’elle vécut, saisons durant, au Liban, dans une laure. Que dirai-je à Soeur Magnificat ? Que ma lubie du corbeau me sidère. Que mon corbeau, à force de pages, prend l’envergure de l’oiseau P’eng, il obscurcit le ciel. Que j’hésite entre le corbeau panetier et le corbeau charognard. Il figure, ma Soeur, jusque dans la Bible, le meilleur et le pire : il est le transfuge qui s’en va becqueter des cadavres sur les eaux du déluge et le nourricier, au torrent du Kerith, du prophète Elie. Que dirai-je encore à Soeur Magnificat ? Que le corbeau est symbole, qu’il est aussi corbeau. Pensez-vous, ma Soeur, que l’on efface son haeccéité, comme disent les vieux livres, son ici-même-ce-corbeau-ci, parce qu’on lui assigne une valeur symbolique ? Je pense au rossignol de Keats. Il est le rossignol, sans âge, d’âge en âge, le même toujours prince princeps d’un chant très pur, mais il est aussi ce rossignol qu’entendit un jour béni entre les jours ce poète, qui mieux que lui sut le don unique qui n’advient qu’une fois et dont je dois témoigner nul autre que moi n’étant témoin ? Que dirais-je encore à Soeur Magnificat ? Que je n’en finis pas de traîner avec moi la superstition qu’il pourrait m’être néfaste de m’intéresser au corbeau, que je pourrais bien connaître le sort du héros de Buzzati, que je suis à un âge critique, que j’ai peur de mourir, que j’ai peur de n’être chrétien, comme une fois l’insinua Baladine, que par la peur de mourir, que je me sens étranger à ce monde où l’épine de vivre s’écache dans les us et coutumes de la raison sociale et de la sexualité mercantile.

Je n’y suis pas encore, au couvent de Mandailles. J’ai tout juste passé la Dômerie (avec, ou sans circonflexe ?). Cependant je dialogue avec Soeur Magnificat, ou plutôt avec moi-même travesti gracieusement en Sœur Magnificat. Cela donne des fusées verbales assez incohérentes où le sérieux et le cocasse s’entretiennent. Fut-ce d’un corbeau, d’un bédouin, d’un ange, que Paul l’ermite recevait son demi-pain ? Ce fut d’un corbeau, sans nul doute, qui se déguisait quelquefois en Ange ou en Bédouin, n’est-ce pas aussi beau ? Mais qui vous garantit que Paul ne le trouvait pas laid, ce volatile, en son ébouriffement noir, comique dans ses façons de rapace stylé ? Le corbeau, reprend-elle, est un corbeau, c’est vrai, et c’est un vrai corbeau que Noé prend avec lui dans l’arche, pas une Idée de corbeau. Tandis que le neck de Belvezet exhibe son donjon ruiniforme, ce dialogue à moi-clos redouble de brouillonne alacrité. Le corbeau, si l’on se mêle d’en faire un symbole, n’est plus un passereau, ne pensez-vous pas, c’est n’importe quoi, ce que vous croassez qu’il est il l’est, pour votre satisfaction si vous êtes satisfait à si peu de frais. Je m’excite, la Sœur se tait, ébaubie, tout mon saoul je dégoise. Est-il noir, ou blanc ? Noir, cela du moins semble acquis. Même pas, on en a vu des blancs, l’hiver, assure le philosophe, jadis il était blanc, prononce le poète. Le noir lui messied-il ? Certes. Non, c’est magnifique, déclare le père de l’Europe, Erasme, et Jules Renard dit : « Comme la neige serait monotone si Dieu n’avait créé le corbeau », mais le Zen conteste que la neige soit blanche et le corbeau noir, ce qu’est en vérité la neige, ce qu’est en vérité le corbeau, le Bouddha le sait, et ne le sait pas. Pour les alchimistes, il est l’oiseau de la nigredo, de l’oeuvre au noir, mais pour Claudel il est l’oiseau noir dans le soleil levant. Est-il de mauvais présage ? Oui. Ou, non. Du moins a-t-il le pouvoir de subodorer l’événement, donc Odin ou Lug ont raison de se l’adjoindre. Erreur! C’est un crétin, comme en témoignent, en Orient comme en Occident, les fabulistes. On ne peut donc lui accorder confiance ? Mais oui, Apollon devrait se louer d’avoir en lui un détective scrupuleux, un Arsène Lupin. Il parle trop. Non, il se tait. Il parle sottement. Non, il parle latin. Est-il infidèle ? Sans doute, puisqu’il quitte l’arche sans retour, insoucieux de Noé. Mais non, l’histoire d’Elie, celle de Paul le prouvent. Chante-t-il mal ? Nullement, il a, selon John Rowe, des capacités de baryton. Son grand air est « wreeeeeek », dans une B.D. de Peyo, « croooooooaah! » dans une B.D. de Prat. Est-il un père indigne ? Le scolastique assure qu’il ne nourrit pas ses petits; l’hermétiste que, devenu vieux, il les nourrit de ses propres os. Le corbeau est donc babélique. Oui, ou non, oui, et non, selon comme vous le prenez. La seule démarcation qui vaille, ma Soeur, c’est celle entre les sectaires, muftis, rabbins, écolâtres, docteurs, rosicruciens, alchimistes et tutti quanti, qui veulent assigner au corbeau un chiffre ésotérique, et les sages ou les simples, les saints ou les savants, qui voient dans le corbeau un corbeau, sans s’interroger sur la vertu maléfique de son plumage, la vertu augurale de son ramage ou les avatars de sa carrière mythologique, j’ai dit même les savants, car tant de caquetage sur ce que veut dire ou ne veut pas dire le corbeau donne une furieuse envie de se confier à l’honnête naturaliste et ( ce que le Professeur esquivait) de s’informer sur ce qu’il est auprès de Crook and Crave.

Ainsi dégoisé-je, le long de la boralde et des derniers burons, les vieilles vignes de Saint-Côme paraissent, bientôt surgit la masse du couvent de Mandailles. La suite se passe dans un petit parloir où l’on m’introduit, tout bruissant des paroles qu’in petto je n’ai cessé de laisser courir dans mon Rioumau mental. J’ai rendez-vous, dis-je, laconique, courtois ; j’ajoute, souriant, mystérieux: je suis un fidèle de Réquistat, Soeur Magnificat sait le sujet de ma visite. La tourière m’annonce. Surexcité, sans un regard sur le lieu, le mobilier, l’applique ou le lambris, les cadres accrochés, l’odeur d’encaustique et l’ode à peine audible d’une mouche retraitante, je poursuis mon in petto, que pensez-vous, ma Soeur, de cette mise en conserve des animaux dans le formol du symbole ? Moi, je préfère ce jeune crave, ce petit être rouge et noir comme un roman de Stendhal, mais il vit, il crie, et, me trouvant sur son chemin, se sert de mon épaule comme d’un relais pour atteindre un trou dans le mur hospitalier de l’église. Voici une créature qui ne se laisse pas symboliser, mais qui est ce qu’elle est, perdue, éperdue, menacée, avide de vivre, criant à la face du ciel, réclamant ses père et mère, impatiente d’un lieu sûr et de pitance. Ce crave est un crave comme une rose est une rose, et il a mille milliards de fois plus d’importance, en sa qualité d’être unique et en cette conjoncture minuté avec moi sur l’horloge du monde, que tous les passereaux de paille du savoir ésotérique. Au reste, ma Soeur, je témoigne ici contre Feuerbach, le naïf philosophe de L’Essence du christianisme : celui-ci, prétendant réfuter l’idée de Providence, s’amuse au miracle dit-on du corbeau qui nourrit Elie, mais, remarque-t-il, en faveur du corbeau il n’est jamais de miracle ; parole imprudente! Je fus, une fois au moins, dans ma vie elle-même divinement assistée, agent de la Providence, pour ce jeune crave. Mais, du crave, qui se soucie ? Le corbeau, dans la littérature, pullule, et pullule, à son propos, le symbole. Le crave…qui connaît le crave ?

Ainsi me parlé-je à la Soeur, dans le parloir, et sa façon d’être, dès qu’elle fut présente, me calma. Elle avait, soit dit en passant, la plus parfaite mine d’ancilla Domini qui se puisse imaginer, c’est-à-dire qu’elle s’était abstraite d’elle-même au point de figurer, en cela Baladine avait vu juste, le symbole de sa vocation, de sa dévotion. Sachant l’objet de ma visite, elle fut économe de locutions courtoises, et d’un sourire m’invita à poser ma question. Le symbole ? répondit-elle. Vous avez raison, Monsieur, de soi, ce n’est rien, presque rien; je dirais : il doit se poser sur l’esprit, ou le coeur, l’esprit et le coeur, avec une patte de colombe. Vous préférez le corbeau, soit. Le symbole est un don gracieux, ne vaut que s’il est don. – Autrement il s’empaille, n’est-ce pas ? » (Je vois, ce disant, les tristes corvidés dans la vitrine du Muséum,à Toulouse, cette troupe de bourgeois de Calais exécutés par un sous-fifre de Rodin)[1] -« La paille, reprend la Soeur, c’est la pédanterie, le sérieux sectaire ; le grain, c’est amour et humour. Avec amour, humour, tout peut se dire, sans amour, humour, il n’est rien qui ne soit déprimant – Que pensez-vous, ma Soeur, du corbeau de l’arche ? Je note que Noé ni ne lui dit un mot ni ne dit un mot de lui. Or, il s’en va de l’arche, ne revient pas. S’éveille le mauvais soupçon des commentateurs…- La Genèse n’impose aucun sens, et peut-être n’y en a-t-il, ici, aucun, mais l’esprit aime, lui aussi, à s’envoler, prendre son essor, parcourir des spires, ne l’astreignez pas à l’arche du sens immédiat, abrité, ne lui refusez pas le jeu des sens multiples, impliqués, déployés. Vous le savez, pour chaque verset de la Bible il est soixante-dix gloses possibles. Il y aura donc soixante-dix façons d’interpréter ce biblique corbeau – Sans exclusive…- Le symbole est icône, ou idole. Idole il est si vous vous fixez sur un sens : le corbeau ne rentre pas dans l’arche, donc il est oublieux, donc il bouffe des cadavres flottant sur l’eau. Icône, si vous vous amusez avec ces gloses, comme Elie, dans le poème d’Ephrem le Syrien, avec son corbeau. Les poètes sont souvent meilleurs théologiens que les théologiens. Ceux-ci ressemblent un peu aux marins du maudit navire de Coleridge : ils clouent l’oiseau prophétique au mât d’un symbole. S’ensuit une tétanie mentale, finalement un sommeil de l’esprit, un dessèchement du coeur. Cet oiseau…laissez-le vivre! – Que diriez-vous, ma Soeur, des hermétistes, des gnostiques ? – Ils méritent les imprécations de Jésus : abstrus ils sont et obstrus, bouclant la connaissance, la faisant fermenter dans leur mauvais levain, laissant croire à des arcanes, quand il n’y a qu’une arche, à tous accessible. Le secret ? Il n’est secret que de Polichinelle : c’est le B,A,BA de la santé mentale, et aussi de la sainteté. » (Lydie, pensé-je, avec son petit moineau, a tout le secret du monde; non! elle ne l’a pas, elle joue avec, le secret passe, repasse, tu ne l’attraperas pas, c’est sa nature de secret, de n’être pas ésotérique, mais d’être ici même, au bout de ton nez plus loin que la plus lointaine étoile, il court il court, le furet, il n’y a pas de Führer du secret, pensé-je). « Moi, voyez-vous, il me semble que si le corbeau n’est pas revenu à l’arche, c’est qu’il n’avait pas envie d’être reclus dans la maison d’un sens, mais d’offrir aux quêteurs de sens un pain de symbole chaque jour renouvelable, un demi-pain, c’est le propre du symbole, ce mi-dire, ce mi-pain, ce mi-grain – La colombe, elle, revient! -Elle revient portant un rameau de l’olivier, le plus intelligent des arbres, comme le corbeau est le plus intelligent des oiseaux. La colombe, symbole de la paix ? Mais la paix ne s’épuise pas plus que la farine ou l’huile de la veuve de Sarepta. Préférez-vous la colombe au corbeau ? A votre gré. Mais que de guerres fomentées sous une aile menteuse de colombe! Les imagiers du Moyen Age qui fichaient sur une voussure ou un chapiteau une colombe ou un corbeau, croyez-vous qu’ils avaient la superstition du sens ? Ils s’amusaient, d’abord, le sens venait, s’en allait, par surcroît. Nos églises sont des arches où chaque sens se recueille comme le fait la colombe, s’évade comme le fait le corbeau. L’on n’en aura jamais fini d’échanger des clignements de sens. C’est le paradis, cher Monsieur. Lisez Dante! Le paradis : une volière sans barreaux où chacun dégoise tous les sens possibles et imaginables, librement, gracieusement. »

De Noé l’entretien passe à Elie. A celui-ci le corbeau apporte pain et viande. La Soeur s’enhardit à voir dans cette double offrande une anticipation de la divine liturgie : « ceci(ce pain) est(cette viande), mon corps – Ne trouvez-vous pas drôle, ma Soeur, je dirais même farfelue, cette idée que Maître Corbeau puisse figurer rien de moins que l’officiant eucharistique ? – C’est fort drôle, en effet. Mais pourquoi ne s’amuserait-on pas à ce jeu d’interférences allusives ? Il faut, vous savez, se faire tel un petit enfant si l’on veut entendre quelque chose à la grande transmutation. Quant au jeu divin…Un corbeau, que c’est drôle! – Je me rappelle », dis-je, « un titre de la revue « Nature »: « le corbeau, drôle d’oiseau », je me rappelle, « dis-je encore », cet oiseau drôle qui gambade sur un pré, aux environs d’Escouloubre, il est drôle comme un merle qui ayant essayé de se faire aussi gros qu’un boeuf s’est arrêté, plus malin que la grenouille, dans les limites de sa peau, il est drôle, aussi, comme un baryton qui a pincé un rhume et, oubliant la recette du grog au jaune d’oeuf, ne réussit pas à guérir de son enrouement – Je me nomme Magnificat, » reprend la Soeur. Ce nom, si vous voulez, est à pouffer de rire; mais il est ruisselant de psaumes et soulève la création sur un pavois. Il ne m’arrive guère de croiser des corbeaux dans ma promenade rituelle vers la Rigaldie, mais j’y rencontre d’autres volailles, et des écureuils; ce sont mes distractions; il n’est rien de pire que la distraction quand on la programme, qu’on en veut et reveut; rien de meilleur quand elle est un don de la circonstance ; un écureuil traverse-t-il mon chemin ? c’est une facétie de l’Ange, me dis-je. La vie est amusante, cher Monsieur, elle est d’autant plus amusante que l’on cherche moins à s’amuser, comme disent les gens. Qu’importe si mes Ave Maria sont parfois heurtés par une libellule ou un rouge-queue ? Le Docteur Augustin avait peut-être tort de se reprocher ses petits manquements à l’ordre du jour ecclésial au bénéfice d’une araignée tisse-toile ou d’un lézard léthargique- Et Saint Ephrem, ma Soeur ?  » La compétence de Soeur Magnificat, s’agissant d’Ephrem, a passé largement les frontières françaises, mais il n’est mention d’Ephrem dans les papiers de Réquistat. Que pense-t-elle du Professeur ? Oh! Elle ne pense pas des gens, elle pense à eux, et les attend à la prochaine borne milliaire de son Aubrac -« C’était un fameux corbeau, le Professeur!  » Elle badine – » Un rien réactionnaire », susurré-je – » Dans mon couvent l’on vote depuis quelques éternités à l’extrême centre – Il était pour Chirac – Je suis pour la rose des vents. » Elle se recueille quelques secondes, les paumes sur les yeux, c’est comme si à travers le vis-à-vis, moi, elle tâchait de se rendre présente au mort de Réquistat; il n’y a pas pour elle de cloison étanche entre vivants et défunts, ceux-ci souffrent seulement d’une incommodité passagère, il faut les excuser de n’être pas causants. « Ephrem, » dit-elle…Je résume. Ephrem doute si peu que les corbeaux soient des corbeaux qu’il souligne combien c’est époustouflant que des corbeaux s’avisent de nourrir un homme. Or ceux-ci (car ils sont plusieurs, le majordome, j’imagine, et ses acolytes), corbeaux et bien corbeaux, d’ailleurs voraces, pillards et cruels, soudain convertis à la voix divine et devenus insoucieux même d’aimer et d’engendrer, se portent au service du prophète, lui livrent jour après jour suffisante ration de pain et de viande, les dérobe-t-il chez le Souchon ou le Chassang local ? peu probable en ce temps de famine, n’est-ce pas ? l’Ecriture là-dessus muette sous-entend que Dieu même est le fournisseur, ils reçoivent colissimo du ciel et la caille et la manne, comme les Hébreux jadis au désert. N’est-ce pas honorer excellemment ce passereau que de le pressentir entre tous doué, au prix d’une mort à soi, pour ce saint office ? Certes, si vous êtes en veine d’homélie, vous y verrez la figure du païen, du juif,…ou du chrétien »,ajoute la Soeur, hochant le chef, avec un sourire matois, » la figure du pécheur exhorté à se convertir, mais pour Ephrem, ce me semble, la merveille, ce n’est nullement que les corbeaux symbolisent qui ou qui, quoi ou quoi, c’est d’abord qu’ayant au bec, ces gourmands, de telles victuailles, ils s’abstiennent de se goberger, parce qu’elles sont destinées, selon l’ordre divin, au prophète; pas le plus minime détournement de fonds, vous entendez, l’on rêve! Celui-ci alors, délicat, leur partage ses restes, oh! s’agissant d’Elie, pour sûr ce furent de beaux restes! Ainsi les corbeaux donnent, et reçoivent en échange du don : aimable réciprocité, émulation de gentillesse! Qui mieux est : l’on s’entre-baise ; qui mieux est, l’on s’entretient ; qui mieux est l’on s’entre-amuse, oui, les corbeaux sont l’amusement d’Elie, Ephrem ne mentionne pas qu’Elie soit l’amusement des corbeaux, mais j’incline à croire que les corbeaux, en cette affaire, étaient non moins divertis que convertis ; l’on festoyait, au Kerith. Quand Elie s’en alla, ajoute Ephrem, les corbeaux furent tout tristes et, ne pouvant plus exercer leur sollicitude, mettant de côté l’amour du prophète, rentrèrent dans le souci d’eux-mêmes. Je regrette seulement, ajoute la Soeur, que le poème, pour ce qui est des corbeaux, ne continue pas…Perdirent-ils mémoire de ce temps faste où, une fois, c’est si peu en….- « quarante millions d’années » (j’interviens, Crook and Crave) – tant que ça ? reprend-elle, je suis désespérément jeune, cher Monsieur ! une fois, donc, où ils furent les desservants d’un homme de Dieu si homme de Dieu que Moïse lui-même ne fut pas plus homme de Dieu. Oui, amusons-nous, j’incline à croire que ces corbeaux furent marqués à vie, qu’ils furent, fuyant les hommes (souligne Ephrem), ancêtres du « passereau solitaire à la corne du toit » repéré par le psalmiste et de celui qui pourvut quelques siècles plus tard au dîner de Paul l’ermite, cette race de corbeaux inconsolables de revenir à la vie commune, aux mornes servitudes de l’espèce, à ses non moins serviles jeux, corbeaux étrangers (dit Ephrem), corbeaux mystiques, qui aspirent à servir les saints et eux-mêmes se rendre saints par le service. Ah! voici, dit-elle, où je veux en venir : mon regret qu’Ephrem, retenu ici par une idée préconçue sur l’absolue différence entre condition humaine et condition animale, refuse aux corbeaux « la vie promise », comme il dit… »la vie promise, si elle existait pour les oiseaux », c’est là que Dieu les rétribuerait, « mais puisqu’il n’y a que ce monde pour eux, en ce monde, pour eux, fut la rétribution. »

Le moineau Shiki, pensé-je. Sa petite sépulture, me disait Lydie, un semis de cailloux blancs, des coquillages, une icône du Sauveur. Soeur Magnificat exprime alors, avec une infinie délicatesse, le soupçon que nous n’avons sur « la vie promise » que des lueurs infimes, que selon elle chaque âme divinement inspirée attirerait avec elle, vers le haut, nombre d’âmes associées, et que tout animal aimé, a fortiori un oiseau dévoué, ne serait pas rejeté à la masse du monde, anonyme; « voyez-vous », ajoute-t-elle, « tout ce qui a été distingué par l’amour, c’est-à-dire la joie que l’autre soit, ne retournera pas à l’indistinction. Il ne me paraît pas vraisemblable que les corbeaux nourriciers du prophète Elie ne soient pas à jamais, par la force attractive du prophète, emportés avec lui sur le char de feu de « la vie promise ».

Nous parlons encore du corbeau de Bashô, dont je lui récite le célèbre haïku, syllabe par syllabe, traduit mot à mot, avec le dessin correspondant. « Oiseau crépusculaire!  » s’écrie-t-elle. » Ceux d’Elie sont du matin et du soir. Pour Ephrem, le soir n’est pas la chute du jour, mais son achèvement en sur-jour, et la viande apportée le soir par les oiseaux n’est rien de moins que la chair du Christ, vous disais-je: pain le matin, c’est le sacrement; chair le soir, c’est la réalité du sacrement. » Les chrétiens, charognards du Christ, pensé-je; je me hasarde à le dire tout haut : « les chrétiens, charognards du Christ ? – Oui, » répond-elle en éclatant de rire », sauf qu’il ne s’agit pas d’une charogne, c’est la vie éternelle, à ce festin, que l’on se met sous la dent ; et ne vous y trompez pas », ajoute-t-elle,  » nous sommes des croque-Christ, mais c’est lui, en définitive, qui nous consomme. » Soeur Magnificat me régale encore de paroles émouvantes sur le « passer solitarius in tecto » du psaume 102; ce serait, selon l’érudition dernier cri, un pélican; « bobard!  » s’esclaffe-t-elle ; » le corbeau est à l’honneur avec Elie, il est normal qu’il le soit chez le psalmiste. Connaissez-vous l’éloge qu’en fait Jean de la Croix ? Il ne souffre point de compagnie, se séparant même de sa famille; se retire sur un lieu élevé ; tourne le bec du côté du vent; n’a pas de couleur déterminée; chante avec délices – Cet éloge, ma Soeur, est le plus beau qui soit. Mais je regardais, tantôt, une nuée de corneilles s’abattre sur un champ de seigles moissonnés, je vous jure qu’elles ne montraient aucune passion de haut lieu, de solitude, que leur bec était à fouailler, fort incurieux du vent, que leur plumage était noir de noir, et qu’elles criaillaient sans douceur – C’étaient des corneilles! Vous savez, il en va des oiseaux comme des hommes, et tout ce qui est grand est difficile autant que rare. Même le corbeau royal, dans la plupart des cas, n’est, je parie, qu’un très ordinaire énergumène. Nous pensons seulement (je dis : nous, les interprètes du monde selon le troisième oeil) que certains corbeaux, à l’instar de certains hommes, reçoivent une aptitude singulière à voler un peu au-dessus des bêtes nécessités de l’espèce – En ce cas le symbole serait l’antidote du cliché ? Il prend en haine ses petits : cliché – Ephrem, réplique la Soeur, dit seulement qu’il abandonne son épouse, la laisse abattue, l’oublie, prenant sa réjouissance avec Elie ; cela paraît dur, mais c’est la rupture exigée par le grand appel ; le sanyasi, le moine hindou, est lui aussi cet oiseau rare qui, l’heure venue, se retire des siens – Le corbeau est vorace : cliché – S’il tourne le bec au vent, c’est du souffle divin qu’il entend se nourrir – Il est laid parce que noir : cliché – Il aime que le lustre le jour – Il chante faux : cliché – Non, dit Ephrem dit la Soeur : il volète et gazouille doucement auprès d’Elie. Ramage et plumage sont beaux dès que l’on se met du parti de Dieu.

Soeur Magnificat se retire, je dirais plutôt qu’elle s’efface, me souhaitant « bon corbeau » comme l’on souhaite bonne nuit. Je soupe en face de l’aumônier, apprends de lui que cette femme évangélique fut, autrefois, prise dans des remous impétueux et qu’elle apprit l’amour chez Paul Eluard avant de l’entendre du Cantique des cantiques. Lettrée ? Oui, elle le fut; elle l’est encore un peu. Les petits poèmes que le vent lui souffle sont des réminiscences de sa vie antérieure, me dit l’aumônier. Elle est, pensé-je, un composé de Baladine et de Lydie, avec quelque chose de moins (une crasse ignorance d’Internet) et quelque chose de plus (une grâce d’éternité rendue sensible). Au moment où je me retire dans ma chambre, la tourière me remet deux livres, lectures de chevet, dit-elle, choisis par Soeur Magnificat : Virgile, vieille édition Hachette, un signet, dans la première Géorgique, et le retable d’Issenheim en album. Je sais pourquoi elle a choisi Virgile. Virgile a parlé du corbeau. Il en a parlé bien. Pourquoi ai-je retardé jusqu’à ce 33 août 198. la mention de Virgile ? Réponse : parce qu’il fallait que ce fût ici, au couvent de Mandailles, c’est-à-dire hors du monde et hors du must.

Géorgiques, chant I. Il fait beau. La corneille et le corbeau, comme dans l’imbécile récit d’Ovide, sont nommés ensemble ; celle-ci solitaire, quêteuse de l’eau du ciel, a une voix « improba » et pour tout espace une couple de vers, il y a de quoi broder si on veut. Les corbeaux, corvi, eux, sont mieux pourvus : quatorze vers, pas moins, un sonnet si l’on veut, et rien n’est dit de leur voix qui ne soit hommage, vrai hommage: voix liquides, « liquidas », douceur du ramage, « dulcedo », enfin ovation, « ovantes ». Pas plus que la corneille ils ne sont péjorativement « noirs ». En outre, d’heureux présage, égayés par l’imminence du beau temps, et, parents affectueux, inspirant à Virgile, sur la progéniture et le nid douillet, un hexamètre exquis. C’est si bon, cette veille au couvent de Mandailles, il fait si « bon corbeau », ici, que je m’avise de condenser ces quatorze vers à ma façon.

Alors, pressant et trois et quatre fois leur voix liquide

Les corbeaux donnent du gosier; souvent, sur les perchoirs

De leur haute ville on ne sait quelle douce allégresse

Hors de coutume les fait s’éjouir entre eux dans les feuilles;

Il leur plaît, l’averse passée, de revoir les petits.

Oh! je ne puis croire vraiment que leur soit infusé

Quelque divin esprit de prescience, ou que les éclaire

Une intime bougie sur le jeu complexe des choses.

Le Mantouan n’en disait pas plus. Je m’en tiens à ce laconisme. Mes vers ont quatorze pieds. Ce mètre rompt heureusement, me paraît-il, avec le ronron classique. J’honore ainsi Virgile et l’oiseau, comme je le puis. Rien ne m’empêche, au reste, demain, de vigiles à vêpres, de les reprendre, les parfaire, les étendre sur un lit de Procuste et les étrécir ou les étirer, toujours fervent de Virgile. Que vaut-il mieux, me dis-je, courir une autre fois à Escouloubre la chance de suivre les évolutions, en contre-haut de l’Aude, d’un autre Coco qui dodu se dandine dans son frac éraflé, ou bien, n’importe où, voire dans mon studio de Saint-Orens, travailler et retravailler à loisir ces quelques vers de Virgile? Je vois bien ce qu’est un corbeau Coco (tel que décrit par le Professeur), Coco! (ou de quelque nom qu’on le nomme), individu singulier, fortuit, soustrait à son biotope, arraisonné, ayant dans ses manières quelque chose d’humain, plaisant par là non moins que son congénère romain, jadis, instruit à crier « Ave, Caesar », c’est un papazzo, un guignolet d’oiseau, cela m’amuse, l’aspect humoristique s’accuse. Avec le corbeau virgilien, je manque l’individu, l’incidence, la cocasserie, l’ici-même-lui-et-moi vivants, mais le poème des Géorgiques insère l’espèce si justement dans l’ordre des saisons et les vicissitudes du ciel, fait, de l’embellie et de la belle voix, une si gracieuse alliance, qu’il en résulte un amour ému, cosmique. Mantoue se continue à Assise, la leçon virgilienne dans le sermon aux oiseaux. Ai-je dit tout ce que j’ai à dire ? Non, car je n’ai même pas lu tout ce que j’ai à lire. D’instinct je vais, une page amont, jusqu’à la chouette dont Virgile décrit les ululements plaintifs à la chute du jour; sitôt après il résume, avec le petit drame de Nisus l’épervier et de Scylla l’alouette, le cycle sans fin du prédateur et de la proie; je feuillette…un vers dénonce les « importunae volucres », le corbeau n’est pas du nombre; je reviens à lui : quoi! n’ai-je rien dit encore de « liquidas corvi » ? Seul le génie latin permet cette audace, la rime suggérée du corbeau et de l’eau! Or, sur ce sujet brûlant, astronomie, mythe et Bible s’accordent : qui dit corbeau dit siccité et soif, sa constellation dans le ciel ne rêve que de la coupe ; le Kerith, où il sustente Elie, n’est qu’un wadi torride, et il est à soupçonner que si sa voix est rauque, c’est qu’il a le gosier desséché. Bravant l’idée reçue, « liquidas corvi presso gutture voces », ose le poète,. ». gouttes de voix liquide épreintes du gosier… »

Ces gouttes sont la rosée de mon aube d’Olt. O bleu corbeau! Paupières décloses sur un encore bel aujourd’hui. J’ai dormi du sommeil de Mandailles le juste. Quelle main a ouvert l’album du retable à la page qu’il faut ? Ils sont donc trois, en ce bel aujourd’hui, le rude Antoine, Paul le lettré, le corbeau pourvoyeur. A la vérité tous trois, l’ermite visiteur, l’ermite visité et le volatile, ont des manières fines ; Paul semble un petit marquis de l’ascèse, sémillant dans ses loques de palmier qu’on croirait cousues par Dior, ses gestes sont délicats comme ceux d’un évêque d’Agde, Antoine (est-ce d’être là ?), lui-même salonnard, on croirait, a les mains comme magnétisées par celles de son compère ; l’un et l’autre, je gage, parlent avec humour de tous les crétins qui de siècle en siècle font fi de l’ascèse spirituelle; ces deux êtres dans le grand âge s’entendent comme larrons en gloire pour s’entre-dire Dieu, jeu suprême ; un palmier, au second plan, exhibe son plumage ligneux, que frappe une lumière; le corbeau majordome fait, lui, l’acrobate sur un arbre loqueteux qui semble prendre sur lui la pouillerie épargnée aux athlètes du Christ ; il est, ce corbeau, perché, non, accroché à une branche barbichue, se retenant à une autre branche barbichue par un bec prolongé d’ un petit pain rond comme l’on en fait à Saint-Urcize ; un pain, un seul ? Oui, ces messieurs moines ne sont goulus que de la Parole ; on soupçonne que Maître Corbeau est là, en instance, sur le qui-vive, il attend l’instant propice où l’un des compères bâillera, ah! il n’a pas l’aisance du corbeau de Bashô, non, mais il a, dans la courbe légère de son cou, le même délinéé que le coude de Paul. Ce tableau est drôle, ma Soeur! – Il l’est. Et tous les trois sont drôles, Paul, dont la mort est imminente, Antoine, qui jubile de sympathie, et le corbeau – Pourquoi, ma Sœur, n’a-t-il pas, ce jour-là, apporté un fromage ? – Sans doute qu’il ne connaissait pas la fable. Paul et Antoine devisent, s’amusent, avec eux le corbeau. Celui-ci, vous voyez, n’est pas un messager de mort, c’est un ménager de pain -Dirais-je : un manager ? – La manne, manhou, est une question : quoi ? Le corbeau est l’oiseau nourricier de la question, et c’est peut-être pour cela, parce qu’il est pose-question, embecqué de question, qu’il paraît si drôle.

Ainsi devisé-je : ce petit dialogue imaginaire avec la Soeur est suivi de la messe dite par le bon aumônier selon le rite Réquistat, c’est-à-dire dans les formes requises par la liturgie tridentine. Je quitte le couvent de Mandailles ravi et perplexe. Se pourrait-il que ce Virgile, avec le signet à la bonne page, ce Grünewald, où rien du célèbre retable, pas même le cher corbeau délicieux, n’est esquivé, la Soeur ne les ait pas montrés au Professeur, quand il lui rendit visite ? Et celui-ci, est-ce son inaptitude à la conduite automobile qui le fit s’abstenir de visites régulières en un lieu où ses façons de catholique étaient scrupuleusement observées, où les niaiseries postconciliaires, comme il disait, n’étaient aucunement admises ? Questions oiseuses. Mais une autre question me traverse : ce roman aura-t-il vraisemblance ? consistance ? Baladine n’avait pas tort : le personnage de Soeur Magnificat est « à se tenir les côtes », disait-elle, je me souviens; mais celui du Professeur n’est-il pas également « à se tenir les côtes » ? Et vous-même, Baladine ? Il n’y aurait que Lydie qui… J’ai l’idée que ce roman gagnerait à se condenser en un tout petit poème à la Guillevic, que tout pourrait se dire avec une branche, un passereau, un peu de ciel, et un magnificat. Mais j’ai une autre idée. Puisque je repasse par Rodez, je proposerai à Baladine, qui est dans le must et le motto des choses, qui sait y faire en affaires, qui est assez féministe pour savoir y faire aussi avec les femmes, voire avec les éditions des femmes, qui de plus a ce coup d’oeil de script-girl qui est la moitié du talent romanesque, de refaire à sa façon     Hé! bonjour, Monsieur du Corbeau.

 

 

 

[1] Ce texte a été écrit avant la rénovation du Muséum.

ODES

 

 

TEINTURE D’ODES

 

 

 

 

 

Il n’est grand style que de célébration : de Pindare à Saint-John Perse cette certitude trouve à s’illustrer.

 

Je m’esclaffe plus facilement que je m’émerveille : ladrerie spirituelle ? Chateaubriand, dans ses Mémoires, épingle avec assez de cruauté le poète Lebrun qui jouait au Pindare mais, assure-t-il, était « un faux monsieur de l’Empirée », n’ayant « de vrai talent que pour la satire ». Force m’est de convenir que si je suis transporté d’allégresse à lire une Pithyque ou une Olympique, la prouesse de la transposer dans mon registre propre ne tarde pas à virer au ton gouailleur ou goguenard ; ou plutôt, je choisis mon sujet de telle sorte que selon un procès inévitable d’entropie la matière et le ton du dithyrambe virent, presque à mon insu, à la matière et au ton de la raillerie. Mais le mal, à y regarder de près, est encore plus subtil : suis-je, à lire Pindare, si émerveillé que je viens de le dire ? Je crois que l’auteur de Troïlus et Cressida m’a à jamais diverti de l’admiration naïve. Ce qui me plaît dans Pindare, c’est Pindare ; que m’importe Hiéron ? La prouesse d’un conducteur de char syracusain n’est ni plus ni moins digne de mémoire que celle d’un jockey, dans le tran-tran dominical, sur l’hippodrome de Longchamp. Il me plaît d’imaginer que Pindare en son for intérieur se sera moqué des importants qu’il célébrait, voire de l’importance qu’il leur conférait dans ses poèmes, et qu’il n’aura pris au sérieux et jugé digne du haut prix que ceux-ci. La deuxième Pythique cependant me donne tort : le poète ne veut pas ressembler à Archiloque, cet archi-loquace dans l’art de dénigrer ; si lui en venait la tentation, d’un trait il la conjure[1]. Célébrer, ce serait un critère de l’esprit aristocratique. Mais Saint-Simon, aristocrate s’il en fût, était en prose Archiloque souvent, Pindare rarement. Quant à moi, je me résigne à m’enrôler parmi les descendants de l’archaïque râleur. Avec cette différence  qu’il était, lui, dans l’amachania, le marasme. Je ne le suis pas. En vérité, je me satisfais de ma condition : petite, mais exquise ; tout me vient à bien ; spontanément, jour après jour, je me réjouis du jour. J’ai la virgule allègre. Si célébrer mon sort m’est facile, pourquoi répugnerais-je à célébrer l’heureux sort de ceux que les dons naturels, l’exercice, l’intrigue et les circonstances portent sur le pavois ? Eh bien mon indigence n’est pas sans indulgence et il m’arrive, au prix d’une pitié ignorée des Pythiques, de m’émouvoir au succès d’un brave type qui aura pu, à force de shoots, s’élever un moment dans l’Opinion au-dessus de l’anonymat auquel son faible quotient intellectuel le condamnait.

De tous les auteurs de l’antiquité Pindare est celui qui passe pour être le précurseur le plus avéré, dans le genre de l’Ode solennelle, des chroniqueurs sportifs de notre époque. Le plus inculte des journalistes naguère mobilisés à l’occasion des jeux Olympiques de Pékin ne peut qu’il n’ait dans son arrière-boutique mentale quelque ombre au moins de référence au poète dorien qui célébra les Dinomèdes ou les Héraclides. Je ne crois pas cependant que, mis à part un tout petit nombre de connaisseurs, on mesure quelle énorme différence sépare les Jeux de jadis des Jeux d’aujourd’hui ni la littérature qu’aujourd’hui ils suscitent de celle où, au temps de Hiéron de Syracuse, Pindare plus que Hiéron s’illustra. Il ne s’agit pas d’ironiser sur cette évidence que les chroniqueurs de L’Equipe ne rédigent pas leurs articles en vers logaédiques, mais de constater que Pindare ne s’intéresse jamais aux péripéties de l’épreuve ni au mauvais sort des concurrents vaincus. Le sport pour lui-même – je le dis d’abrupt – ne l’intéresse pas. La strophe l’intéresse, pas le sport. Pindare ne se serait jamais ravalé à suivre dans le détail de l’action une partie de rugby ou une course de vélos. Ses doxologies sont pures de scories : en son quadrige caracolant Hiéron a triomphé (deuxième Pythique) ; Hiéron a de beaux chars (on dirait ainsi du propriétaire d’une écurie célèbre ) ; il est triomphant –krateôn. Par quels efforts, quelles ruses, quelle audace a-t-il triomphé ? Ce serait plébéien de s’en enquérir. Il a de ses mains affables dompté ses pouliches aux rênes historiées : cela suffit. La réalité physique, musculaire n’est pas prise en compte. Le mythe, qui transcende les circonstances (qui grandit ou relativise l’exploit célébré), se substitue au reportage, et au mythe succède la leçon morale, voire le condiment spirituel. On peut, sans excès d’anachronisme récrire en clef de Job Chrê de pros gheon ouk erizein (« il ne faut pas avec dieu entrer en bisbille ») et pherein d’elaphrôs epauchenion labonta zugon arêgei (« porter lestement le joug qu’on a au cou, c’est le bon parti ») sur la portée de l’Evangile. Le chroniqueur d’aujourd’hui rabat l’exploit sportif sur la trivialité des « informations » et la prose des commentaires ampoulés ; Pindare rehausse, exhausse des vainqueurs que les dieux eux-mêmes assistent et dont les grands actes s’inscrivent religieusement dans les Cieux. Je veux seulement imaginer sa tête si, quelques heures ressuscité, il avait la malchance de suivre à la radio la retransmission d’un match commenté par notre énergumène de service : ces cris, ces halètements, ce timbre égosillé, ces tressauts d’émotion, ces cahots phonétiques, ce caquet intarissable, cette giclée de noms lâchés, crachés, arrachés … A-t-on étudié selon les méthodes savantes ce sous-genre de l’éloquence qu’est la retransmission « en direct » d’un tour de France ou d’une finale au parc de Princes  ? Le chroniqueur sportif pindarise à sa manière ; tel d’entre eux pourrait, à l’imitation du chantre des exploits pythiques, se vanter de ses prouesses de dégoisement, du prestissimo de ses éjaculations séculières. Pourquoi n’y a-t-il pas de podium et de médailles pour les as de la loquèle sportive ? Seule réserve : où excelle Pindare, où il se plaît à se croire expert, c’est dans l’art de faire choix et de faire court : « diaprer dans du long du menu, une écoute pour les sages » (neuvième Pythique). Le stipendié de « Sud-Radio » ne « diapre pas dans du long du menu », et ce n’est pas des sages qu’il se fait écouter.

Or Pindare était persuadé que le chant éternise l’exploit, l’achevant en sa plénitude pérenne. De ce téléthon je me permets de douter. Louables, et bien loués, je veux bien, Alcidamas, Timasarque, Strepsiade, Hiéron. Mais que sont-ils pour moi ? Une poussière de nobles syllabes, l’enchantement furtif de vocables dont l’exotisme charme mon œil écoutant. Tous ces héros, en vérité, ne me sont rien : ouden ; poussière de poussière ; des mots, résidu de corps un moment glorieux, de quelle gloire ? Près de mon bol de thé à la bergamote, m’essuyant une lèvre galonnée de marmelade, bien calé sur ma chaise et les pieds dans de confortables pantoufles, petit bourgeois, donc, savourant son bien-être, je me sens, me dis, me chante plus glorieux, à cette heure, hissé sur le podium de l’honnête satisfaction de soi, que ces cendres d’hommes qu’une Olympique ou une Néméenne n’aura pas tirés de leur état cendreux, à jamais disqualifiés, n’étant plus, dans le n’être plus éternel, qu’un nom dans une Ode. Reste Pindare. A lui mon hommage. Par lui saisi d’admiration. Lui à jamais vivant tant qu’il y aura des hommes vivants capables de lire. Mais, pour des raisons qui ne sont certes pas les siennes, je suspecte Pindare, rien que grec, trop grec en cela, de s’être fourvoyé en distinguant mal les dieux des hommes, fournissant ainsi une sorte de caution au moderne cliché des « dieux du stade ». (J’ai décidé, pour ma part, de vouer un culte clandestin et désopilé à Tarzan et Zorro : ces deux-là ont le mérite de n’avoir jamais été formés d’une motte, la Terre upertata n’est pas leur génitrice, ce sont des êtres rien que mentaux). La Néméenne VI, en son exorde, se ressent de cette insidieuse incertitude. Qu’est-ce que l’homme ? Rien – ouden. Qu’est-ce que les dieux ? Quelque chose …Sitôt nommés la strophe les confond au ciel où ils sont censés se tenir, « immortels ». Cependant eux et nous d’une seule mère ont reçu le souffle ; nous sommes tout proches d’eux soit par la grandeur de l’esprit soit par …la phusis … les vertus physiques ? A craindre que oui puisqu’il s’agit ici de célébrer le lutteur Alcidamas d’Egine. Je ne puis m’empêcher de mettre en regard de cette graduation suspecte l’aphorisme de Jean de la Croix, tranchant comme le glaive de l’Evangile : « une seule pensée l’emporte sur tout l’univers », répété par la plume explosive du faible roseau mais inflexible cerveau Blaise Pascal. L’homme, pourvu qu’il s’enhardisse à penser, est une Tête d’Or plus estimable que toutes les têtes d’athlètes laurées . Mais ce n’est pas du tout ce que la Néméenne donne à entendre : Alcidamas, dont la belle nature (phusis), héritière d’une famille richement pourvue en ressources physiques, se rend digne d’être célébrée par un poète capable de sauter par-delà la ligne , ne laisse pas de s’appareiller à la divinité et devient par la grâce de l’Ode lui-même une sorte d’immortel. Quelle blague !

Pourquoi l’éloge tourne-t-il chez moi en parodie ? Suis-je un pisse-vinaigre ? Ah ! que ce vinaigre du moins soit balsamique : adoucie ainsi la souffrance de n’être rien ! ..  Ma scie … Mais je me demande si Pindare, dont il est probable qu’il n’avait de talent qu’à broder et brocher des strophes, ne se moquait pas lui-même, en douce, de ces célébrations d’Olympioniques où il faisait merveille. Je m’accable en me traitant de Thersite : et si l’était in petto l’auteur des Néméennes ? L’éloge tourne chez moi en parodie : l’Ode n’est-elle pas quelquefois subtilement parodique ? Ce soupçon, qui me travaille depuis des saisons, a pris consistance à l’attentive lecture de la Néméenne V. On me représentera que c’est encore un trait de ce Thersite que je suis que de ravaler à l’ironie subtile une Tête d’Or de la célébration ostentatoire. Cependant voici Pythéas d’Egine, à jamais ( ?) immortel parce qu’une Ode coulée dans l’épitrite, plus sûre qu’une statue dans le marbre, le rend tel. Qui est Pythéas, l’eurusthenês (aux-vastes-forces) Pythéas ? Un jeune gars dont aucun duvet (« fleur-de-vigne » dans le texte) n’ombrage encore la lèvre (on devrait dire la treille). Ce héros, ayant vaincu au pancrace, fait honneur à sa lignée, celle des Eacides, héros belliqueux engendrés de Saturne et de Zeus et des Néréides. S’ensuit un bref éblouissant récit de leurs exploits, entremêlés d’aventures divines. Pour ce dire Pindare affecte – métaphore – d’avoir dressé haut et large sa voile, ou – métaphore – d’avoir poussé plus loin qu’aucun rival son hyperbole laudative, ou même – métaphore – de s’élancer pareil à l’aigle au-delà même de l’étendue marine ; il prétendait, dès la première strophe, que tous vaisseaux par lui affrétés au bénéfice de Pythéas ne laisseraient aucune mer ignorante de la victoire de celui-ci. Les Grecs croyaient-ils à leurs dieux ? C’est le titre d’un savant ouvrage. Les Grecs croyaient-ils à leurs Jeux ? Je laisse ouvertes ces questions qui passent ma compétence. J’ai celle du moins d’un lecteur attentif et honnête. Eh bien, faisant, s’il le faut, la nique à tous les sous-Nietzsches qui m’accuseraient de n’être qu’un béotien (l’était Pindare !), j’affirme que l’éloge du jeune Pythéas, lu aujourd’hui, engobé comme il est dans sa matière mythique, prête à sourire : on ne peut plus – si tant est que Pindare lui-même dans le fond de son cœur y ait cru – y croire. Splendeur de l’expression pour dissimuler la presque insignifiance de l’action : pitoyable Pythéas, Eacides suris, que voulez-vous que ça me fasse, si vous fûtes cent fois laurés ? Vous n’êtes à la vérité, que le combustible d’où se fait la forte flamme lyrique. Le poète ne croyait pas en vous, mes chères dupes, il croyait en lui.

 

Les dieux, une pouillerie. Un poulailler de fripouilles. S’en épouiller, comme le fit l’évêque d’Hippone des ridicules Cunina, Forculus et Caetera, c’est sans doute peiner Pindare, mais qu’y puis-je, si je ne crois plus aux Piérides ? Eaque est fils de Zeus l’Olympien et de la nymphe Egine ; il a lui-même trois fils, deux lui viennent de la fille de Chiron le centaure (entraîneur, je le rappelle, d’Achille et de Jason), lequel Chiron fut engendré par Saturne ; Phocos, fils troisième d’Eaque, dut le jour à Psamathée, une Néréide. Sans cette généalogie complexe et farfelue le Néméenne V est incompréhensible. Mais qu’ai-je à voir avec ces mythiques fornications ? C’est pour cette raison aussi que ma façon de pindariser, c’est de broder en prose des cache-sexe de risées. En revanche, je ferais volontiers, si ce n’était pas ici hors-sujet, une anthologie de sentences pindariques qui ne seraient pas déplacées dans la Bible et même dans l’Evangile. En voici quelques-unes : (première Pythique) « Dieu qui parachève », « Dieu qui selon ses desseins mène tout à son terme », « porter lestement le joug qu’on a au cou est salutaire », « louer même l’ennemi de tout cœur » (mais Pindare ajoute « s’il fait bien ») ; la Néméenne IX esquisse la supplication de Gethsémani : « s’il se peut, Kronien, l’épreuve /…./ je la repousse le plus loin possible » ; j’avoue un faible pour ce trait de la Pythique III : « il est chez les hommes une engeance, la plus vaine, qui bafoue son pays pour lorgner le lointain et poursuivre le vent d’un espoir chimérique » – c’est la peine capitale que le Poème inflige à la menteuse, meurtrière utopie. Par contre j’affiche mon incrédulité quand Pindare par flatterie ( Pythique V) crédite le Cyrénéen Arcésilas d’un « immense bonheur » parce qu’il « marche dans la justice » – nous savons, par l’évangile des béatitudes, que marcher dans la justice, c’est d’ordinaire, en ce monde retors, endurer persécution.

J’admire donc Pindare ; peu ou pas, en dépit de l’épitrite, Arcésilas ou Hiéron. Il me faut ajouter que mon admiration de Pindare même est toute relative. Il est de ceux qui, à travers les âges, prétendent, avec des garanties seulement verbales, que la poésie transcende les âges. L’eis aei me semble une des illusions les plus têtues mais les plus ténues de l’espèce pensante. Pythiques, qui vous lit en ce jour d’août 2008 où la planète d’a d’yeux que pour Pékin ? Hiéron = zéro ; Arcésilas ? Hélas ! Pindare ? En cette light in August 20.., le songe d’une ombre. Toute la fanfare logaédique pour un peu de poussière mentale ! Qu’est-ce qu’une « mémoire » de grand écrivain, sinon les poussiéreuses diaprures d’une aile de papillon sans le papillon ? Je prétends qu’aux Olympiades de la vie éternelle, il n’y eut jamais qu’un seul vainqueur, à jamais digne d’une mémoire elle incessamment performative. Si Christ ressuscité n’est qu’une illusion et la répétition de la Cène un leurre, combien plus illusoire toute rhétorique du héros triomphal ou même du poète qui l’exalte ! Je n’ai jamais rien lu à propos de l’ »éternité » ou de la « vie éternelle » ou de « l’éternelle vivacité » qui ne me fit l’effet, ni plus ni moins ou ni moins ni plus, d’un bouchon de champagne qui saute et d’un pétillement de Veuve Clicquot dans la coupe. Nietzsche s’évertue : ses livres auront la vie dure, lui-même n’a quelque chance de revivre que si Dieu n’est pas aussi mort qu’il en eut la fulgurante et frauduleuse intuition. Alors, parlez-moi de Jesse Owens : qui est-ce donc ? Il a gagné à Berlin en 1936, sous l’œil furibard du Führer, quatre médailles d’or : une pythique, une olympique, une néméenne, une isthmique …Jesse Owens …   Smikros en smikrois, mega en megalois essomai, «petit dans les choses petites, grand dans les grandes je serai ». C’est à Adolf Hitler que Jesse Owens doit de se prolonger anormalement dans la mémoire commune. Les grandeurs charnelles, pour dire comme Pascal, interfèrent et l’une quelquefois intercède pour l’autre. Mais Hitler n’aura pas eu besoin d’un Pindare pour briller d’un ténébreux éclat dans le ciel de la gloire.

Je ne suis qu’un Thersite. Y a-t-il des jeux olympiques à Pékin ? Ce n’est pas l’afflux des athlètes qui m’excite, c’est l’accouplement grotesque de Pékin et de l’Olympe, c’est la renommée que la Chine s’est acquise dans les arts du tape-à-l’œil, de la propagande et de la pollution. Ah ! je rêve, évoquant un régime communiste, d’olympiades du mensonge. J’ai tenté naguère, dans un petit essai dont ne subsistent que des traces non écrites, de comparer la rhétorique de la sincérité captieuse chez Chirac et chez Mitterrand. L’un et l’autre ont triomphé deux fois au sport présidentiel. C’est à celui-ci que j’eusse donné la médaille d’or. L’autre n’avait pas son pareil pour parler pour ne rien dire. Mitterrand me paraît supérieur en ce qu’il avait l’air, lui, de dire quelque chose ne disant rien, et sa frêle voix flûtée empruntait au chocard un peu de sa rosée mielleuse…. En vain je m’évertue à réciter le poème de Rilke : « Ich rühme,…  » … Mes ich rühme sont enrhumés. Je veux applaudir, et je m’esclaffe. René Char lâchait, au hasard de ses fulgurances : »Proust est quelquefois Pindare ». Je ne suis jamais Pindare, jamais Proust ; plutôt ces teintures d’Odes me feraient un émule   de ce lettré bavard et fanfaron de La Recherche qui se travaille à parodier en phrases byzantines le style d’Homère, ce Bloch à jamais exilé de la sobriété de l’esprit et de la pureté du cœur, si je n’avais ferme propos de continuer le vieux combat de saint Augustin, mon illustre ancêtre, contre les nouvelles idoles qu’il m’est aussi impérieux que délicieux de narguer, conscient qu’un seul homme qui dit non, si infime soit-il, est le petit grain de sable qui perturbe la machine. Thersite ? Peut-être, mais sous l’étendard de la Trinité.

 

 

 

 

 

 

 

I SUPER-HORACE

 

But I, that am not shap’d for sportive tricks (Glocester, dans Richard III)

 

 

Rien ici, malgré les apparences, contre le sport lui-même qui, exercé dans les limites de la simple raison, c’est-à-dire désaliéné, procure à ses adeptes (on en est !) de réels bienfaits, une salubre jouissance, mais contre sa promotion et sa consommation spectaculaires dans le monde falsifié du vedettariat.

                  

 

                 Prologue

 

L’athlète, matière infertile et petite (La Fontaine)

 

Je lus, l’été 2007, les Odes d’Horace et La Cité de Dieu de saint Augustin, dans la période qui séparait le tour de France cycliste du « Mondial » de rugby. J’avais déjà été fort ému, en l’an 2004 si je ne me trompe (mais me trompé-je, guère ne me chaut), d’un « Mondial » de foot où la France battit en finale le Brésil par 3 à 0, victoire que j’imputai aussitôt à des tractations financières et cocardières. Enfin, c’est la même année 2004, ce me semble, que je découvris, médusé, que L’Equipe, que grand bêta j’avais cru un hebdomadaire, était un quotidien, et que c’était même (deux millions de consentantes victimes) le plus lu des quotidiens d’expression française. Je commençai alors d’étudier, où que je me trouvasse – terrasse d’un bistro, voiture de métro, wagon de chemin de fer …- la mimique des lecteurs de ce prestigieux journal : elle était la même que celle des lecteurs du Monde ; de toute évidence Bergougnoux le buteur imposait le même sérieux à ses fidèles qu’aux siens Bergougnoux le romancier. J’eus plusieurs fois la tentation indiscrète (on dirait plutôt, aujourd’hui, incivile), de suggérer à un sexagénaire accaparé par le récit d’un match entre Lens et Valenciennes que la récitation d’un psaume lui serait plus profitable que cet intérêt pour une baguenaude mais, peu initié à la boxe, je craignis une riposte proportionnée à la gravité de mon blasphème.

L’été 2008 approchait. Tout laissait entrevoir que le grand événement de l’année, ce serait les jeux olympiques de Pékin. Le Dalaï-Lama s’en émut. Il disposait, contre le massacreur chinois, de peu de troupes, mais utilisa sa seule force de frappe effective, qui était le Tibet lui-même, précipité contre une malheureuse province. A tort, et sans succès l’on s’en doute. Que peuvent quelques dizaines de milliers de morts contre le soulèvement planétaire de l’enthousiasme sportif ? La flamme allumée à Athènes, selon l’idée fallacieuse que se continuaient ainsi les joutes jadis exaltées par l’Egide Pindare, vacilla quelquefois le long de son laborieux parcours, mais il était inéluctable qu’elle ne fût pas éteinte et parvînt au lieu prescrit. Je raconte ces bagatelles pour m’éclairer moi-même, sinon mon improbable lecteur, sur une conjoncture mentale. Le « Mondial » 2004 de foot m’avait déjà excité à quelques traits d’esprit aphoristiques. La lecture couplée d’Horace et d’Augustin me donna l’idée d’une écriture hybride où j’emprunterais à l’un le geste oratoire de célébration, à l’autre la verve d’athéisme purificateur : il s’agissait de rendre aux idoles de l’actualité sportive un hommage ostentatoire et désopilant.

D’Horace et Augustin accointés je retins aussi une certaine idée que l’on peut se faire de soi. Puisque des individus aussi insignifiants, hors l’art du ballon, qu’Elissalde ou Zidane étaient promus par les media au rang de demi-dieux (comme si nous ne savions pas, depuis Pythagore et Platon, Paul et Augustin, que le corps n’est qu’un fétu et futiles ses foudres), il m’incombait, en toute justice, de faire mon propre éloge. Au vrai, quel acte d’une existence droitement conduite serait-il indigne de formules laudatives ? Se brosser les dents, étaler de la confiture sur une tartine, colle un timbre d’un euro et demi sur une enveloppe, infliger à un parasite la récitation de La jeune Parque, ce sont des actes dont il est loisible de se glorifier autant que d’avoir fourré à la xième minute un ballon dans les filets de l’équipe adverse ou d’avoir atteint le Col d’Aubisque en tête d’un peloton de forçats de la pédale. Diogène, dont l’incivilité me sert de modèle, ne roulait pas un tonneau d’invectives ; il mimait seulement, sur le mode bouffon, les occupations et préoccupations imbéciles de ses concitoyens. L’admiration grotesque de soi-même devient, dans une société mondiale de crétinisation par le spectacle, un impératif catégorique.

Je me borne ici à onze de ces exercices de spécieuse emphase. Combien de lecteurs potentiels osé-je espérer ? Il y en a deux millions, jour après jour, pour L’Equipe … J’en aurais deux cents que ce serait miracle.

 

 

 

il s’appelait Micromégas, nom qui convient fort à tous les grands (Voltaire)

 

I

 

Mes chances de me trouver présent à Pékin, parmi les sportifs de haut niveau, le 8 août 2008, à l’ouverture des Jeux Olympiques, et d’y décrocher en quelque compétition que ce soit une médaille au moins de bronze sont si minimes que rien que de le dire relève d’une suffocante arrogance, sinon d’une invraisemblable niaiserie. De même, je ne me vois guère, l’an prochain, prendre à Cognac ou Marlenheim le départ d’une énième édition du Tour de France cycliste auprès d’un Ramussen ou d’un Vinokourov rescapés je veux dire repentis de la drogue. En tout cas, s’il m’arrivait, nonobstant mon âge canonique, d’être admis parmi les concurrents, je ne manquerais pas de solliciter les conseils du sulfureux docteur Ferrari, et je consentirais, pour me hisser vainqueur au Col d’Aubisque, à me doper de toutes les façons, dussè-je en crever sur la ligne. La joie d’endosser un maillot jaune, fût-ce le temps d’une étape, c’est, j’imagine, un plaisir souverain, voire divin. Il m’attriste de penser que je mourrai peut-être sans avoir goûté ce plaisir, le plus capiteux qui soit concédé à l’homme – après celui, dit-on, mais plébéien, de la fornication.

J’aurais également souhaité, avant que la Faucheuse ne m’emporte, savourer le temps d’un quinquennat les délices d’une extrême Présidence. P.D.G. ? Non, il ne m’importe. Pet des geais. La seule présidence qui vaille, à mes yeux, est celle de la République. Je n’ai   pour celle-ci (la République) une dévotion soutenue (avouerai-je que ma fête nationale n’est pas le 14 juillet, sauf si c’est celui de l’année 1570 où fut promulgué le missel tridentin, mais le 15, d’illustre mémoire, où Charlotte Corday assassina Marat, et/ou le 17, de sinistre mémoire, où furent décapitées les carmélites de Compiègne ?) ; mais je m’en accommode sans mauvais gré. Un régime monarchique ne m’eût laissé au mieux que l’espoir d’être un grand commis. Une république m’autorise à convoiter le rang suprême. Dans la profession, fort modeste, où je réalisai des performances elles-mêmes modestes ( comparables à celles de ces pays que l’on n’en finit pas de dire, par antiphrase, « en voie de développement »), il était d’usage, pour figurer les grades et placements successifs d’une heureuse carrière parachevée en Sorbonne, d’évoquer l’exotique cocotier : grimper au faîte, c’était la prouesse du professeur « hors-classe », comparable à un « maillot jaune » du cyclisme,à un palmé d’or au festival filmique de Cannes ou à la médaille d’or d’un athlète olympique. Je visais plus haut. J’avais lu, chez un excellent écrivain, qu’il suffisait, pour devenir président de la république, de le vouloir de toute son âme et de manœuvrer en conséquence. L’exemple de François Mitterrand aurait dû me stimuler. Je constate à cette heure que dans un tout autre style mais avec la même passion d’atteindre au faîte Nicolas Sarkozy, dont mon patronyme est la transposition corse, s’est glissé, tout étranger qu’il est (on l’a dit), hissé jusqu’à cette place éminente dont il rêvait dès sa prime jeunesse. Serai-je une fois, avant de mourir, Président ? Je crains de ne l’avoir pas voulu de toute mon âme, de ne l’avoir pas mérité.

 

 

II     Applause   Le titre du spectacle Lauren Bacall in Applause s’est fiché sous mon crâne depuis quelques lustres. J’étais de passage à Broadway ; c’était l’été, c’était humide et chaud, bruyant et sale ; j’errais dans la grande artère, nocturne, abruti ; je passai dix, vingt fois devant l’affiche ; le portrait de Lauren s’y exhibait peut-être ; de l’actrice je n’ai pas retenu le moindre trait. Mais son nom me reste, et « applause », applaudissement, acclamation. To win applause ; there was loud applause (dictionnaire Robert and Collins). A round of applause. They greeted him with thunderous applause. Qu’est-ce que l’applause ? « the noise made by a group of people clapping their hands in show approval ». On voit tout de suite l’avantage du mot applause sur « applaudissement » ; la langue française a recours à un de ces innombrables pentasyllabes à finale –ment qui fournissent au tourneur de mirliton une écoeurante provision de rimes. J’ai décidé de franciser applause : applause, mieux assorti au beau verbe applaudir. L’inconvénient, c’est qu’à strictement parler l’applause comme l’applaudissement ne désigne que le battement approbatif et jubilatoire des mains. Or le sujet que j’aborde ici ne se borne pas à la claque, mais devrait évoquer aussi la clappe entendue en une acception hyperbolique : les coups de gueule approbatifs et jubilatoires.

La Machine à gloire est glorieusement intronisée dans les lettres françaises en mars 1874. On n’a pas fait mieux, depuis, dans le style satirique. Loin de moi l’idée de rivaliser avec Villiers de L’Isle-Adam. Je rêve seulement, dans ses marges, à une compétition, analogue à celles des Olympiades mais non resserrée en un bref las de temps, d’applauses. Il s’agirait de prélever ceux-ci dans des salles, sur des stades, que ce soit un lancer de javelot ou un jet de contre-ut, et de comparer leurs durées et intensités, la qualité des crépitements, furent-ils ou non doublés de vociférations – « bravos » hurlés, poussés quelquefois au paroxysme et commués alors à l’acmé du transport extatique en ces « oua-ouaou » qu’a notés Villiers, ces quasi aboiements de l’ovation, ce style laconique et canin de la profane doxologie ? (Ainsi surprend-on durant un match de foot, chaque fois que le ballon – nommé Djali ou Djaboulami – s’approche du but, un énorme tumulte inchoatif, une suffocation brève et intense en prélude à l’ouragan sonore, au tsunami de vivats que déclenchera chez les supporters la petite sphère si elle pénètre dans les filets du clan ennemi).

L’applause sanctionne des performances : une exécution superbe du concerto pour la main gauche, un record de tir à l’arbalète battu, une intervention brillante à la Chambre des réputés. Ce que j’envisage, c’est une comptabilité de l’applause qui permette de qualifier avec précision les performances les plus remarquables. Qui, par exemple, de Glenn Gould, de Rudolf Serkin, d’Alicia de Larrocha, aura, au cours de sa carrière, recueilli le plus d’applauses ? Ou bien, dans l’ interprétation disons de la sonate « l’Aurore » ou du Carnaval de Vienne, qui aura déclenché la plus longue salve de bravos ? Il serait même pensable d’apprécier ainsi avec acribie non l’interprétation elle-même mais l’effet qu’elle aura produit sur le public en mesurant la durée et l’intensité de la claque et de la clappe. Or l’humanité à tous égards en progrès améliorant en tous domaines ses performances il est probable que de même que l’on bat des records de vitesse sur les stades ou sur les claviers (un cent mètres couru par un sprinter en moins de dix secondes, l’Etude en ut majeur de l’opus X de Chopin exécuté par un virtuose en moins de deux minutes) on parvienne à battre des records de vivats

Se peut-il que se fassent des peaux-claques, je veux dire des épîdermes qu’une couenne d’applauses garantirait contre les coups du sort et en sus immuniserait, par la surprime de plaisir offerte, contre les ennemis du dedans ? Il n’en va pas ainsi. Si l’on peut espérer que les habitués des salles et des stades où l’applause se perpètre n’encourent, eux, aucun risque de dégradation physiologique par excès de battements de mains, de trépignements ou de salves vocales, les glorifiés jouissent rarement de l’heureux et long crépuscule que devrait leur valoir ce culte d’hyperdulie. Ils se sont dépensés sans mesure : ils finissent souvent tôt, et mal. Les guette, dans le moment même où ils semblent faire la pige au grand Pan sur le théâtre du monde, un cancer du pancréas. Trois cas me sautent aux yeux. Celui de ma collègue °° qui, dans le petit département de la culture où par la force des choses nous étions rivaux, remporta sur moi une victoire éclatante sanctionnée par les médias, appuyée notamment par l’éloge dithyrambique que fit d’elle un éditorialiste lui-même coqueluche de l’actualité ; cette victoire ayant exigé de cette collègue des efforts excessifs, elle repose aujourd’hui dans l’éternel repos, punie d’en avoir fait trop par le cancer qui m’a épargné, moi, le déclassé, le désoeuvré, le cancre. Le cas de Luciano Pavarotti qui, roi des ténors, second Caruso, vedette internationale sur les scènes les plus prestigieuses assuré du plus éblouissant succès, claque du pancréas à peine passés les septante sans que sa peau-claque ait pu le préserver de cette lamentable issue. Le cas enfin de mon camarade Jacques Derrida devenu une sorte de Pavarotti des philosophes, inaugurant, croyait-on dans les milieux bien informés, une nouvelle ère de l’esprit, dont la voix et la plume oraculaires défrayaient les pensoirs, dont le nom dès avant sa mort honorait, de Sausalito à Sowieto, des amphis d’Universités : l’on peut voir de lui, dans les pages nécrologiques du Monde, une image atroce de malade décomposé par les métastases, déconstruit par un excès de sophistications – il avait, lui aussi, à peine passé les septante. Je peux, il est vrai, adjoindre à ces victimes du cancer du pancréas mon ami ermite, le père Raphaël Vernay, qui avait choisi de vivre, lui, loin de tous les lieux où se concocte la gloire : dans son cas il faut imputer le mal au jeûne sévère qu’il endura dans les sables égyptiens, nourri au wadi Natroun de fèves rouges tout le long d’un Avent. Faisons au moins ce constat : le cancer emporte indifféremment des êtres applaudis ou inapplaudis.

« La gloire de l’homme », écrivait Giono, « c’est d’être vivant ». Irénée, quelques siècles auparavant, avait écrit : « La gloire de Dieu, c’est l’homme vivant ». Qu’est-ce que la vie ? Je veux, ce matin de printemps, m’en tenir à l’idée que s’en forme l’auteur de Regain et qui était celle de l’Ecclésiaste quand il énonce qu’ »un chien vivant vaut mieux qu’un lion mort ». Je suis un chien vivant. Dans ma déjà longue vie les vivats ont fait défaut. Mon fantasme de pianiste virtuose s’est heurté, dans le réel, à l’exiguïté de ma main, la coalescence de mes doigts et une timidité pathologique ; mon fantasme d’orateur hors pair n’a pas trouvé dans le Colloque, où l’on n’entend que des collègues frileux ânonner un texte en burqa, le lieu où s’exercer en vérité. Mes fantasmes sportifs ? Galéjade ! En une quarantaine d’années de vie intellectuelle, artistique ou athlétique je compte sur les doigts d’un doigt mes apothéoses. Le chartreux dans son monastère, le sanyasi dans la forêt himalayenne sont à peine moins dotés que moi. Mais je suis vivant. Aussi formé-je le vœu que soient institués des tournois et même des Olympiades de la longévité, les seuls, les seules où j’aie désormais quelque chance d’être performant et de décrocher une médaille. Le Général de Gaulle félicita une fois le prince de Joinville de son grand âge. Au-delà de soixante-dix sept ans (chiffre symbolique et statistique) un homme mérite d’être honoré d’approbations claironnées et itératives. Jusqu’ici ma vétusté ne m’a valu que des faveurs humiliantes : on prétend me céder, dans le bus ou le métro, une place assise ; on me donne (beau cadeau !) … dix ans de moins : « vous n’avez pas vieilli », « vous êtes le même », …autant de gifles infligées sous le gant de la courtoisie. Ce que j’attends en vérité c’est que l’on m’applaudisse rien qu’à me voir trotter dans la rue d’un pas de teenager, pédaler comme un pro sur les petites routes du Lauragais ou caracoler sur les cimes du Couserans. Au tournoi de bien-portance tardive je réclame, sinon le premier prix, du moins un accessit salué d’applauses nourris ; aux prochaines Olympiades des octogénaires j’ai l’ambition de présenter un pancréas qui me vaille une palme d’or, mais oui. A moi la claque ! à moi la clappe !

 

 

 

III

 

Il a gagné. Qui ? Lui. Quoi ? Le tour. Le tour de quoi ? De France. Nunc est bibendum. C’est à boire à boire à boire, c’est à boire qu’il nous faut. Ils pédalèrent, les as de la pédale. Moi, à chaque étape, je saluai le vainqueur par d’allègres zortzicos, dansais, dansais, dansais, avec quelle pétulance ! Le soir, comme je me trouvais à Eygalières , que Charlotte de Turkheim juge le plus beau village de France, et c’est bien mon avis, je m’offrais un gueuleton chez Bru, bourride puis brouillade de fruits du marché. (Voulez-vous que je vous détaille la carte ?). Puis m’allongeais sur une chaise-longue sous les étoiles, et ruminais, sans que celles-ci me troublassent de leurs œillades (des clous ! rien que des clous !), les péripéties de l’étape telles que je les avais suivies à la télé. Ce tour était ma seule affaire, le seul objet de ma ferveur. Cent fanatiques occis à la Mosquée Rouge ? Vingt-cinq pèlerins calcinés dans un car ? Trente-cinq personnes intoxiquées dans le métro ? Le rapt d’un petit garçon ? Antonioni et Bergman morts ? La Côte d’Ivoire réunifiée sous la houlette du président Mgabo ? Le festival de la Roque d’Anthéron ? Des casques bleus dépêchés enfin au Darfour ? De Villepin dans l’étau judiciaire ? Deux cents toiles de Chagall exposées à la fondation Gianadda, autant de Joan Miro à Fécamp ? Le déferlement sur la France des films américains ? La canicule s’abattant sur la Roumanie ? Libérées les infirmières bulgares et le médecin arabe retenus et torturés dans les geôles de Kadhafi ? Bush signant avec l’Arabie séoudite un méga-contrat d’armement ? J’écrase du talon ce ramas. C’est Alberto Contador qui est le vainqueur de la grande boucle : voilà ce que l’on doit commémorer et se remémorer. Certes, de méchantes langues ont tenté de jeter le discrédit sur l’épreuve. On a parlé de dopage ; on a mis en accusation, dans une intrigue aussi compliquée que celle d’un conte fantastique d’Edgar Poe, un certain docteur Fuentès qui se remplissait les poches, paraît-il, de sang impur (impur ?…oh chère Marseillaise !) ; on a même joué au tour le méchant tour d’en éliminer –russophobie ? -le kazakh Vinokourov puis, alors qu’il avait gagné déjà deux étapes, le Danois Rasmussen. Un second tour semblait donc se jouer dans le tour : celui de prendre les concurrents l’un après l’autre en flagrant délit de testostérone.

Cependant une révolution intime (préparée de longue date) m’engage ici à une palinodie. J’ai été un fan du Tour (aussi l’écrivé-je ici avec une majuscule) (et ne devrait-il pas payer une amende, celui qui par son tour de style ou son ton de voix ne marquerait pas le caractère auguste, solennel et religieux de cette liturgie ?), un fan (bis) du Tour. Combien de fois me suis-je posté au Col d’Aubisque, cœur battant la chamade ? Mais un peu de réflexion jointe à une passion mieux avertie m’ont persuadé que la vraie course n’était pas celle que le bon peuple pense, que le vrai Tour n’était pas ceci – quelques dizaines de forcenés suant de la pédale – mais la kyrielle de bons tours que jouent aux instances officielles et à la morale plébéienne les virtuoses de l’inoculation subtile. Me permet-on de redire cette vérité en une langue un rien oraculaire ? La pensée arabe oppose volontiers le zahir au bâtin ; le zahir, c’est ce qui se voit, l’apparent, le spectaculaire, les forcenés en culotte courte et casaque d’écurie, regardés, admirés par des milliers de badauds (j’en fus, à ma honte), pistés par les caméras de télévision ; le bâtin, c’est ce qui se joue en coulisse et dans la ténèbre intime de chaque concurrent. La vraie compétition n’est pas celle des jarrets, mais celle des pharmacologues et des médecins leurs acolytes. N’en va-t-il pas ainsi pour les compétitions dites stupidement de « formule 1 » ? On s’ébaubit des exploits d’un Schumacher, mais les vrais exploits sont réalisés par les constructeurs d’automobiles. J’oserai encore une comparaison avec le système des conflits locaux, si nécessaires à l’équilibre mondial : que le Tutsi ou le Hutu gagne sa guerre, cela n’a guère d’importance ; mais on teste, à la faveur de ces discrets crêpages de chignon, le pouvoir meurtrier d’armes de facture nouvelle qui seront ensuite, si l’épreuve est concluante, fabriquées en série et distribuées, pour accroître les chances de paix, urbi et orbi. Il n’y a pas de surhommes de la pédale. Ce que purent, jadis, les Bartoli et les Coppi, un Rasmussen, un Contador, livrés à leur force brute, au mieux le peuvent mêmement ; surclasser ces valeureux anciens ? j’en doute. Le champion qui n’est que lui-même – poumons et muscles – a pour égaux, à peu de mètres ou de secondes près, les autres champions. C’est le champion drogué qui fait merveille. Mais les vivats manquent la bonne adresse. Ce n’est pas Rasmussen qu’il eût fallu applaudir à °° et °°, c’est le sulfureux (dit-on) docteur Fuentès. On teste bien de nouveaux médicaments en toute légalité avec des cobayes volontaires qui pour le bien commun s’exposent et quelquefois pâtissent. Pourquoi le Tour ne deviendrait-il pas officiellement une compétition où seraient en lice non les écuries Predictor-Lotto ou Discovery-Channel, non les sponsors Bouygues Télécom ou Caisse d’Epargne, mais des laboratoires et les savants de pointe qui y travaillent ? L’homme naturel, je le répète, n’a que des pouvoirs très limités. L’homme dopé, ah !…Quousque tandem … ? De cet exorde cicéronien Alphonse Allais concluait jadis à l’existence du vélocipède dès la Rome antique. Quousque tandem …Jusqu’où ira-t-on dans la performance cycliste si l’on mise sur les anabolisants ? Alfred Jarry lançait, vers 1900, non un tandem, mais une quintuplette, concurrente du transsibérien, sur une piste parallèle à la voie ferrée Paris-Irkoutsk ; la quintuplette, nonobstant la mort d’un de ses membres, gagna la course contre le train. J’entrevois – j’en tressaille ! – j’entrevois pour le cyclisme un avenir fabuleux quand la compétition aura lieu non entre Armstrong et Bobet, Poulidor et Robic, mais entre la testostérone et l’hématocrite, l’acébutol ou la cortisone, l’EPO et la THG, et mainte autre drogue à découvrir et utiliser à découvert. Et l’on récompenserait d’un prix Nobel de la petite reine – « le cheval de fer » comme disait l’Ibo ébaubi[2] – le chimiste qui aurait permis à un surmâle efficacement injecté de grimper de Gourette au Col d’Aubisque en moins de temps qu’il ne m’aura fallu sur mon iBook G4 pour le dire. Le maillot jaune au mieux drogué !

 

 

 

III

Exorde pour une grande Ode au rugby à l’occasion du Mondial 2007 d’éternelle mémoire

 

« Quinze » – fit Lewis

/…/

« Quinze et quinze, trente » – continua Lewis » (Paul Morand)

 

« Je ne sais jamais par quoi il ne faut pas commencer », notait dans son Journal Jules Renard.

Je ne suis pas moins perplexe que l’auteur de Poil de Carotte quand il s’agit de célébrer dûment l’un des événements mondiaux les plus remarquables de ce troisième millénaire. Aussi essayé-je ici, comme on le fait pour un complet veston, plusieurs formules de lancement, je devrais dire de coup d’envoi :

  • Il y aurait une grave inconvenance, je dirais même une incivilité, à se rencogner, en une période si intensément sportive et spumescente où le monde c’est le rugby et le rugby c’est la France, dans la petite bulle de sa vie privée
  • Je ne puis croire, Chris Masoe, que tu sois né seulement d’un homme et d’une femme ; pareillement je dis pour toi, Jean-Baptiste Elissalde, le ventre qui t’a conçu n’était pas celui d’une fille d’Eve, mais bien de quelque Athéna Nikê ; je te rends un égal hommage, Frédéric Michalak, toi aussi tu es d’une autre race que celle des cocus ou des croupiers, c’est du sperme d’un Titan pour le moins, ou d’un Algide, que tu as pris naissance.

On me dit, Chris Masoe, que tu n’es pas de notre team, qu’un Néo-Zélandais ne pactise pas avec les Vétéro-Français, conséquemment nos Trente ne te reconnaissent pas des leurs, ils t’affronteront même, s’il le faut, tremblants à considérer la foudre bleutée de tes tatouages, la résolution hargneuse de tes masséters et l’ampleur de tes pectoraux. Dois-je donc renoncer à produire ton éloge, ô musculeux olympien ? Eh bien, non. Tu es trop comme il me le faut. Tu n’es pas de notre team ? Tu seras du mien. Parmi ces trente demi-dieux, qui, à toi comparés, semblent (permettez ?) des demi-portions, tu seras, dans ma prose dithyrambique, le trente-et-unième. L’expression être sur son trente-et-un, qui stridule sous mon crâne depuis mon premier poil de barbe, trouva-t-elle jamais meilleure application ?

Je n’en aurai jamais fini avec toi, Chris Masoe. A moins que d’un poing pareil à celui qui, une fameuse nuit de 2006, faillit triturer dans un pub de Christchurch un client rébarbatif ( mais son capitaine, Tana Umaga, d’un sac à dame providentiel caressa le crâne du héros qui fondit en larmes, oui, en larmes, le héros ) tu ne mettes fin à ma salve admirative.

  • Nos Trente ! Ils sont trente en effet, et sur leur trente-et-un, disais-je mi-espiègle mi-émoustillé. Comment ne pas évoquer ici le fameux poème mystique du Persan °Attar ? Ils restent trente oiseaux, dans le Mantiq Attaïr, une fois éliminés lâches et traînards, qui parviendront, mille maux endurés, au Val des Consolations, au Mont Sacré, au Meru de la gloire, au lieu même où le Dieu des dieux a laissé une trace sensible de sa divinité. Que dis-je ? En ce lieu parvenus ils découvrent qu’ils sont eux-mêmes le Dieu, oui, rien de moins que le Dieu, oui, le Dieu en trente personnes ! (Poudre de perlimpinpin, mes bien chers Pères, que votre Trinité), (il n’est pas d’autre Dieu, va te coucher, Allah ! que ces trente dieux-là). Je frémis ! Tout mon sang à ces mots se rebrousse. Qui sont ces trente oiseaux ? Notre team, notre coach.
  • Nos Trente ! Une autre pensée me vient, stimulante par le contraste qu’elle impose. L’on donna le nom de Trente à trente fripouilles d’Athènes qui s’improvisèrent tyrans. Le plus fameux de leurs forfaits fut la condamnation de Socrate à boire la ciguë. Rien de tel avec nos Trente, et je veux en expédier les raisons. D’une part ni Yannick Nyanga ni Frédéric Michalak ne prétendent gérer les affaires publiques ; leur génie se déploie dans l’enceinte du stade, c’est là que leurs exploits attirent une foule festive. D’autre part non seulement ils ne font de mal à personne (quelques ecchymoses de l’un à l’autre tout au plus, dans la fougue cela serait-il évitable ? mais prévaut le fair play, rares les coups douteux), mais, ce que ne réussissent les liturgies musicales ou ecclésiastiques, ils offrent aux cerveaux les plus démunis de substance pensante une fixation, ils tisonnent un fanatisme innocent. Enfin, bravant deux millénaires et demi de sermons suborneurs, je susurre : que vaut la sagesse de l’unique Socrate en regard de trente virtuoses du plus subtil des sports ? Les mini-poussins de Courbevoie, à l’honneur aujourd’hui même dans les colonnes du journal L’Equipe, ne liront jamais, je soupçonne, le Théétète, mais une dédicace du pilier Justin Va’a ne vaut-elle pas tous les dialogues de Platon ?
  • Nos Trente ! Quand nous serons au bout de ce prodigieux mois d’octobre, l’Eglise catholique proposera à la vénération de ses fidèles trente victimes de la persécution soviétique, déportés et morts au Kazakhstan, béatifiés par le Pape Jean-Paul II. S’il existait en notre France laïque et obligatoire l’équivalent de cette procédure et de cette décision pontificales, je gage qu’il ne faudrait pas attendre un lustre pour que nos trente glorieux de Cardiff fussent eux aussi proposés à la vénération de cette sorte de fidèles ( entre parenthèses moins démodés que les bondieusards) que l’on nomme des supporters. Je les vois, les trente, représentés sur une iconostase, peints avec le même amour qui animait les peintres d’icônes traditionnels, chacun en son cadre avec l’expression de son génie propre, et tous ensemble en un portrait de groupe comme sont les Apôtres à l’Ascension ou la Pentecôte.

 

 

 

 

IV

Ode à Chris Masoe

 

Tu n’es pas Français, Chris Masoe ? Que m’importe ! La France est-elle française, désormais ? Multi-ethnique et poly-culturelle, rien de ce qui est masse et muscle ne lui est étranger. Mes compatriotes, c’est toute la planète. Si je célèbre, à l’occasion, les trente demi-dieux de notre team, si j’incline à célébrer, de préférence à Wikus Van Heerden ou Alfie Vaeluaga, Rougerie Jauzion ou Poitrenaud, c’est par un reste de cette humeur cocardière qui, sur ce Vercors où j’embouche ma trompette face au Cornafion, se ranime à regarder le linge tricolore exposé par mon voisin Monsieur Violeau en hommage à nos champions. Mais il m’incombe, ce matin du 6 octobre, à quelques heures donc d’un match de notre team, que j’espère un Valmy et non un Waterloo, contre les terribles Blacks, il m’incombe ( oui, tel Diogène roulant sa barrique, il faut qu’à défaut de me rendre sur le stade et vibrer de la vaste vibration œcuménique, je pousse en catimini ma petite brouette de mots laudatifs), avant que je raconte en mètre s’il se peut archiloquien les événements majeurs de la sublime rencontre de ce soir, il m’incombe donc de produire l’éloge d’un rugbyman que j’aurai choisi en considération de mon émoi spécifique.

Je t’ai choisi, Chris Masoe. C’est de toi que je parle, ornement de mes veilles, honneur de mon automne qui sans toi ne serait que verjus, poire blette et vigne délavée. Homme-très-attrayant, j’ai grand besoin de toi ; ah ! que ne t’approché-je aux lieux où tu respires ! Ton pouvoir sur mon souffle est une chose étrange ! Tu portes sur ton front le signe de l’élu. De quelle race es-tu, rejeton de l’Algide ? Je me sens, à te voir, un blanc-bec, un béjaune. Un bleu ! (Que notre team à ce trait ne s’irrite). Pardonne-moi, héros, je viens de m’égarer dans un clapier d’alexandrins débiles. Ce ne sont que fanfreluches. Ornements moins frivoles exigent tes biceps. Je ne peux qu’une fois encore je ne narre cette nuit au Jolly Poacher où tu faillis abattre ton poing sur un malotru qui te « gonflait » ; ton capitaine, sagace, prévint la foudre ; il te frappa, sur l’occiput, d’un sac de dame ; aussitôt, tel Achille, tu te mis à pleurer, enfant divin ! Que tu étais beau, Chris, cette nuit-là, au Jolly Poacher, pochard un tantet, pareil à l’Alcibiade du Banquet, ce me semble, tonitruant et écumant de bière brune … « l’Hydre inhérente au héros S’est éployée à l’infini »…Tu tenais de ton frère, dit-on : celui-ci s’était taillé dans le noble art un petit canton de célébrité – petit ? eh donc ! Masolino fut champion des super-moyens en mai 2004, à l’issue d’une confrontation inoubliable avec le Kényan Ashira. Tu aurais pu exceller à la boxe, où ta virtuosité de jeune amateur avait ému tout Brisbane. Tu préféras être couronné du laurier des protagonistes de la balle ovale. Mon modeste dithyrambe s’ajoute aux médailles, aux vases, aux homélies qui ont déjà consacré tes éclatantes prouesses   Je ne doute pas que tu ne sois sélectionné, ce soir, pour battre à Cardiff une équipe de France (survoltée cependant par l’homélie préventive de Clément Poitrenaud), et (pardon, mes chers tricolores) je prie, dans le secret de mon cœur, pour la victoire des All Blacks, pour ta victoire, Chris Masoe.

 

 

 

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Ode pour Elissalde

 

Jean-Baptiste Elissalde, c’est à toi, ce jeudi 11 octobre, que je me résous à adresser mon hommage. D’abord parce que tu t’appelles, comme moi, Jean-Baptiste, et que fort de ce prénom tu es capable (je ne le serais pas) de saisir par la taille, la barbe ou le croupion n’importe quel Hérode de Brisbane et (s’il se peut dire en Ovalie) de lui river son clou ; ensuite parce que tu t’appelles, pas comme moi, Elissalde, qu’il y a, dans cet arrangement de deux e, l’un à l’initiale, l’autre à la finale, dans cette double s coulisse, dans le frottement de cette l contre ce d, les plus rares promesses d’une performance exemplaire sur toutes les pelouses du monde ; et puis, et puis …mon esprit intensément biblique ne peut qu’il ne s’émeuve, s’étonne et s’électrise à constater que tu endosses, tel que tu te nommes, le maillot jaune (s’il se peut dire en Ovalie) de deux prophètes, celui de l’Horeb après celui d’Hérode ; si j’ajoute que salde, par quoi tu te termines, c’est presque salade, rien de moins qu’une métonymie du valeureux hidalgo Don Quichotte, je suis saisi, avant même que tu ne paraisses sur le terrain, par des transes de vénération. Mais, à l’instant où ma décision – te célébrer – est prise, je suffoque à la pensée de mon indignité : comparé à toi, qui suis-je ? un avorton, un pou, une défroque mentale ; eussé-je dans ma panoplie langagière toutes les ressources de l’éloquence traditionnelle, voire le génie d’un Jaurès ou d’un Tixier-Vignancourt, m’accable la conviction que je ne suis pas taillé pour ce rôle que je m’assigne, que j’aurais beau supplier Elie et Jean-Baptiste, et toi aussi, Tyrtée, chantre des beaux exploits au temps du team spartiate, je ne tirerais de mon organe que de faibles jaculations.

Stupeur ! Dans cette strophe qui m’est venue d’un trait je n’ai fait, Elissalde, l’éloge cré nom de nom que de tes nom et prénom. Cela tient, certes, au chef-d’œuvre déjà que tu es tel que ton hérédité et ton baptême te désignent, mais aussi au sentiment que j’éprouve de n’être pas – je le répète – à la mesure du rôle que cependant je m’assigne ; non, je ne suis pas qualifié, n’ayant jamais touché (triste confession !) un ballon ovale, pour célébrer comme il convient cette grande liturgie du muscle et du souffle qu’est un match de coupe du monde de rugby. Aussi me rencogné-je dans la littéralité : Jean-Baptiste Elissalde … Points de suspension …Stupeur heureuse …Cela suffit. On eut, au pays de Romancie, « la fille Elisa ». On a, en Ovalie, le preux Elissalde. J’aurai beaucoup à dire aussi, dans le registre de la lettre, sur le basque Harinordoquy et sa collusion avec le Zélandais Rokocoko. Harinodorquy (avec y), Rokocoko ! Pour le profane que je suis, inexpert à apprécier une percée ou un plaquage, la singularité des patronymes est de soi un objet d’émerveillement. Il n’est pas concevable que, s’appelant Rokocoko ( deux k, quatre o), ou Harinodorquy (rhino, inodor, qui ? Harry !)) l’on n’excelle en quelque domaine. Valeureux athlètes, ne méprisez pas ma strophe débile, mes grelottantes syllabes, c’est une manière de contribuer à votre exaltation. J’ajoute : cette formidable page d’histoire que, vainqueurs ou vaincus, vous avez écrite sur la pelouse de Cardiff, il serait dommage qu’elle ne s’inscrive que dans les psalmodies de la presse quotidienne ou hebdomadaire. Harinodorquy, Rokocoko, Elissalde, vous valez mieux que tout ce qu’on aura dit de vous dans L’Equipe ou Paris-Match. Je vous offre, ô immortels, aere perennius le camée de mon poème.

 

 

VI

Petite Ode au grand Rokocoko

 

 

Je me sens plus fier d’appartenir à l’espèce humaine, Rokocoko, depuis que je sais que tu as consistance et que notre Serge Betsen a éprouvé la rudesse de ton endocarpe. K.o. ! Comment ne l’être pas ? Rien qu’à ouïr ton nom le Franc le plus viril sent sa cosse se fendre et se froidir son sang. Laisse-moi savourer un moment cette coque, cette écale, ce brou, et ces quatre quartiers : Ro’ko’co’ko’, toi-même, en ton roc initial, tes trois k, tes quatre o , ô nom impérissable, et qu’en comparaison le mien est ramollot ! Il ne m’est nul besoin de te voir à l’ouvrage, tarzan de la percée, hercule du plaquage. J’entends le roulement, la quadruple syllabe, et il n’est rien du match qui me soit étranger. J’oserais même dire, au risque de choquer les aficionados (ce n’est pas le mot propre ? eh bien, qu’on le nettoie…), que tout le match pour moi se rassemble, en ce dimanche matin sept octobre anniversaire de Lépante, dans les sonnantes maracas de ton nom, Rokocoko, et le K.o. que tu infliges, d’entrée de jeu, à ce Serge Betsen dont les quatre e, seraient-ils à la coque, peu peuvent, concassés par tes gutturales. Rokocoko ! Je délire, certes ; mais que ce délire est délicieux ! Ce match fut un grand événement – je ne le nie pas -, la moindre de ses péripéties un grand acte liturgique – c’est sans conteste -, mais, peu instruit des règles complexes du rugby et (aveu sordide) peu intéressé par les gracieuses évolutions de ces enfants de la balle (ah ! cent fois plus commotionné, je vous le dis, par un ballet de Vigano !), ma ferveur se rabattit sur l’exotisme des patronymes ; à l’heure H où la pelouse de Cardiff allait vibrer sous les semelles (Nike ou Adidas ?) de nos Centaures bleus et de nos gris Lapithes, je suivais dans sa triste vie le héros de Chinua Achebe, Okonkwo, et il ne me faisait doute qu’avec un nom pareil l’on n’a guère de chance d’inventer la poudre. Mais Rokocoko, pareillement peu soupçonnable d’être en puissance d’inventer quoi que ce soit, devenait à lui seul, grâce à son coruscant patronyme, en ses quatre syllabes ramassé, un complexe sportif, une mêlée ardente.

 

 

VII

La Grande Ode

 

Je me lève aujourd’hui en votre honneur, valeureux rugbymen ; je vous invite à vous lever, ô vous tous mes contemporains, dans un très noble et unanime mouvement d’exaltation, tenant en main la coupe de Cécube ou de Massique : ovation, ovation ! Il ne sera pas de vocable assez sublime pour célébrer la victoire historique remportée à Cardiff par nos Bleus sur les All Blacks. Ma louange éclate ; amis, faites chorus. Et vous, vous je vous soupçonne, érudits à lorgnons, retraités moroses, de vous tenir en marge, « sur la touche », de dédaigner, voire (horreur !) de dénigrer la grande chose qui vient d’avoir lieu et qui aura lieu désormais, salves jubilatoires itératives, dans la mémoire humaine. Accueille, Chronique, le haut fait. Puissé-je l’honorer d’une clameur condigne ! Prête-moi un moment, poète des Grandes Odes, ton plectre et ta lyre  ! « Impossible n’est pas français ». Nos Bleus ont su trouver au tréfonds de leurs tripes la solaire énergie qui enfante les mondes. Risqué-je d’en dire trop ? Me rendrais-je coupable d’un excès d’hyperboles ? Non, rien ne sera de trop quand il s’agit d’une si vaste performance. Ecumez, pétillez, paroles éblouies ! Et c’est toi d’abord, Frédéric Michalak, heureux croisement de Kruszwica et de Carthage, qui déchire d’un trait de ta foudre jambière la défense néo-zélandaise et fait à Jauzion, ce palikare, la décisive passe. L’échéance est solennelle : jusqu’à cette soixante-neuvième minute les Blacks menaient au score, et voici l’égalisation, voici … à ce mot simple mes feux sur la cime s’allument, et ce n’est pas en vain que je dis cime et feux. La ruée de nos Bleus fut comme un incendie allumé aux flancs d’une montagne magique. Et, puisque surenchérir est ici de rigueur et qu’il n’est ici de métaphore excessive,  notre team, j’ose dire en une transe exultante, fut un jet, la giclée d’un sang supersonique. Je te salue aussi, Dusautoir, comment t’oublierais-je, toi qui signas par ton aplatissement de la cinquante-quatrième minute, avec l’appoint de l’impeccable Lionel Beauxis, Lionel, El, le dieu, le divin Beauxis au cœur, oui, de lion! une première égalisation, 13 à 13, chiffre-talisman ! Je vous salue, grands hommes, vous êtes invincibles. C’est à vous que pensait (certes sans le savoir) le poète Eluard quand il proférait, d’une voix pareille à la Voie Lactée : N’attendons pas un seul instant, levons la tête. Prenons d’assaut la terre. Nous le savons elle est à nous submergeons-la. Nous sommes invincibles. Vers lactescents, vers dorés. Paul Eluard ignorait, quand il émit ces paroles souveraines, qu’il était le prophète de votre incoercible poussée, valeureux athlètes. Quelle constellation, dans l’avenir, quel ballet de quinze étoiles plus scintillantes que Sirius ou Véga, portera votre nom su par tous les écoliers sur toute la planète ? On dira Michalak ou Elissalde comme l’on dit Hercule ou Orion. Mais, comme vous êtes deux fois quinze en vérité, ce n’est pas une, ce sont deux configurations astrales – ainsi au ciel et les Gémeaux et Bételgeuse – qui rendront à jamais illustre votre exploit. Pardonnez-moi, surhommes ; l’huile de ma lampe s’épuise ; mon génie est court, ma verve à sec ; en vain j’implorerais de Saint-John Perse quelques épithètes rares, quelques substantifs exotiques et chatoyants ; je suis à bout de rhétorique ; cette Ode, que je voulais magnifique, ah… ! Encore un soubresaut, ma Muse, encore une salve, ô Duende, intercède, Lorca, poète des taureaux. Je le proclame, très valeureux, vous êtes revenus du bout du monde, oui, du bout du monde : terrassés l’on vous croyait, terraqués vous étiez, ramassant dans vos muscles toutes les énergies telluriques et marines et faisant de la pelouse de Cardiff la scène cosmique d’un inoubliable retournement de situation. Quel philosophe au faible pouls, quel politique de bas quartier ont pu dénigrer l’énergie réactive ? C’est à elle, c’est à l’effet boomerang de votre défense rebroussée que vous devez le score final qui vous immortalise : vous fûtes, ce mémorable soir, des super-jets, ce qui se fait de mieux à l’article de la réaction. Est-ce assez dire ? Eh non ! Ce ne sera jamais assez. Mêden agan, « rien de trop », le vieux précepte de la sagesse antique n’est plus de mise quand il s’agit d’une coupe du monde de rugby, d’un match qu’on eût souhaité qu’inscrivît dans le marbre le sculpteur delphique de la frise des Centaures et des Lapithes, quand il s’agit d’une victoire, d’une Sainte Victoire que seul un Cézanne des stades serait digne de rendre à force de patiente et probe ferveur dans une toile cent fois reprise. « Il y a quand même une chose qui compte dans la vie, c’est de ne pas être vaincus ». Cette maxime de Malraux, nul lieu au monde ne l’aura illustrée avec tant d’éclat que, ce samedi soir 6 octobre, la pelouse enchantée du Millenium de Cardiff. Guy Môquet, ce héros de la résistance, n’aura pas versé en vain son sang de jeune français, ou, si c’est meilleur, son jeune sang de français, peut-être « ce jeune héros » serait mieux, j’opine moi-même, tout bien pesé (l’art de la phrase !), pour « la jeune résistance »… excusez ce pataugeage, je tremble de bonheur. Ah !Ah ! j’ai eu tort de risquer ma faible nef sur ces flots tyrrhéniens du dithyrambe ! Je n’ai les pectoraux ni les couples requis. « Nous allons vivre un jour de plus ». « Un jour », Paul Eluard ? Des milliers de milliers de jours. Ce 6 octobre, ô mage de Sils-Maria, est promis au retour éternel dont tu fus le héraut. Qui disait, naguère, avec la voix égrotante d’un Gide en gilet de flanelle, que la France se décompose ? « Venant de très bas, de très loin, nous arrivons au-delà ». Au-delà, l’entendez-vous (toujours Eluard). Ode, là !

 

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VIII

Ode cynique, ou Contre-Ode

 

Cynique …Le chien …Ou Thersite, ce toadstool, l’appelle Ajax. L’excellence du rugby serait moins obvie, la qualité quasi surhumaine de ses champions moins évidente, si, en contrepoint, tel le roraffen moqueur jadis dans les églises d’Alsace, un petit démon pervers ne troublait l’émotion liturgique et les doxologies par quelques éclats de rire. La cause est entendue. A l’heure où de ma main qui ne résisterait pas à la poigne de Chris Masoe ni même à celle de Frédéric Michalak je m’efforce d’aligner quelques anapestes dithyrambiques, la France a gagné, et c’est immense, c’est tellement français ! L’événement a relégué dans la plus justement implacable des ombres toute autre péripétie locale ou mondiale de ce 6 ou même de ce 7 octobre. Ont-ils gagné ? Ils ont gagné. Espérait-on ? On avait peu d’espoir ; on avait l’espérance, Oui, la petite fille espérance, Péguy, C’était grand, c’était généreux, c’était …la France, Couronnez ces héros d’amarante et de gui. Tous les paris contre eux, on les disait perdus. Un noble désespoir alors les secourut. (Il me fâche que cette rime, « dus »/ »rus » soit insuffisante ; je crains même que ma batterie de dodécasyllabes n’ait pas ici le souffle requis). Les rares journaux qui ont eu la chance de paraître le dimanche 7 octobre 2007 devront se faufiler, dans les bibliothèques, parmi les livres du premier rayon.

Mon ami René, fin lettré mais récalcitrant au stade, me rappelant la cruelle épigramme décochée aux habits verts– « ils sont quarante qui ont de l’esprit comme quatre » – propose, s’agissant de notre team bleu blanc : « ils sont trente qui ont de l’esprit comme trois ». Tout heureux de ce trait d’esprit il renchérit, consulte son Shakespeare et, bravant l’Opinion (que je dis qui nous régit et à laquelle il faut dévotement se soumettre), se permet de brocarder les as de la passe et les caciques du plaquage comme fait Thersite, ce damned cur, les vaillants fier-à-bras, vifs de sang mais vides de cervelle, engagés sur la pelouse dardanienne dans le match du siècle contre Troie, match, ironise René, jusqu’à ce jour mémorable, et, de même, notre victoire sur les All Blacks, victoire des Blancs Bleus sur les Noirs (racisme ? mais non mais non !), effaçant les dates climatériques de 1918 et 1945, défraiera la chronique pendant des millénaires. Qui a dit, et où l’a dit : « j’y étais », laissant entendre qu’il avait saisi une occasion unique d’assister à un des grands événements de l’Histoire et qu’il se fût senti un peu moins homme si, par une honteuse frivolité ou une coupable distraction, il s’était dérobé ? Eh bien, depuis le 6 octobre 2007 le départage de l’humanité se fait entre ceux qui y étaient (à Cardiff, sinon, à la télé) et ceux qui n’y étaient pas. Je n’y étais pas, s’esclaffe René, et m’en targue ! J’y étais moi, sinon de corps, du moins de cœur, et, depuis – me comprenez-vous ? – je me sens un peu plus homme.

Il exagère, René. Il prétend que son ouverture d’une boîte de conserve ou son remplacement d’un pommeau de douche sont des événements cosmiques au même titre qu’un match de coupe du monde. Il prétend que l’art d’appareiller des riens aux « grands actes Qui sont aux cieux » est le propre d’une société qui se décompose et cherche éperdument dans le spectacle des jeux sportifs un ersatz des grandes liturgies catholiques. Sept octobre 1571, dit-il : victoire de Lépante, solennité du Très Saint Rosaire. Quel chapelet récitera-t-on, désormais, en ce millénaire où les stades se substituent (tant mieux ! tant mieux !) aux églises, en commémoration de la victoire de Cardiff ? René imagine des Litanies parodiques : saint Beauxis, buteur di primo cartello, priez pour nous ; titanesque Dusautoir, héros du plaquage, priez pour nous ; Jauzion, essayiste des causes désespérées, venez à notre secours ; Raphaël Ibanez, valeureux capitaine de notre team, te supplices rogamus. Mais René, qui n’a pas la patience d’égrener la vertu spécifique de chacun des quinze joueurs en service, se rabat sur l’idée réjouissante qu’ils sont quinze (ou deux fois quinze) comme les quinze dizaines d’Ave requises pour le Rosaire ; un grand match de rugby contre les Blacks, ces Turcs de Polynésie, ce n’est rien de moins que Lépante laïque rejoué dans les Galles. On sait que Cervantès y perdit un bras. De même, dans l’échauffourée titanesque de Cardiff, Serge Betsen, victime de Rokocoko, fut évacué k.o. Mais que peut un Rokocoko contre une équipe dont les leaders se déclarent prêts à mourir pour le rugby ? La jeune Eglise eut ses martyrs ; le toujours jeune rugby, et qui pareil à l’âme (selon le Maître rhénan) rajeunit de jour en jour, a, lui aussi, ses martyrs. Changeant de registre, René me montre une photo d’un public surchauffé aux joues fardées de bleu blanc rouge et prononce l’immortelle, la décisive (dit-il) parole de l’Ode : odi profanum vulgus. Qu’est-ce qu’un fan ? Un fanatique. Curieux, dit-il, on dénonce le fanatisme religieux, on exalte le fanatisme sportif, en escamotant que le sport est une religion substitutive et qu’entre Heil Hitler et Heil Chabal il n’y a pas tant de différence. Se purge-t-on de la violence, dans les stades ? L’entretient-on ? Le vocabulaire guerrier y est de rigueur : ce signe ne trompe pas. La cérémonie dite du haka est un simulacre de détestation, une salve contenue d’agressivité. Les équipes, avant d’en découdre, simulent la haine atavique. Le racisme national se couvre d’une rhétorique de clichés. Bref, ces rassemblements autour d’un ballon disputé par des culottes courtes, ce racolage œcuménique de supporters ne me présagent, souligne-t-il, rien de bon. « Débordements », « dommages collatéraux » on n’en sait déjà que trop sur le sujet. J’ai beau représenter à René que la pelouse de Cardiff ressemble peu à un camp d’extermination, que le rugby n’est pas, comme le football, prétexte aux violences chauvines de la « racaille », il n’en maintient pas moins qu’une foule surexcitée, hurlante, est toute préparée pour les grands carnages. Je m’arrête là, craignant que cette contre-Ode ne prenne les proportions d’un anti-Carmen Saeculare.

 

 

IX

ODE EN BERNE

 

Mon lecteur, s’il s’en trouve quelqu’un – car je ne prétends pas attirer autour de ma pelouse d’ébats dithyrambiques la foule qui écume les stades –se doutera que je n’aurais pu célébrer congrûment nos trente vedettes de l’Ovalie sans m’être copieusement référé au journal L’Equipe. Eh bien, qu’on me passe, à propos de ce Bréviaire des fidèles de la religion du sports l’ombre (furtive) d’un soupçon : à lire les comptes-rendus de cette coupe du monde de rugby 2007, j’ai eu en effet le soupçon d’une écriture parodique, d’un canular énorme et continu : comme si, à la différence des supporters que l’on ne peut soupçonner eux (suffit de voir leur bouille sur un papier ou un écran) de faire semblant, les reporters, payés pour appuyer sur la pédale forte du dithyrambe, gardaient toute licence pour s’esclaffer en douce et se comporter in petto à la manière de Boileau dans ce fameux Lutrin où une bénigne altercation entre un prélat et un chantre s’élève sur le mode bouffon à des hauteurs épiques.

Si je ne tenais pas le rugby, après le foot, pour une des très hautes réalisations du génie humain, et les grands rugbymen pour des specimens d’une humanité supérieure, aussi dignes de figurer dans le Larousse universel que Shakespeare ou Einstein, je me permettrais, moi-même, d’écrire une Ode facétieuse, voire une contre-Ode : ce seraient mes saturnales ou ma fête des fous. Quand je prononce que Cardiff fut notre Lépante, loin de moi l’idée de bouffonner : la victoire française sur les All Blacks aura plus de conséquence sur le devenir de l’Europe que celle remportée sur les Turcs par Don Juan le bâtard. Mais si je chantonne : « hé ! nous avons battu les Zélés de la lande ! qui pourra désormais arrêter notre élan ? » je ne sais plus si je suis sérieux ou si je m’esclaffe. De tous les artifices de la géométrie nul ne me fascine comme la bande de Möbius et ses équivalents littéraires, certaines pièces de Shakespeare où l’on glisse par transitions insensibles à moins que l’on ne vire par brutales ruptures de l’allégresse comique à la gravité du discours édifiant. J’inventai hier le branle d’un nouveau monologue pour un Hamlet des stades ou de la méthode Assimil : What team is it ? It is the team of France.

Halte là ! En vérité, l’événement est venu au secours de mon humeur facétieuse. Notre team a d’abord perdu contre le team anglais, puis s’est fait rosser de la belle manière par le team argentin qui l’avait déjà un peu étrillé dès le début de la compétition. Quel substantif serait adéquat pour signifier la sorte de veste que nous avons … prise, ou ramassée ? Mais déculottée, en l’occurrence, me paraît le mot le plus adéquat. Un journaliste pressé, insoucieux de la langue spécifique de chaque sport, a parlé de « K.O. ». Je préfère ici, dans la note parodique, exploiter avec un chroniqueur mieux inspiré le répertoire conceptuel du christianisme : les danseurs de tango, ironise-t-il, ont crucifié, dans cette finale de fer, nos quinze christs en culotte courte ; ainsi fut conclue cette messe de funérailles, et infligée par Contepomi l’extrême-onction à une équipe en déroute. Me flatté-je de dire mieux ? Nul n’ignore qu’aujourd’hui ce sont les artistes de L’Equipe qui se révèlent les plus habiles à exploiter dans leurs splendides métaphores notre vieux fonds liturgique.

Ce fut un couac, eh oui, un couac, retentissant comme il convient à tout couac qui se respecte. Couac (Littré) : «onomatopée burlesque qui se dit pour exprimer les fautes que font avec les instruments à hanche ou à bocal les débutants qui n’ont pas l’embouchure ». Cette définition s’applique précisément à nos as du ballon ovale : qu’ils éjaculent des onomatopées, nul n’en doute, ça s’entend ; que ce soit burlesque, on en discute ; que ces rudes gaillards soient, par métaphore, désignés comme des instruments à hanche, c’est bien connu ; il n’y a que le bocal à ne les concerner pas ; mais qu’ils n’aient pas l’embouchure, et de là soient taxés, avec une nuance un tantet dépréciative, de débutants, le 34 à 10 « ramassé » contre l’Argentine en inflige même au profane que je suis l’évidence. Héros ! Jamais la consanguinité vocale de ce terme épique avec le zéro des mathématiques sévères ne me fut plus sensible ! Quel d’entre vous eût pu reboosté votre team ? Peut-être (je hasarde) vous aura-t-il manqué le carburant moral qu’eût été une fois encore la lecture de la lettre-starter du martyr Guy Moquet ? Raphaël Ibanez, tu perdis le contrôle, Nicolas Mas, tu … Ah ! Lionel Nallet, ton corps demanda grâce, Thion se démena mais fut éliminé, Nyanga fut actif mais se laissa duper, Imanol fut par trop étourdi, Elissalde but le calice jusqu’à l’hallali, Martin sentit ses os craquer, Michalak sur les jantes, au fond du marigot David Skrela, David Marty, rincés, tutti quanti….

Infinies sont les marges de la page blanche. Mais limitées mes forces, grandissant l’ennui. Pardonnez-moi, valeureux et misérables z-héros. J’achève ici comme Renan sur l’Acropole. J’ai feint, quelques décades, d’être un de vos fervents. Ores vous l’avouerai-je ? Je n’ai jamais cessé de sourire à vos mêlées, vos exploits ne me sont que des enfantillages. Je considère à présent, dans la distance d’un automne terminal et d’une raison froide, tout le tam-tam fait autour de vous comme, oui, c’est le cas de le dire, un couac retentissant. Vous êtes dans le devenir du monde quantité négligeable. Ce qui m’a plu le plus, à vous examiner, c’est l’heureux hasard de quelques-uns de vos noms et le caractère héroï-comique de quelques-unes des photos qui vous mettent en montre. En vérité, mes braves, ce ballon pas même rond qui passe de pied en main et comme au jeu de croquet dans des arceaux de cuisses musclées, que m’importe ses voltes, ses sinusoïdes, ses atterrissages ? Excusez-moi. J’ai rendez-vous avec un rouge-gorge, là-bas, à la corne du bois.

 

 

 

 

 

 

 

X

 

Ode à Carquefou

 

 

Toutes affaires cessantes (locution, en ce qui me concerne, assez plaisante, car d’affaires, docile au précepte de Lie-tseu, je n’ai aucune, ou presque), je veux célébrer Carquefou, et recourir, pour ce faire, aux plus grands artificiers du dithyrambe – osé-je nommer, mieux encore qu’Horace, l’homme de Cynoscéphales qui célébra jadis les Olympiades et serait requis, cette année même (2008), s’il fût au monde, pour féliciter par anticipation les Chinois donnés favoris (après le Soudan), paraît-il, de l’épreuve de violation des droits de l’homme ?

Carquefou …Je crus d’abord, égaré par la ressemblance sonore, que ces trois syllabes désignaient de nouvelles « grandes surfaces », ou peut-être moins grandes, voire petites (comme on dit les « petits Casinos »), dans la mouvance sinon dans la dépendance de « Carrefour ». Je me trompais. Je crus alors que le dénommé Carquefou était un de ces tueurs patentés, convaincus de viols et d’assassinats en série, un autre Fourniret, par exemple, en faveur desquels, abolie la peine de mort (comme on s’en réjouit !), on fera peiner l’appareil pénitencier, l’appareil judiciaire et les citoyens imposables de sorte que ce surhomme soit entretenu à nos frais et à perpétuité dans une ergastule confortable. Mais non, Carquefou n’était pas le nom d’un tueur patenté. Il me plut alors, mangé que je suis par les mites du jeu de mots, à mettre Carquefou en pièces pour lui conférer un sens attractif : Car, que fou ! me dis-je (jouant au médecin aliéniste qui atténue ainsi une culpabilité) (mais ce pouvait être aussi un comprimé de la première épître aux Corinthiens). Enfin je me résignai à découvrir que Carquefou n’était qu’un toponyme, que l’on désignait ainsi une commune de Loire-Inférieure (« Inférieure » ?), que Julien Gracq aurait pu la mentionner dans sa description de la banlieue nantaise mais que son voisinage lexical avec le carquarel ou cliquette à lépreux m’aurait rendu suspecte si …ah ! Carquefou, par une série de coups d’éclat qui ébranlaient la planète entière, venait de s’acquérir un renom immortel et toute une page illustrée, c’est le moins, dans le prochain Larousse du vingt-et-unième siècle. Je décidai alors de n’être pas en reste et d’ajouter mon Eloge pindarique à ceux des hautes instances de la République et de la Société des Nations. Voici :

 

« Carquefou, dème de héros ! On le saura désormais ; veux-tu chanter Carquefou, ô mon âme ? Ne cherche pas, sur tout le territoire de France, une lice plus glorieuse que la verte pelouse de la Beaujoire où les onze Carquefoliens ont défait tour à tour des équipes chevronnées, chèrement entretenues et chéries des instances médiatiques ; oui, ce petit club s’est taillé dans le ciel de la gloire un empire, mille voix le répètent, et le Poète est à court de vocables pour célébrer comme il convient non pas un, mais un train d’exploits. Le héros lui-même, quand son action a frôlé le sublime, n’est-il pas frappé de mutisme ? Je veux ici redire, avec Bagdad Selha : « c’est grand, ce qu’on a fait » et, ajouta-t-il, « me fait faute le qualificatif qu’il faut » ; oui, Carquefou venait, aux dépens des Nancéens, de se qualifier, et cette qualification passait en effet tout ce qui se peut exprimer dans les langues humaines. Reste le silence, qui est d’or, et l’eau des larmes. J’ai pleuré moi-même, hommes valeureux, écoutant puis lisant le récit de ce match digne d’un carmen saeculare ; je n’oublierai jamais, au grand jamais, cette photographie où l’on voit Maximilien Moreau cacher de sa main droite (gantée Adidas) l’un et l’autre de ses yeux humides (pudique, le héros) tandis qu’auprès de lui Thomas Letapissier chialle, lui, sans façon, la face exposée – je cite Paul Claudel – à « un milliard d’yeux qui clignent ».

Carquefou, dème de héros ! Je le sais, je le sais (m’en émeus, m’en afflige), votre course, Carquefoliens, vers le trophée suprême fut interrompue par le PSG et nommément Pedro Miguel Pauleta, l’ »aigle des Açores ». Ainsi vous ne vous êtes pas hissés sur le pavois comme le firent, quelques lustres plus tôt, les célèbres bourgeois de Calais dont nul n’ignore au monde, pas même les provinces les plus reculées du Sin-Kiang, qu’ils ne s’inclinèrent qu’en finale, les preux. Mais vous avez égalé pour le moins la performance de Schiltigheim – ah ! Schiltigheim ! il ne se peut, épelant ce gracieux toponyme, que je ne me remémore la devinette raciste, certes, mais hilarante : « quelle différence entre Schiltigheim et Florence ? –il y a des petites Florences à Schiltigheim, il n’y a pas de petites Schiltigheims à Florence » ( oui, mais Schiltigheim l’emporte sur Florence, chaque nuit du destin, au nombre de voitures calcinées) … Pardonnez-moi, Carquefoliens, je m’égare. Tant je suis inadapté aux grandes conjonctures et inapte à la grande éloquence ! Et que dirais-je qui pût égaler les reportages dithyrambiques du nouvel Antoine Blondin commis, en cette année 2008, au soin de vous suivre dans votre course épique vers le trophée suprême ? Une méchante langue prétend que, vaincus par le PSG et nommément l’ »aigle des Açores » (Pedro Miguel Pauleta), vous êtes, après votre saison d’éclat, voués à retomber dans l’anonymat déprimant de la CFA 2. Il n’en sera rien. Eussé-je été le seul à laisser dans les belles lettres une trace de vos sidérantes performances, mon œuvre de pénégyriste, si modeste soit-elle, n’est pas de celles que la postérité jettera dans ses oubliettes, et tant qu’il y aura des hommes, et qui pensent, Carquefou sera au Ciel des grands actes, par ma médiation au moins , une étoile alpha.

Et maintenant je veux te plaire, Letapissier : c’est toi, ce sont tes jambes infatigables, c’est ton crâne hyperboréen qui ont permis à ton équipe de vaincre celle de Nancy : à la minute destinale, l’instant-pivot, la Kehre, à la quatre mille trois cent vingtième seconde du match mémorable, tu empêchas, par un retourné acrobatique, le nancéen Fortuné d’ouvrir le score et, ce faisant de vous fermer la carrière. Que cette Ode, homme au jarret d’acier, te soit une pomme d’or ! Tu as su, à l’instar des pros les plus chevronnés,  « gérer » – ce sont tes propres mots – « les espaces » ; tu as taclé, ou plaqué (mais combien meilleur le terme anglais, tackle, et la suggestion qu’il insinue, phonétique, du plus subtil des petits chiens, le teckel au poil dru), oui taclé tant et plus, roulant mainte et mainte fois ton opposant dans la poussière. Et que dire encore afin de te rendre l’hommage congru ? Je suis pareil à l’un de ces infortunés poursuivants de la vierge aux pommes d’or, qui ne parviendra jamais, si volubile soit-il, à la cheville de la Chanteuse divine dont il implore, en faveur d’un tel preux, l’inspiration.

Et c’est toi maintenant, sublime N’Doye, homme aux grandes pensées, à qui j’ai le devoir de tresser une couronne. O fils de l’Afrique fertile en fémurs indomptables, de même que Letapissier fut l’artisan de votre victoire sur les Nancéens tu es celui de votre victoire sur les Marseillais : un à zéro, c’est peu, diront les pisse-vinaigre, les pantouflards ; je dis, dans l’éclat souverain d’un dire orphique, que c’est considérable : cet un, ce trait unaire, ne voyez-vous pas que c’est l’analogue, dans les épreuves du stade, de l’Un plotinien ? Un : le réel même ; zéro : eh bien, zéro, rien de rien. A la septième minute – ainsi tombèrent à Jéricho, au septième tour, de biblique mémoire, les murailles ! – Le Paih t’envoie le ballon, tu te démarques, N’Doye, tu te joues, au prix d’une conversion géniale, de Carrasco, tu te décales sur ton pied droit et, sans trembler, …hop ! Hop ? Hop serait-il de mise dans une grande Ode pindarique ? Que ne tombe de ma plume, dieux du Pinde, aucun mot plébéien ! Je préfère emprunter, impeccable N’Doye, tes propres expressions : « allez vas-y mets-le au fond », tu faisais courir, à l’instant mémorable, cette parole sacrée dans toutes les fibres de ton corps, « allez vas-y mets le au fond » ; s’agissait-il de footre ? s’agissait-il de foutre ? L’un et l’autre couplés dans une extrême transe : quand le ballon pénétra dans l’excavation des filets, tout le peuple des Carquefoliens mâles, sur les gradins ou derrière le petit écran, poussa un hurrah de triomphe où se mêlaient à parts égales fierté et volupté. « On vit un truc énorme » – ainsi tu t’exclamas, N’Doye (« on vit », ou « un vit », c’est égal) d’une voix que le micro porta aux quatre cons, pardon aux quatre coins du monde.

Une dernière image, non la moins captivante : Pierre Maugé et Nordine Merzougi, sous le choc du shoot décisif, tombent dans les bras l’un de l’autre, cependant que Djebril Cissé (l’un des onze du team ennemi) est assis, derrière eux, pauvre pître, piteux pantin aux longues pattes de locuste écartelées, figure de l’absolu désarroi, pareil à un damné dans l’Inferno de Dante ou la fresque de Michel-Ange. Il ne s’en remettra pas … Ah ! comme elle est belle, la victoire, quand l’accuse, comme sur une toile, la consternation du vaincu ! Valeureux virtuoses du ballon rond, vous avez glorifié Carquefou par d’illustres triomphes. Je vous souhaite à tous nombre d’exploits encore et pour les couronner une vieillesse heureuse. Mais il me vient, à vous célébrer comme il se doit (ce serait forfaiture de ne le point faire), une pensée que me souffle ce me semble la Vierge Astrée elle-même : victimes de quelle injustice, Carquefoliens, à l’instar des Gueugnonais (dont vous fûtes, entre nous soit dit, le guignon), êtes-vous consignés en « CFA 2 » ? Qu’est-ce que cette discrimination ? Cette hiérarchie des guibolles ? Ce tiers-état du foot ? N’êtes-vous pas tous également des avec-culottes ? Ah ! voici que mon Ode vire à l’improbation ! Mais c’est encore une façon, Carquefoliens, de vous rendre hommage. Et puisque j’en suis là, je veux, tirant parti de cette grande circonstance- « ce truc énorme », pour répéter l’excellent N’Doye – m’étonner que l’on vous appelle, vous tous les virtuoses du ballon rond, de ce nom béotien, barbare, de footballers. Osé-je suggérer : foutriquets ? Jean-foutres ? Je m’en-foot-istes ? Hélas, ces vocables souffrent tous d’une acception péjorative. Comment vous nommer, demi-dieux ? Quelles syllabes devrait émettre la bouche d’or d’un irréprochable arbitre du Verbe pour dire cette qualité singulière qui fait de vous un peu plus, quand vous évoluez sur une Beaujoire, que des hommes ?

 

XI

Célébration de moi-même

 

Je suis célèbre. La chose est avérée. Je fais la une. Les journalistes sont à l’affût. Les cameramen. J’ai autorisé, comme il se fait au foot, un cliché par seconde, pas moins, pas plus. Mais j’ai donné à Paris-Match l’exclusivité de la photo de couverture. Quelle armée à mes trousses ! C’est le jour J. Il est entendu que l’on va filmer et raconter une de mes promenades, une promenade-modèle, une de ces promenades que j’exécute en virtuose. Enfin mon génie de randonneur se trouve reconnu ! Longtemps des sports de masse ont comme on dit tenu la vedette. L’on en revient. On sait désormais qu’il y a plus de vraie humanité, de courage, de patience et de passion dans un pas sur le sentier Gobert que dans un essai ou un shoot.

 

 

Nous n’en sommes qu’au tout début. L’aube se déculotte, l’aurore enfile son collant. Mais ils sont déjà là, les uns au pied de mon balcon, les autres derrière le fenestron de ma kitchenette. Ils ne veulent rien ignorer de mes faits et gestes, et c’est justice, car j’ai atteint – je le répète – dans l’art de la promenade un talent que sans immodestie je puis dire extraordinaire. Je vois d’avance l’article de Paris-Match. Rien n’aura échappé au reporter. Tout commence, écrira-t-il, par le petit déjeuner. Exact. Il a noté que j’absorbe, en prélude, avec un verre d’oranges pressées un couple de kiwis, bombes de vitamine et adjuvants du transit intestinal ; il a repéré que je préfère la margarine « primevère » au beurre, de quelque vertu qu’il se pare, que c’est un yoghourt au soja que je mélange à mon bircher-muësli, que mes tartines sont grillées, que je ne suis pas avare de thé, à la bergamote, s’il vous plaît, pas moins de trois bols. Ma tenue ? Oui. Il décrira mon tee-shirt et mon short, s’extasiera sur ma casquette de facture Ralph Loren, ma ceinture Versace, mes godillots hauts, très hauts de gamme, oui, monsieur le reporter, le nec plus ultra de la gamme – je le vaux bien.

Ils sont toujours là. Ils ne décollent pas d’une semelle. Je le sais, dès que j’ouvrirai la porte, je serai assailli par les flashes. Importuns moucherons ? Je ne le dirai pas, non. J’ai rêvé tant d’années durant de devenir célèbre. Eh bien, je le suis. Il est tout de même plus facile de vivre quand on dispose dans les revues et magazines d’une personnalité substitutive. Il me semble maintenant que si je tombais gravement malade, mon double photogénique assumerait ou atténuerait la douleur. Je me rappelle que, vainqueur deux saisons de suite au sport présidentiel, François Mitterrand dut à sa notoriété de n’être que modérément tourmenté par son cancer. Je me fais vieux. Le reporter ne saura pas que j’ai quelquefois une crampe à la cuisse droite, et le pied gauche arthritique. Vétéran ? On m’épargnera, j’espère, ce vilain mot. Sachez que de Tintaine au Col Vert je grimpe en une heure un quart. Me voici dehors. Quel tumulte, grands dieux ! Suis-je une idole ? Eh oui, j’en conviens. Dois-je me prêter au jeu ? C’est la règle. On va me demander : « quelles sont vos valeurs ? » Je répondrai : « le respect, l’humilité, le travail ». J’ai choisi aujourd’hui la balade qui mène de la Conversaria à Fontfroide puis à la Salière. Les voici devant mon garage, une nuée. Flashes, flashes, flashes ….Ces engins braqués. Micros ? Il va de soi que je dois réserver mes forces pour un parcours sans faute. On m’interrogera, une fois terminées l’épreuve et la cérémonie, à l’auberge des Aillères où j’ai commandé une tartiflette. Ça y est, je me lance. Le large sentier caillouteux a des allures de chemin carrossable ; il s’élève assez rude entre un champ d’avoine et des prés de fauche ; la première station de ce parcours de gloire se nomme la Ya ; du lieudit la Ya (est-ce Yahvé tronqué, grands dieux !) une sente minuscule gagne les bois puis s’élève presque verticale dans la combe Chaulange ; ce n’est pas l’itinéraire que j’ai choisi ; je veux traverser les prairies dites de Machirey (Machirey me fait inexorablement penser à un tacheron marxiste du même nom qui prétendit naguère découvrir les principes de la « production littéraire », baste ! laissons au caniveau ces relents de culture à la grosse), prairies près desquelles croupit une eau d’abreuvoir dans un site de boues et de bouses que couvre une ombre épaisse d’épicéas ; mon pas, toujours alenti dans les premières minutes par les lenteurs alambiquées de la digestion, s’allège, s’affermit ; je vais, à présent, bon train, je sais qu’à gauche du carrefour où il me serait loisible d’emprunter le sentier Gobert, tracé, dit-on, sous l’impulsion dudit à l’époque bénie des « chantiers de jeunesse », se trouve la source de Fontfroide dont il m’arriva une fois de disputer le flux à une vache dont la panse semblait avoir une capacité égale au moins à celle de la célèbre tonne d’Heidelberg. Je signifiai à cette ruminante que moi aussi j’avais soif. « Tu quoque ? »… elle n’était en humeur ni de me tutoyer ni me céder sa place. Je n’étais pas célèbre, alors. Il ne m’arrivait pas que des doigts furtifs, levés sur mon passage, me désignassent : hic est, « c’est lui ». Aujourd’hui nul bétail ne fera obstacle à ma progression régulière ; je boirai quelques gorgées à Fontfroide, sans mufle interposé, non pour me rafraîchir, à dire vrai, mais pour donner aux cameramen, que je sais déjà postés autour et alentour, occasion de me filmer penché sur la minuscule languette de l’aqueduc, éclaboussé par l’eau que je lappe ; je m’efforcerai en effet, à ce point du parcours dont la presse a remarqué l’importance (« c’est là », ai-je pu lire, « qu’on l’attend ») d’affecter des façons de sauvage. Gagner la Salière, par après, ne serait plus qu’un jeu, si la sente n’était encombrée de rocaille, et déconseillée, conséquemment, aux engins dits « VTT ». J’atteindrai la Salière en un temps record. L’orphéon municipal m’y attend, et quatre majorettes qui me couronneront de palmes quasi olympiques cependant que le maire de Villard prononcera quelques paroles simples et vraies qui feront le tour de l’oikoumenê. Ce sera ma promenade numéro 2649 : la première à figurer dans l’Encyclopédie Universelle et dans le Quid. Tard, tard je t’ai connue, Madame Ma Gloire.

 

 

 

 

II   HYPER-PINDARE

 

I Ode à Raymond Domenech

 

On ne dira jamais assez de bien de Raymond Domenech. Ceux qui seraient, à le célébrer, récalcitrants, je les frappe d’inanité, résolu, quant à moi, quels que soient les futurs fiascos de l’Equipe de France, à chanter les louanges de ce sélectionneur auquel l’Equipe et la France se sont trouvées promues, une décennie durant, au pinacle du prestige. Au reste Jean-Pierre Escalettes, président de la FFF, rien de moins, s’est prononcé en sa faveur, et qui contesterait l’autorité du président de la FFF ( Foot Foot Foot) qui est – on le sait bien – l’institution la plus importante qui soit au monde après Al Qaïda et la CIA ?

 

Raymond Domenech – cela s’est dit – aura sacrifié la coupe d’Europe au bénéfice de ses fiançailles. D’aucuns l’en réprouvent ; je l’en félicite. De tous les matches qui se disputent bon an mal an sur cette incertaine planète, les plus difficiles à bien jouer sont les matches matrimoniaux. To match, en langue anglaise ( et l’on sait que le foot nous vient de l’aimable Albion) : être de mèche. Homme, femme : celle-ci, les filets, celui-là, le shoot. Il ne va pas de soi que, si accueillants les filets soient-ils, le joueur vide son bol où il faut. Raymond Domenech se devait de mettre tout son soin aux préliminaires de son mariage. Que l’équipe de France, faute d’une sélection satisfaisante, ait fait tchoufa, qu’importe, si la future, elle, (qu’on dit, méchantes langues, qui n’est pas future du tout) a été dûment sélectionnée ?

 

Raymond Domenech a manqué de peu l’éviction. Il s’en tire ! Nous en sommes contents. Que dis-je ! Nous exultons. Dès septembre prochain il montrera ce qu’il peut : les Bleus, qu’il aura triés sur le volet – qui en doute ? – affronteront successivement l’Autriche puis la Serbie. Battre l’Autriche, cette nation cléricale et étriquée, va de soi ; la Serbie, ce peuple fanatique opposé à l’indépendance des Kosovars, cela va également de soi. Une défaite, ici ou là, nuirait gravement au juste prestige de Raymond Domenech ; mais nous ne l’envisageons même pas. Les fiascos de ce printemps s’expliquent, s’excusent par l’intrigue compliquée des fiançailles. Faut-il le répéter ? Ce n’est pas trop de dix défaites au foot pour acheter une légitimité du foutre.

 

Comment trouver, Raymond Domenech, pour te louer, le ton juste ? Qu’il me soit donné, illustrissime sélectionneur, moi le béotien, le balbutiant, de me prononcer en ta faveur, après Jean-Pierre Escalettes ou, non moins crédibles, Ribery et Vieira, virtuoses du shoot, sans excès rhétorique, sans incartades sémantiques, bref sans vaines paroles. Ah ! que je puisse seulement dribbler quelques gouttes de chant pur ! Toi qui sondes les reins et les cœurs de chaque sélectionné présomptif, toi à qui est conféré, comme à la Divinité même, le pouvoir de choisir les élus (et de quelle élection !),toi qui sais comme pas un ce qu’il en est du staff technique et ce qu’il importe d’y modifier, mais qui, sous la pression des circonstances, ne recules pas à faire, comme un pénitent, ton mea culpa, sauf à garder la tête haute quand la demandent Zidane et ses zélotes, toi qui …emporté, mon cher, par l’élan de ma phrase épique, me voici culbuté, forcé à l’anacoluthe (ce croc-en-phrase que va, je crains, siffler l’arbitre), et – où en suis-je ? – conclure prestement avant que de chuter, oui, Domenech, oui, Domenech plus ultra, Dominech, Deus meus, nous comptons sur toi, nous avons confiance en toi, c’est toi qui nous mèneras, en 1910, sur le grand stade de Johannesburg, à la victoire.

 

 

  1. Ode au supporter

 

Supporter ….C’est un verbe. Le verbe supporter est de ceux que célèbre la sagesse sous tous les climats. C’est le verbe de la patience, de l’hupomenè qui, assure saint Paul, produit des fruits. Mais une acception singulière du vocable se rapporte au sport, qu’il inclut dans son syllabaire. Sporter : faire du sport, supporter la discipline, les fatigues, les tortures, l’inévitable dopage du sport. Comment vous sportez-vous ? Il est avéré, quoique ait pu prétendre Jeanne Calmant, qu’on ne se porte bien que si l’on se sporte bien, et c’est pourquoi il ne se passe pas de jour où je ne fasse du jogging, du rafting, du canyoning, du trekking, du jiu-jitsu, du haïkido et de la méditation transcendentale.

Cependant supporter, au prix d’une prononciation anglicisante, dérive du verbe au substantif. Qu’est-ce qu’un supportaire ? Que supporte-t-il ? Eh bien, le supportaire supporte les matches, non pas au sens où ceux-ci l’exaspèreraient de sorte qu’il doive exercer, dans le stade, devant sa télévision ou à la récitation psalmodique de L’Equipe, la vertu stoïque de patience, mais au sens où il apporte au team dont il a choisi de se faire le champion le soutien de sa ferveur, de ses subsides et de sa voix. Le supporter –(il est tout de même plus séduisant d’angliciser) – est, s’agissant de sport, l’analogue de l’adhérent en politique, en art lyrique du dilettante.

Du dilettante ou de l’adhérent il ne me sied de parler. Mais, pour exalter le supporter, disposerai-je des mots, des rythmes, de la grande manière qui s’imposent ? Rare est le supporter, aussi rare que la perle dans la profondeur abyssale. Que ce soit un type d’homme exceptionnel, peut-être le surhomme rêvé par Nietzsche à qui cependant aura manqué la chance de le rencontrer sur ses Holzwege, nul ne doute, du moins pas moi. Lancerai-je, pour célébrer congrûment le supporter, ma sagaie dans la cible ? Surpasserai-je, dans le noble art de louer le supporter, s’il en est mes concurrents ? Que le dieu des joutes à la joue vaste comme le Pinde vienne, si je défaille, à ma rescousse !

J’ai failli, plus heureux que Nietzsche, rencontrer une fois un supporter. Je me baladais dans la vallée d’Ax. Des sentiers me conduisirent au bourg de Larnac. Jouxte la fontaine je lus, sur la porte d’une maisonnette, affichée en jolis caractères entre un chardon et un fer à cheval, la suscription : « ici habite un supporter du stade toulousain ». Décrire mon émotion relèverait d’un style qui ne me semble pas, ici, de mise. Ici : rarement la force évocatrice de ce petit vocable (un déictique, disent, je crois, les grammairiens) me fut aussi sensible. « Ici », le hic latin …Hic jacet, hic manet, hic viget ; Ici donc ….Que les chrétiens me pardonnent : je tressaillis comme le peut l’homme de foi devant le tabernacle clos où il sait, averti par la petite lampe rouge, que se trouve la sainte réserve : hic est. Le supporter, ce merle blanc qui ne m’était connu que par les rumeurs du dithyrambe public, cet oiseau rare dont je désespérais de jamais connaître la face, la Face …. grands dieux, il me suffisait de toquer à cette porte, et ….Qu’est-ce, précisément, qu’un supporter ? Un homme, certes. Mais quelle espèce d’homme ? Je brûlais du désir de l’examiner de pied en cap, d’évaluer ses lobes cérébraux, la masse de ses muscles, la noble hardiesse et la pertinence de ses propos. Me croira-t-on ? Je n’eus pas le cran d’appuyer sur la sonnette. Il me parut qu’avoir frôlé un supporter, seulement repéré le lieu, Larnac, où il s’en trouvait un dont il me fût loisible une autre fois, mieux préparé, mieux paré, de solliciter un regard, cela, en ce samedi 14 juin 2008, était un suffisant délice et comme, dans mes nerfs, une détonation de fanfasia.

« Les footeux », écrit un supporter dont la célébrité a fait le tour des igloos et des pagodes, « ne sont pas loin d’être mes frères ». L’un d’eux, non des moindres, était en Syrie quand eut lieu la Finale de la Coupe du Monde 1998 (jamais majuscules ne furent à plus juste titre requises) ; une grande télé, raconte-t-il, était installée sur la terrasse de la maison où il avait pris gîte ; il suivit le match, seul Français parmi cinquante Syriens tous supporters du Brésil ; quand retentit la marseillaise (avec majuscule), il se leva et la beugla ; quand Petit marqua le troisième but il fit sept fois le tour de la terrasse (souvenir de Jéricho ?), hurlant fraternellement « vive la France » et bousculant, voire écrabouillant quelques-uns de ces détestables Syriens, qui, note-t-il à leur éloge, ne lui en tinrent pas rigueur, ne ripostèrent point par un poing dans la tronche à leurs orteils broyés. Ce supporter livrait ainsi une vérité qu’il n’est point trop conseillé de répandre : le foot est la guerre par d’autres moyens. J’ai su depuis que les supporters sont des preux qui se recrutent, par bandes et s’affrontent sur les stades en combats à l’arme blanche qui, à tout bien considérer, sont plus intéressants que le match qui sert de prétexte à leur échauffourée. On ne compte plus, me dit mon ami René (rompu à l’hyperbole)les meurtres commis par des fans de foot-club. Il dit : fans, René. Quelle différence y a-t-il entre un fan et un supporter ? Il fait trop chaud, dans les Alpilles, ce premier août 2008, pour que j’en décide. Il me semble que le fan adore les divinités du rock comme le supporter les divinités du sport. Et, qu’est-ce qu’un militant ? Un syndiqué ? Ces nuances de la vie associative me laissent perplexe. Je crois seulement que le supporter est, comme maint héros de l’Iliade, caractérisé moins par sa patience à soutenir son club que par son intolérance aux clubs rivaux. Le supporter : celui qui ne supporte pas que l’équipe adverse gagne. Comme il a raison !

L’ai-je dit ? Si oui, que l’on me pardonne de le répéter : jamais je ne me suis autorisé à espérer que je pusse un jour appartenir à quelqu’une de ces glorieuses phalanges. Mais j’étais convaincu que la race des supporters était rare, que l’on n’y était admis qu’au prix de dures épreuves qualifiantes. Mais on m’a insinué, récemment, que le supporter n’était peut-être pas ce merle blanc, ce phénix, cet aigle etc que je portais au pinacle, qu’il était légion, que son quotient intellectuel était, le plus souvent, fort en dessous de la moyenne, qu’il n’était pas cette sorte de surhomme dont avait pu rêvé avant de péter les plombs l’auteur de Zarathoustra, que c’était même, « dans neuf cas sur dix » (sic), un pauvre type qui se ruait au stade parce qu’il y trouvait à exercer son unique talent, celui de la ruade. Eh quoi ! Devrais-je, par un retournement désastreux, oh Zeus m’en garde ! passer du dithyrambe à la dérision ?

 

III. Ode à Sastre

 

Je veux, n’ayant pas eu la chance de me trouver parmi les 240.000 spectateurs qui l’applaudirent ce dimanche neuf thermidor sur les Champs-Elysées, dire à Carlos Sacre, nouveau don Carlos (en espérance de son Verdi), toute mon admiration. Il a gagné, hop !,sans s’être dopé. Hop ! Il n’a pas dupé par absorption d’EPO les juges-arbitres. Il a eu, peut-être, du « pot », de ce pot qu’on dit d’échappée  ; il n’a pas eu d’EPO. Certes son rival malheureux, l’Australien Cadel Evans, qui termine le tour bon second à seulement cinquante-huit secondes, susurre le contraire, s’étonne notamment que le vainqueur ait réalisé, dans le « contre-la-montre », à Saint-Amand-Montrond, un temps phénoménal. L’envie n’est pas le détecteur le plus fiable des fraudes. L’un endosse le maillot jaune, c’est un rire jaune qu’arbore son concurrent : ainsi va le monde, répartissant selon une loi non écrite et une justice absconse les biens et les maux.

Glorieux Sastre, c’est à trente-trois ans, l’âge où meurt le Christ, qu’au terme d’un long Golgotha démultiplié en kyrielle de sommets pyrénéens et alpestres tu as ouvert, sur la plus belle avenue du monde, des bras non de crucifié mais d’homme-dieu. A la différence du prophète juif, Carlos, plus chanceux que celui-ci, tu intéressas à ton supplice, tout le temps que tu l’enduras, non pas une Véronique seulement et quelques femmes pathétiques, mais une foule enthousiaste, et, des clichés de ton superbe effort, il en est des dizaines, recueillis sur des plaques plus fidèles qu’un vulgaire linge au reste contesté par les spécialistes ; de quolibets, tu ne fus point lardé ; tu évitas la triple chute de ce Lancelot du vélo, Lance Armstrong, qui à sa troisième ramasse écrasa ses roubignoles sous son cadre métallique, et se redressa cependant sans qu’aucun Simon de Cyrène lui prêtât main forte. A l’instar du Christ, cependant, ta vie entière, jusqu’à ce Tour que tu jouas à tous ceux qui étaient résolus de te maintenir sous leur sujétion dans le rôle d’éternel supplétif, ne fut que service : ce n’est pas pour moi que je tourne, répétais-tu volontiers, c’est pour Beloki, c’est pour Basso …Tonnerre de Brest ! Quand tu démarras sous la trombe d’eau bretonne, tu entendais enfin, dans ton for intime, la trompe de la renommée tonner à tes zozors. Ton parcours fut discret, rusé, sans défaut. Et puis, quand même aurais-tu absorbé un peu de EPO, eu égard à ta musculature castillane pétrie de ténacité mais pauvre en myocites, où serait le mal ? N’est-il pas juste que les sportifs défavorisés par leur physique demandent à la chimie le complément de ressources qui répare leur débilité et leur permette de faire, au start, jeu égal avec les zorros et les tarzans ? Je suggérai naguère à Roselyne Bachelot, dans une lettre qu’un de ses sous-fifres a dû mettre au panier sans la lire,de compenser au basket le scandaleux avantage des grandes perches qui n’ont qu’à poser le ballon, eux, dans le panier, par des échasses dont seraient dotés les joueurs de moindre taille ; mieux encore : je proposai d’équiper d’échasses – cet additif tout de même encombrant !- tous les joueurs des teams confrontés – fixant à deux mètres vingt, par exemple, la taille standard du basketteur ; égalité ! c’est, depuis 1789, un de nos requisits ; il est si facile de l’obtenir dans les galas du muscle ! Mais j’apprends à l’instant que le célèbre basketteur chinois Yao Ming mesure 2 m 29. Il me faut donc revoir mes prévisions à la hausse : la taille réglementaire, avec de vraies échasses même pour les monstres d’extension, sera 2m 40. Je t’ai un peu oublié, Carlos Sastre. N’est-il pas vrai que le même type de bécane est imposé à tous les concurrents du Tour, qu’on ne tolèrerait pas une victoire obtenue par une amélioration technique, que seules les innovations tactiques sont autorisées ? Tu n’avais ni meilleur guidon, ni meilleure pédale, ni meilleur système de freinage que Schumacher ou Steegmans ; ta petite reine jouissait des mêmes prérogatives que la petite reine du valeureux cancre, Vansevenant, pareil, par son assiduité à jouer le rôle de lanterne rouge, que jadis mon camarade de lycée Cohen-Bakri qui s’était hasardé en section classique et en grec, en latin, en français, occupait en classe de troisième avec une régularité d’horloge la dernière place à chaque épreuve écrite, monsieur Morat laissant tomber son nom aaronique et apéritif avec la même régularité, appuyant, de sa cruelle voix de Francilien raffiné, sur la troisième des quatre syllabes – j’en ai encore, comme voilà un demi-siècle et des poussières, l’oreille frappée, « Cohen-Bâcri, zéro virgule cinq …Cohen-Bacri, zéro virgule vingt-cinq » ; le brave garçon, qui ne s’éleva jamais, je crois, jusqu’au « trait unaire », , accueillait cette avanie monotone avec le fin sourire d’un élu que ne peut rebuter aucun mauvais traitement, et en revoyant son visage blême et blet de consentante victime, il me semble que je vénère un épigone de l’Agneau biblique. Il y a un sacre, aussi, pour le cancre. Pardonne-moi, Carlos Sacre, je dérive, et même, comme l’écrevisse si joliment décrite par Apollinaire et musiquée par Poulenc, je vais « à reculons, à reculons ». La Chronique officielle a oublié au palmarès, passé le douzième – c’est le collège apostolique – tous les concurrents classés, mais le cent-quarante-quatrième et dernier (144, le chiffre des élus dans L’Apocalypse) est inoubliable. Vansevenant (quel beau nom, quel surréel usage en eût fait un Cocteau), tu m’intéresses. Quelle est ta lignée ? Es-tu belge, flamand ? Quelles furent les impressions, trois semaines durant, du traînard de service que tu te résignas d’être ? N’importe, tu étais du gala, toi aussi ; les foules te virent défiler, on te héla, on te congratula ; tu ne fus pas Jason, la toison d’or ne fut pas ta part de butin, mais qui te dénierait le titre de héros, ô Cohen-Bacri du cyclisme ? Vansevenant, j’ai pour toi la sympathie du faible pour le faible. Les vivats au vainqueur sur les Champs-Elysées, il n’est rien dans ma vie anecdotique et nulle qui m’en donne l’idée ; au décrocher de lune je ne suis pas adroit, mais docile aux risées…

Sastre …Presque Sartre ! Le Sartre du vélo. Oui, j’augure que tu seras, cacique du Tour 2008, le Sartre du vingt-et-unième siècle. Et voici mon Epode au vélocipède, telle que tu me l’inspires : O sistres, ô cymbales, mamelles cadencées ! On le dit, on le redit, la Petite Reine grâce à toi se relance dans la Reconquête. Castillan de haute race, j’eusse voulu que fût vivante pour te remettre le trophée Isabelle la Catholique ! (Et ne me parlez plus du Kazakh Fofonov ! Ah ! que son sang impur sur sa tête retombe). Cependant, la monition du Christ – choisir la dernière place – m’engage à jeter mon dévolu, tout bien réfléchi (au prix d’une palinodie que ne me pardonnera pas, tant pis, la gent littéraire), sur la lanterne rouge : Vansevenant, tu as ta récompense. Quand le Tour 2008, comme tous les autres Tours, sera tombé dans l’oubli – le « néant », dirait Julien Gracq – on saura encore qui tu es, Vansevenant, grâce à ce discret dithyrambe, et l’on admirera, si l’on veut bien admettre mes raisons, que tu sois plus admirable, au bout du compte, à quatorze mille cent quarante-cinq secondes du vainqueur, que lui, le vainqueur.

 

ODES PEKINOISES

 

IV   Ode à la pollution pékinoise

 

Je me tiendrais pour le dernier des péquenods si je ne me mettais en frais, d’extrême urgence, pour célébrer comme il convient les Jeux Olympiques les plus prestigieux qui aient jamais eu lieu sous le soleil aux cheveux d’or depuis ceux qui virent à Pythô le triomphe d’Arcésilas roi de Cyrène, j’ai nommé les Pékinades. N’aura manqué à ceux-ci, dans l’illustre cité mal nommée Pékin (nom vulgaire !), mieux nommee Canbaluc dans le Devisement de Marco Polo, que le soleil aux cheveux d’or. Aussi bien s’impose-t-il, quand on s’avise de rendre à Pékin la mal nommée l’hommage qui lui est dû, de célébrer la pollution qui, par les soins conjugués d’un climat et d’une politique délétères, fait de cette ville la championne mondiale de l’infection par les poussières de charbon, de dioxyde de sulfure, de gaz d’échappement. De méchantes langues assurent qu’il fut question, un temps, de proposer aux concurrents le port du masque ; mais ce complément, dans mainte discipline sportive, fut jugé indésirable par les instances qualifiées. Une délégation de l’Europe de l’Est, paraît-il, osa demander, en douce (par la voie diplomatique la plus feutrée) si l’on avait désinfecté Pékin totalement des miasmes du maoïsme dont la toxicité est désormais légendaire, les victimes se comptant par dizaines de millions – cela aussi, c’est un record, et l’on dispute, dans les milieux bien informés, sur le vainqueur du siècle, URSS ou Chine, aux Olympiades de l’extermination. C’est à celle-ci, ce me semble, que revient la médaille d’or, sa concurrente soviétique se contente de celle d’argent, quant à la médaille de bronze, est-ce à l’islam turc ou soudanais, est-ce à Pol Pot, est-ce aux exterminateurs des Biafrais qu’on doit l’attribuer ? Je ne sais.

Cela m’éloigne de mon sujet. Ode à la pollution, je me flatte de traiter ici un sujet peu commun. Lecteur, ne m’accuse pas de me divertir au prix de paradoxes artificieux. Je ne chercherai pas, rassure-toi, à honorer de ma verve laudative l’équipe de dressage suisse qui, craignant pour la santé de ses chevaux, a préféré se retirer des jeux. Ah ! Ces Suisses !Toute occasion de se débander leur est bonne. Dotés de la vertu de prudence, ils ne sont pas taillés dans la chair des héros. Héros, je n’hésite pas à nommer tels, sans préjuger de leur performance, tous les athlètes qui, sachant les risques encourus, ont accepté de se rendre à Pékin. Si le vrai courage consiste à être conscient du danger, à connaître la tentation de l’éviter, à l’affronter cependant par amour sacré de la patrie, alors ils se comptent par milliers ceux qui, bravant l’évidence par une détermination d’essence héroïque, se sont dit, à l’instar de Yohann Diniz, vieux médaillé d’Osaka, qu’importe l’atmosphère ? je crois en mes poumons.

L’épreuve décisive de ces Olympiades, c’est donc l’épreuve de pollution. S’y seront dépensés sans s’y être illustrés une catégorie de Pékinois que je veux ici, par une juste compensation, combler d’éloges : ce sont les bombardeurs de nuées. L’œuvre que fit jadis, dans la période proprement hellénique des Olympiades, le dramaturge Aristophane, la répètent au vif, avec d’autres moyens que verbaux, en 2008, sous le ciel d’extrême-orient, quelque trente mille préposés à la purification météorique. Le plus redoutable anniversaire ici, en effet, celui contre lequel il est requis de mener une guerre d’extermination, c’est le cumulot. Une armée d’artilleurs de haute précision a engagé les opérations de frappe, et l’on croit savoir, à cette heure, que l’issue de la bataille ne fait plus de doute : la pluie a déjà perdu, dans le ciel de Pékin, la majeure partie de ses troupes ; certaines, qui désertent, seront employées, s’il plaît qu’il pleuve, à des travaux d’ambiance. Ainsi se peut-il avancer, sans risque d’inflation verbale, que ces Olympiades auront battu le record à la fois de pollution et de dépollution. Serait-ce trop dire, peut-être au détriment de l’exploit sportif ? qu’elles se seront jouées dans les airs plus que sur les stades. Ne convenait-il pas qu’au pays de Mao la météo fût soumise à la plus stricte discipline et que fût mouché d’importance le dieu de la pluie, Xuantian Shangdi, sublime seigneur ?

 

 

V Ode aux Jeux imminents

 

 

M’y voici. Ah ! je n’ai pas fait le voyage. Soucieux de ma santé non moins que le Président Berlusconi je n’ai pas osé tremper mes vieux os dans l’humide canicule poussiéreuse pulvérulente crasse de Pékin. M’y voici, cependant. Je frémis. Pas un de ces seize mille athlètes, mâles ou femelles, dont la sueur sportive déjà ne coule dans mon for intime. (Cette expression est-elle de bon goût ? Eh ! le goût n’est pas inscrit au catalogue des épreuves). Me voici au seuil du Nid d’oiseau, me voici au vestibule, de style T’ang, du Cube d’eau où je ne doute que Laure Manaudou s’illustre bientôt par de bouleversantes prouesses. Que cette Chine est hospitalière ! Quelques incongrus, qui évoquent de prétendues violations des droits de l’homme, non seulement ne sont pas expulsés, comme on aurait pu s’y attendre, mais reçoivent un accueil courtois et des billets gratuits pour un spectacle à leur convenance. L’accès au Net sera le plus libre qui soit. Les trente mille flics du web sont un canular inventé par des journalistes en mal de facéties. Je m’avance (mentalement) dans un pays où la démocratie avance, où elle est même plus avancée, c’est mon impression, que partout ailleurs, sauf peut-être en Arabie, sur ce globe en voie de perfectionnement, et j’aimerais que l’on ajoute aux médailles d’or que le pêuple de Mao ne manquera pas d’entasser celle du grand bond en avant . Sait-on bien qu’il n’y a en Chine que cinq cents avocats sous les verrous pour délit d’assistance à des expulsés ? que huit mille exécutés capitaux par an, deux fois moins que d’athlètes au village olympique ?

Me voici au seuil de ce pays hospitalier, taquinant mon luth, à moins que ce ne soit un rebec (mais n’ai-je pas tantôt parlé de lyre ?), poussant déjà les premiers mots de mon hymne (masculin ou féminine, selon), de mon bel (c’est du moins le vœu), ma très belle hymne. Athlètes vénérés, le dernier d’entre vous est encore supérieur, je le pressens, à tout ce qui gouttera de ma pluie d’or hyperbolique – kath’hyperbolên eis hyperbolên, c’est l’expression de saint Paul. Mais permettez que je rende d’abord un hommage senti au Maître des Jeux, à Celui sans lequel ils n’eussent été possibles et grâce auquel il y a tout lieu de penser qu’ils se dérouleront, nonobstant quelques timides pétarades au Xinjiang, sans incident notable, et ce grand Maître, ce n’est pas Zeus, nigauds, comme vous le ferait accroire la vieille Ode pindarique, c’est le président Hu Jintao dont il n’est pas besoin de souligner que, transcrit en langue hugolienne, son nom combine –« hue », l’allégresse de l’en avant – « yin », le principe alternatif – et …ce Tao qui est au Mao ce que le yang est au yin.

Diverses les façons de faire des hommes, diverses, leurs prouesses. D’aucune je ne suis capable, mais célébrer celles d’autrui, oui, cela m’incombe et j’y suis – la voix publique me l’assure- suffisamment apte. J’étais, en ce juillet 2008, tout à ma plus pressante affaire, qui est de parcourir des espaces plus vastes et moins peuplés que la place Tienanmen aux célèbres mitraillades ou le Stade National aux 91000 places, quand la voix de ma conscience, tout autre que celle de Jean-Jacques, me somma de renoncer à mes vagabondages et, fort de mes qualités naturelles, de me tenir à la hauteur des imminentes circonstances : les Jeux de Pékin. Telle était la Voie, me disait ma voix. J’obtempérai de bonne grâce. J’étais né poète, j’avais trente générations de poètes derrière moi, et l’épinicie dans le sang comme Pindare l’épitrite.

J’ai déjà honoré le grand Maître. Je me dois maintenant de célébrer par avance le super-héros de ces Jeux incomparables, Liu Xiang en l’honneur duquel toute la Chine le 21 août vers 21 heures, toute la Chine non exclu le Xinjiang, non exclus les exclus, retentira d’une glorieuse vocifération qui sera audible, dit-on, jusque dans la constellation d’Hercule. Oui, les ischio-jambiers de ce prodigieux athlètes sont réparés. Il renouvellera, c’est promis, son exploit d’Athènes. Cesse, valeureux Dayron Robles, d’espérer quoi que ce soit : cul bas ! Tu seras battu. Tu le serais, si ce n’était force majeure , par courtoisie : il ne se peut que l’on prive de sa victoire le totem d’un milliard trois cents millions d’enthousiastes pékinois et péquenots. Liu Xiang recevait avec un sourire exquis, pareil à celui de l’Ange de Reims, le 31 mars dernier, la flamme olympique des mains du Président Hu Jintao. De quel ange, sur le podium où il recevra le 21 août prochain, des mêmes mains, la plus coruscante des médailles faites dans le roi des métaux, imitera-t-il, en parfait acteur, le sourire ? Je sais peu de votre vie, Liu Xiang, sinon que vous fûtes bercé dans des langes couleur de safran, que la Fée de la Phynance ne vous priva pas de subsides, que vous subîtes la rude discipline d’un entraîneur mentor au nom radieux de Sun Haiping, que vous avez de bonnes manières et une manière qui n’est d’ailleurs pas qu’à vous de concilier les vertus confucéennes avec le goût du karaoké dans les petits bistrots, enfin que vous sautez les haies avec la même aisance galopante que le cheval blanc de Tchouang-Tseu. Mais si le spirituel taoïste veut figurer, par ce canasson symbolique, la brièveté éphémère de toute vie, il n’y a pas de doute que votre victoire, le 21 août vers 21 heures, sera de celles qui s’inscrivent à jamais parmi les grands actes qui sont aux cieux.

Ai-je tout dit ? M’incombe encore de célébrer la cérémonie inaugurale, qui sera déclenchée devant quatre-vingts chefs d’Etat le 8 du huitième mois de l’an 2008 à huit heures huit minutes huit secondes. Cette date n’a pas été fixée par le hasard, mais par la Providence[3] dont mon petit doigt me dit qu’elle est la mascotte du Président Hu Jintao. Le huitième jour de la Semaine mystique, selon les Pères, c’est celui de l’accomplissement, de la paix, de la perfection, lorsque, balayée l’Histoire, terre et ciel nouveaux seront habités par des corps glorieux que n’inquièteront plus ni la peur du recors ni le culte du record. Le huit août, donc ! Le jour J des grands jeux. Or ici je ne me sens absolument pas de taille. A quoi, d’ailleurs, suis-je de taille ? Quand il s’agit de ces Jeux extraordinaires, la rude vérité m’impose de dire, à la façon d’Henry Brulard : le sujet surpasse le disant. J’ai eu tort de me lancer dans une telle entreprise, quand s’y emploient tant de journalistes experts. Ma cithare n’est pas celle de l’empereur Kao-tsou. Je n’ai jamais gagné que des mécomptes. Je suis un virtuose du fiasco. Un haltérophile des bagatelles, tout juste capable de soulever la poussière de ses humiliations. Ces Jeux ? Je devrais être interdit d’en rien dire, n’arrivant pas à la cheville du moins véloce des adversaires d’Usain Bolt. Ma seule excuse ici – mais je prie le lecteur de la peser au trébuchet de la courtoisie – c’est l’énorme ivresse collective. Pensez ! la planète entière rivée sur les Olympiades de Pékin ! Eussé-je pu me tenir en retrait ? Jouer, à ma façon ( un peu celle du Cynique), ne m’est pas un expédient ou un pis-aller, c’est un destin : il ne se peut que je ne. Tandis que de la grande tonne d’Heidelberg des commentaires sportifs débondée jaillit le flot dithyrambique, je roule, entraîné par le courant mon petit tonneau d’enthousiasme, mon barillet de rire extatique. Mais la cérémonie inaugurale, ah ! je jette l’éponge, je déclare forfait. Je sais seulement, je sais que ce fut …. Sublime ? Sublime ? Ce mot à sept pattes, pour désigner l’oiseau P’eng du plus fascinant feu d’artifice qui fut jamais tiré sous les cieux ?

 

 

VI     Ode à l’érythropoïétine

 

Muse auguste, ô ma Mère …O Dame Muse, ô ma Mère, je t’en supplie, hâte-toi d’accourir, de secourir, car l’Ode que j’entreprends aujourd’hui m’expose à braver l’Opinion. Il est admis, dans les secteurs les plus fréquentés de la bien-pensance, que se doper, en vue d’une performance sportive, n’est pas licite. On prétend que la Chine, organisatrice de la vingt-neuvième Olympiade, a pris des mesures confucéennes pour que pas un des dix mille sportifs qui la représentent – ce chiffre représentant lui-même, selon la tradition, la totalité des êtres de l’Univers – ne macule, fût-ce par un excès de caféine ou de chocolat, l’image exemplaire que veut de lui-même donner la plus ancienne et la plus moderne des nations qui soient, pour autant que le sulfure ne la souille pas, sous le soleil. Ainsi, à titre préventif, en démonstration d’une volonté inflexible de purification éthique, les hautes instances de Pékin ont-elles éliminé à vie de la compétition un athlète du niveau le plus extrême pris en flagrant délit. On susurre même, dans quelques milieux plus ou moins bien ou mal informés, que la peine de mort, précédée des tortures propédeutiques, les unes et l’autre dans l’empire de Mao pratiquées selon les meilleures règles (au point que l’on eût accueilli, paraît-il, parmi les disciplines olympiques, si Jacques Rogge n’y eût mis le holà, une épreuve de résistance à la douleur) serait infligée à tout Chinois qui commettrait la moindre infraction. Je crois savoir (si ma source n’est pas polluée !) qu’au village olympique les athlètes, de quelque nation qu’ils fussent et quelles que fussent leurs manières de table ou leurs préjugés religieux, étaient tous nourris exactement des mêmes canards laqués, des mêmes pâtés impériaux, des mêmes fricassées de petit cochon et du même riz diététique, tous mets de même esculence.

Ah ! Comme je m’égare ! Ramène-moi, Muse, ô ma Mère, à mon difficile sujet. Trente mille artilleurs sont mobilisés contre l’armée des cumulots, trente mille cyberpoliciers contre les capteurs d’informations subversives, trente mille médecins, sous la gouverne de l’irréprochable docteur Schamasch, affectés jour et nuit à la surveillance du sang des races athlétique Trente mille ? C’est plus que très beaucoup. Je m’en étonne. Et je m’indigne, et je m’esclaffe. Car ….

Il suffit de jeter un regard sur la vénérable histoire de la Grèce, berceau des Olympiades, pour constater que les adjuvants médicamenteux de la prouesse physique y furent, d’entrée de jeu, introduits dans les jeux. Elle s’en souvint, la Grèce, en l’an de disgrâce 2004 où elle était la nation organisatrice et où elle fut déclarée championne toutes catégories du dopage. Kenteris, Thanou, vous fîtes les frais de la nouvelle Inquisition. Vous manquèrent, en la circonstance, la voix d’un Bacchylide ou d’un Pindare ; signe du triste millénaire où nous sommes, des geais criards vous insultèrent, dignes épigones de Mégaclès et de Timodème, par leur alala de réprobation. Ceux-ci, dira-t-on, rien ne prouve qu’ils se soient drogués. J’en conviens. Mais oserait-on dire de même de leurs illustres précurseurs qui s’illustrèrent à jamais, avant qu’il y eût des Jeux, par d’éclatantes prouesses sportives qu’aucun médaillé de Pékin 2008 – j’insinue – n’aurait le culot de prétendre égaler ? Ne sait-on pas que c’est le centaure Chiron, fils de Philyre, grand ami des hommes et d’instinct thérapeute accompli, qui fut, plus savant que Sun Haiping, le mentor entraîneur et de Jason et d’Achille et d’Asklépios dont le plus béta de ces étoiles alpha qu’on appelle les bacheliers n’ignore pas que le docteur Fuentès, auprès de celui-ci, paraîtrait un carabin de troisième classe ? Ah ! Chiron, fils aux vastes desseins de Cronos l’Ouranide, toi qui reçus pouvoir sur les vaux du Pélion….peut-on croire que Jason et Achille, ces athlètes exceptionnels, l’un illustre pour avoir gagné non pas une ni huit médailles, mais, plus fort que Larissa Latynina ou Michael Phelps, une toison d’or, oui, toute une toison d’or, l’autre à jamais déclaré par la plus belle langue qui soit au monde podas ôkus, cours-lui, sus, Usain Bolt, Achille « aux pieds légers » s’en bat la semelle, de ton sprint olympique, et Pindare, dans la troisième Néméenne, le répute capable de battre même un daim, possi krateske, pied à pied il le peut, peut-on donc croire que ces fabuleux athlètes aient réalisé de telles performances sans que leur mentor entraîneur, qui s’y connaissait en testostérone etc comme personne, ne leur ait pas administré des drogues ? Dopés, ils étaient dopés, Achille et Jason, qui m’en fera démordre ? Eh bien, cela a-t-il nui à leur réputation ? Et auriez-vous l’idée saugrenue, docteur Schamasch, de traduire Chiron en cour d’assises pour fraude ? La cause est entendue. Si deux des plus prestigieux athlètes de tous les temps se dopèrent, il va de soi que se doper non seulement est licite, mais même conseillable, et doit être enseigné, par de modestes Chirons d’infirmerie, dans tous les collèges de l’oïkoumènè.

Se doper, un devoir. Que nul n’entre ici sans injection préalable de …Le scandale ne sera plus, désormais, que l’escrimeur Andrea Baldini, numéro un mondial au fleuret, ait été testé « positif » à un diurétique ; le scandale sera qu’un journaliste malade de moraline se permette un si détestable énoncé. Comment l’escrimeur Andrea Baldini serait-il le « numéro un mondial » au fleuret s’il ne se soumettait pas à la dure éthique de la drogue ?   Monsieur le docteur Schamasch, vous exercerez désormais, avec vos trente mille assesseurs, votre flair de fin limier non pas sur les adonnés mais sur les récalcitrants à la drogue, et vous veillerez à ce que tous les qualifiés soient dotés des mêmes principes activants. Il en est un toutefois que je recommande, parce que son nom m’enchante c’est, en langue vulgaire, l’EPO ; Pindare l’appelait l’érythropoïétine. Quel barbare oserait proscrire une drogue dont le nom est si beau ? Eruthros, rouge ; ê Eruthra thalassa, la Mer rouge, o mikros eruthros Biblos, le petite Livre Rouge, ô Mao, ô les cinq étoiles, le drapeau ! Evident que l’érythropoïétine est la drogue qu’il est requis qu’absorbent, infusion, perfusion, diffusion, les dix mille engagés à la grande fête pékinoise. Je ne doute pas que, déjouant les radars et les flics de la circulation sanguine apostés par le rogue président du CIA les athlètes chinois, sournois comme le suggère la rime, rompus par atavisme aux subtilités de la tricherie, n’aient d’ores, avant et afin que médailles à foison s’ensuivent, fait de l’injection méticuleuse d’érythropoïétine leur viatique de bons patriotes. Ils seront les poètes rouges de ces Jeux.

 

( Que les poètes et artistes n’obtiennent que par la drogue l’accès à leur gisement le plus intime, l’attestent les Confessions d’un opiomane ; et qu’eût été Henri Michaux sans l’absorption de mescaline ? Libre à chacun de choisir ses exemples. Je veux tirer le mien d’une confidence de Julien Gracq. Celui-ci raconte comment, dans le sépulcral musée de Nantes où on le promenait bambin, un tableau éclatait d’un éclat insolite, c’était le saint Joseph à l’ange de Georges de la Tour ; ce peintre, dérogeant aux règles de l’honnête peinture, n’avait-il pas employé « quelque procédé défendu » ? Ne devait-il pas, en conséquence, être disqualifié ? De ce soupçon je ferais volontiers, le modulant, une vraisemblance : le « procédé » de Georges de la Tour, c’était la drogue, une ou des drogue(s). Le disqualifier pour autant ? La fin, en l’occurrence, justifie les moyens. On pardonne à un peintre, que dis-je on le félicite, si de sa descente aux enfers il ramène un chef-d’œuvre. Eh bien, ce qui est toléré, voire approuvé dans les beaux-arts, faudrait-il le condamner dans les sports ? Marion Jones a gagné trois fois : belles victoires ! N’ergotons pas.)

 

 

VII     Ode à Laure

Laure fut une héroïne du ratage. Elle aura réussi un triplé, voire un quarté de non-performances. Elle rentre de Chine en France allégée des médailles qu’elle n’a pas eues.

On aurait du mal à gâcher tant de dons. Aussi mériterait-elle au moins une médaille, que le Président Sarkozy, je me fie, ne balancera pas à lui octroyer : celle des dons gâchés. Elle me rappelle l’évangélique parabole des talents, dont elle avait foison, qu’elle a enfouis à Pékin dans l’épaisse toison jaune que décrit Claudel, et qui n’est pas la toison d’or de Jason. Moi qui, pour me moquer d’elle, n’en ai reçu qu’un, de talent, accorde-moi, mon Dieu, qu’il fructifie en épigrammes bien affûtées. Osé-je réclamer, pour ma gouaille, une médaille de bronze ?

Manne, ô doux miel de l’entrelacs des corps. Vous étiez admirable, Laure, à la nage. Faire l’amour ? Vous y fûtes, je suppose, banale. Un mec ne vous suffisait-il pas ? Espériez-vous, à la brasse des plumards, battre les grandes enjôleuses, les Messalines, les Manons ? Quelle sottise ce fut de vous dépenser dans les basses béatitudes, alors que vous étiez destinée à répandre sur Danaé-la-France, pareille au maître de la foudre, une pluie d’or ! Pour de très vulgaires ébats dont rêvent les mélancoliques lectrices de la « presse du cœur » mais dont aucune d’elles n’est incapable, vous avez oublié de battre l’eau comme seules savent les ondines, et perdu ainsi votre part royale, Hélas ! N’êtes-vous pas, simplement, l’image de cette France que je prétends que vous deviez servir et honorer, une jeune femme trop intéressée à sa propre image pour consentir les longs sacrifices requis par la grandeur ? Votre caractère n’était pas à la mesure de votre muscle. Vous étiez, à peine passés les vingt ans, déjà retraitée de la noble ambition.

 

Laure Manaudou, je n’aurai pas de mot de miel pour toi. Tu n’as pas épuisé tes possibles ; tu n’es pas allée au bout de ta peine, tu t’es honteusement exonérée de la dette que tu avais contractée à l’endroit de tes dons. Qui tu étais douée pour devenir, tu ne l’es pas devenue. A quoi bon larmoyer ? « J’ai compris que j’avais le droit de perdre », as-tu dit : paroles de midinette, de majorette au mieux. Non, l’on n’a pas le droit de perdre quand on est taillée pour gagner. Quelle héroïne du temps jadis, quelle Judith, quelle Sémiramis, quelle Lucrèce eût laissé échapper paroles si plébéiennes ? Une mortelle qui a dans les veines une draille vers les estives aoûtées de la gloire ne peut se fourvoyer dans les sentes du star-système sans décevoir le chœur des astres. Ah ! Laure, j’avais toutes prêtes déjà pour ta médaille d’or mots, de miel disais-je ? mieux, paroles d’ambroisie! J’espérais, emporté par l’impétuosité victorieuse de ta nage, rivaliser, en épitrites de ma façon, avec le maître Pindare. Pour une fois, j’aurais tordu le cou à ma veine sarcastique, je me serais haussé, autant que je le puisse, jusqu’aux crêtes sublimes de la fervente célébration. Las !

Chlaure Manaudou ….Tu en avais ras le bol, des piscines. Tu n’en pouvais plus d’overLauredose. Teen-aged surdouée, auras-tu été victime du passage aux vingt ans ? Ta carrière manquée, fut-ce une fatalité hormonale, un accident biologique ? L’ondine adolescente aura-t-elle décliné l’offre que lui faisait le destin d’être une femme-poisson ? On dit aussi que tu auras mordu à l’hameçon de l’argent, on dit que tu te seras vendue à °°°, sans contrat de performance, pour six années consécutives. Est-ce ainsi que tu honores la noble lignée dont tu es issue ? J’aurai donc été en devoir, congédiée la Muse de la grande Ode, de m’amuser à tes dépens. Le sport, le sait-on assez ? ce ne sont pas seulement les liturgies pékinoises, c’est d’abord, en anglais classique, un assortiment de gaudrioles et de facéties souvent – this shameful sport [4] de mauvais aloi. Ah ! Laure, moins digne de mémoire que celle de Noves illustrée par Pétrarque, tu n’auras pour troubadour, au crépuscule de tes exploits, qu’un amateur de calembours.

 

 

VIII     Ode à Usain Bolt ou plus amplement à la Jamaïque ou plus sincèrement à ma mère

 

Je regardais, tandis que se déroulait, trop rapide à mon gré, la course olympique des 100 m jambes libres, ma chère maman qui, moins preste, et même trébuchante, que les coureurs, faisait tanguer sur du gravillon ses quatre-vingt dix-huit printemps. Nul au monde ne me reprochera d’avoir pris plus d’intérêt à cette performance maternelle dans le huis-clos d’un jardinet de Provence qu’au sprint international qui fascine dans le même temps la planète entière. Je déplore cependant qu’il n’existe pas d’Olympiades où les vieilles personnes, classées par décennies, ma mère étant dans le lot des nineteen-aged, exploreraient leurs possibilités de concurrence sportive, qui avec une canne, qui avec deux cannes, qui avec un déambulateur à trois roues, qui avec un déambulateur non roulable, et pourquoi n’y aurait-il pas des compétitions pour hémi- ou tétraplégiques, des épreuves spéciales pour les unijambistes ou les culs-de-jatte ? Je veux célébrer les stars du sprint, mais j’avoue avoir plus d’admiration pour les cent ans que pour les cent mètres bien enlevés. Le marathon du grand âge a, dans la plupart des cultures traditionnelles, joui d’une estime singulière. Après tout, n’est-il pas plus glorieux d’avoir persévéré longuement dans son être que de s’être démené quelques secondes sur de la poussière ? N’est-il pas plus glorieux d’enjamber le siècle que de descendre au-dessous d’une infime section de siècle? « Laisse la Jamaïque agiter ses jarrets, ta vieille mère trébuchante remporte à l’épreuve de longue durée une médaille à ton regard plus glorieuse que celle, dans la courte durée, d’Usain Bolt » : cette phrase m’est venue, telle quelle. Je me rappelai alors ce vainqueur de la finale de la Recherche du temps perdu, couronné par Marcel Proust dans un ultime paragraphe, le vieil évêque monté sur les échasses de ses quatre-vingts ans (seulement !), applaudi par une nuée de séminaristes gaillards.Et, pensai-je, moi-même déjà loin de mon block de départ sur la piste de vivre jusqu’où irai-je dans cette épreuve originale où c’est le dernier arrivé que l’on classe premier ?

J’ai suivi à la télévision le déroulement de la fantastique épreuve. Ce fut comme le passage d’une perséide dans une nuit d’août, et je crois que l’ambition des stars du sprint, ce serait en effet de surclasser en vitesse ces bolides atmosphériques. Les Jeux de Pékin, commente un envoyé très spécial, s’envolent vers des cieux inconnus. Mais ce propos me paraît frappé au coin d’une niaiserie exemplaire : je n’ai vu aucun athlète, même les as de la gymnastique, s’envoler vers quelque ciel que ce soit, ils étaient tous astreints, ces héros qui pour être des stars n’étaient pas des astres, à la terre contraignante sur laquelle ils pesaient de tout leur poids. Quant à cette compétition dite des cent mètres jambes libres, on y peut gratter, quand on a l’endurance d’un descendant d’esclaves, des centièmes de seconde, jamais l’on n’y divisera par deux le record actuel. Un autre envoyé très spécial a lâché, dans une péricope enthousiaste, qu’Usain Bolt n’était rien de moins qu’un extraterrestre qui nous faisait l’honneur d’une visite. Je n’ai perçu, film ou photo, qu’une grande gigue à la foulée alerte, un homme monté en graine mais pétri de limon comme vous et moi. Méfions-nous des sprinters du reportage : leur phrase court aussi vite qu’Ann Fraser, mais le record battu n’est souvent que celui de l’enflure verbale.

La renommée d’Usain Bolt ne sera guère plus longue, même couchée sur le Quid, que son empressement à lapper son laps de piste. C’est lui qui m’a suggéré ce concetto où se résume la dépense aussi fastueuse que vaine de ces Pékinoiseries : quarante millions d’euros pour quelques milliers de guiboles. Que pythoyable tout ce qui ne met en montre que le corps de mort ! Je pense à un lapin surpris qui détale, je pense au cheval blanc de Tchouang-tseu qui passée la haie n’est plus et c’est toute la vie. Je pense, au dernier jour de ces Olympiades qui ont remué tant de mirettes et tant de langues, tant de peines coûté, tant de yens, tant de yangs, je pense au presque rien que c’est, que ce fut, à l’énorme alluvion de l’oubli qui déjà recouvre ce déluge de caquetage. Un rien ! Telle, la cérémonie du thé, au Japon, mais combien exquise ! Telle la liturgie chrétienne de l’eucharistie : un peu de pain, un peu de vin, des gestes sobres dont l’efficace est aussi certaine que secrète. Nous n’avons le choix qu’entre des riens ; il en est un qui est le réel même, peut-être, les autres, des leurres sûrement. Que m’importe, Usain Bolt, que tu sois un bolide à pattes ? Il est tant d’animaux qui, à ce jeu, te surpassent ! T’es-tu seulement mesuré une fois à un lapin ? Je sais ce qu’en ta faveur me répondrait Pindare. Huitième Pythique : l’homme, « quand un rayon dieudonné lui vient, il est comme dans le halo d’une lune de miel ». Meilikos aiôn, dit exactement l’Ode. Aiôn : un temps ? un âge ? Une médaille d’or, est-ce un orviétan pour la vie ? Usain Bolt, jouirez-vous à perpétuité du transport d’allégresse qui vous fit voler –petatai – vers la victoire, monter sur le podium, acclamer par des milliards de congénères ? Extasié …c’est presque le vocabulaire du poète thébain. Ce à quoi arrivent à peine, épuisés de macération, quelques rares mystiques, est-ce cela que, nouvel Achille, podas ôkus, vous obtenez par une foulée toute divine ? Petatai …Vous voliez donc, Usain Volt ?

 

Analectes

Echo gonatôn elaphron orman – « j’ai un élan de genoux léger ».

Usain Bolt = Usine-Bolide.

Elaphous possi krateske – il peut le daim à la course. (Il ne sera pas forlongé par le daim ni par le puma même, sa mascotte).

Le sprint jamaïquain est, dit-on, mâle ou femelle ou l’un et l’autre. Triplés « historiques ». Jama hic haec hoc.

L’Amerloque humilié. Une petite île fait la nique à un continent. Ainsi, jadis, le célérissime thébain Thrasydée triompha-t-il à Pythô, dans l’épreuve de sprint, de toute la harde des Grecs rassemblés – ôkutati êlegxe Ellanida stratian.

 

En termes savants on peut dire qu’Usain Bolt est un prodigieux accélérateur de particules constituées en corps d’anthrope.

 

….     ….Cependant … Mon idéal, ce n’est pas de bousiller cent mètres en moins de dix secondes, c’est de peaufiner cent ans de vie andante.

Tu me prends de court, Usain Bolt ! Et après ? Cours donc. Je vais, je chemine, je trotte. J’irai plus loin que toi.

 

Maman, appuyée aux poignées de son tricycle dont elle use le skai qui lui use les paumes, parcourt, soutenue par sa fille et une ovation de cigales, un demi-cent mètres en moins de dix minutes. Cette performance, non consignée dans la mémoire des Jeux, et qui n’aura eu pour Pindare que son fils podagre à la scansion, intéresse celui-ci plus que n’importe quel exploit athlétique. Quoi de plus cher aux nobles cœurs qu’un père ou une mère aimés ? (Première Isthmique).

Une vieille maman cabossée titube entre deux chaises. Elle ! Et Bolt, ce prestigieux Achille à la fleur de l’âge. Elle, ce débris humain, ce skubalon dont l’espèce n’a cure, qui ne peut compter sur aucun sponsor, dont les médias ne publieront que la prouesse douteuse d’être décédée. Mais combien l’emporte, sur les athlètes les plus titrés, une maman ! Maman, mot magique. Tous les sortilèges de la parade, de la chamarre, de la grande roue cérémonielle sont évincés, évacués par ce seul mot de piété filiale.

 

 

 

IX   Ode aux divins énergumènes du hand-ball

 

Vous le valez bien, lauréats, vous valez bien cet hymne solennel, ce chant de triomphe, cette épinicie. Rien qu’à saisir la lyre, mon cœur se débonde et bat aussi fort que celui d’Usain Bolt, le sublime voleur de dixièmes de seconde, quand il franchit la ligne. C’était la fin des Jeux, ce fut votre triomphe. Pour un peu, des seize mille palikares logés au village olympique, on ne ferait mémoire, rideaux tirés, que de vous ! Ici m’échappe un point exclamatif, mais, si je voulais rendre sans défaillir la sorte de commotion que j’éprouve, ce n’est pas un, c’est cent, c’est mille, c’est cent mille points d’exclamation qu’il me faudrait extraire de mes lobes cérébraux.

 

Puissants athlètes, je m’étais dit, dans mon étroit canton mental de petit bourgeois, que vous étiez des hommes assez ordinaires, qui seulement aviez le pied et la main lestes, l’art ludique d’envoyer une petite sphère dans un filet. Il ne m’est plus permis, à cette heure, de persévérer dans une pensée si peu lyrique, si peu épique, si peu véritable. Des journalistes experts – et l’on sait combien les journalistes, même inexperts, ont souci de l’exactitude, pesant au trébuchet du bon sens et de la juste appréciation tous les faits qui leur sont soumis – ont évoqué à votre propos la notion d’ »apothéose » ou de « chef-d’œuvre » ; l’épithète que l’on vous décerne volontiers, c’est, avec un de ces points exclamatifs (voir supra) qui montent jusqu’au septième ciel : « fantastique ! » Je m’attarde sur : « apothéose ». On ne peut en effet contester – testostérone mise à part – que vous ne soyez un peu plus que des hommes, des demi-dieux pour le moins, oui, les égaux des Héraclès et des Thésées d’antan, plus près de nous des Tarzans et des Zorros. Il me suffit, au reste, de considérer la photo-trophée d» votre phalange victorieuse et mettre en regard – que c’est difficile de s’astreindre, comme le recommande Abba Amba, à se taire et ne se comparer pas ! – celle où je suis représenté, tête molle et genoux flasques, dans l’attitude classique du bon élève de terminale, pour sentir la distance peu mesurable qu’il y a entre ce moi décoloré, falot et fade, promis à une triste carrière de loquèle dans les geôles d’un lycée d’état, et votre éclatante santé de sportifs de haut niveau inscrits à jamais dans les fastes de l’Histoire : 28 à 23, c’est tout de même une note meilleure que le 17/20 que je décrochai – c’est mon fleuron, ma cocarde, mon indicatif – au concours d’entrée de l’Ecole Normale.

Vous êtes des mi-dieux. Voilà. Karabatic, Karaboué, Kempe, tous …. Vous êtes les mi-dieux du jour, et de la nuit, Kempe, Karaboué, Karabatic, tous. On vous l’a dit. Je vous le redis. Si frêles que soient mes cordes vocales, je veux que leur évohé soit audible jusque dans les glaces du Kamtchatka. (Ce disant, je n’oublie pas la frousse homérique dont vous fûtes saisis, mes Bleus, en quart de finale, affrontant, Ursa major, l’Ourse soviétique ; vous l’emportâtes, bravo!). Je relève, parcourant mon dossier de presse : explosif ! but atteint ! beau comme le bonheur ! prestigieux ! énorme ! Olympe gravi! Je relève aussi l’une ou l’autre des déclarations justement emphatiques de tel ou tel de ces prodigieux joueurs ; c’est Gille, ce me semble, qui emporte la palme d’or du bien dire, en ce sismique raccourci dont la secousse a dû ébranler, sans toutefois faire aucune victime, le Sin Kiang : « ça y est, on l’a fait, l’or est pour nous ! » Oui, l’or est pour toi, palikare, l’or de la médaille, certes, mais aussi l’or pindarique des colonnes de l’édifice de vivats que, veuille l’accueillir, j’érige à ta gloire.

 

 

 

X     Ode aux quarante médailles 

 

Quarante fut un chiffre biblique : les quarante ans du peuple hébreu dans le désert, où il est nourri de la manne, se répètent dans les quarante jours de jeûne de Jésus-Christ ; il y eut aussi quarante martyrs à Sébaste, qui truffent une strophe de la Chanson du mal aimé. Lors de la cérémonie inaugurale de ces Jeux défilèrent, grâce à un riche répetoire de figurations et une armée pittoresque de figurants, quatre mille ans d’histoire de Chine, cependant qu’étaient programmés, en manière de contrepoint, quatre mille cinq cent cinquante contrôles de testostérone et d’érythropoïétine.

Mais on ne pouvait prévoir, le 8 août, jour J de l’ouverture, que la délégation française obtiendrait, en fin de compte, nonobstant ses mécomptes, exactement quarante médailles. Ce serait infamie digne d’un roquet de chef-lieu de canton que d’appliquer à nos sportifs le mot

qu’un satiriste décocha jadis aux Académiciens de la plus prestigieuse des Académies : quarante qui ont de l’esprit comme quatre. Ce mot connut hier un rebond quand le spirituel Philippe Muray, constatant que l’Académie française, taxée d’obsolescence, excitait la hargne de l’Opinion, exalta le courage de ces quarante millions de débraillés braillards qui faisaient querelle à quarante épéistes à habit vert. Cela dit, il s’avère qu’un récipiendaire du quai Conti fait pâle figure auprès d’un médaillé de Pékin : établir le sens précis d’un mot importe peu, établir un nouveau record, voilà ce qui remue le monde. Nos valeureux sportifs ont-ils, n’ont-ils pas d’esprit ? Ils ont du muscle, du nerf, du tempérament. Cela suffit.

Quarante médailles ! Pas toutes d’or, dit-on. D’or, cependant, massif, sera la coupe saisie, levée en l’occurrence, aussi haut qu’il se puisse, par une main, la mienne, amie des actes purs, en votre honneur saisie, levée, athlètes valeureux, oui, une coupe pétillante de rosée de vigne, et fastueuse soit, d’un Français à des Français, ma libation ah ! comme je voudrais, au lieu de lamper à huis-clos, dans ma petite chambre tout juste bonne pour un air de Massenet-Manon, ma demi-bouteille de Veuve Clicquot, attablé près de vous, m’adonner avec vous, vainqueurs pékinois, au noble art de trinquer !

Que le flux de mon éloge soit comme un flot de nectar. (Je retire ici un point de suspension qui avait giclé mais n’a pas lieu d’être : mon optatif, sache-le, est un performatif, académicien). Hommes, femmes sertis de bronze, d’argent ou d’or … De bronze, d’argent ou d’or ? Qu’importe. Vous avez tous également reçu les félicitations de notre Président sous les ors, les ors de l’Elysée. Auparavant, valeureux athlètes, vous aviez, dans une paire de bus spécialement affrétés, parcouru les grandes artères de la capitale, salués par une foule ivre de fierté qui reconnaissait en vous, pour les quatre années à venir, les seuls dieux dont la religion soit incontestable et compatible avec cette laïcité qui est le fruit le plus original de notre terroir. Sur le front de chacun d’entre vous la ministre Roselyne Bachelot, coiffée en Marianne, déposa un chaste baiser : on crut les Jeux sportifs fiancés aux Jeux floraux. Les handballeurs se signalèrent par des gaudrioles de bon aloi ; l’un d’eux décora d ’un pin’s le Président hilare. L’allégresse pétillait. Des marmousets ouvraient de grands yeux étincelants, des grands-mères prononçaient des allocutions laconiques à forte teneur morale dans un micro où elles relayaient Alain Bernard associant tous ses compatriotes, présents ou absents, disait-il, à son bonheur et celui de ses camarades. Moi, dans la chambrette susdite, surexcité par ces hautes pressions de liesse collective, je taquinais ma mélodieuse lyre, soufflais dans ma flûte traversière, ou plaquais sur mon piano Kawai les tout-puissants accords d’un Prélude romantique.

La vie française s’écrit désormais en do majeur.

Vous êtes les Quarante. C’est ainsi. A jamais. Le Q majuscule désignait jusqu’au 25 août dernier, les olympioniques du français correct. C’est à vous, désormais, qu’il convient que l’on l’impute. Je suis un desservant du temple-panthéon où tout vifs, seigneurs de la jeunesse invincible, vous êtes déjà inscrits. Divers sont les honneurs déférés aux mortels : le vôtre est de l’espèce imputrescible. Que saura-t-on, dans un millénaire, des Joliot-Curie ? Mais Julien Absalon, Alain Bernard, Didier Dinart sont inoubliables. Soyez fiers, athlètes, vous ne le serez trop ! Soyez jaloux de votre titre ! Le soient vos familles, vos fédérations, vos cités ! Tête haute ! Tête d’or (ou de bronze, ou d’argent) ! Oui, quand même votre taille n’excèderait pas celle du Président Sarkozy, vous dépassez l’ordinaire franchouillard d’une tête empékinée, Quant à moi, hormis le service de célébration qu’ici me suggèrent les Charites je ne me distingue que par le zéro de conduite, d’aucun record ne suis détenteur, d’aucun espoir pour les Jeux de 2012 à Londres ne puis me berner, j’enfouis ma calvitie sous le crêpe noir de l’insignifiance. Du moins m’aura-t-il été concédé – enjoint !- de joindre un moment ma voix à l’universel concert de louanges qui, réverbéré sur les six côtés de notre Hexagone, multiplie les échos de votre excellence et le hallel de notre gratitude exultante. Qui suis-je ? Rien. Qu’est-ce qu’Alexis Vastine ? Un bronzé de la boxe. Qu’est-ce que Gwladys Epangue ? Une bronzée du taekwondo. Qu’est-ce que Thomas Bouhall ? Un qui saute à cheval et se ferre d’argent. Absalon ! Absalon !….Je n’aurai jamais d’or, pour moi, que le silence ; mais c’est aussi de l’or que chanter le héros….

 

PS : Un chroniqueur infecté de souvenirs de collège a cru bon, pour saluer nos athlètes triomphants, de pasticher Corneille : « nous nous vîmes quarante en arrivant au port »…Grands dieux ! Ne sait-il pas que Le Cid a été frappé d’interdit par le Conseil islamique, précisément à cause de la tirade dont il extrait ce vers  ? N’a-t-il pas perçu que son trait d’esprit pouvait avoir pour conséquence l’assimilation de nos innocents escrimeurs ou gymnastes à des matamores ? J’ai alerté ledit chroniqueur, par le biais du journal où il sévit, sur cette bourde. Il me répond, sans aménité, qu’il s’en fiche, et de moi, comme de l’an quarante. Ah ! l’affreux ! Ne sait-il pas que cette locution dont il me nargue est une nasarde à l’Alcoran ?

Je me targue d’un autre souvenir de collège, moins périlleux : veuillez en cet exploit de notre élite sportive, qu’un Iamide s’il s’en fût trouvé à Pékin eût sans doute pu lire inscrit dans le ciel de la grande nuit pékinoise du huit août inaugural, veuillez en cet exploit voir un épisode de sublime larcin évoquant, par contraste, les quarante voleurs du fabuleux récit des Mille et une Nuits . Oui, peuple du Dragon, ils vous ont volé, nos Jasons, quarante médailles. Quarante, rien que ça ! Nous en sommes babas.

 

Autree PS : Steeve et Christophe Guénot sont des agents de la RATP. Celle-ci est forte de 40000 individus, mais tous n’ont pas la force qui a valu aux frères Guénot une médaille de bronze et une médaille d’or aux Jeux de Pékin. L’insécurité ne cessant de s’aggraver dans le Métro parisien puis-je former le vœu que celui-ci ne soit doté d’une vaste armée d’olympioniques ?

 

 

 

XI     Quatenus fato concessum

 

Il ne m’a pas été donné par le Destin de saccager du poing une trogne adverse ni de défier à l’aviron les tourbillons d’un cours d’eau, ni d’être un autre Achille à la course invincible, et je n’eusse pas battu à l’antique pancrace le puissant Pythéon. A chacun son affaire. Moi, je me veux propre …..à dactyle-épitrite faire trotter le vers, dire un médaillé d’or en strophes pindariques …Aoid’aptomenos … Plaisanté-je ? Non Pas. La matière est trop grave. Nos valeureux athlètes ! M’incombe, c’est mon lot, d’attraper au filet avec des mots dont je suis le rétiaire des exploits dont mes muscles ne sont pas capables. Ah ! te louer, Bernard, te louer, Absalon, te louer, lutteur émérite, te louer gymnaste virtuose, de telle sorte que le lacs de mes vocables soit serré au plus juste de ta performance. Qu’appelle-t-on un justaucorps ? Eh bien, ce sera ici la texture au fin maillage de mon épinicie.

Le suprême degré de l’effort, pour moi, c’est de me contenir dans la gravité de toute évidence requise pour qu’un éloge soit un éloge, procédant de l’ébahissement, de la sidération, de la sincère estime pour une performance ou, plus simplement encore, de l’amitié que l’on peut éprouver pour le semblable, le frère qui se réjouit à juste titre du titre dont il s’est rendu digne. Je peux ironiser tant et plus sur la brévissime exaltation qu’éprouve, une fois la ligne franchie (et même quelques toises avant), le célérissime Usain Bolt ; il lui reste à vivre, par après, un peu plus de dix secondes, à moins qu’à contre-Ajax il ne choisisse, médaillé d’or, de mettre aussitôt fin à ses jours (comment retrouverait-il, dans une vie continuée, nombre de fois ce prodigieux instant de victoire ?), et je l’imagine mal vétéran, la semelle lourde, la tête vide, à radoter baveux sur un siège de rotin dont il ne se lèverait qu’aidé par un acolyte, jetant un œil nostalgique sur ses vieilles godasses « Theseus » à empenne d’or conservées sous vitrine. Mais il me semble que je me trompe. Un haut fait, ne fût-il que sportif, laisse une trace indélébile ; l’émotion extrême dont il fut le carburant peut être réactivée par le souvenir ; mieux, il est comme un feu toujours qui couve sous la pelleteuse inlassable des jours ajoutés, et que réveille le moindre acte de remémoration. J’ai pour garant de cette vérité ma propre expérience de minus. Les rares embellies de ma vie grise, aujourd’hui que je grisonne, me sont comme les rais d’un soleil intime qui me chauffe encore le cœur : ma mention Bien à un certificat de Sorbonne, la note excellente que j’obtins dans un concours, mon second prix de dissertation française à ma troisième année de « khâgne », la lune de miel que fut la semaine qui sertit ma soutenance de thèse, enfin ce palmarès de mes douze ans où je remportai presque tous les prix. Si ces récompenses minuscules d’un être minuscule suffisent à pimenter, pour peu qu’il les ramentevoie, la prose insipide de ses successives décennies, atténuant sa certitude de n’être qu’un de ces milliards d’individus qui n’auront pu se distinguer par quoi que ce soit d’insigne et dont la seule épinicie conjecturable sera le vulgaire hic jacet sur une pierre tombale, combien plus une médaille olympique, d’arrache-pied (je pense encore au prodigieux Usain Bolt) conquise et célébrée et divulguée par toute la planète, du Qatar au Kamchatka, par la trompette panoptique des médias, devra être pour son possesseur comme un poinçon ou une estampille d’exultation sans cesse réchauffée.

Et pourtant, pauvre, pauvre, pitoyable Bolt ! Pas de bol, Bolt ! Tu as atteint en ta prime jeunesse, le 16 août 2008, le maximum de tes possibilités ; tu es, en moins de dix secondes, devenu qui tu étais destiné à être. Gratterais-tu dans quatre ans, sur les bords de la Tamise, encore un ou deux dixièmes, qu’importe ? Ton destin est scellé. Tu n’auras plus jusqu’à tes propres cendres qu’à remuer la cendre du prestigieux athlète que tu fus. Dans le combat contre le temps, c’est toujours le temps, à la fin, qui l’emporte. Tu as fini trop tôt, célérissime, te voici désormais voué aux humiliantes épreuves du ralenti. Le sprint n’est pas la haute couture, il n’a qu’une saison.Tu seras peut-être, dans quelques lustres, un grabataire de la gloire. Je suis vieux, à l’heure où j’écris ces lignes, ce qui m’a été concédé par le destin – quatenus ? – est peu, mais c’est peu à peu qu’à l’instar de l’oiseau, sans que m’ait couvé le « Nid d’oiseau », je fais mon nid, que je ne cèderai pas à la NBA. Ma gloire est devant moi, elle est l’ombre fuyante de mes possibles que je m’épuise allègrement à poursuivre, très sûr de l’atteindre enfin quand mon corps, étant venu au bout à bout du temps, pulvérisant tous les records sera transformé en corps glorieux.

 

Médaille d’or je n’ai, mais une couronne de jours dorés plus précieuse que toutes les médailles et dont l’orfèvre est Dieu. To de patheîn eû prôton aethlôn, être heureux, premier des prix : je l’ai ! eû d’akouein deutera moira, être bien famé, second lot, Bolt, je te l’abandonne.

 

XII       Eloge de la Phynance

Si juteux, ce sujet, que je ne sais où le jet de mon javelot plantera sa pointe d’airain.

Le jet ? Les jets, multiples, dispersés, aléatoires. Désopilants, je veux.

L’or ! l’or ! l’or ! Laure!

L’or, manne ! ô doux mets que méprisa Midas, l’âne.

 

N’imaginez pas, vieux athlètes en désuétude, amoureux des humanités, que les Grecs dénigraient la Phynance. Je ne parle pas seulement des sophistes, ces voleurs de talents. Pindare, qui lui-même ne manquait pas (tant de dactyles tant de drachmes ?) de négocier sa rétribution, manque rarement de souligner que son héros, vainqueur à quoi vous voulez, est un nanti : olbos, c’est le mot – il a du bol (ce bol n’est pas, faut-il vous le dire ? celui de l’ascète hindou quémandant sa poignée de riz). « La Parque, Théarion, ne t’a pas doté chichement ». Faut-il s’en étonner ? Ce ne sont pas des employés de la RATP ou de l’EDF qui s’affrontent à Delphes ou à Némée. On ne prête qu’aux riches. Ainsi Pélops, héros princeps des Olympiques, avant même d’avoir concouru reçoit du dieu un char d’or. L’or neige, l’or pleut, dans les Olympiques : c’est un déluge, et comment non ? le dispensateur n’est rien de moins que le dieu des dieux.

Cependant le poète, qui par vocation faisant de Pégase sa monture n’est rien moins qu’un maquignon, ne se soustrait pas à la nécessité lyrique d’exalter la probité morale, infiniment supérieure à tous les trafics du commerce. On n’oubliera pas le parallèle conclusif de la dixième Pythique : l’or paraît à l’essai de la pierre de touche, aussi l’âme droite. Or il semble que le champion, dans les Pythiques modernes, paraît (se fait valoir), âme droite ou tortue, à proportion de l’or qu’il touche. Ainsi son véritable titre n’est pas sa qualité de vainqueur mais la valeur mobilière qu’il représente et qui croît merveilleusement, dans les disciplines de la natation ou de l’athlétisme, selon la mobilité dont on escompte qu’il fera preuve ou dont dont on estime, preuve faite, la rentabilité. Usain Bolt a gagné en zéphyr, en gazelle, le cent mètres. Il aura gagné aussi, plus pondéreux, plus substantiel, le million. Podas ôkus ? Certes. Mais ces pieds étaient chaussés d’une paire de baskets dorés, don d’un Zeus du sponsorat, qui répondaient au nom mythique de Theseus. Usain, vainqueur trois fois (cent mètres, deux cents mètres, relais 4×100 mètres) les brandit par trois fois du bras gauche tendu, l’index de sa dextre les désignant à la plèbe enthousiasmée ; cette ostension fut, selon un expert, l’équivalent de 80000 spots de pub de 30 secondes, soit 250 millions d’euros.

Les Jeux de Pékin, à la différence des Jeux olympiques ou pythiques de la Grèce ancienne, auront été d’abord, surtout et enfin des Jeux de la Phynance. Un journal a pu titrer un article-choc : « Adidas et Puma grands gagnants de JO de Pékin ». La phrase-start de l’article, rédigée dans le jargon de mode, était : « LE JACKPOT des JO, c’est sans conteste Puma qui l’a décroché ». Quelles que soient les analogies qu’un esprit avisé puisse déceler entre les Jeux célébrés par Bacchylide ou Pindare et ceux dont Coubertin se fit, dans l’idée chimérique d’une restauration, l’imprudent initiateur, il est à souligner cette évidence que la susdite formule – « LE JACKPOT des JO, c’est sans conteste Puma qui l’a décroché »- n’aurait pas été seulement, pour le panégyriste de Hiéron de Syracuse ou de Sogène d’Egine, insolite, incivile, elle eût été tout bonnement incompréhensible, non parce que sa ménagerie mentale n’incluait pas le plus grand mammifère carnivore d’Amérique, non pas même parce qu’il eût été alarmé par l’indigence d’un style de sigles et de sabirs, mais parce qu’il n’entrait pas dans sa réflexion l’hypothèse qu’un jour la Phynance (avec l’orthographe de dérision dont la frappe à jamais Alfred Jarry) prévaudrait sur le physique et la valeur fiduciaire sur la filiation.

 

Le corps exalté ? un nouveau paganisme ? Illusion. C’est une religion de l’argent et de la technique. Prothèses (chaussures à semelles Puma galvaniques, combinaisons natatoires à plaques de polyuréthane, etc)… Produits de dopage sophistiqués : le mensonge de leur dénégation n’est qu’un des aspects de leur inévitable emploi ; comment seraient-ils exclus de cette vaste féerie d’artifices ?

 

Alexidame, sprinter célébré dans la neuvième Pythique, reçut en récompense de sa prestation une pépée vierge que lui offrait son sponsor libyen. Ce sont, préférables certes à une pépée, mais pourvoyeuses sûres de celle-ci (voire d’un cent de celles-ci), des pépètes, et pas peu ! que le prodigue sponsor Puma promet à l’incorruptible Usain Bolt. Mais Usain Bolt ne sera pas vainqueur dans la compétition de phynance qu’il a engagée, « Nid d’oiseau » contre « Cube d’eau », avec Alain Bernard ; celui-ci accumule avec les médailles les contrats de sponsoring, et c’est au moins un million d’euros, dit-on, dont il sera doté l’année prochaine. Alain Bernard, cacique aux Olympiades de la Phynance ? On en forme, pour lui, le vœu. Ah ! si de ce pactole il soustrayait pour moi, qui le célèbre, quelques pépites ! Pindare n’était pas trop désintéressé. Et même …(mais ne drachmatisons pas) il lui est arrivé de célébrer Thia, mère du soleil moins que … cette jeune maghrébine à qui faute de mieux je donnai une pièce, «  un soleil », me dit-elle – c’était son merci – « dans notre verlan » …moins que de la mine, et de noter, sans s’émouvoir, que les hommes vénèrent plus que tout l’or tout-puissant.

 

Tout de même, il y a une sacrée différence entre les Jeux célébrés par Pindare et ceux d’hier Pékin. Dans la neuvième Néméenne le poète se réjouit qu’il y ait « céans, oui, dotés d’âmes qui toisent la richesse, des hommes ». Céans ? Ici, dans « le Nid d’oiseau » ? dans le « Cube d’eau » ? Vous avez dit : « des âmes qui toisent la richesse » ? C’est Laure Manaudou, c’est Alain Bernard, c’est Usain Bolt, c’est Michael Phelps que vous désignez ?

« J’ai dit une chose incroyable », continue Pindare : « le sens de l’honneur est dérobé en douce par le goût du gain » …Apiston, incroyable ? L’incroyable, mon cher Pindare, a changé de maison, aujourd’hui : l’honneur, écoutez Janotus le Pékinois, nous n’en usons point autothi, céans. Je désignerais volontiers vainqueur des vainqueurs, aux Pékinades, et digne d’un phiale de diamant, l’athlète qui n’aurait pas cédé à l’appât du gain, qui ne se serait pas commis avec un sponsor, qui n’eût pas souillé sa gloire par des contrats d’argent.

 

     Mê dolôthês,

     O phile, kerdesin entrape-

     lois ne sois pas leurré, ô ami, par des gains séducteurs.

 

…..Vaine prière. Theia (également appelée Chrysè) était la déesse de l’or, une sorte d’Allah-Dollar de la Grèce antique, susceptible de recevoir, elle aussi, quatre-vingt dix-neufs noms. Ce Théi(a)sme, religion des espèces sonnantes, est devenue aujourd’hui la religion universelle, la seule, oui, qui embrasse et embrase tout.

(L’or, « image de la vertu suprême » ? Naïf Zarathoustra !).

Theia était aussi la déesse qui donne la victoire dans les Jeux : le sport et les espèces, les espèces et le sport.

 

XIII       Ode au médaillé inconnu  

 

Ah !ah !ah ! Ié !ié !ié !

Bachique, mon chant.

Je le dédie à toi, athlète olympique méconnu, vainqueur dans nulle compétition, digne cependant de ma ferveur étrennée d’épithètes rares, de mon exultation rythmique pareille à celle de Pindare le magnifique.

A toi, cancre, les vers logaédiques de ma dévotion.

En conséquence je prophétise : durant ces quatre dernières saisons de ta vie dont l’exploit incontestable (même s’il n’est pas retenu par le listing) aura été de vivre longuement, tu échapperas à tous fléaux prévisibles ou imprévisibles, ni le krach boursier, ni la secousse tellurique, ni les pluies intempestives de l’été, ni un hiver accablé de neiges insistantes, ni un excès de musique techno et de défilés porno, ni un roman supplémentaire de Le Clézio ne dérangeront le cours tranquille de ta déchéance.

Le beau fruit de mon Ode, pareille à une orange de Sicile, le voici. J’en ai soigné, autant qu’il se peut, tant la peau que la pulpe, et je n’ai pas manqué d’y fourrer quelques pépins pour le plaisir, commun à la race des liseurs, de cracher tout en dégustant. Mon Ode est une orange ! (Soleil condensé). Aux armes, citoyens ! Je ne sais pourquoi jaillit, dans cet alinéa rustique, une telle sommation. Sans doute me revient le souvenir du temps où tu fis, dans la cavalerie, ton service, et te signalas là, comme en tous domaines, par une médiocrité paisible qui faisait le bonheur de tes camarades mieux lotis. J’ose, au moment où tu risques de « passer l’arme à gauche », signaler que d’aucune arme, à feu ou sans feu, tu ne sus jamais, avec ou sans sang-froid, aucunement faire usage. Aussi as-tu recherché l’éclatante lumière de la Tranquillité magnanime. C’est même la Tranquillité, au contraire de l’écrivain portègne assailli par son double et son triple et son quadruple altère ego, qui fut, homme monolithe et monotone que tu es, ton inlassable et inclassable exploit. Tu devins un virtuose de la Tranquillité, acquis conséquemment un rien de notoriété dans ton petit cercle d’intimes. Tu étais si évidemment propre-à-rien que nul ne songeait à te faire le moindre reproche au sujet de tes dérobades préméditées et de tes éclipses moins souvent partielles que totales.

Ton absence d’éclat brilla dès ton plus jeune âge, telle la lune quand à son dernier quartier la voile une nuée si épaisse que la voir ne se peut – en vain on l’appellerait Hécate, en vain l’on réquisitionnerait un Caligula pour lui rendre un peu de son or pâle. J’affirme, avec une véracité de rouvre, que tu ne te distinguas jamais en quoi que ce soit, même par la nullité,- car la tienne fut modeste et cachottière, tu étais presque un virtuose des actes si discrètement manqués que nul œil ne s’en avisait, sauf le mien qui a su déceler la perle rare, à force de ne perler que de l’insignifiance, que tu avais fini par être. Rossé, aux récréations, par tes camarades, tu n’en profitas point pour méditer une revanche dans les frou-frous de la haute couture ; ton bras n’était pas plus apte à la brasse marine qu’à la prise de terre : tu coulais à pic dès qu’on te mettait à l’eau. Vraiment tu étais un prince de l’impéritie. (Cette locution est ici mal venue, mais je ne vois pas le moyen de m’en dessaisir, il est ainsi des mouches si collantes qu’on se résigne à les supporter plutôt que de suer à leur donner la chasse). Le Larousse ne t’accordera pas l’articulet que tu mérites, c’est dommage. La Feuillade s’illustra par perdre Turin. Ton illustration me semble plus digne de mémoire : être nul au degré où tu l’as pu est aussi beau que la rencontre sur une table de dissection etc. D’aucuns se signalent par de merveilleux exploits, d’autres s’enfoncent au plus bas de la turpitude. Toi, tu auras été, si j’ose dire, sublime à force de ne l’être pas.

Voici mon vœu. Qu’un trio de jeunes filles, triées sur le volet, pareilles à d’antiques prêtresses, procèdent vers le fauteuil à bascule où tu consultes, excité par l’acteur Kad Merad, le dernier numéro paru de Paris-Match, et, entonnant une chanson toute fraîche de Madonna (quelque peu défraîchie, elle), te parfument d’un nuage d’oliban. Mais qu’ai-je dit ? Un trio ? Je veux que deux fois cinquante bras de ces modernes vestales dites par hypocorisme majorettes dansent autour de toi une danse ésotérique dans une vapeur d’encens si profuse qu’elles se presque dissimulent à ta presbytie égrillarde. Ah ! triste athlète ! Tu n’as pu, soumis que tu étais à la sévère discipline d’un alipte pareil à celui qui fit tantôt de Michaël Phelps un recordman de records, jouir des jouissances vénériennes à la saison idoine. Le désir, à ton âge, ne bouillonne plus, il n’est plus que l’eau saumâtre de convoitises insatisfaites jadis, jadis …, ton membre flasque en vain réconforté par le sperme de phoque n’est plus tourmenté que par le souci alternatif de l’incontinence et de la rétention.

Mais je m’en voudrais d’achever ce dithyrambe sur une note urinaire. Le genre de la grande Ode, si farfelue que soit ma façon, exige une fin dont impeccable, que dis-je, admirable soit la finition. C’est donc un feuillage d’olivier cueilli aux sources ombreuses de l’Ister, à moins que ce ne soient celles du Toulourenc bissé dans un poème exprès par le Pindare de l’Isle-sur-la-Sorgue, qu’il me faut brandir dans cette strophe ultime où il me plaît de saluer ta cité natale, Bézaudun-sur-Binet, riche en hommes valeureux dont tu n’es pas le moindre, certes, le savent tes concitoyens. Ce rameau sera le mémorial des magnifiques victoires que tu n’as pas remportées . L’olivier ! La légende dit que nous le devons à Hercule lui-même, qui ne craignit pas de l’aller saisir chez les Hyperboréens. Vieux pantouflard drômois, de ce rameau de l’arbre d’Athéna je te couronne.

 

 

 

 

 

 

XIV     Ode soupçonneuse à Aristoménès ou Alcimédon

 

Il se peut que.

Cette locution est comme un de ces tours de manivelle qu’il m’arriva mainte fois de donner, voilà un siècle, à ma vieille « deux chevaux » rétive, et je trouvai alors que je manquais de biceps (résigné au même constat lorsque je plaquais sur mon Pleyel les tout-puissants accords de la Fête-Dieu à Séville).

Il se peut que, peut-être même est-il sûr que, si j’étais une fois, rescapé du pecus, revenu de Pékin auréolé d’un titre et (ça ne gâte rien) de pécunes doté, je serais moins enclin à traiter les Olympiades, ou du moins les piaillements qu’elles suscitent dans les médias, avec cette bonne humeur un tantinet frondeuse. Pindare ne cesse, dans ses Odes, d’attester, déplorer, détester le fléau de l’envie. Serait-ce mon péché mignon ? Serais-je empêché de louer sans restriction les lauréats parce que jamais je ne fus lauréat de quoi que ce soit ? Catherine °°, l’autre jour, à Choranche, au-dessus de la Bourne qui roulait des eaux furieuses, l’insinua, sur le mode de la taquinerie ; je me gardai bien de prendre la mouche. Qui jamais au monde aura osé se dire exempt de l’envie sans se faire quelque illusion sur soi ? Je m’amusai une fois à épingler l’honnête Camus qui, dans une excellente Préface, se targue d’avoir été indemne de tout ressentiment. Il avait lu Nietzsche, et tout lecteur de cet apôtre de la vie pure et dure se doit d’inscrire sur sa carte d’identité qu’il est certes capable de tous les vices, sauf celui-là. Récitez la liste des « péchés capitaux » : orgueil, ah ! (Rimbaud), avarice (ça, non !), luxure (eh oui, tant et plus), envie .. ? non, non, j’en jure mes grands dieux, envieux ne suis.

Le suis-je ? Un Archiloque loqueteux à la hargneuse loquèle ?

Plaisantons un peu.Je n’ai jamais remporté dans les sports, autant que je m’en souvienne, que des vestes. Inexpert à manier cette prothèse des Borotras qu’on nomme la raquette, je n’ai jamais franchi, dans les tournois de tennis où je me hasardai, le premier tour ; je fus, au basket, au volley, un éternel débutant ; au ski je me rendis célèbre, dans le patelin où je m’efforçais, par mes bûches ; la seule fois où je faillis décrocher une médaille de consolation, ce fut sur le plateau de Beille, en Ariège, où l’on eût récompensé mon opiniâtreté de vétéran si j’avais tenu bon jusqu’au bout. Au lancer de poids, toute mon affaire était de ne pas m’envoyer le projectile sur la tête. Au tir à l’arc, je plaçai mes flèches dans la cible du voisin. Mes déboires ne furent pas que sportifs. Sans être exactement un cancre je collectionnai les échecs scolaires, redoublai deux ou trois classes, échouai copieusement au baccalauréat, tentai en vain une licence de lettres, me repliai, honteux et confus, sur un poste de pion dans un collège provincial, où je n’espérai décennies durant, pour échapper à ma fieffée insignifiance que la visite d’un épigone de Balzac, un Michon, un Bergougnoux, qui m’eût fourré dans son intrigue romanesque. Ma famille n’était pas illustre. Je ne donnai à mes parents aucune illusion de s’extraire par moi de l’anonymat universel. Ma mère ! J’imagine, à présent le chagrin qu’elle dut éprouver chaque fois que son fils revenait la queue basse d’une compétition ou d’une composition. Va-t’en voir ta mère !

Va-t’en voir ta mère, c’est la rosserie qu’on inflige, déjà dans la Grèce des Olympiades, aux vaincus. Stabat mater n’est pas tout à fait ignoré de Pindare. Le jeune Aristoménès revient chez lui exultant ; il s’est mis en quatre pour obtenir son prix : tetrasi d’empetes upsothen   sômatessi – comment rendre en français l’effet terrassant de ces vers ? « sur eux quatre de tout haut tu t’abattis   culbutés …» Les victimes, meurtries par leur échec, s’enfuient loin du vainqueur, se blottissent dans des venelles – en style bourgeois on dirait aujourd’hui dans les jupes maternelles. L’auteur de la huitième Pythique n’éprouve apparemment aucune pitié pour eux. Aristoménès, fondant sur eux, était kaka phroneôn, « mauvais ». Qu’importe la virulence si elle assure le succès ? Aristoménès est un Calliclès présomptif. La puissance momentanée dont il dispose, il l’exerce à fond, sans scrupules. Il en est de même, dans la huitième Olympique, pour un autre jeune lutteur, Alcimédon : viril en diable, cet Alcimédon, il a fait peser sur quatre corps de garçons battus l’opprobre d’un retour très amer par chemins dérobés et d’un aveu déshonorant, qu’aggrave (je l’ajoute) le dédain pour eux du poète tout à l’exaltation du vainqueur. Le théâtre de ces Jeux est un théâtre de la cruauté. Le vae victis s’est dit d’abord en vers logaédiques. La Pythique est sans pitié, aussi l’Olympique. Il ne semble pas que Pindare s’éveille jamais au soupçon que ces joutes sportives sont une forme atténuée de la méchanceté endémique de l’espèce humaine. Un vainqueur, quatre vaincus ; un heureux, quatre malheureux. Le vainqueur kaka phronei ; mais chacun des vaincus avant de l’être kaka phronei, lui aussi, je suppose, et kaka phronei encore par après – il l’a mauvaise – parce que vaincu, Pauvre devise tricolore, Vous n’êtes pas ici de jeu : liberté, je veux bien ; égalité ? fraternité ? Mais ce ne sont pas les Français seulement, aux récentes Pékinades, qui ont plus de larmes versé que de médailles reçu. Les médias cependant oggi pas plus que jadis ne sont pitoyables. De tous ceux qui défilèrent, fringants, émoustillés, dans la grande parade du huit août au soir, les médias n’ont retenu que le nom des vainqueurs ou, par exception, celui de quelques vedettes, Liu Xiang, Laure Manaudou, qui beaucoup promettaient, tenu n’ayant pas ont nourri une vermine de commentaires. Usain Bolt ! Usain Bolt ! Usain Bolt ! Ras le Bolt … Les autres ? …Je cherche en vain, dans mes Figaro-ci Figaro-là,leur trace.. Va-t’en chez ta mère !

Les Odes pindariques sont riches cependant de sages avis, voire de réflexions profondes dont on aurait peine à trouver chez nos pétulants journalistes fût-ce l’ombre d’un écho. Un seul exemple, et précisément dans la huitième Pythique. Le jeune, bouillant, brutal Aristoménès a écrasé ses adversaires. Un Bolt, un Phelps en herbe ! Mais le poète, affichant de triade en triade le palmarès du héros, ne manque pas de souligner, avec redondance, que le succès dépend du dieu qui à son gré abaisse ou élève, que la fortune des mortels en un instant s’élève en un instant s’écroule. C’est alors, dans l’épode finale, que jaillissent ces vers bouleversants qui, si une main audacieuse les approchait de L’Equipe, de tout le caquetage de tous les paquets du quotidien le plus lu de France il ne resterait pas même la cendre d’une syllabe : epameroi : ti de tis ? ti d’ou tis ? skias onar anthrôpos « éphémères : ce qu’on est ? qu’on n’est pas ? songe d’une ombre, l’homme ». Je ne puis m’empêcher de penser que la grande parade nocturne du huit août 2008 jetait sur les Jeux – concurrents, satellites et public – les feux d’une fantasmagorie, que tout cela, et le nuage de criquets des chroniqueurs, n’était qu’ombres d’un songe pékinois …Pékin Elseneur .. qui suis-je, qui êtes-vous, Liu Xiang ? qui, Hu Jintao, ombre de président …. ? Pindare aura été, coup de sonde, un psalmiste : « quoi, l’homme ? un souffle ; ses jours, ombre qui passe ».

Et qui gagne, qui perd au bout du compte ? Je reviens à mon cas. Ressentiment ? M’en dire indemne serait – je le répète – une indécente présomption. Je puis affirmer cependant, aujourd’hui,( oui, dans la clarté bien délimitée de cet aujourd’hui qui demain risque de n’être plus choyé par la même lumière), (sagesse pindarique, cette restriction), que je suis un homme en amitié avec lui-même, jouissant loyalement de son être, n’oubliant certes rien de ses déconvenues, sachant sa nullité sociale, frappé de ce mal incurable qu’est la vieillesse, certes, certes, mais émerveillé de sa bonne santé (n’est-ce pas mieux que toutes les médailles ?), émerveillé du monde ambiant (pas celui des stades), émerveillé des cent petits bonheurs que lui tricote le sort quotidien. Et n’ai-je pas, sur les Olympioniques, ma revanche ? C’est les attraper au lasso de mes Odes farfelues et finaudes. Personne ne les lira, ces Odes ? Ne m’importe. Elles sont méditées au rythme de mes pas sur des Holzwege, écrites à petit feu aux reflets dans une glace de l’âtre d’une chambre. Ai-je été battu ? Oh que de fois ! Et le suis encore. Nullité sociale. Nullité littéraire. Ma médaille est de machicot. Mais quelle force, ce matin ! Quelle jubilation ! Amis, sachez-le, cet invétéré battu est un battant. Il se battra. Il a joué au grand jeu de qui perd gagne, ignoré des Pékinades, et découvre à présent, dans le lent crépuscule de sa vie où la dernière nuée d’un éventuel ressentiment se dissipe au soleil automnal, qu’il a gagné. Usain Bolt, Liu Xiang, je vous donne rendez-vous au tournant des septante. Il y a quelques énoncés fautifs dans les Odes de Pindare : o de mêden exhôn upo siga melaina kara kekruptai – « qui n’a rien enfouit sa tête dans un silence noir ». Non, je ne me tais pas, je ne m’enfouis pas (sinon dans une aimable retraite), j’habite où sont les Piérides, ma tête est dorée, laurée, couronnée, j’ai aujourd’hui douze ans et tous les dons, à nous deux, Aristoménès, Alcimédon !

 

 

XV         Ode narquoise à Epharmoste et tutti quanti

 

L’admiration très relative, modérée, assourdie, que j’éprouve pour les exploits sportifs et le mépris que je ressens pour ceux qui, depuis qu’il a existé un Jésus-Christ, les exaltent sans mesure, et sans même la mesure de vers artistement réglés, se comprend dès qu’on a compris, avec Jean de la Croix, qu’ »une seule pensée de l’homme vaut plus que l’univers tout entier », conséquemment qu’un seul vers de Pindare vaut plus que tous les avers et revers de fortune (allot’alloîai, allote alla,allote alloïos sorts ballottés) matériels et physiques dont il se fit le poète.

Jésus-Christ est advenu. Tout ce qui s’énonce, depuis, sans tenir compte de cet avènement extraordinaire est frappé, quel qu’en soit le rentissement médiatique, d’insignifiance, de dérision, de nullité. Il va de soi, il court de soi qu’un athlète aux jambes agiles qui franchit le premier la ligne dans une salve de vivats et reçoit pour sa victoire une coupe ou une couronne se croie, dans ce moment intense, un favori des dieux et comme un demi-dieu lui-même ; mais s’il n’est pas trop stupide il peut, avec un peu de recul mitigeant sa griserie d’une pincée de bon sens, sourire des honneurs excessifs qui lui ont été rendus : je ne suis, devrait-il se dire, qu’un athlète. Tel n’était pas, semble-t-il, le sentiment qui prévalait dans le petit monde de la Grèce antique. Les performances du muscle poussaient un individu et une famille parmi les inaltérables constellations. Ainsi apprend-on que les Cléonymides (Isthmique III) brillent parmi les astres comme l’étoile Lucifer. En vain je scrute les constellations, par cette belle nuit automnale ; je n’y reconnais, à aucune heure, les Cléonymides. Qui sont-ils donc ? Seuls quelques érudits au cheveu rare, quelques fervents de Pindare savent encore, sans que ce savoir excite en eux la moindre émotion, que le Thébaion Mélissos a vaincu au pancrace. Ailleurs (Olympique IX) Epharmoste d’Oponte s’acquiert, à la lutte, une célébrité que l’Ode est censée propager dans tout l’univers ; partout, partout où il y a des hommes, on saura qu’Epharmoste d’Oponte a gagné. Mais qu’est-ce qu’Oponte ? Qui, cet Epharmoste ? Le cadavre d’un nom couché sur un tardif manuscrit, rongé par la millénaire vermine de l’insignifiance, et avec lequel je serais tenté de jouer, à cause de son attrait syllabique, comme font les enfants avec des osselets. Ainsi me suis-je émerveillé, lisant une biographie du Curé d’Ars, qui s’est acquis, lui, une renommée qui ne doit rien à l’hémoglobine, qu’il ait existé un Oronte Seignemartin, curé de Saint-Trivier-sur-Moignans : prénom, patronyme, toponyme composent, en la circonstance, un raccourci d’Ode triomphale, mais qui aura jamais songé – sauf moi, ici – à célébrer cet homme et son patelin, l’un et l’autre, l’un par l’autre magnifiquement désignés, dont le destin est d’avoir rejoint, au cimetière des belles conques sonores, le lutteur à jamais obscur, pour nous, de la neuvième Olympique ? Du moins au panthéon, je veux dire au paradis chrétien, une revanche des mal lotis est-elle possible. La petite Thérèse de Lisieux, qui s’y connaissait en pancrace spirituel, était persuadée que le palmarès final ne serait pas exactement celui qu’établissent les procès de canonisation, que se découvriraient des étoiles alpha de la sainteté auprès desquelles nos saints les mieux attestés et les plus vénérés feraient pâle ( mais amène) figure ; Oronte Seignemartin n’a-t-il qu’un strapontin dans le Paradis de Dante ? Est-il logé – possible !-au cœur même de la Rose. Quant à Epharmoste ? Pschtt ! plus rien.

Enfonçons le clou. L’imprudent Pindare édicte qu’un homme a eu beau accomplir de beaux exploits, si l’Ode ne l’illustre il s’est crevé pour du vent ; mais les filles Piérides de Zeus, assure-t-il, sustentent large gloire. Je prétends que la nullité d’un homme est à peu près la même, avec ou sans Ode ; les Piérides n’y peuvent rien. Agésidame fut un enfant boxeur qui à Pise une fois remporta la victoire. Eh ! que me chaut ! J’ai moi-même, ce jourd’hui, remporté le trophée d’une belle balade, et l’œil sympathique d’une vache de bonne race, la corolle délicatement bleutée d’une gentiane croisette me sont mille fois plus sensibles que ce nom, Agésidame, un instant extirpé de l’universelle grimoire, un instant réveillé de la fosse commune où dorment tant de noms propres devenus communs. Pindare eut tort de n’avoir pas lu l’Ecclésiaste : « un chien vivant vaut mieux qu’un lion mort ». Y a-t-il, comme l’énonce un poète d’hier, immortalité d’un renom immortel ? Mais qu’est-ce que le renom ? La pellicule détachable, volatile, d’un être qui n’est plus rien. Y a-t-il un édit de justice qui ferait durer le juste vainqueur ? Une couronne gagnée aux Jeux, est-ce une embellie pour toute la vie ? Est-elle pour tous les jours, la joie d’un jour ? Eh non ! Le Temps, qui est la vérité (certifie l’Olympique) renvoie justement le vainqueur aux immémoriales ténèbres dont il put croire un moment, trompé par la poésie grandiloquente, s’être évadé. Agésias, Archésilas, Déinias,….vous tous, vous n’êtes que des variations sur le thème de l’anonymat. Vous n’intéressez plus ; seul Pindare nous intéresse, et l’hospitalité que vous offre son lyrique funerarium ne peut rassembler, pour votre satisfaction, la poussière de vos os. Et Pindare lui-même ? Un nom, certes, un renom, des plus grands. Mais celui qui fut Pindare, non le référent livresque voué aux dévotions érudites et aux traductions approximatives , mais l’homme de chair et d’os, celui qui était présent, un jour de la soixante-dix-huitième olympiade, à l’exploit d’Epharmostos, comment, de longue date n’étant plus, serait-il aujourd’hui glorieux ?

…L’athlète, le poète, tous autres élus de la montre publique, il ne se peut que je ne dédaigne leur gloire – même quand c’est Hiéron et Pythique première – si j’ai l’heur de me souvenir du coup de tonnerre (fatal à Zeus et sa clique) de l’Evangile selon saint Jean : qu’est-ce que la gloire ? Ce qui se trame dans les jurys, les académies, les olympiades n’en est, fût-ce Ode triomphale, que l’eau de lessive : la gloire qui vient des hommes est polluée, promise – nos « huiles » !- à la vidange.  La seule gloire qui vaille vient de Dieu. Et je veux bien que cet énoncé johannique – « gloire qui vient de Dieu »- soit vide pour un esprit formé aux disciplines de l’athéisme, mais il est là, insinué, insistant, irrécusable, et il eût été compris de Pindare qui manque rarement de rappeler qu’une couronne, une médaille, un phiale ne sont jamais attribués sans qu’intervienne la puissance divine. Mais que peuvent les divinités de l’Olympe ? de l’Hélicon ? du Parnasse ? « Zeus a vieilli, comme ses ailes », ironise Clément l’alexandrin. Je répète : une fois passé le cyclone Augustin, fauteur du pire abattis de dieux qu’ait à ce jour connu l’Histoire), il n’est pas possible d’exalter un athlète ou même un poète sans une pédale d’atténuation ou de circonspection. Il est beau, certes, d’être un homme, également beau de composer des Odes, et la jeunesse, qui a un prix extrême, l’on ne doit pas la sacrifier ( ma gêne à lire, dans la biographie du Curé d’Ars, que, chapitrées par lui, les filles du village s’accoutraient et se coiffaient en petites vieilles[5]) à la superstition cléricale ; mais ce qui n’est que carne ou charme fane, on le sait de mémoire de psaume, comme l’herbe des champs, et ce n’est que par une ruse d’arrière-saison où le ressentiment pousse son ortie qu’on peut prétendre que le plus digne d’être loué, c’est cela qui n’a qu’une vie brève ; Hercule aurait droit à ma complète admiration si son existence attestée par des témoins sérieux devenait celle, comme le dit la fable, d’un demi-dieu parmi les dieux. Je ne puis aimer absolument que ce qui dure sans fin, et je sais un gré infini à André Suarès d’avoir dit qu’aimer la vie c’est la vouloir éternelle. Pauvres Olympionides ! Athanatan Charin, Grâce immortelle ? Fétus d’un été !

 

 

XVI         Ode à saint Paul

 

La décennie 1970-1980 a été, en France, marquée par un délire de subtilités captieuses et de mensonges sophistiqués. Ce fut la période dite, par un humoriste, de Mao Mai. (« Et qu’Allah soit leur prophète », ajoutait en riant cet humoriste). On réquisitionna Pindare au service d’une idéologie de l’écriture des « masses », de la poésie faite par et pour tous. On fit semblant de ne pas savoir que Pindare, membre d’une élite, écrivait pour une élite, que les athlètes qu’il célébrait étaient eux-mêmes de cette élite, enfin que ces Jeux panhelléniques ne manifestaient pas plus l’unité du monde grec que ceux de Pékin, hier, l’harmonie d’une société mondialisée : la Géorgie, c’était par exemple Egine, et Périclès pour l’agresser, au lieu de Poutine.

Un des artifices mentaux les plus comiques du Mao Mai fut la tentative fourbe et outrecuidante d’en finir avec le système évaluatif en vigueur jusque là. Ainsi un marginaliste des Olympiques affiche la prétention d’ »arracher la relativité des différences à la hiérarchie, désintoxiquer la richesse du fini des mesures empoisonnées d’infériorité-supériorité ». (J’imagine, à ce charabia, la tête de Pindare). On admet donc, on veut les différences, mais on réprouve, on répudie la « hiérarchie ». Les différences sont relatives, la hiérarchie imposerait ses critères absolus.(Le couplet le plus insistant de cette rengaine, c’est : toutes les cultures se valent. A quoi je m’empresse de rétorquer sans vergogne que la culture où fut inventée un instrument tel qu’un Chopin y pût composer sa Barcarolle est à la pointe du développement durable de l’humanité. Faut-il avoir peur de la « hiérarchie » ? Si c’est celle de Denys l’Aréopagite, il ne semble pas qu’il y ait lieu pour le Mao Mai de tonner contre. Si c’est celle des clubs de fout’, on ne sache pas que le Mao Mai ait jamais déploré le classement des clubs français en quatre divisions. Pas de hiérarchie, dans le système du fout’ ? Vous plaisantez ! J’avance que la hiérarchie y est même aussi religieusement observée par les instances dirigeantes et les médias à leur solde que dans les ordres angéliques. Cette hiérarchie se concrétise, on le sait (mais on feint de ne le pas savoir) (encore que la chose ait échappé, l’autre jour, à un imprudent chroniqueur d’Europe Un), par les prébendes : 150000 euros par mois, ce n’est pas pour un footballeur de Carquefou. La Fifa elle aussi a ses chanoines et ses simples clercs tonsurés. Il va de soi qu’il y a des joueurs supérieurs, des équipes supérieures, qu’il y a des poètes, et même des professeurs, plus que d’autres doués. Le fini est richissime – tant mieux – de supériorités et d’infériorités – c’est ainsi ; elles sont relatives, j’en conviens, mais elles sont, et le Mao Mai ne contestait celles que l’usage, le concours, la cooptation (le copinage) avait établies que pour établir en lieu les siennes propres – la petite et la grande Histoire l’ont montré.

 

Les différences, dans l’univers de Pindare, tiennent au dessein de la divinité. En cela le poète grec ne se différencie guère des évangélistes. La hiérarchie y est évidente : politique, athlétique, poétique. N’est pas Hiéron qui veut, n’est pas Chromios qui veut, n’est pas Pindare qui veut. L’inégalité prospère, d’humaine institution, sanctionnée, consacrée par les puissances célestes. La pensée que le supérieur ne soit pas au-dessus de l’inférieur, que les positions – premiers et derniers permutant – soient réversibles, ne se découvre que dans une économie chrétienne où sont subverties les évaluations ordinaires. Tout a basculé, en vérité, le jour où Jésus-Christ a fondé une hiérarchie nouvelle en déclarant que Jean-Baptiste était « le plus grand des enfants des hommes » mais que le plus petit dans le « royaume de Dieu » le surpassait. Or Jean-Baptiste n’excellait dans aucune des disciplines où s’illustrait la Grèce aristocratique, et le plus petit dans le royaume de Dieu, il y a toute chance qu’il ne brille ni par le muscle ni par l’esprit ni par l’éclat d’une sémillante jeunesse. Je comprends que le christianisme ait tant d’ennemis : l’échelle de valeurs qu’il institue n’est en rien compatible avec celle qui distribue couronnes, croix et médailles.

 

Je veux célébrer, par une Ode à ma façon, le premier et sans doute le plus excellent des athlètes chrétiens, Saul de Tarse. Nourri de culture grecque, il a lui-même eu recours au langage des Jeux pour éveiller ses lecteurs ou auditeurs à la conscience exacte de ce qu’est l’épreuve à affronter pour obtenir une vie impérissable : mê, phila psucha …. »n’aspire pas à la vie immortelle »…Cette aspiration est le moteur de l’athlète chrétien ; elle est un de ses possibles ; elle est, parmi les possibles qui s’offrent à lui, le plus stimulant. Elle lui donne (ainsi au porche de la Gloire, ou sur l’icône de Patmos) une lumière sur le visage qui défie et peut-être humilie la beauté solaire, trop sertie dans l’évidence, des kouroi. Mais quelles épreuves préalables à l’épreuve qui qualifie et transfigure! Cela, Pindare ne l’ignorait pas, l’a dit mainte fois en vers admirables. L’athlète vainqueur, salué par les vivats, est soulagé de la longue peine de son préalable entraînement. L’ aura torturé, comme Liu Xiang   Sun Haiping ou Philippe Lucas Laure Manaudou, son alipte. A-t-on oublié ce que c’est, en vérité première, un « athlète » ? Athlios (dictionnaire Bailly) : « qui lutte, qui souffre, malheureux, misérable …chétif, piteux ».

Ainsi saint Paul. Son seul exploit sportif est une fameuse chute de cheval. Mais les conséquences en sont cosmiques, ne cessent pas, depuis deux millénaires, d’agiter le monde pensant. Je ne sache pas que le plus doué des cavaliers du plus huppé des clubs hippiques ait jamais approché, de très loin, la performance négative de ce zélote. Il tombe, il perd la vue, se relève aveugle, s’en va recevoir de mains expertes à la prière un collyre mystique, et le voici depuis lors athlète de Dieu, et quel athlète, prouesses que jamais n’égalera aucune star des stades. Il était de Tarse, c’est-à-dire du Pied, ou de l’Oeil (le « tarse », c’est aussi le cartilage de la paupière). Bon pied, bon œil. Une fois converti, ce surdoué de la race nouvelle des enfants de Dieu qui a le Christ pour alipte d’Arabie en Scythie court le monde, essuyant veste sur veste qui sont autant de victoires inscrites au palmarès du grand Livre de Dieu.

Il a lui-même composé son Ode triomphale, qui vaut d’être confrontée à celles de Pindare et de Simonide ou Bacchylide, peut-être la plus belle des Odes triomphales qui soient écloses dans une tête humaine. Une question me vient : quelle eût été la réaction de Pindare à l’audition de la seconde épître aux Corinthiens ? Aurait-il ricané comme les philosophes d’Athènes ? Se serait-il indigné à la façon de Celse ? Eût-il anticipant les sarcasmes de Nietzsche traité ce petit Juif déjeté de tchandala ? Ce que j’appelle Ode triomphale, c’est la récitation par l’apôtre de tous les sévices, de toutes les avanies, de tous les supplices, de tous les accidents dont il a été la glorieuse victime. Imaginez Liu Xiang se vantant de sa blessure mal guérie et la Chine, qui comptait sur sa performance, enthousiasmée de sa défection. Voici les titres olympiques de saint Paul : « Souvent j’ai vu la mort de près. Cinq fois j’ai reçu des Juifs les quarante coups de fouet moins un ; trois fois j’ai été battu de verges, une fois lapidé ; trois fois j’ai fait naufrage, j’ai passé un jour et une nuit dans l’abîme. Des voyages sans nombre, les dangers sur les rivières, les dangers des brigands, les dangers de la part de mes congénères, les dangers venant des païens, les dangers en ville, les dangers des déserts, les dangers de la mer, les dangers des faux frères ! Labeurs, fatigue, veilles répétées, la faim, la soif, jeûnes fréquents, le froid, le dénuement… » Cette kyrielle de performances est connue. Nul « Cube d’eau », nul « Nid d’oiseau » n’ont été aménagées pour les mettre en montre. Mais aujourd’hui un milliard de chrétiens les considèrent avec gratitude et admiration, les chrétiens de Chine, notamment, qui n’étaient guère présents aux dispendieuses Pékinades d’août 2008, persécutés comme le fut leur frère aîné dans la foi. Paul a gagné. Il est le grand vainqueur du pancrace apostolique. Son coup fourré, son coup d’éclat, fut d’encaisser les coups, à main nue, sans se laisser abattre. Des deux penseurs modernes qui se sont évertué à le dénigrer, l’un, Renan, mena l’existence pantouflarde d’un érudit gratteur de papier, l’autre, Nietzsche, qui lui aussi grattait du papier, fut un esthète bourgeois des cures d’altitude ou de riviera. Les vrais rivaux de Paul, ceux qui seraient en droit de lui disputer la palme, Paul Claudel les a tous rassemblés en la figure emblématique du jésuite cloué au mât inaugural de son Soulier de satin.

Il s’agit bien de sport. C’est le triathlon des vertus théologales. Paul, étant de Tarse, a privilégié la course (première Epître aux Corinthiens). Tout chrétien, à son exemple, est sommé de battre non pas au sprint Usain Bolt, mais au marathon Wanjiru. Il s’agit d’endurance, pour obtenir non pas une médaille ni une couronne d’olivier ou de laurier mais l’incorruptible couronne reçue de mains divines sur le podium d’une Cité interdite à ceux qui ne portent pas sur le front le Nom sacré. Ce langage, pour le contemporain, est incompréhensible. Je gage que Pindare était plus à même de l’entendre que la foule ordinaire de nos supporters en l’an de disgrâce 2008 : il suffit de prêter un rien d’attention à tout ce qu’il énonce sur les sévères disciplines de l’esprit. Mais l’on s’imagine aujourd’hui, dès que l’on a quelque teinture d’histoire et de lettres, que la réparation faite au corps (croit-on), depuis la restauration des Jeux en 1896, a restitué, avec la flamme olympique, une lumière grecque ostracisée depuis Théodose Ier. 1896 : dans le stade de Périclès reconstruit ont lieu les premiers Jeux Olympiques de l’époque des guerres mondiales. Cependant qu’ils se déroulent une jeune Carmélite, à Lisieux, crache le sang. Il n’est rien de plus antagoniste au spectacle somptueux des athlètes s’affrontant en plein air en pleine santé sous l’égide de la déesse éponyme d’Athènes que le Carmel humide et souffreteux où Thérèse mal soignée et au reste insoucieuse de sa « forme » se prépare dans les tortures physiques et la délectation du cœur à cueillir d’autres palmes auprès de son Dieu que celles des dieux du stade. Il y a une manière de mettre en regard un livre d’images de ce Carmel (je feuillette le livre qu’a publié en 1991 le Cerf) et un album de photos des récentes Pékinades (je ne dispose d’aucun document sur les Olympiades de 1896) qui peut inspirer la sainte horreur d’une religion à ce point ennemie du corps (qui le cache, le cloître, l’exténue) et la satisfaction de voir ouverte, grâce à Coubertin, une ère nouvelle où l’on n’a plus honte de montrer, d’exercer, de fortifier, de célébrer dans des joutes diverses un corps redevenu, comme il le fut autrefois, ici même sur cette terre et pas de terre substitutive, glorieux.

Il se peut qu’un jour – prochain ? lointain ?- le journal L’Equipe se substitue décisivement aux Evangiles, qu’un comput athlétique se substitue au comput ecclésiastique, enfin que dans l’esprit du calendrier positiviste s’élabore un calendrier des plus mémorables olympioniques dont les noms seraient judicieusement répartis sur toutes les saisons. Ainsi la sainte Usain Bolt, par exemple, pourrait être fêtée le jour de l’année où le soleil accélère le plus sa course. Quel jour de quel mois eût convenu pour la sainte Laure Manaudou ? Déconsidérée, nous espérons que telle la Madeleine repentante elle trouve au cercle des nageurs de Marseille, qui n’est pas loin de la Sainte Baume, une virginité et une célérité secondes. Mais assez plaisanté. La vogue de L’Equipe- je le constate – n’a pas encore frappé saint Paul de péremption ; la petite Carmélite fait un tabac, pas seulement chez les moniales. Le dirai-je enfin ? Je veux ne pas ménager mon admiration pour les exploits de B.B. (Bernard, Bolt) et, si Pindare m’y exhorte, ceux de Philacidas d’Egine ou Chromios d’Etna, mais ce n’est qu’une admiration relative ; s’il s’agit de l’apôtre des Gentils ou de la sainte de Lisieux, mon admiration frise l’absolu. C’est ainsi. Car ce que je désire de toute ma substance âme-corps, ce que je veux, comme Thérèse de Lisieux disait vouloir (« je chante ce que je veux croire »), ce n’est pas une place momentanée sur un podium par la chance d’un corps momentanément survolté, mais « dans les rangs bienheureux des saintes Légions ». Au corps glorieux des Olympiades je préfère le corps glorieux de l’Apocalypse. Folie ? Entre la certitude que le corps le plus glorifié par la rumeur publique finira par la plus humiliante défaite – la mort – et l’incertaine chance (ce pari sur saint Paul interprète du Christ) de se recycler en un corps dont la gloire serait immarcescible, je ne balance pas même neuf dixièmes de seconde. Telle est l’épreuve que je veux courir, ouverte aux concurrents les plus démunis de moyens physiques, où les médailles d’or peuvent pleuvoir avec une largesse qui surpasse la pluie d’or de Zeus en ses polissonnades ou la charitable pluie de roses de Thérèse de Lisieux.

 

«  Jusqu’au bout, sans doute, Paul vit devant lui la couronne impérissable qui lui était préparée et, comme un coureur, redoubla d’efforts à mesure qu’il approchait du but ». Cette formulation de Renan souffre de deux inexactitudes :1) « sans doute » est d’un celte sceptique, non d’un homme de foi indéfectible ; 2) « comme » est d’un podagre : Paul n’est pas « comme un coureur » ; il est un coureur (voir l’épître aux Galates), la Méditerranée est son « Cube d’eau » et son « Nid d’oiseau », A-t-il reçu enfin la couronne impérissable ? Personne, pas même Renan, ne peut répondre avec assurance par la négative ou l’affirmative à cette question. Ce qui est sûr, c’est que la couronne périssable, celle que peut lui conférer l’Histoire, mille et mille fois il l’a –beau nimbe d’or – reçue. Excusez-nous, Aristagore de Ténédos, Hérodote de Thèbes,etc vous n’êtes plus qu’une poussière de syllabes dans le cénotaphe d’une Ode, fût-elle signée Pindare. Mais je regarde encore une fois le visage de Paul tel que me le révèle le peintre d’icônes de Patmos. Il ne ressemble nullement à celui de l’Aurige de Delphes ou du régent de cortège que l’on voit sur la frise équestre du Parthénon. Encore moins ressemble-t-il à Usain Bolt ou Michaël Phelps tels que la photographie numérique nous en livre la triomphale effigie. Et, osé-je le dire, il ressemble moins encore à ce Paul de Tarse de chair et d’os dont un Renan ou un Nietzsche (eux-mêmes, entre nous, exemplaires assez peu probants, de la grande santé à la grecque) ont tracé un portrait peu flatteur mais peu réfutable. Non, Paul n’avait ni stature ni traits d’athlète. Il n’était pas bien découplé, c’est le moins que l’on puisse dire. Mais ce que découvre l’icône, beaucoup plus vraie que la réalité anecdotique, c’est, dans un autre plan que celui où se dessinent le galbe et la force physique, la victoire spirituelle obtenue non sur un stade et dans les limites étriquées d’une compétition, mais dans le cours (la course) de toute une vie. L’orbe du nimbe d’or, qui vaut bien une Ode, se conquiert dans la patience ; Paul ne fut pas un sprinter : une fois subjugué par le Christ, il se retire en Arabie où il ne reste pas moins de trois ans ; il attendra trois lustres avant de rencontrer les Apôtres… Ce n’est pas un sprinter, c’est un marathonien de l’endurance la plus rare qui soit, c’est un champion du saint en longueur.

Je vois donc les limites de Pindare : « épuise le champ du possible » ? Mais c’est à l’impossible que je suis tenu. « Des choses mortelles conviennent aux mortels » ? Mais parce qu’ils sont mortels, c’est l’immortalité qui doit être leur vœu, et ils ne se diraient pas tels si celle-ci ne faisait effraction dans leurs courtes certitudes.   « Ne prétends pas devenir Zeus « ? Mais c’est m’endieuser, par l’humilité ( presque ignorée des Odes ), qui m’est enjoint : on ne connaît Dieu, écrit un Chartreux, qu’à le devenir un tant soit peu soi-même. « Tu as tout, si le lot de ces belles choses / succès, gloire / t’est advenu » ? Mais succès, gloire sont bale au vent ; il est une autre manière d’avoir tout, c’est celle que saint Jean de la Croix a affirmée dans une sentence plus lumineuse et plus embrassante que tout l’œuvre de Pindare : «Les cieux sont à moi, la terre est à moi ; les nations, à moi /…./ Dieu lui-même est à moi et pour moi /…./ Que demandes-tu, et que recherches-tu encore, ô mon âme ? Tout cela est à toi, et tout cela est pour toi  « . Il se faisait l’écho de saint Paul : » tout est à vous, mais vous êtes au Christ, et le Christ est à Dieu ».

 

 

III       ODES PROFANES DANS LE GOÜT D’HORACE UN PEU

 

 

 

 

I Irai-je une fois en Nouvelle-Zélande ? Il me faudrait pour le tourisme insulaire océanique un nouveau zèle, que je n’ai pas. Les Cyclades me suffisent. Tout ce qui les excède, c’est trop loin pour moi. Les propositions les plus alliciantes du sight-seeing n’ébranleront point mon parti pris sédentaire et méditerranéen. De cette sobre négation je ne veux me départir. Mon argument péremptoire, aujourd’hui, est l’aéroport. La stagnation, les formalités et contrôles, les queues et compressions auxquels s’y voue le candidat au voyage exotique, rien qu’à y songer me rebroussent. Mon second argument, non moins persuasif, est l’avion lui-même : se sauciçonner dans une carlingue un demi-jour durant, ne quitter le siège étroit où l’on est empaqueté que pour de brèves détentes urinaires ou qui pis est, subir une mélopée sirupeuse et une incontinence d’images télévisées, tenter vainement de dormir, même si l’on a pris un cachet de stilnox, parce que l’on est victime des attentions itératives du steeward ou de l’hôtesse, tout cela fait au plaisir programmé d’aller reluquer le podocarpe ou le palmier nikau un prélude si redoutable qu’il en est dissuasif. Je me suis rendu une fois au Japon : j’ai payé douze heures de vol de deux fois douze jours de selles empêchées. Suis-je réellement parvenu dans l’empire des signes? J’en doute. Il y eût fallu une santé à la Roland Barthes, que je n’ai pas. Mon séjour, qui fut d’un mois, fut dépensé à me remettre de mon aérienne incarcération et de ma subséquente intestinale rétention. J’errai là-bas comme un zombie, insomniaque et soucieux, lassé de délacer et relacer mes chaussures au seuil de temples bouddhistes trop fignolés pour être beaux, m’exonérant avec force névralgies de quelques conférences, me décidant, par manière de dérivatif, à suivre « la sente du bout du monde » du fameux Bashô, et ce ne fut qu’une brève échappée vers le Nord de l’Ile, dont l’attraction la plus coriace fut de crever de froid dans un poste de douane où je m’accroupis et me réchauffai autour du même âtre qu’avait honoré de ses frissons le moine haïkaïste. Mon seul périple fut dans la baie de Matsushima. « Matsushima, ah ! » s’était écrié Bashô ; « ah ! » je fis, consterné. Quoi ! tant s’émouvoir pour ces îlots pourris complantés d’arbres étiques, écroulés dans une eau de lessive ? Porquerolle ou Groix, Eubée ou Alonyssos, oui, voilà des sites où le « ah ! » admiratif est topique. Jardins Zen ? Charmants, propices à la méditation ; mais celui de Toulouse vaut ceux de Kyoto. Je le répète sans façon, dussé-je passer pour une version 200. de Mr Prudhomme : plus de trois heures le cul vissé, et me voici engourdi pour trente jours. En admettant même que je pèche ici par hyperbole et qu’en réalité je jaillisse d’une carlingue fin prêt pour le round-about exotique comme le poussin de l’œuf ou le diable de la boîte à ressort, ces trois heures de pénitence auront été de trop ; je n’en ai pas tant à dépenser, d’heures, que je puisse à la légère jeter celles-ci par un hublot. La Nouvelle-Zélande, ce ne sont pas trois, mais trente heures pénitentielles. C’est payer trop cher la délectation conjecturale de se balader en kayak dans les fjords du Doubtful Sound. En vérité terrien je suis, voire cul-terreux. Rien ne me satisfait comme, en juillet, les tournesols du Minervois chantant leur cantique au soleil ou, en octobre, les mélèzes du Queyras dépouillant leur tunique d’or.

 

 

 

 

 

 

 

II

Les solutions ou dissolutions auxquelles je suis inapte sont si nombreuses que j’en pleurerais si je n’avais pris l’héroïque parti d’en rire. Il en est qui s’attablent volontiers, en bande, pour vider des coupes de beaujolais nouveau, et continuent la beuverie par la rixe, heureux de donner ou recevoir des horions. D’autres s’acharnent, dans la ville populeuse, à draguer le gars ou la garce, à des fins vénériennes. Certains sont des virtuoses de la flemme et, dès les premiers beaux jours, assis sur un banc public lisottent un journal ou promènent un oeil vague sur l’alentour ; ils s’effondreront, l’été venu, sur un banc de sable. Des marottes nouvelles apparaissent. Une nuée de citadins trottent l’oreille continûment collée à un petit appareil émetteur et récepteur de messages sonores ou optiques. Ce sont les mêmes, on le soupçonne, qui rentrés chez eux s’installent devant un écran dont ils sollicitent les multiples fonctions, et se plaisent à composer des figures insolites ou interrogent un monsieur Google qui leur dégorge à souhait plus d’informations que jamais n’en contiendra leur cervelle. Ces maniaques de l’écran sont souvent aussi des internautes dont la passion est de communiquer. La fréquente communion, que l’on conseillait jadis aux chrétiens, est remplacée aujourd’hui – c’est, je crois, une dévotion mondiale – par l’incessante communication. « Je t’aime, ô Eternité ! » s’écriait Nietzsche grand seigneur de l’impossible. « Je t’aime, Internet ! » c’est désormais l’éjaculation jubilatoire de la plèbe urbi et orbi. Or communiquer ne m’intéresse qu’à dose homéopathique. A quoi suis-je encore rétif, inapte ou impropre ? Je n’en finirais pas d’énumérer. Je n’aurai jamais, à la manière de Montherlant, hasardé mes os dans une arène contre les cornes d’un taureau ; jamais je n’aurai conduit un trimaran sur les eaux agitées du golfe; jamais je ne me serai risqué à l’art du parapente, et je n’ai pas même osé sauter en parachute. Je ne suis ni …ni …Même là où je m’exerce, exceller ne m’a pas été départi. Je n’aurai pas été programmé, quoique pianiste méthodique et méticuleux possédant un vaste répertoire de partitions mieux que déchiffrées, pour le festival de la Roque d’Anthéron où je rêve encore de me produire. Aucun titre honorifique ne m’a été conféré, j’aurai manqué la Légion d’honneur, je n’ai même pas été gratifié des palmes académiques, je n’ai reçu aucun prix littéraire, rien, là même où je pouvais arguer de quelque compétence, ne m’a distingué.

(Je m’aperçois, égrotant ces notes, que je tends à confondre mes inaptitudes et mes attitudes répulsives : elles sont liées).

A quoi donc suis-je bon ? A la bonté. C’est ce qui reste quand on échoue partout. La bonté sera mon échouage. Je me suis cru, un temps, bon pour l’art de rimer. J’ambitionnais le lierre, parure des fronts inspirés. Ayant appris par cœur le recueil de Charmes je voulus ajouter quelques fragments de mon crû aux Fragments du Narcisse. Il me fallut déchanter. Mon ami l’Abbé Jean Bégarie, qui avait pris le pseudo-topo-nyme de Georges Saint-Clair par vénération pour Valéry, a trouvé, lui, sa petite musique, son ton personnel, entre les brumes du Béarn et les orgues de Bamberg sa circonscription de talismans. Constatant qu’au poème versifié j’étais inapte, je me tournai vers les incantations du cantonnier Pierre Reverdy, l’écriture sismographique de l’arpenteur André du Bouchet, dans la pensée qu’à leur école je condenserais des états d’âme rares ou me ferais le reporter de mes pas sécants, de mon souffle coupé. Mon seul succès fut de dérober à celui-ci, dans son repaire de Truinas, quelques figues qu’il n’était plus, défunt, en état de cueillir.

 

 

 

 

 

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III

D’autres s’emploient, quand revient la saison des festivals et des tourbes touristiques, à décrire le site et les rites capiteux de Saint-Tropez. Je n’en suis pas. Je n’ai pas visité ni ne visiterai la chambre de BB à l’hôtel de la Ponche ; je mourrai sans avoir humé à la Treille Muscate l’arome rémanent de Colette la bourguignonne. Je n’aurai pas bu le pastis, ému à la pensée qu’à la table voisine serait assise une « vedette », sous la tente du café Sénéquier. Je n’aurai pas reluqué d’un œil modérément libidineux quelque fille à libre allure qui, ses blonds cheveux dénoués, ondule sur le sable fin de la plage de Pampelonne, vêtue du caraco de rigueur. C’est qu’il me manque, si bon chrétien que je sois, le goût des reliques, et je ne   considère, parce que bon chrétien, aucun de mes commensaux à la Cène du siècle, fussent-ils fils de Calliope ou cousins de l’Alcide, comme d’une extraction supérieure à la mienne. Aurais-je aperçu Françoise Sagan dans sa Jaguar XK 140, je n’en serais pas moins triste ou moins gai que si je voyais un monsieur Chabert dans sa poussive 2 CV. Ici, Signac, Bonnard, me dit-on, s’attardèrent, peignirent. Je le veux bien. Ils sont morts, ne peignent plus. Saint-Rémy de Provence, dont je suis un habitué, propose un pieux itinéraire sur les traces de Van Gogh : les Alpilles reçoivent-elles de ces balises et de ces notices un supplément de beauté ? Je vis de peu. Est-ce que je vis peu ? L’agitation mondaine est une fumée, une futilité, un fétu. Ce qui me convient, ce qui me sustente, ce qui fait mes délices, c’est, au sanctuaire de la Salette, d’allumer, le soir venu, ma chandelle dans sa coque de carton et de processionner sur le chemin qui serpente au flanc du mont Gargas parmi de braves gens dont un Pierre Michon se plairait à conter avec humour la vie minuscule. Puis, ragaillardi par mon petit séjour en ce lieu où la Vierge apparut à Mélanie et Maximin – j’y crois plus que je ne m’émerveille aux prestations et au prestige de Romy Schneider – je redescends dans mon vallon boisé où roule une eau fraîche, où je ne crains ni la canicule ni la zim-boum-ba, où je me régale, sur une vieille table en bois d’épicéa, de crevettes royales et d’un vin léger des coteaux gascons ; j’écoute chanter la fauvette ou le merle, le croassement des corneilles ne me déplaît pas, ni le craquètement de la pie qui s’en vient agiter le feuillage du fayard ; quelquefois j’essaie sur ma lyre téienne d’improviser quelques vers qui jamais ne seront recueillis dans aucun florilège ; je suis poète du dimanche, je suis aussi pianiste du dimanche, mais qui me surpasserait dans l’exécution des ultimes sonates de Schubert quand une goutte de café, à la méridienne, a délié mes nerfs et mes doigts ? Je ne suis que du dimanche. C’est le jour secret, dissimulé aux doctes et aux mondains, le jour qui ne fait pas de bruit. Saint-Trop ‘, mes amis, c’est trop, ou ce n’est pas assez, pour moi.

 

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IV

 

Quel jus de quelle treille vais-je exsuder ce matin ?

J’éprouve en toute ma substance un feu pareil à celui qui gonfle et colore les vignes de l’Ardèche ou du Lubéron. De quel syrah, de quel sinsault vais-je émerillonner le petit canton de contentement où je me maintiens ?

Diane, pardonne-moi, toi de même, Apollon. Vous êtes les divinités d’une fumée ancienne de superstitions qui n’ont pas résisté une seconde aux claires semonces de mon Alpille et à l’évidence du Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob.

Je sais, dieu délien, que nombre de garçons, aujourd’hui, dans nos pays dont le chahut lascif est devenu la religion, ne supportent guère plus que toi de soumettre au ciseau leur chevelure flottante où prospèrent les poux, l’insanité concentre sa cendre de slogans dans leurs cervelles molles.

Chez les Ibos, jadis, une tignasse longue, mal démélêe, dégoûtante signalait les parias, rebuts du clan, promis à une infâme sépulture. Je suis romain, je n’ai d’estime que pour les belles tonsures, les toisons bien peignées, le profil césarien. J’honore les catacombes, où sont ensevelis mes pères dans la foi.

« Nom de Zeus », « tonnerre de Dieu », disait mon père ; quand il était au dernier degré de la fureur, c’est « merde de Dieu » qui s’échappait de ses lèvres. (La version « merde à Dieu » n’est attestée que dans le Blandinius vetustissimus). Il ne croyait ni à Dieu ni à Zeus. De celui-ci je me ris, l’Autre m’est plus proche que ma veine jugulaire, plus intérieur que mon moyeu ; Il est justice et miséricorde.

Jeunes filles, de Diane désormais vous n’avez cure, et c’est fort bien. Ce ne sont pas l’Erymanthe ou le Cragos qui vous attirent, mais la blonde plage de Ramatuelle où Eric Pfalzgraf, créateur des salons Coiff1rst, vous initiera, cependant qu’il taquine de ses doigts artistes vos mèches lustrées par L’Oréal, au désir demeuré désir du glamour extasié Glamour.

La guerre ? Laissez, mes amis, ce divertissement aux Parthes et aux Scythes, à ces peuples infectés par l’hérésie, qui interdisent aux garçons de jouer au foot en culotte courte et aux filles de défroisser leur visage à l’eau florale Sisley. La guerre ? Nous l’avons à jamais, n’est-ce pas, chassée de chez nous, avec les larmes, la mélancolie, le suicide, les grossesses inopportunes et les slogans trotskystes.

 

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V

 

Ne me cassez pas la tête, mes très chers, avec une histoire d’infirmières menacées de mort par un colonel libyen, avec un drapeau russe planté dans le sous-sol arctique, avec l’inculpation pour cancans indélicats d’un monsieur de Villepin, avec …avec …avec …L’évêché des avec, mes très chers, peut s’étendre sans fin. J’ai peu de respect pour cette mitre. Qu’un pont s’effondre sur le Mississipi, qu’un pervers piège ses victimes sur Internet, que le club Paris-Saint-Germain se préoccupe de sa rédemption, eh bien ? …Mes très chers, j’ajoute à cette crue quotidienne d’insignifiances celles-ci : je me suis levé, comme à l’accoutumée et comme Erik Satie, à sept heures dix-huit ; je me suis rasé, puis j’ai consacré à ma prime collation le temps requis pour l’absorption de six tartines beurrées et marmeladées, trempées dans un thé à la bergamotte parfumé d’un jus de citron ; alors le dieu de Délos m’a communiqué son inspiration iambique ; ayant quitté, sans autre moyen de transport que d’allégresse, le quartier de banlieue disgracieuse où je végète plus que je vis, « chose légère, le poète » je dansai sur de beaux rythmes dans le vallon du Tempé ; cela dura, comme pour Erik Satie, de 10 heures 23 à 11 heures 47. Alors, dans le fayard qui me fait face, une pie caqueta. Un petit nuage, pareil à l’écume de la linaigrette et de l’espèce inoffensive qu’on appelle cumulus de beau temps, a traversé le ciel, un minuscule avion a ronronné, le chien Peloton mordilla les pompons d’une courtepointe. J’abrège. Vous ne savez pas, mes très chers, tout ce qu’une belle journée peut faire pour moi, de quel diadème d’événements quotidiens considérables la Providence me couronne, et quelle jouissance me procure l’inattention fervente aux « nouvelles » compressées dans l’encre d’imprimerie quand j’éprouve la joie cosmique de me suffire à moi-même et simplement d’aimer comme moi-même non le Président Sarkozy ou l’Opposant Hollande, mais mon prochain, mon tout proche prochain, mon ami, mon amie.

 

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VI

 

Tu étais, Eric, parmi les mille cinq cents happy few qui admirèrent, au dernier défilé de mode de l’Orangerie de Versailles,Tida Swinton froufroutant dans sa robe foulard en ottoman de soie. Tu as troqué – est-ce possible ? – ta modeste berline « Kid » 106 Peugeot contre une Lancia Upsilon sous prétexte que celle-ci a cent cinq chevaux et une climatisation automatique. Qui plus est, tu as renoncé à estiver dans ce hameau du Queyras dont tu vantais le charme primitif, où tu avais acquis à peu de frais et rafraîchi une chaumine, pour devenir un inconditionnel d’Antibes où tu erres dévotement, aux mois et heures canoniques, entre la place Macé, les ruelles du Safranier et le quai des Milliardés, on te voit même, paraît-il, risquer tes pas dans le parc de l’hôtel du Cap-Eden Roc, où tu soupires d’aise, in petto (ceci est un pléonasme), à la pensée que t’y frôlent les people ; et toi qui naguère n’eût pas distingué sur la plage de la Garoupe (dont tu ignorais l’existence) Angelina Jolie de Farah Diba, tu épelles maintenant le nom des vedettes avec dévotion, et tu sais reconnaître dans une foule de quidams, comme le naturaliste ferait des champignons ou des coléoptères, une Claudia Schiffer ou un Karl Lagerfeld ; tu étais un fieffé républicain, te voici épris des particules, ah ! le duc de Windsor, ah ! Marie-Chantal de Grèce, ah !…Toi qui aurais pu te prévaloir de la plus fine culture et qui citais volontiers, naguère, Callimaque ou Cavafy, Musil ou Faulkner, tu n’as plus à la bouche que Cécile Cassel, Bibi Anderson, Vallarino Gancia …Le chic et show, c’est (toujours selon Jeanne) désormais ton église, ton parti, ta secte. Chicshow, comme Schicklich, les Chiquéshows, comme les Cheroquees. Tribu primitive, arriérés de l’up-to-date. Condamnés à perpétuité aux corvées du dress code. Détrompe-toi, dessille-toi, débarbouille-toi, Eric. Tu n’es qu’un petit bourgeois. Tu ne sera jamais du Tout-Paris, du tout Saint-Trop, du Tout-Tout, de ce « monde » dont tu sais, ayant lu le Duc, qu’il est néant, mais qu’il exige comme l’épinette ou l’escrime pour que l’on y fasse figure des études précoces et d’austères précautions. Je te souhaite, avec la plus amicale ironie, un été glamour, que dis-je, puisses-tu (l’utinam, t’en souvient-il, de nos versions ?) tenir élégamment ta partie à Monaco, le 27 juillet (je me mets au clock !), dans la glamoureuse salle des Etoiles où se rassemblera le gotha européen et se produira (ah !) l’increvable (sic) diva soul Diana Ross. Et si tu pousses jusqu’à Nice, triste ami traître aux lettres, n’oublie pas de te rendre chez Keisuke Matsushima (Matsushima ! ah !) où tu dégusteras, peut-être avec Katie Holmes pour voisine, un granité de bloody mary et une subséquente ratatouille aux encornets.

Je n’en demande pas tant. Je me connais inapte au monde : je gage que c’est par grâce. Tous ces gens-là qui te fascinent, je ne les envie ni ne les méprise. Ils sont comme il sont, et sans doute ne pouvaient-ils être autrement. Il n’est pas donné à tout un chacun d’échapper aux corvées mondaines. Ce qui m’afflige, dans ton cas, c’est ce virage malheureux de quinquagénaire vers la fashion. Veux-tu savoir, ami, à quoi j’occupe l’été, moi ? A une menue monnaie de choses faites avec, pas glamour, amour : ainsi cette petite prose où moqueur je te sermonne. Ce que je demande au Ciel ? D’évaluer jour après jour dans ma Provence natale le poids d’une ombre d’olivier sur la faïsse aux herbes rases selon que le soleil le frappe de biais ou d’aplomb, de taquiner d’une main délicate la petite mauve, cette prolétaire des bords de chemin ou amie des roubines la lysimaque pourpre, de casser une branche de fenouil sauvage et froissant l’ombelle poivrée entre mes doigts de humer son délectable parfum. Le peu que j’ai, je le tiens, je m’y tiens. Ma coupe déborde ! J’habite la dition du psaume vingt-trois. Ma bonne santé est un hôtel de luxe ; je prie humblement le Dieu de miséricorde de me la conserver jusqu’au dernier souffle et que celui-ci soit comme le dernier pli du flot sous la lune amicale affalé sur la grève, paisible, sans angoisse,…. « au coultre du ravin je ne crains aucun mal « …Je fais aussi le vœu que ma tête, épargnée par le tapage médiatique, loin du ring intellectuel, se maintienne viride, lucide, inlassable à former de fertiles pensées, habile à la rime et à l’aphorisme, et si elle penche quelquefois, que ce soit sur la grotte de Lourdes du cœur. Me voici vieux, Eric ; c’est la jeunesse qui commence, redevenir enfant qui point ; j’entrevois une étoile éblouissante. Que m’importent les sunlights, le show-bizz ?

 

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VII

 

Je ne suis jamais allé à Cadix, je n’irai jamais à Cadix, même si l’exigeaient, devenues mes amantes, Sienna Miller ou Lise Taylor. J’aurais eu cent raisons de me rendre à Cadix : parce que ce fut, pour les contemporains d’Horace, l’ultima Thule ; parce que ce fut la ville où s’embarqua en 1492 Christophe Colomb ; parce qu’Albert Camus y déplaça l’Oran de sa Peste et y fit vibrer des accents inoubliables de passion amoureuse et d’héroïsme libertaire ; enfin parce que mon ami Donald Burness, quittant une fois son Algarve favorite, me suggéra de l’y rejoindre. Je n’irai pas à Cadix, parce que je suis las d’aller où que ce soit, parce qu’aller bien me semble désormais, dans le grand âge où je suis, exclusif de ces excursions séniles que l’on propose à grands frais à la tourbe des retraités dolents. Je ne vais bien qu’où je réside. Et puis enfin Cadix est situé sur l’Atlantique : cette eau à gros rouleaux, ces plages démesurées ne me conviennent pas. Pas pour moi le remblai bétonné de la Baule. Ah ! une crique dans les Cyclades, une calanque à Cassis ! De même, si j’ai parcouru, voilà quelques saisons, avec Jessica Parker (alors toute mignonnette, pas star pour deux sous) l’échine de la Cordillère Cantabrique, je me suis juré, y ayant pincé un coryza, qu’on ne m’y prendrait plus, à moins que je ne me résolve un jour à prendre le bourdon du pèlerin et enfiler, pour l’expiation de mes fautes, le chemin de Compostelle jusqu’à la basilique. Je n’irai pas dans les Syrtes : c’est barbare et sableux, c’est rabougri et torride, variable y est l’Euripe ; et on risque d’y rencontrer un Colonel qui n’a pas plus de cervelle que ses zones d’étiage, que la Neuvième Symphonie rend migraineux, et qui propage dans toute l’Afrique un évangile prétendu de Barnabé.

Où suis-je bien ? Ici où je suis. Ici est pour moi le petit nom de quelques hectares d’Alpilles, dont je fais mon hameau, je dirais mon hamac ; je les troque, à la saison exquise, pour un millier de kilomètres carrés de Préalpes, où je déambule de lapiaz en scialet, longeant parfois le bord d’un précipice. Ici est ma restanque, ici est mon roc ; ma laure et mon psalmiste. Ici est le crissement de mes cigales, c’est aussi le lieu où monsieur Grégoire mène paître, ô géorgique !, ses troupeaux de petites brebis à miel – et quel miel ! honte à vous, butineuses d’Hymette ! (J’ai déjà commandé mes pots de romarin). C’est encore le lieu où l’olive grossane arrondit lentement sa drupe prometteuse d’une huile comme n’en produisent pas les plus riches terroirs du comtat ou de Nyons. Que fais-je ici ? Je ne fais rien : c’est une occupation méticuleuse qui exige le constant qui-vive et des soins renouvelés. Quand je fais quelque chose, pour pimenter le farniente, je le fais avec l’amour d’un artisan et le tact d’un artiste. Nettoyer à l’eau tiède un bol de thé, époussiérer un coin de table, chasser hors une mouche qui bombine contre la vitre, voilà de ces petites choses qui ne laissent pas trace mais qui réjouissent et le corps et l’âme. Que fais-je encore ? A défaut d’exercices spirituels – ceux-ci devenus en France si désuets que leur pratique serait un sacrilège – je pratique en piscine, ganté de palmes, une brasse modérément virile qui muscle mes bras et fortifie mes bronches ; par après, vaporisé de pied en cap au spray 50 +, je m’étale et bronze en papotant avec une copine. Vous trouvez tout cela idiot ? Vous préférez les conquistadors ? les talibans ? Grand bien vous fasse. Laissez-moi placer entre mes genoux un ballon de diamètre respectable et, jambes en l’air, icelui presser, presser, presser à la mode sarde. Cela vous semble bizarre ? Allez vous faire f …, cher lecteur, chez les Edoniens ou les Gélons.

 

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VIII

 

 

Un jour que je m’étais épris, sur la côte ligure, d’une fillette à peine ou pas même nubile, un de mes congénères, à qui je m’ouvrais de ma naissante passion, me fit constater qu’elle avait encore des seins de gamine. Je n’osai lui répondre que c’est cela précisément qui pouvait me plaire, que d’ubéreuses mamelles, trop pareilles au pis des salerses, étaient pour moi une façon troublante pour la chair humaine de s’exagérément arrondir. Enfant, j’avais connu, amie de ma mère, une madame R. qui allaitant sa fille Christiane exhibait le sein avec une insouciance qui me parut choquante. Est-ce de là que vient mon dégoût de la pastèque, cette cucurbitacée en forme de sein, dont je n’ai depuis jamais pu flairer les entrailles d’eau sale sans éprouver une violente nausée ? J’avais quitté le collège depuis belle lurette quand je rencontrai chez Hérodote la locution : eousa dê andros ôraiên, puis chez Horace – plus laconique – tempestiva viro : « à point pour l’homme ». La locution « à point » m’enchanta, encore m’enchante. Cela se dit naturellement des melons ou des figues, des steaks ou des tomes. Cela se disait aussi des femmes. La jeune Lalagé dont je m’étais épris était comme une figue immature qui, cueillie, laisse couler de son aréole une sorte de lait. J’avais appris entre temps que dans nombre de pays où la jeune fille ne vaut guère plus qu’une génisse des mariages forcés livrent à la besogne d’un balourd de tendres chairs enrobées encore dans la crêpine d’enfance. L’idée de pénétrer Lalagé, certes, m’eût indigné. Etait-elle pour moi, comme on dit, une iris en l’air, une sylphide ? C’est moins son corps qui m’excitait que l’idée de son corps, moins ses organes ou son organe que son galbe, sa minceur, sa peau intacte, bref sa virginité. Peut-être suis-je de ces hommes que méprise l’average mâle ( celui dont le Thersite de Shakespeare assure qu’il a a little little less-than-little wit ), de ces hommes-asymptotes qui s’approchent indéfiniment de la femme sans la toucher jamais et qui, si la toucher leur était loisible, en seraient fort effarouchés ? J’aperçus Lalagé sur une plage de la côte ligure où je m’étais arrêté, pour un jour seulement, avec l’un de mes congénères (assez libertin, lui, beau et sympathique garçon qui espérait bien en avoir embroché, avant la quarantaine, mille e tre). Je voulus allonger ce jour en semaine. Il m’en dissuada, et, comme pour faire mon éducation sexuelle, me mit en main une de ces revues mieux que pornographiques où la féminité, prise en flagrant délit par le cameraman, déploie ses formes non dans le plus simple (ce qui est trop simple ne flatte pas le goût de l’incursion), mais dans le presque, le quasi simple appareil. Je tournai, sans curiosité, ces pages monotones où Marina Hands se devine sous sa liquette de soie, où Britney Spears assise rieuse sur un hamac polychromé fait jaillir de son débardeur en coton noir une épaule et un bras sans défauts cependant que plus bas se devine, jouxte la montre à bracelet et blanc comme celle-ci, un alliciant bikini en polyamide, où Claudia Schiffer, acagnardée sur le pont d’un yacht et ses sandales Frisoni calées sur le bastingage, appuie son panama ultra chic à un cabestan cependant que sa mini-robe prolongée d’un maillot Erès autorise les jambes à révéler leur irréprochable et injonctive ligne d’angle. Bôf ! me disais-je. Aurais-je à merci l’une ou l’autre, je ne saurais qu’en f….Il paraît qu’il y a des messieurs qui paient cher la jouissance de déambuler ou de s’attabler une heure avec telle de ces geishas dégagée du papier lustré du magazine. Je préfère babiller dans ma chambre à fantasmes avec ma Lalagé : intouchable, impossible. A l’impossible je suis tenu.

 

 

IX

 

Que me dites-vous, Elvis ? Que le dernier continent à décoloniser, c’est la Femme. Je suis d’accord. Que les méfaits de la colonisation sont compensés si à sa faveur la femme sort enfin de sa millénaire et païenne ou coranique servitude. Je veux bien. Que Jean-Paul Sartre, qui dénonce le colon blanc mais épargne le macho ambré, est un hémiplégique de la justice. J’en suis convaincu. Que vous venez de lire Things Fall Apart, le chef-d’œuvre de Chinua Achebe, vous le trouvez  concis, lucide, ironiste en douce. Je vous approuve. Qu’il vous plaît qu’aux dernières lignes de son roman il exécute en quelques phrases-couperet l’ethnologue, cette locuste de l’Europe savante. Cela me plaît aussi. Que ce  romancier nigérien excelle à décrire la catastrophe que fut pour les Ibos l’invasion anglaise et anglicane mais qu’il excelle aussi à montrer l’asphyxie atavique de ces tribus végétatives, enfermées dans la morne répétition de paroles, de gestes, de rites sans issue. Eh ! c’est l’évidence. Que les masques nègres sont de beaux objets, mais le fétichisme une niaiserie et les ewugwu des épouvantails ridicules. Je serais ici un peu plus nuancé. Que l’homme blanc a fait du mal aux Africains, mais qu’il aura débroussaillé leur cerveau tout encrêpé de mythes décrépis. Soit, mais soyez moins discourtois. Que le tam-tam crétinise, que les danses tribales sont obscènes et ineptes leurs e-e-e festifs. Je ne vous désapprouve pas, Elvis, mais ne manquez-vous pas de charité ?

Je comprends. Ecoeuré par l’hypocrisie de nos intellectuels qui dissimulent leur évident privilège mental, la primauté de leur civilisation, en affectant de mettre toutes les cultures sur pied d’égalité, vous soulignez, armé de force et fortes preuves, l’excellence de l’Europe. Je conviens avec vous que la région du monde où ont pu se produire la cathédrale de Chartres et la messe en si mineur surpasse même la Chine en ses époques les plus raffinées. Que dire alors de cette Afrique profonde condamnée à la ténèbre et à la torpeur, et dont l’art même – sa part la moins dédaignable – est puéril ou démoniaque, démoniaque et puéril ! Vous me disiez naguère, et j’opinais, que les beaux esprits du dix-huitième siècle, dans le temps même qu’ils portaient la langue et la raison françaises à leur plus haut point de perfection, exaltaient, au détriment du jésuite, le « bon sauvage », lequel, je le sais comme vous, n’était qu’un abruti coupeur de têtes et ravaudeur de vieilles fables. Je vais, pour aller dans votre sens, vous faire un aveu : toute musique qui n’est pas celle de Bach ou de Berlioz me paraît barbare, et débile toute religion, toute culture qui n’a pas fait du piano le roi de ses instruments. Le jour où il y aura des Glenn Gould et des Martha Argerich parmi les tribus du Bas Niger, je jugerai celles-ci délivrées de leurs mauvais démons. Mais percevez-vous, Elvis, à quoi cette façon de juger vous accule ? Il vous faudrait récuser le chant grégorien, que vous estimez sublime, ainsi que les églises romanes. Quoi encore ? …Je ne parlerai, puisque c’est par elles que vous commencez votre diatribe, que des femmes. Vous avez noté, à la lecture de Chinua Achebe, combien la condition de la femme Ibo est lamentable : trois, en moyenne, par mâle ; leur rôle, une fois satisfaite la saillie : torcher sinon talocher les mioches, déterrer le manioc, préparer le fricot. Mais n’était-ce pas chez nous, jusqu’à une date toute récente, l’adultère substitué à la polygamie, l’ordinaire condition de la femme? Dans mon village natal, en Corse, la cousine Emilie servait à table les hommes de la maisonnée et les éventuels invités, elle-même ne paraissant que pour apporter et emporter les plats. La femme Ibo gagnerait-elle à réciter chrétienne devenue l’Ave maris stella devant une statue en plexiglass de la Vierge de Lourdes ?… Ou, si elle se préfère frivole, à lézarder sur le sable belle comme la saison le visage enduit de diadermine et le cheveu pétaradé ? Excusez, Elvis, cette alternative saugrenue. Mais nous entrons tout juste dans l’ère chrétienne ; je devrais dire : nous y rentrons, car il y eut en cet âge que l’on prétend tramé de siècles obscurs des Catherine de Sienne et des Jeanne de Chantal. Quant à la poupée blonde élue de nos magazines, éprise de la lingerie Marie Jo pour ses dessous coquins, de la camomille Matricaria recutita pour l’éclat de sa toison, du spray SPF 40 A-Derma pour un bronzage innocent, la croyez-vous supérieure en quelque façon que ce soit à la pauvre Ekwefi, à la misérable Ezinma sur lesquelles le soleil du Dieu Trine ne s’est pas encore levé ?

 

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X

 

 

Dois-je envier, ma chère Kim, l’exhalaison capiteuse de votre « Coco Mademoiselle » ? J’ai aboli, à mon usage privé, le départage sexuel des parfums : « pour homme », « pour femme », de cela je n’ai cure. Pourquoi auriez-vous, Kim, le droit de cocoter, et moi pas ? Il m’arrive parfois de surprendre dans une rue baudelairienne un sillage odorant et, avec la dévotion obstinée d’un chien, de suivre, à courtoise distance, la créature émettrice de ces ondes parfumées ; parfois même je m’enhardis à la féliciter, la sémillante, du fin régal qu’elle me dispense ainsi gratuitement, et la prie de me nommer son charme : « joy » de Patou ? « Lolita » de Lempicka ? Me voici bientôt pourvu, et, Narcisse des émanations, je me flaire moi-même en toute quiétude sans que nul inquisiteur ne me soupçonne de moeurs efféminées. Cependant, quelque attrait que j’éprouve pour les parfums factices, rien ne me plaît comme de comparer, dans un rosarium, les différents effluves de la rose rouge, blanche ou rose, venue ou non à son point d’épanouissement, mais c’est, je crois, quand leur déclin commence que l’arome respiré sur le pétale languide a sa vertu la plus envoûtante. Mieux encore, à la belle saison l’oeillet sauvage attire mon organe olfactif émerveillé de sa puissance émanative. L’oeillet n’a pas son pareil sur les sentes alpines. Mais que dire des senteurs de la terre provençale ? L’autre printemps, je descendais des Préalpes vers les Alpilles. A Sarrians il me prit fantaisie de passer par le Col de la Chaudière qu’enveloppait un brouillard épais. Me tourmentait un besoin d’uriner. Je crus bon de le satisfaire au Col même. Sitôt hors de la voiture je fus assailli par une armée de parfums plus agressifs qu’Ephialtès et Otos déplaçant le Pélion. C’était toute la Provence qui me sautait aux narines. Je hennis, plus que je ne pissais, pareil à un pur sang qu’affole la jument. Ainsi la terre après la pluie, toute embuée d’odeurs se voit moins qu’elle ne se respire.

Vaste est l’univers.

Me suffit l’arome de l’armoise.

Je ne puis imaginer les inimaginables délices de la grande Rose du Royaume sans le concert des plus délectables odeurs qu’y interprèteront sous la divine baguette les 144000 virtuoses de la vertu héroïque. L’odeur de sainteté ! C’est à elle, une fois épuisés les charmes, Kim, de votre Coco Chanel, ceux aussi de la marjolaine et du romarin, que je veux revenir, enfin. C’était hier un trente août. L’Eglise fêtait sainte Rose de Lima et, dans la collecte de la messe, évoquant la beata Rosa caelestis gratiae rore praeventa, appelait à courir in odorem suavitatis ejus, oui, devenir Christi bonus odor, c’est l’idéal.

 

XI

 

 

O ma Kim ! (A peine cette invocation proférée, la divertir en ô ma Clim’, eu égard aux divers systèmes de pondération de la température actuellement usités, est une facétie que je musse, petit cachottier, dans cette parenthèse). O ma Kim, donc ! Vous avez cinquante-trois ans, et vous en paraissez trente-cinq. D’où ce miracle ? Ne me répondez pas inconsidérément que vous l’imputez à l’Oréal et à son puissant repulpeur des peaux fatiguées, l’acide hyaluronique. Nulle ironie de ma part, Kim ! Si une femme de cinquante-trois ans peut désormais en paraître trente-cinq (ah ! ce ne sont pas ces crétins de talibans qui produiraient un tel miracle), j’augure qu’une femme de trente-cinq ans pourrait en paraître cinq fois trois de moins, et c’est dans cet âge que je les aime, surtout si, jetés bas la chemise en satin de soie et le pantalon en jersey de laine que la mode leur inflige, elles exhibent à mon regard concupiscent le galbe de leur nudité qu’à peine dissimulent le gorgerin et le slip comme on dit minimum. Votre présence, Kim, n’est pas élusive. Où vous êtes, Alec Baldwin aussitôt se trouve, Adrian Lyne à ses trousses. Vous détrônez, je vous le jure, pourvu que vous portiez une robe Vera Wang, Grace Kelly, oui, oui, et même Rita Hayworth. Vous êtes aujourd’hui classée, grâce aux cosmétiques Lancaster (qui peut se priver de cosmétiques ?) au tout premier rang de la vénusté mondiale. Mortelle, dites-vous ? Eh, la belle Hélène l’était. Beaucoup d’Argiens et de Troyens, pour sa beauté, périrent. Elle mourut à son tour, ayant expédié chez Hadès une foule de héros qu’il n’y a pas à regretter. Fut-elle alors cette charogne – le serez-vous, Kim ? – décrite par le sulfureux, le saturnien Baudelaire ? Que non. Une femme travaillée par la firme Lancaster ne subira pas les affres de la décomposition. Kim, vous êtes éternellement douée de ces cinquante-trois printemps qui sont autour de votre immarcescible jeunesse comme une parure de coraux. Rien ne vous manque, amie, ni la poudre Carrousel ni le baume à lèvre Nude. Vous triomphez, ma toute belle. De qui, de quoi ? N’importe, vous êtes le triomphe. J’imagine (pardonnez-moi cette hyperbole) qu’autour de votre icône, dans un de ces temples du goût érigés par la haute couture, se rassemblent des foules de femmes ravagées par la cinquantaine, implorant de vous le secret de votre sidérante silhouette, de votre blondeur cendrée, de vos splendides méplats, de vos ongles au vernis translucide, et vous leur chuchoteriez, pour autant qu’un poster ait la parole, non pas « je me tartine d’écran total », ou « c’est Peter Savic qui me coiffe » ou « je bois un grand verre d’eau à mon réveil », mais : « je suis la princesse tam-tam du chic and show », cela, ou quelque autre formule ésotérique brevetée par le roi Makoko de l’actualité.

 

 

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XII

 

 

Dans les âges obscurs, c’est-à-dire jusqu’au siècle dernier, dans la longue nuit de la conscience, c’est-à-dire jusqu’au dernier millénaire, le genre humain craignait la maladie, la vieillesse et la mort ; le dénommé Siddharta, prince scrupuleux, tira même de ces fléaux argument décisif pour propager sa doctrine du nirvana. Il a encore chez nous, sous le nom de Bouddha et sous le label « bouddhisme Zen », quelques adeptes. Ceux-ci sont plus que respectables, je les salue avec amitié. Mais ils retardent. Chloé, ils ne vous ont pas connue ! S’ils vous avaient connue, princesse tam-tam des magazines, ils n’auraient cure des rimpochés, des ashrams, des postures et de toutes ces simagrées qui, sous couleur de dégager des énergies, accaparent, accablent le mental. Chloé, la maladie ne trouve plus en vous de lieu où se fixer. Pourquoi ? D’abord parce qu’aux équinoxes d’automne et de printemps vous faites une cure de Depuraphyt ; ensuite, parce que vous posez vos joues nocturnes sur une couple d’oreillers bourrés non de sarrasin soviétique mais d’épeautre du Ventoux ; enfin parce que vous exhaussez un tantinet vos jambes grâce à un coussin de haute résilience en polyuréthane. Chloé, vieillir ? Très peu pour vous. Je disais naguère qu’à cinquante-trois ans, de l’avis unanime des jurys de concours, vous en paraissez trente-cinq ; j’ajoute que vous ne laisserez pas de – non, cette locution sent trop la vieille langue – que vous ne passerez jamais, par votre look sans cesse remis à jour, les trente-cinq ans. (N’est-ce pas l’âge, au Club Méd’, au-delà duquel il est prescrit de ne pas s’aventurer ?). Vous êtes jeune, Chloé, vous le serez, vous serez comme la fée éternellement jeune des légendes que célébrait le regretté mais navrant Nerval. Légendes ? Pouah ! Nous voulons désormais de la chair ostensible. Le prêtre, dans la liturgie catholique (justement tombée en désuétude), élève, à l’instant extrême, le ciboire et le calice. Vous, ce sont les posters et les revues, ce sont les écrans, petits ou moins petits, qui vous consacrent sous les saintes espèces d’une féminité sans faille. (Je précise : sans autres failles que celles qui font qu’une femme est tout de même une femme). Vous ne vieillissez pas parce que 1) vous regonflez votre matelas hydrique avec le gel-crème Hydra-Global, 2) vous pratiquez avec une régularité horlogère la musculation, le cadio-training et le Qi Gong 3) vous consommez des noix végétales de préférence aux noix de veau, des noisettes au lieu de caillettes, des sushis plutôt que des soucis. Est-ce tout ? Je me lasserai, Chloé, d’énumérer les produits et les activités qui vous maintiennent en hyper-forme. Il me suffit de considérer, comme je ferais une icône, votre visage aussi indemne de rides qu’un ciel d’octobre sur les Alpilles, votre chevelure parfumée à l’huile d’olive vierge de Maussane, votre galbe irréprochable entretenu par la technique Tui jian Fa à moins que ce ne soit la technique Buqi. La mort ? Plus je vous regarde, Chloé, plus je me convaincs que ce n’est pas une chose pour vous. Je souris à la pensée de ces « immortels » d’Académie, vieillards bouffis, flapis, perclus, nids d’ankyloses, qui sont quarante, a-t-on dit, et ont de l’esprit comme quatre. Vous, Kim, l’esprit n’est pas votre fort (il faut en convenir) mais le peu de dépense que vous faites du vôtre est un des facteurs de cette jeune longévité qui, par extrapolation (votre peau vous y autorise) devrait vous propulser par-delà même la mort. La beauté peut-elle mourir ? Vous êtes la beauté. Les âges à venir se répèteront votre abraxas favori : « je suis un médecin qui se guérit soi-même ». Quelques chrétiens croient encore que le Christ est ressuscité. Je crois, en ce qui me concerne, que vous êtes la résurrection quotidienne. Je touche du doigt votre chair exquise, votre toison énigmatique et pleine, votre entre-jambes et votre encolure ; je vois – la vue est oblongue – je touche – le tact n’est pas relatif. Non, cela, d’évidence, docteur Shen Hongxun, ne peut pas mourir.

 

 

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XIII

 

 

Je suis célibataire. Ne me demandez donc pas à quoi j’occupe mon 14 février. Ne rompez pas de lance, je vous prie, avec ma chasteté sourcilleuse. Ma fête est aux vertes Calendes. Jonchée de fleurs ! Que voulez-vous, j’ignore ce que c’est qu’une « boîte », ou un « club » ; plutôt suis-je de ceux qui respirent avec une émotion pieuse l’encens diffusé par le thuriféraire dans les grandes cérémonies catholiques. Sinon, j’aime le jour me balader sur des prairies modérément pentues et gentiment graminées, le soir faire charbonner quelques bûches dans l’âtre en écoutant Martha Argerich interpréter quelques Fantasiestücke. Mort vivant ? Imbéciles ! Regardez-moi plutôt, absorbé mon potage de potimaron, tout au délice nocturne de déchiffrer un psaume hébraïque, un chant de l’Odyssée et (non pas ou, et) une Ode d’Horace. Je suis docte, messieurs, et vous ne l’êtes pas ! Je vous laisse à vos ridicules banquets de Rotary, à vos grand-messes sportives, à vos défilés de mode ou de mauvaise humeur. D’autres, à la date prescrite, sacrifient d’innocents bêtes ovines. Salauds ! Je me souviens qu’une fois, dans les environs d’Aulus (Pyrénées ariégeoises), une grosse branche de hêtre s’abattit soudain juste devant moi. Un pas de trop, fracassée ma nuque ! Gratitude requise : dévot, j’eusse brûlé un cierge à Lourdes ; je fais mieux : il n’est jour où je ne rende grâces pour simplement continuer d’être, échappant aux mauvais coups du sort ou de l’humaine malice (qui n’est qu’une souillon du sort). Allons ! Trêve de propos aigrelets. Une bouteille de Chiroulet, please ! La voici ! Ce n’est certes pas un Falerne ; c’est mon vin de la Sabine, si tu veux, ou de Samos. Il se récolte au flanc des coteaux gersois ; tel quel, pourvu qu’on le digère avec un bon foie gras, le meilleur des élixirs de longue vie. Amis, le roi boit ! Je suis sauvé. In vino salus. Mais pas à la façon des scythes ou des parthes, barbares qui ne savent boire sans s’enivrer. Quelques gouttes suffisent à ma délectation. Une confidence : quand je vais au restaurant, jamais je ne consens à ce que l’on m’y serve au verre (de la piquette, pour sûr) ; j’emplis de Chiroulet 2005 (ô cher millésime !) un de ces petits récipients de verre où Emile Noël concentre 90 grammes de tapenade ou de caviar d’aubergine, et en catimini j’alterne les gorgées avec les bouchées. Le sommelier, ma supercherie découverte, se récrierait-il ? Au diable ! Qu’on ne me reproche surtout pas une « incivilité ». Il s’en fait, dans nos tristes banlieues, tant d’autres ! Imputez cette innocente fraude à ma qualité de célibataire. Je vis comme un prince – proverbe arabe – je mourrai comme un chien. Comme un chien ? Dace, écarte-toi de mon soleil ; ne m’infecte pas, Bédouin, de ta peur du porc (quoi de meilleur qu’un filet mignon ?) ; maraudeurs étrangers, vous êtes désormais sous les verrous ; et vous qui méditez, au nom d’Allah, de ferventes tueries, que Belzébuth vous enfume, sectaires ! Oh ! pardonnez-moi cette écume d’irritation. J’ai pris de Chiroulet un peu plus que la dose idoine. Puissé-je, dégrisé, me balancer sur l’escarpolette d’une douce rêverie et, croquant quelques carrés de pur chocolat noir que j’ai – l’exige mon état – broyé moi-même, m’attendrir sur le malheureux destin des hordes humaines agglutinées autour du ballon ovale.

 

 

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XIV

 

Moi aussi je puis, si m’y autorise la Muse, célébrer le deuil des Névons. Pierre-Blanche fut le château où s’écoulèrent, en vue des dentelles de Montmirail et sous la gouverne du sourcilleux Ventoux, mon enfance vacancière. Il n’y avait pas moins de trois sources, dans la propriété. L’une alimentait un étang que cernaient un bois touffu, une prairie profuse et une allée de châtaigniers dont les bogues, aux abords de l’automne, abondaient sur le ponceau du chemin de terre qui menait à un portail toujours verrouillé, c’était un lieu un rien mystérieux où je m’aventurais avec un rien de frayeur, mais excité à la pensée de découvrir, sur les espaliers du mur contigu, quelques grappes de muscat mûr échappées à l’attention de mon grand-père. La seconde de ces sources, je sais qu’elle avait lieu, où, je ne sais plus. Qu’elle me pardonne ma défaillance. La troisième (en vérité la première), ah je ne l’oublierai jamais : c’est ma Bandusie, mon Hippocrène, mon Aréthuse. La protégeait une cahute de paille, deux marches de pierre facilitaient l’accès à la nappe translucide ; l’on y mettait à rafraîchir les melons, les raisins, le bon vin. Elle se continuait par un vrai cours d’eau, une petite Sorgue qui irriguait le potager, le long de laquelle se dressaient deux figuiers généreux, au bord de laquelle était aménagé un lavoir où se démenait, au jour dit, la lavandière, artiste de l’étrille et du battoir. Les araignées d’eau, les libellules pullulaient, à la saison ; je m’émerveillais de leurs évolutions gracieuses et, pareil au philosophe taoïste, m’interrogeais sur la conscience qu’elles pouvaient avoir, ces nageuses ou ces voletantes, de leur joie. La mienne, sans le moindre doute, était de me rendre à la source même, avec ma sœur Laetitia, pour attraper le melon à la trempe ou remplir un broc de cette onde pure comme celle des fables de La Fontaine ; l’eau qui battait contre les parois produisait un étrange borborygme (c’est là que j’ai pris ce mot, borborygme, en affection), je faisais croire à ma sœur qu’un malin génie, hôte du lieu, nous signifiait ainsi son mécontentement ; je m’échappais à toute allure, la pauvre Laetitia, affolée, se lançait sur mes traces, ayant, peut-être, le Triton irrité à ses trousses.

Cette source n’est plus, ni l’étang, ni la vigne, ni le château. La barbarie a tout recouvert de sa croûte. Où coulait l’eau limpide, où mûrissaient grenache et aramon, où …où …où ..horreur ! roulent sur une énorme piste des avions supersoniques dont le fracas assourdit tous les environs. O source, ton eau était la plus pure qui soit, je me souviens, maintenant que je te vénère à cœur ouvert, que tu m’offrais, en ta sereine transparence, mon visage d’enfant, aujourd’hui flétri. J’ai voulu une fois déposer quelques fleurs, comme on fait pour un mort, à l’endroit que tu avais choisi pour nous enchanter de ta présence et de ta chanson. J’avais dessein, en manière de libation, de t’offrir quelques gouttes de ce vin que si souvent tu avais dorlotté entre tes mains fraîches. Je suivis une allée de platanes, rescapés du massacre ; en la prolongeant un peu je situais à peu près ta sépulture. J’eus la fantaisie, pareil au médecin qui ausculte, de coller à plusieurs places mon oreille au sol. Le cœur des sources englouties ne cesse pas de battre. Mais il m’aurait fallu, pour le déceler, un flair de bête ou d’homme sauvage. Je n’étais que le misérable rejeton d’une race qui a résolu de se rendre sourde aux pulsations de la terre et de n’être plus attentive qu’au vacarme des guitares électriques et des marteaux-piqueurs.

 

 

 

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XV

 

Embarqué l’année dernière, mon cher René, sur l’Enéide, à chaque chant je faisais naufrage ; j’avais beau recourir à la traduction sophistiquée de Pierre Klossowski, je versai tous les vingt vers dans l’eau amère de l’ennui, quand je n’étais pas saboulé par une quinte de rire. Non, les vastes horizons de l’épopée ne sont pas ma … tasse de thé ! Que se noie le cornette Palinure, que Sergeste cloue sa proue à la pointe d’un roc, qu’Euryale et Nisus tombent sous le Rutule, il ne me chaut ; et puis ces incessants animaux sacrifiés pour une cause romaine, rien que romaine, trop romaine, m’écoeurent. (On m’assure, René, qu’il subsiste encore de par le monde une religion qui exige à date prescrite le meurtre rituel de milliers de bêtes ovines. Quelle horreur ! Serait-ce vrai ?) Cette année, j’ai eu du nez. Aux grandes marées de huit cents vers j’ai préféré les friselis d’Horace, au monotone clapotis de l’hexamètre dactylique l’écume diversifiée de la métrique éolienne. Serais-je un petit esprit ? Eh ! je m’y résigne. « Mon verre n’est pas grand mais je bois dans mon verre ». A quoi bon se donner du grand genre quand on n’est propre qu’aux petites pièces de l’anthologie ? Homère m’a toujours hom…rdé. Je lui ai préféré Pindare, et Sapphô à Eschyle. Je ne me targue pas d’un goût raffiné, je n’affecte pas d’être de l’élite pensante ; je cherche simplement à me désennuyer. Une page par jour de vers ou de prose, cela me suffit, Je suis de ceux, René, qui donnent un opéra de Wagner pour un lied de Wolf. Non, je ne serai jamais un tétraplégique de la Tétralogie. On fit durer naguère, au festival d’Avignon, le Soulier de satin une nuit entière ; il m’eût fallu, pour le supporter, une pointure de patience qui n’est véritablement pas la mienne. Le tourisme étant à la mode, de pauvres hères, appâtés par des prix dits « plancher », se hasardent dans de hauts vols de douze heures pour s’abattre de fatigue à Papeete ou Cancun. Je n’ai jamais pris l’avion que pour Malte ou la Corse. La beauté du monde, certes, est multiple, mais elle est toute où je suis. On me dit qu’il me manque le Sahara. C’est inexact : je l’ai, au col de l’Isoard. Un volcan qui fume ? Eh ! qu’ai-je besoin de la Montagne Pelée ? L’Etna est à ma botte. Et les puys de notre Massif, qui ne fument pas, forment une chaîne de stupéfiantes laves endormies. Virtuose du bonzai intégral je dispose dans un périmètre réduit, au prix de pérégrinations modérées, de modèles réduits de tous les plus beaux sites recensés.

Me voici donc, René, un homme moyen ; moins que moyen, si tu veux. Mes désirs sont modérés ; je tâche du moins à ne jamais laisser s’éteindre la braise du désir. De l’argent ? J’en ai à suffisance. J’ai rencontré, incidemment, quelques-uns de ces hommes d’affaires qui croquent les millions comme Adam une pomme, roulent en Mercédès et se bâtissent de somptueuses résidences dans le Luberon ou sur la Côte. Sont-ils plus heureux que moi ? Un monsieur B. retapa à grands frais et petites fraudes un vieux mas provençal où j’avais moi-même vécu assez chichement : eh bien il crut bon de le transformer en maison d’hôtes : il se serait morfondu s’il ne s’était pas encombré. Un lustre plus tard il le revendait six fois son prix d’achat à un autre esquire de la phynance. Je vis plusieurs fois monsieur B. : le moins que je puisse dire, c’est que son visage ne resplendissait ni de la lueur divine implorée par le psalmiste ni de l’allègre gaieté de la jeunesse festive ; il était morne, ou plutôt confit dans sa nauséeuse réussite. Je me contente de ma retraite. Elle ne me permet pas de me faufiler parmi les vedettes du festival de Cannes, de louer à Venise le yacht Timoteo, de prendre mes quartiers de gastronomie dans la cour de marbre du Georges V, de m’offrir sur une luxueuse barge quatre jours et trois nuits dans les canaux du Kerala, d’offrir à mon amie du moment un sac Louis Vuitton ou la montre Bulgari en or blanc. Mais, dans le petit domaine drômois où je me suis retiré, m’essayant sur mes vieux jours au gentilhomme campagnard, il me suffit de quelques arpents de terre ensemençable sertis de bois où ne manque pas le passereau, j’élève une chèvre – Almathée ? pourquoi pas ?- Je nourris aussi un quintette de moutons dont me réjouit l’épaisse toison gauloise où se prendrait le corbeau de la fable ; je gaule mes noix, je récolte mon blé dur et je choie des tournesols hauts sur pied qui sont mes acolytes dans la quotidienne liturgie de l’hymne que je crois devoir au soleil. Mes voisins sont aimables et je fais ce qu’il faut – menus services, apéritifs dînatoires – pour qu’ils le restent. J’ai définitivement bâillonné mon poste de radio, la télé, à Panarique, est interdite ; je n’absorbe de la presse que les gros titres, par accident, quand je vais acheter chez le buraliste mon paquet de tabac, je ne fume au reste, en douterais-tu ? que la pipe, secourue d’un petit verre de cognac, à la fin du pranzo. Nabab de la modération, bien tempéré, comme le clavecin de Bach dont je fais mes délices. Demandant peu, j’ai toujours plus que je ne demande. Bref j’habite, dans le département de la joie, un patelin, moins célèbre que Saint-Trop’, mais à mon gré plus amène –locus amoenissimus – il s’appelle Toujours-sur-Merci..

 

 

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XVI

 

 

Qui gagnera le match des satellites, Garmin ou TomTom ? Quelle masse monétaire remue l’industrie pharmaceutique indienne ? De quels jouets de pacotille la Chine esclavagiste inonde-t-elle la trop confiante Europe ? Ces questions me harcèlent aussi peu que me trouble la pensée que Metalgest pourrait s’emparer du club portègne Benfica. Où suis-je ? Dans quelle ère vivé-je ? Quelle chance ai-je aujourd’hui d’entendre quoi que ce soit à quoi que ce soit ? Il me suffirait peut-être d’investir un tantinet de mon attention chez Neuf Cegetel ou Aubert Storch. Les solutions fourmillent. Je serais un peu moins pré-moderne si seulement je prêtais l’oreille aux rythmes charmeurs des Black Eyed Peas. On me le dit, on me le dit …Et l’on me dit aussi qu’il ne manque pas d’agences Cook ou Kuoni pour qu’éveillé à la diversité mondiale je vérifie in situ le caractère péremptoire des spots télé. Hélas ! je souffre de cette maladie que je crois incurable qui est l’amour de la belle langue française telle que l’écrivirent Villon ou Rabelais. Je me fais mal à des injonctions proférées par le fonds d’investissement Apax ; la concurrence du Blu-ray Disc et de Paramount Pictures ne suscite pas mon intérêt. Il y a trop de vieux mots patinés, satinés, dans ma tête, pour que j’adhère sans restriction de conscience aux acrobaties de la Sachsen LB. On me répond que si je puis ouvrir en toute sérénité le Grand Testament ou Gargantua dans ma loge de mer ou mon chalet de préalpe, c’est que je jouis d’une confortable retraite, et que celle-ci ne serait pas alimentée si s’écroulait le système mondial des sigles, des chiffres et des affaires que ceux-ci et ceux-là représentent. Oui, mon loisir doré dépend du cours en bourse de l’Impérial Tobacco ou du Scottish Power. A tout instant les marchés financiers me soutiennent dans l’être. Je suis riche de la richesse universelle ; je veux dire que j’appartiens à une classe sociale qui émarge au budget ; je suis un prince, je veux dire : un fonctionnaire de l’état français. Cependant ma condition est singulière : tous ces sigles, ces chiffres, ces acronymes ne sont pour moi que bale au vent  ; pour qui boursicote, c’est le réel même. Moi, je touche du bois : le « PDG », pour moi, c’est cet épicéa de 2m 30 de tour dans le bois de la Loubatière ; la pâte à papier se fait avec de ce bois ; sur ce bois pâteux se déposent les valeurs et les cours, en colonnes de clins d’yeux qui fuient aux éclairs. Me suis-je aventuré une fois à la Bourse ? Eh non ! Retiré. Retraité. De naissance, retraité. Vivant, quoique citoyen d’une métropole moderne, en primitif – que c’est curieux ! »Primitif » ? L’on me tance : cette valeur n’est plus cotée en bourse, on me dit même qu’elle est prohibée, que m’y référer m’expose à des sévices.   J’ai licence, me dit-on, de parler tant et plus d’« esker », de « floreane », de « hubwoo com », c’est la langue commune, le franglais de rigueur et le jargon qui paie ; mais juif, arabe, aryen, canaque, aborigène, sans-papier, on ne peut employer ces vocables qu’insérés dans un discours prescrit, circoncis, aseptisé. J’achève cette méditation en forme de mercuriale devant la modeste Moucherolle qui n’intéresse pas le marché quoiqu’elle soit travaillée par l’industrie prospère du ski et conséquemment labourée par les bulldozers et complantée de ferraille. Je désintègre dans ma bouche un carré de Bonneterre, Pérou noir sélection 75 °/° ; quel en est, je vous prie, le cours ? Ah ! les chocolats « Godiva » sont en vente, me dites-vous, c’est confirmé par le groupe Campbell Soup ; leur chiffre d’affaires : quasi 500 millions de dollars pour 250 millions annuels de pralinettes. Des chiffres, des chiffres, encore des chiffres ! Nous mâchonnons du chiffre comme la vache l’herbe. Quelle distance d’ici à Bételgeuse ? J’ai surpris à mon lever, ce douze septembre, déployée dans le ciel la sublime constellation d’Orion, mon étoile Aldébaran prolongeait son clair tétracorde.

 

 

XVII

Au Casque de Néron

 

Quand, au prix d’une marche peu coûteuse en glucose, soit que l’on décolle de Lans vers la forêt de Jay et la croix de Jaume, soit que partant des Aigaux l’on atteigne sous le Pas de Bellecombe la Graille aux grandes hêtraies soit enfin que l’on s’élève depuis Engins vers le hameau de Sornin et que l’on continue, non sans un écart jusqu’à l’abyssale Dent du Loup, vers les Lapiaz et les Génisses, quand donc, sans excessive fatigue, l’on chemine enfin sur la crête de Chorande, point culminant de cette vertèbre centrale du Vercors, le spectacle qui se propose est des plus sublimes : l’on embrasse en effet tout du long (de là mon recours, ici, à cet explétif que je veux seulement marqueur d’une intensité laudative) non seulement, dans le plan rapproché, les prés de la Molière où se fabrique de mufle en pis, au prix d’une lente mastication, le plus roboratif des breuvages, et au-delà des falaises du Furon et de son bref affluent le Bruyant la caillouteuse carapace du Moucherotte, mais encore, tout déployé, le massif de la Grande Chartreuse ; et il arrive, au gré des angles de vue, que se découvre, entre Chamechaude et Granier, le bloc immarcescible du Mont Blanc qu’on croirait condensation de vapeurs plutôt que glace et roc ; puis si le Grésivaudan à peine se devine dans la brume de tiédeur, la chaîne de Belledonne, belle, donne à l’œil ébloui sa profusion de plissements, les Grandes Rousses, en retrait, ne consentent jamais à se dépouiller totalement de leur vêture de névés ; enfin l’Oisans exhausse au-dessus de quelques scintillants glaciers sa Meije, son Pelvoux, ses Ecrins, quoi encore ? Bien, très bien. Mais ces sommets, j’ose dire ces sommités, m’intéressent moins que, vicinale de Grenoble, l’éminence, très modeste si l’on en juge selon l’altimètre, mais fascinante si l’on en mesure l’énergie numineuse, du « Casque de Néron ».

« Que faire ‘ de cette montagne ‘ que l’oubli ‘ d’un coup de paupière ‘ oblitère ‘   elle est là ». Ainsi s’exprime le poète Du Bouchet. Un commentateur naïf ajoute : « rencontrer la montagne, cela n’arrive pas qu’à Mahomet ou qu’à Moïse ». Je le crois bien ! Il ne m’est pas possible, certes, d’avoir le casque de Néron à tout instant à l’œil, ni même de le constituer en pièce inamovible de mon horizon spirituel. Mais j’atteste son pouvoir magique. Il me suffit de penser à lui pour qu’il dresse dans ma mémoire sa carapace de crustacé coruscant, de l’apercevoir dans le panorama pour qu’il évince à mon regard la Meije lointaine, le Mont Blanc spectral ou n’importe quel point culminant de la Chartreuse prochaine. Petite montagne, montagne enfant, puer Nero, écrit Horace ; mais le même s’écrie : quid debeas, o Roma, Neronibus, et moi à son instar, Grenoble interpellant (la Cularo d’Horace), de m’écrier : quid debeas, Cularo, Neroni. Le Vaucluse a le Ventoux, illustré par l’auteur du Canzoniere ; Aix se flatte de la Sainte-Victoire qui doit son nom à l’écrasement par le consul Marius des Cimbres et des Teutons et sa renommée récente, désormais irrévocable, aux coups de pinceau de Cézanne. La malchance du Casque de Néron, c’est que nul Marius n’y a défait des barbares, nul Cézanne ne s’est opiniâtré à en saisir l’essence. Cette odelette que je lui consacre, il y a fort à craindre, puéril comme je suis, inapte aux grands genres, qu’elle ne contribue aucunement à le tirer de sa petite condition.

Le Casque de Néron n’est pas le Casque d’or dont le pinceau de Rembrandt   fit fulgurer le métal opime. Il ne se couvre pas de ces noires frondaisons qui font la chevelure épaisse de la Coulme ou de l’Algide. Il hésite, selon les variations de la lumière, entre l’étain et l’argent, parfois même suggérant des fronces de neige. J’ai eu loisir de le considérer de jour, de nuit, éclairé par un soleil franc ou filtré par une lune en croissance ou pleine. L’image la plus insistante qui m’en demeure est cependant celle d’un mollusque géant, cymbium ou …casque, c’est le mot. A quoi le comparer encore ? Je défaille. Eussé-je été doué, à l’instar de Zola en arrêt au Cirque de Gavarnie, d’une méticuleuse patience, j’aurais saisi peut-être les traits différentiels qui le distinguent de toute autre croûte terrestre. Non, c’est le pinceau du peintre qui m’aura manqué. Huile ou aquarelle, combien de fois Cézanne a-t-il représenté la Sainte-Victoire ? Ce n’est pas une, c’est trente grandes Odes que le Casque de Néron mériterait.

Je m’en tire, excusez le peu, avec un coup de chapeau.

 

 

 

 

 

 

 

IV     PONCE-PONGE

 

Note préliminaire

 

On peut être un écrivain de première force et commettre cependant, sans l’avoir voulu, des textes risibles. On peut se rendre ridicule à force de contorsions d’esprit.

Je n’imaginais pas que Francis Ponge, qui sait peler la pomme de terre en phrases exquises, pût, à l’article du mimosa ou du pin, rivaliser de galimatias avec un Trissotin. Le lecteur me croira-t-il ? Quand je décidai de célébrer le mimosa, je recourus à Ponge comme à un maître intimidant. A la lecture du Mimosa je me sentis peu à peu secoué par des ondes de fou-rire. La même expérience se répéta avec le Carnet du bois de pins. De ce mascaret voici les laisses.

 

 

, LE MIMOSA

 

 

L’insistance à se montrer du mimosa de ma rue des Lois m’a interpellé (ou « pelé » comme on dit aujourd’hui dans la France décérébrée) assez fort, le mardi 26 février, pour que je note :

Explosion du mimosa, giboulées statiques de neige jaune.

Le lendemain, je n’y ai pas résisté : j’ai rouvert LE MIMOSA de Francis Ponge. Une feuille y était glissée, qui faisait une horrible fausse note, sur la Shoah perpétrée au Soudan par les fanatiques d’Hitler-Allah.

Je mesure donc à sa juste valeur cet exercice d’imitation parèdrique et parodique. Peut-on écrire après Auschwitz ? Mais oui, mais oui, on ne fait que ça. (Auschwitz-ne-pas-écrire-après étant un sujet d’élection pour essayistes).

 

 

 

Février, pour ne pas frémir des frimas, s’emmitoufle de mimosas.

Une framée de mimosa     Pour ne pas frémir des frimas.

 

Sourire : un mimosa sur le visage         humblement floribond.

Mon Dieu, donnez-moi une gueule de perpétuel mimosa fleurant bon..

 

 

C’est le 28 février que, passant sous le vaste dais d’effluves de ma rue des Lois, je décidai de célébrer le mimosa en contrepoint de Ponge, à contre-Ponge.

A contre-Ponge ? Quelle prétention ! Reste-t-il, après lui, quelque chose à dire du mimosa ?

Après lui, imprudent, veux-tu donc t’immiscer ?

N’a-t-il pas, comme on dit, épuisé le sujet ?

J’avance que non. Son mimosa est archétypique (de même pour chaque objet dont il fait son gibier : le cageot, la crevette, etc). Je le veux, moi, contingent, casuel, singulier : c’est l’heccéité, le hic et nunc, qui me requièrent ; ce mimosa, mon prochain, mon voisin, toulousain, rue des Lois. « Mon » mimosa : le plus beau du monde ? C’est l’évidence même. Ma relation au mimosa est située, datée, évolutive. Ponge n’avoue évoluer – c’est là sa force, sa pureté d’hérétique, son jusqu’à l’os de camisard – que selon les péripéties endogènes de l’écriture. Je suis catholique : j’évolue au gré du monde ambiant, des angles d’incidence, des variations d’humeur. Aussi ne cherché-je pas à rivaliser avec l’auteur du Parti pris sur son terrain propre. On se moquerait alors : « a souffert sous Ponge-pilote » serait un brocard mérité. Cependant, à examiner de près sa prose, je constate qu’elle n’est rien moins qu’impeccable, parfois un rien précieuse et contournée, ailleurs un tantinet pataude, qu’à le mimer je puis d’aventure faire jeu égal, et qu’à observer le chose même, selon mes coordonnées et mon idiosyncrasie, j’en produirai un double qui ait chance, pour peu que me piquant au jeu j’aille assez loin dans l’observation méticuleuse et le rendu mimétique, de valoir le sien.

 

A contre-Ponge, donc,

non sans presser le Ponge autant qu’il me convient.

(Le jeter, cher lecteur, ne crois pas que j’y songe,

Littré me l’interdit, mon parti pris non moins).

 

Mon mimosa, naguère, d’une grosse branche basse émancipée de son béguinage, couvrait la rue jusqu’à caresser les carrosseries des véhicules haut sur pied. L’Edile prit la mouche. L’arbre fut amputé. L’on voit le moignon. Mais il était si robuste, mon mimosa, que ce membre perdu ne lui ôta rien de sa vigueur. Il continue de feuillir et fleurir, prodigue de ses dons éclatants. Ce matin, premier mars, je l’ai regardé depuis le trottoir de la pharmacie Dorbes, place du Capitole ; je voyais les trois branches superposées du sapin, qui formaient comme une triple voix de basse, et en retrait, la mélodie ensoleillée des glomérules au teint de gaude.

 

 

La cloche du Taur égrène le refrain d’un cantique marial, mes volets grincent, je me penche, sur ma gauche il y a, débordant profus du jardinet des Sœurs de la Compassion, un sapin et un mimosa, de celui-là s’allongent et un tant soit peu se courbent trois grosses branches ramifiées aux aiguilles d’un beau vert grave, l’autre, par contraste, fait jaillir et pleuvoir une nuée compacte de petits grêlons jaune vif : c’est comme une bénédiction ; ce matin le ciel est tout gris, l’éclat lumineux du mimosa est, dans le chenal de la rue étroite, un soleil second qui se peut regarder fixement, et si le mot printemps n’était pas déplorable (mot-gravat, grumeau verbal), je m’écrierais, à considérer cette irradiation florale : printemps, printemps, printemps.

 

L’alleluia du mimosa est-il écrit dans le simple ton d’ut majeur ou sont-ce sept dièses qui forment l’armure de sa myriade de notes allègres qui ne sont ni blanches ni noires – on le sait bien – mais jaunes comme le jaune d’œuf ou comme le poussin frais éclos ?

 

Ponge est un fin lettré. Sa règle, c’est de ne rien écrire du mimosa qui pût se référer à une quelconque émotion extra-littéraire. Un tel parti pris a des effets ostensibles, louables. Mais ce n’est qu’un parti pris, qu’un jeu, à l’usage des amateurs de littérarité pure et dure, car ce n’est pas tant celui des choses, que je me flatte de prendre avec une égale véhémence, que celui d’un maniérisme saturé d’affèteries.

 

Les « poussins d’or du mimosa». « Or » ? Eh non, ce n’est pas le ton de l’or. Mais on ne voit pas le moyen de se dispenser de l’or dès que l’on veut rendre compte d’une irruption solaire – « l’or pur de tour en tour éclate et se répète », écrit Valéry à court de vocable – ou d’une éruption végétale qui emprunte au soleil un rien de sa luminosité. « Or » devrait être interdit, en littérature, sauf la substance elle-même ou l’outil adverbial. « Poussin », en revanche, est une trouvaille qui plaît. Je m’écriai naguère : ah ! ne pas mourir sans avoir vu un poussin, coquille craquée, incontinent courir sur ses petits petons. Je déchiffrais alors les célèbres Tableaux de Moussorgski ; le cinquième – Ballet des poussins dans leur coque, ou mieux Ballet of the Unhatched Chicks, mieux encore, Ballet der unhausgeschlüpften Küken – me semble sur les deux portées du piano reproduire, dans l’aigu, les trilles et les appogiatures, l’éparpillement serré et gracieux des petites boules du mimosa. Un unhausgeschlüpft Küken de mimosa, combien de temps lui faut-il pour sortir ? La partition musicale ici devrait être plutôt quelque chose comme le Boléro de Ravel, le triple piano du vert glauque se colorant peu à peu de la timide teinte stil de grain, s’épanouissant, après nombre de jours de lente floraison aux timbres plus affirmés, dans le triple forte de la foule des glomérules houppées d’étamines jaunes. Mais – ici j’aurais recours à Iberia et au decrescendo final de La Fête-Dieu à Séville – il est également requis, si l’on veut suivre le mimosa dans tous ses états et les pires, de le voir se faner, se décolorer, passer par d’indiscernables nuances du jaune ardent au jaune pisseux, s’exténuer, tous feux éteints, en un triple piano d’alanguissement morose, et les feuilles – ne l’ai-je constaté ? – ne se consolent pas d’être veuves des fleurs qui étaient toute leur joie. Entre parenthèses, il n’en va pas de même pour l’arbre dit de Judas, ou de Judée, dont les fleurs succèdent à celles du mimosa – c’est le second service de la saison violente – mais se retirent au bénéfice des feuilles visiblement fières et fortes de leur succéder.

 

Le mimosa est ce qu’il est ; notamment il n’est pas un « mimosa », ni un « acacia dealbata » ; son nom ne lui est pas plus approprié que miel ou merde, sinon que certaines de ses variétés ont une vertu rétractile au moindre toucher, d’où l’idée de mimique ou de mime. Mais il est d’abord et enfin, comme n’importe quoi et Dieu même, en-deçà ou au-delà de tout nom. Ponge échoue à le décrire ; échec glorieux, ou, comme il dit, « glorioleux », car il substitue aux méticulosités plébéiennes de la description le panache aristocratique d’une explosion calculée de verve. Matérialiste, Ponge ? Allons donc ! Petits niais, ne vous laissez pas prendre aux professions de fausse foi. Le panégyriste nîmois du mimosa est un parangon de ce spiritualisme accompli dont rêvait le celtique Renan .

 

Son MIMOSA est un exercice d’enthousiasme où s’engage, avec le secours du Littré, un écolier transcendant. N’importe qui, moi notamment, peut écrire : « comme dans tamaris il y a tamis, dans mimosa il y a mima ». Mais seul Ponge pouvait écrire la phrase-clenche : « Sur fond d’azur le voici, comme un personnage de la comédie italienne, avec un rien d’histrionisme saugrenu, poudré comme Pierrot, dans son costume à pois jaunes, le mimosa « . A la vérité, cette phrase inaugurale est la meilleure de tout le texte ; la suite sera faite de contorsions stylistiques, d’alluvions linguistiques, de laisses de pédantisme qui ne sont tolérables, à la longue, que par une soumission béate, dont je me dispense, au « grand » écrivain Francis Ponge.

 

« Les minuscules poussins d’or du mimosa, pourrions-nous dire, les grains gallinacés, les poussins vus à deux kilomètres du mimosa » : presque tout, dans cet énoncé, est contestable. « Or », déjà poussé hors. « Poussins » ? c’est l’illusion des étamines serrées comme un duvet. Mais en vérité – vérité dont je me suis approché tout à l’heure, au jardin botanique – il ne peut s’agir que de poussins compressés, agglomérés en masse compacte, à distance indifférenciables, faisant une sorte de purée grumeleuse – c’est ainsi que je puis décrire le glomérule – à l’œil appétissante plus que le plat d’aucune autre floraison jaune (voyez le forsythia) ; si je ne haïssais pas cette fécule, je dirais qu’un rameau de mimosa en fleur, c’est comme un tapioca aérien pollinisé par le soleil. « Poussins vus à deux kilomètres » ? je défie même Argus, à telle distance, de discerner autre chose, à supposer que l’arbre seulement soit visible, qu’une frondaison, une grosse tache de couleur. Tout à l’heure j’ai constaté ceci : à distance (environ un jet d’arbalète) se détache, sur un fond de végétation verte trouée de quelques tons mauve, blanc ou bleu, une flambée jaune vif intensément luisante ; le promeneur surpris ne peut alors qu’il ne s’approche de ce brasier, attiré, aimanté, aspiré par ce jaune très intense, très pur qui, du moins sous nos climats, ne connaît pas de rival, non, pas même le colza au meilleur de sa floraison. C’est parvenu à l’arbre que le promeneur découvre, non pas des poussins ni quoi que ce soit de granuleux, mais d’abord des glomérules denses, duvetés qui, seulement à un examen subtil, offrent au regard une poussière de petites boules qui, grossies au microscope, ressemblent aux petits de la poule.

 

Ce serait une injustice, sous prétexte qu’il est floribond, d’oublier que le mimosa a aussi des feuilles, moribondes, elles (Ponge préfère : découragées, retombantes), affalées, comme victimes de l’insolent succès des fleurs. Le poète les dit peignes, plumets ou plumes. Je me risque à rémiges : le mimosa rameux (la mimeuse rameuse), le mimosa faisant force de rames ( sauf que ce n’est pas force mais faiblesse) – et je ne peux que je ne pense aux arbres « vêtus en vain de rames » de Valéry. J’ai renouvelé ce matin 6 mars ma visite au souverain jaune du jardin botanique. Pondus meum, splendor meus, me suis-je aussitôt écrié, pensant à saint Augustin. Oui, le jaune extraordinaire du mimosa quand il est à l’acmé de sa floraison ne serait pas ce qu’il est sans le poids substantiel de ses panicules, ou, soit dit en musique, le triple forte de ses accords aux cent notes sessiles qui font comme une Fête Dieu d’Albeniz dans la Séville de l’arbre fée. Pondus meum, splendor meus, oui, c’est le poids de ses panicules qui donne au mimosa cette densité incomparable de jaune ; regardez, s’il vous plaît, les autres jaunes jardinés : qu’ils sont frêles ! la violette, la jonquille… ; le forsythia, lui seul, quand il s’efforce à une extrême compression de ses corolles, serait un rival plausible, mais celles-ci semblent floches, lassées ; elles n’ont évidemment pas la consistance d’un nid d’étamines. Dans le mot étamine, il y a amen : n’être qu’étamines, c’est le glorieux amen du mimosa, une exubérance nue, sans corolle ni calice. J’étais moi-même, à cet instant, bi-penné comme la feuille de l’arbuste, tout à la nature telle quelle,et tout à sa transcription liturgique. Cependant ma ferveur contemplative était festonnée d’une sympathique agitation d’oies et de canards tout à leur tran-tran ; parfois explosait un cri étrange, dont je ne repérais pas l’émetteur, c’était comme du zinzolin fourvoyé dans un blond glomérule.

 

Petit correctif

Parcourant, à la nuit tombante, une rue qui s’en allait vers un agreste faubourg, je fus sensible à quelques forsythias. Mon goût de l’équité m’impose ici, au prix d’une petite digression, de revenir sur une comparaison à ceux-ci trop défavorable. Qu’écrivais-je ? corolles floches, lassées….Eh non ! j’en ai vu nombre de bien ouvertes, gracieuses, pimpantes, portant beau. Osé-je ? le mimosa, à l’heure entre chien et loup, victime de ses feuilles glauques et comme impatientes de supplanter la floraison, paraît, comparé aux forsythias en verve, presque éteint. Faudrait-il, à contre-Ponge, nuançant son propos par trop essentialiste, suggérer que le mimosa, comme il arrive à l’homme au bout de son labeur, est épuisé le soir ayant au plein du jour brûlé de mille feux ? Et cela n’aurait rien de surprenant : ce polypier de petits soleils, pourquoi échapperait-il au sort quotidien du soleil sidéral ? Je dirais encore que ces mille petits soleils dépendent pour leur éclat, comme c’est le cas pour les végétaux en général, de la charité des rayons solaires ; ceux-ci disparus, l’éclat s’atténue, s’amortit, et la fleur entre en composition avec la feuille, lui concède un rôle moins relégué. Tandis que le forsythia, arbuste que je puis qualifier de lunaire, profiterait de la nuit tombante ou tombée pour briller d’un éclat redoublé, trompetter avec plus de force sa jubilation d’être jeune et jaune, humilier la lumière rachitique des réverbères et rire sans retenue de ce seigneur haut-le-pied, son voisin, qui faisait florès à midi et fait maintenant, comme Don Diègue dans la parodie du Cid, tchoufa. « Force », susurre-t-il en sa volupté de subtile revanche, « y a ».

 

Reprise

Mimeuse exaltation de pampilles : la formule m’est venue, ce 8 mars, à mon réveil. Je la passemente de ces deux remarques : 1) le mot pampille, qui me semble si convenable à mon sujet, Ponge, dévot du Littré qui l’ignore, ne l’osa ; or (conjonction), considérez l’arbuste et son petit duvet : pampilles, c’est bien cela ; 2) la mimeuse, le mimosa ; le, la ? masculin ? féminin ? e final, si français, a si alleluiatique ? Entre l’un et l’autre je balance. Mais il me faut, instruit par cette diversion sur le genre et la désinence, contester l’idée toute naïve de Ponge que le nom mimosa serait parfait ; son erreur s’explique par une confusion, assez étonnante chez un écrivain également soucieux d’observation fine et de méticulosité linguistique, entre une propriété de l’arbuste – rétractile (« mimeux ») au toucher – et son aspect d’épanouissement ; je prétends que bulbina latifolia, nom d’une asphodélacée, le désignerait mieux : bulbines, les petites boules duveteuses qui batifolent avec, entre, sur, sous les feuilles. Je dis : avec, entre, sur, sous, car une autre idée de Ponge à demi-vraie à demi-fausse, celle du « décourage-feuilles », du « navre-plumes », ne vaut pas, loin de là, pour tous les mimosas. J’en ai découvert un, derrière un panonceau républicain qui promulgue la loi des jardins publics et en appelle à la discipline citoyenne, frêle, léger, où feuilles et fleurs se disputent à l’amiable la préséance, celles-là nullement navrées ou découragées, guillerettes au contraire, chipies un peu, et celles-ci un peu éparses, espacées sur le glomérule, acrobates de l’interstice.

 

J’examinerai demain les deux feuilles que m’ont offertes à Montauban mes amis Seigneuric Ce sera une brève méditation, sur l’éphémère, dans le style de l’ukyo-e. Je l’anticipe aujourd’hui par une évocation que je juge bizarre que Ponge ait manquée sur le frère ou la soeur estivale du mimosa, l’albizzie ou albizzia. Ce n’est pas le sujet, me dis-tu ? Mais oui, c’est le sujet, gros bêta : l’albizzie, de notoriété botanique voire orphique, est une mimosée comme le mimosa. L’albizzie, quand la mimeuse a fini tout à fait de fleurir, prend le relais. Mais si le mimosa en fleurs peut sembler un poulailler aérotrope de minuscules poussins, l’albizzie, arbuste d’une élégance rare, élevé dans le rêve exotique de la soie, est un parc à papillons, voire à nœuds papillon roses. J’en dirai un peu plus après le solstice de juin.

 

C’est aujourd’hui demain ; ce que j’appelai hier demain est devenu hier, demain devenant aujourd’hui : ce glissement de terrain est inéluctable ; nous sommes sur la pente : aussi le sont les végétaux. Comme c’était hier dimanche, j’ai couplé avec l’étude obstinée du mimosa dont certaines branches déjà perdent de leur éclat la récitation de quelques Graduels de mon paroissien romain. Neumes et notes : c’est ainsi que l’on peut voir et même entendre la poussée exclamative des petites boules jaunes réunies en panicules comme le sont neumes et notes de la mélodie grégorienne ; me …..a, entre me et a, vingt-cinq signes oscillent sur un octave, le dimanche de la Passion, pour dire que l’on est « expulsé de sa jeunesse » ; eh oui, mars est un mois violent, le mimosa est à même de le savoir; c’est le mois où, à contre-cocagne, il amène. Ah ! comme je regrette ce moment de plein hiver où le soleil plus affirmé de jour en jour hâte l’éclosion de ces boulettes dont le scherzino, s’il était rendu par un accéléré de cinéma, évoquerait non la déploration du psalmiste, mais le Ballett der ausgeschüpften Küken !

 

                   Quand la floraison s’épuise, les boules du mimosa se ratatinent, pâlissent ; elles ont alors à peu près le gabarit de ces notes qu’on appelle des rondes ; j’en détacherais, par facéties, quelques-unes pour les coller sur les premières mesures, par exemple, du Contrapunctus 12 de L’Art de la Fugue. Oui, ces petits essaims de notes quelque peu aplaties et compressées, on a envie de les détacher de les égailler en partition, (autre exemple) de composer avec elles une sorte de très lente et très solennelle passacaille. J’ajoute, pour le plaisir d’un éventuel des Esseintes, que la passacaille ainsi écrite serait à la fois musique et parfum – délectable, celui-ci ? nullement, hélas, odeur très spécifique de déchéance, dont l’âcreté tristement contraste avec les effluves délicieux de l’arbre        en pleine floraison. « Les sèches fleurs en leur odeur vivront », écrivait Maurice Scève. Mais non ! leur odeur est putride, elle a un goût de sic transit. Comment la définir plus précisément ? Il me faudrait ici le secours d’un spécialiste qui saurait, à la manière des œnologues, décrire avec exactitude l’absolue originalité de ce qui émane d’un rameau de mimeuse flétri. « Il sent déjà », au sens atroce, c’est ce que Marthe disait de Lazare ; il sent déjà, je puis le répéter pour ces deux rameaux, sauf que la variante « ils sentent encore » serait plus topique et naturellement plus tonique, car voilà déjà quatre jours que détachés de l’arbre ils gisent – jacent (jacinthe ? ah ! ce serait comme une odeur morbide de jacinthe époumonée) – sur mon bureau sans que leur odeur se désiste. Mais ce qui se fane aussi et commence à sentir mauvais, c’est mon intérêt pour le mimosa, pour ce petit essai de captieux pastiche, et même pour la performance mimétique de Ponge, pour sa sollertia – à la vérité, il y a dans son MIMOSA bien des ratés : le pire n’est pas la pretintaille – ces tours précieux de cavalier Marin que notait Roger Nimier ( « chaque branche de mimosa est un petit perchoir à soleils tolérables » etc), c’est la vulgarité et le charabia  – « l’azur narines bées aspire leurs oracles Par la muette autorité de sa splendeur »- dodécasyllabes de mirliton ; le pire, c’est aussi, quelque fine que se veuille l’observation, de l’erroné : la fleur qui « s’extravase » (où donc est le vase ?) serait dotée d’un parfum « presque animal » (ah que non !). Ainsi mon commerce avec le MIMOSA de Ponge aura suivi le cours ( je prends le mot en tous sens) du mimosa lui-même : incubation, danse dans l’œuf des poussins, explosion de joie admirative, puis croissante déception, les fleurs de rhétorique se fanent, les trouvailles verbales se fripent, le petit soleil de l’inspiration n’éclaire plus que des astéroïdes poussiéreux, et enfin …non, je ne dirai pas que ça pue, mais ça sent, au lieu du plein air et des choses, le dictionnaire Littré, l’épouillé mental, le parti pris de l’élucubration. Les lettres capitales de coquelet glorioleux du quintil par où s’achève le texte– est-ce imitation d’un capitule ? – FLORIBONDS A TUE-TËTE A DEMENTIR VOS PLUMES     DEFAITES D’UN BOSQUET OFFENSE JUSQU’AU CŒUR PAR UNE AUTORITE TERRIBLE DE NOIRCEUR     L’AZUR NARINES BEES INSPIRANT VOS ORACLES     PIAILLEZ VOUS PIAILLEZ D’OR GLORIOLEUX POUSSINS – visent à produire comme une roue verbale, mais ce gallinacé sur cothurne montre le cul. Ce quintil ….pèse un quintal …Si léger le rameau doré de la mimeuse ! Pourquoi le surcharger d’un tel poids de gros mots ?

 

C’est, en ce mars béni, tout près de la fête des Rameaux que se flétrit déjà, du moins en altitude, la profuse, l’effusive mimeuse des Sœurs de la Compassion. J’imagine une orée de Semaine Sainte où le fidèle brandirait, non du buis ou de l’olivier, mais du mimosa ; le goupillon jetterait ses gouttes d’eau sacrale sur les petites boules défraîchies, ce serait comme exorciser leur flétrissure ; iô, iô, , crie à tue-tête le fidèle, il crie autant de fois qu’il est de petites boules sur le rameau. Je pourrais, à contre-Ponge, terminer comme se ternit l’or pâli de ces étamines, dans un style éteint, dans un euouae feutré de mélodie grégorienne, un triple piano de pampilles en déclin. Qu’est-ce qu’un mimosa ? Une lampe halogène constituée de milliers de lumignons qui lentement parviennent à un acmé de clarté puis celle-ci s’atténue, diminue, s’exténue, n’est plus que sa dépouille. Ah ! si cette passion était suivie d’une Pâque, si ces étamines épuisées, au chant du lumen Christi, se ranimaient en une joyeuse flambée de resurrexit !

 

Pour finir fané

Pâques sont passées …Je suis parti quinze jours. Je retrouve, rentrant, mes deux rameaux mimoseux presque dans le même état où je les avais laissés. Les boulettes défraîchies tendent à s’aplatir en pilules sans renoncer cependant à leur modeste rotondité ; l’odeur n’est plus que sa rémanence avec un soupçon, toutefois, d’émission affadie ; un fading d’odeur ; la teinte jaune persiste, atténuée, comme frottée de vieil étain, et ce sont comme des cachets de soleil de mars, mimoseux, ramifiés, que l’œil éjoui absorbera jour après jour jusqu’au solstice. C’est ainsi, dans mon intérieur. Mais si je considère l’opulent mimosa qui dresse par-dessus le mur du béguinage ses puissantes ramures, formant dais sur la rue des Lois, je suis exposé à une touche de mélancolie : toutes les basses branches sont en berne ; il n’y a que là haut, sur le plateau ultime, que continue de luire un vieil or exalté qui lui-même s’éteint. C’est fini, c’est fini ! A preuve, l’arbre de Judée, qui semble ne pas tolérer qu’un autre arbre que lui publie, passée la pâque, sa fierté de fleurir, dégoupille déjà ses bourgeons.

 

 

A CONTRE-PONGE, LE PIN

 

Le pin. Quelque chose. Trois lettres. Triple alliance. (Mon pain quotidien et suressentiel, composé de seigle, de millet, de lin). Arbre français trilittère, trinitaire.

 

Epicurien, pin curieux. Son unique voyelle, droite comme un fût. (Il y a tant de pins qui s’érigent tels des I ostentatoires, portant à leur faîte, en manière de point, une houppe d’aiguilles ).

 

Se donner du pin comme on se donne, pour endurer avril, des bonbons balsamiques à la résine. (L’épithète balsamique, si bienvenue, si nécessaire quand on parle du pin).

 

Pin panicaille le roi des papillons     Se faisant la barbe ….

 

Deux avril

 

Planifier un éloge du pin, je ne puis. Débroussailler jour après jour ce qu’il me semble opportun d’en dire, et d’abord me demander si, dans le jardin des religieuses mes voisines, l’arbre majestueux qui jouxte le mimosa de grande race auquel j’ai dédié déjà quelques pages admiratives serait un de ces pins qui rivalisent, pour l’ampleur, le port, la ramure profuse, avec le cèdre, voilà une occupation qui me requiert et que je veux cependant retarder.

J’appris, dans mon jeune âge, qu’une des questions les plus redoutables de l’examen de botanique était celle des différentes espèces de conifères. On sait – je parle en profane – ce que c’est qu’un mélèze et ce que c’est qu’un cèdre ; on distingue à peu de frais – suffit de voir la position du cône – l’épicéa du sapin. Tout de même, ces abiétinées, quel casse-tête! Aussi, rompant avec les sages pratiques de la mise en forme traditionnelle – la fameuse captatio – je commence par le meilleur, le nec plus ultra, le pin des pins, l’archi-pin, l’archi-prêtre ou plutôt l’archibonze des pins, sans lequel je n’eusse jamais eu l’idée, même avec la stimulation de Francis Ponge, de commettre ce dithyrambe : j’ai nommé, tremblant comme Madeleine à la vue de Celui qu’elle prit pour le jardinier, l’impavide et bénévolent pin Sumiyoshi, gloire du palais Katsura, éployant à l’extrémité d’une péninsule pareille à un crâne ras tondu ses branches assermentées à l’eau tranquille et sa virile toison d’aiguilles. Le décrire n’est pas une entreprise où j’oserais me hasarder, les mots ne sont que du bitume ( il y faudrait un rameau d’or). Et puis, je ne l’ai pas vu de visu– triste aveu -, cet arbre transcendant, mais j’ai l’ espoir que le bien que j’en dis à distance me rapproche de lui en sorte que je mérite une fois, pour de vrai, mon entrée dans le Katsura Rikyû, que cela soit le clou d’un voyage initiatique à Cipango. Dirais-je du pin Sumiyoshi ce qu’en Occident il est convenu de dire du Seigneur des seigneurs, que n’importe quel nom qu’on lui donne est mille et mille fois au-dessous du plus minime des attributs dont il serait présomptueux de le doter ?

J’interromps ici ce dithyrambe, momentanément requis par une pensée vulgaire, saugrenue.( M’est-elle venue par l’inadvertance d’un regard égaré, alors que je cherchais des superlatifs, sur l’épithète supercoquentieux, dont chacun sait qu’elle relève du style burlesque ?) Le pin a pour féminin la pine, et pinailler, en langue verte, se dit pour fouailler, mentalement, comme fait la pine. Quelle honte ! A l’heure où je me hausse dans la plus sublime région de moi-même pour trouver un langage condigne à son objet, un mauvais génie me culbute dans le marigot des vulgarités. C’est comme tomber de la fourche maîtresse de l’historique grand Charles, « ce chêne qu’on abat », l’homme aux deux bras tendus en V, dans les eaux bourbeuses de « Charlie Hebdo ». Mais suis-je si fautif ? La faute en est, me semble-t-il, au vocabulaire. Le pin, tentais-je tantôt d’insinuer , trilittère à i médian, se conforme au nom qu’on lui assigne – ou plutôt l’inverse. Eh bien, non ! Considérez, en sa position et son déploiement, le pin Sumiyoshi, vous sentez que le mot « pin » ne peut lui convenir qu’assorti de ce nom propre, Sumiyoshi, dont l’arborescence est magnifique et laisse bruire en ses quatre syllabes un temple d’Osaka, un couple de shôgun prestigieux et un mont sacré truffé d’ ermites. Le pin que Ponge dit qui répond exactement par sa forme fine élancée achevée en toupet d’aiguilles au mot pin n’est qu’une vadrouille, un escogriffe, et une populace ; Sumiyoshi, ce shogun, ne tolère aucun voisinage ; il est, sur son promontoire, une superbe figure de proue ; pin n’est pas le terme dont le désigner, épicéa serait plus congruent, par l’ampleur syllabique et la richesse vocalique, pourvu que l’on oublie le conifère commun qu’on nomme ainsi et qu’on profère le mot, hors nomenclature, sur le mode interjectif et apophatique : et-puis-c’est …-ah !

 

Huit avril

« On n’en finirait plus avec Stendhal». En finirai-je avec Sumiyoshi ? Quoi qu’il me vienne à l’esprit, en matière de pinacées, je me reporterai toujours désormais à Sumiyoshi, non comme à l’archétype, mais comme à l’image idéale et singulière qui a sollicité en faveur du pays du Soleil Levant toutes mes puissances d’exaltation. Valéry, que je citai à l’instant, est chiche avec le pin dont il fait un pareil du peuplier dans un vers où il n’a de vertu qu’être monosyllabe (« tes pareils sont nombreux, de l’yeuse au peuplier »…). N’attendais-je pas mieux d’un Méditerranéen ? Nîmois, Ponge aurait pu tout de même trouver ne serait-ce que du côté de la tour Magne quelques exemplaires de son arbre élu qui l’eussent provoqué à hausser le ton. Il s’est produit, entre ce deux et ce huit avril, que je me suis baladé en Bigorre feuilletant le carnet du bois de pins, l’œil oscillant d’une page au paysage et du paysage à la page. J’ai vu, dans le lieu dit l’Arrieulat, quelques pins d’un élancement superbe, qui infligeaient à tout ce qui s’énonce laborieusement dans le carnet du bois de pins le même NON retentissant qu’inflige le platane, dans la fiction versifiée de Valéry, à l’imprudent poète. A la vérité, l’erreur de Ponge, ce fut en l’occurrence le choix de l’objet : pins, quels pins ? bois, quel bois ? S’ensuit une description branlée et rebranlée à peu près comme s’évertuerait un épigone d’Onan (aïe ! de nouveau la verve salace …) à attirer son jus de jouissance dans le canal idoine. La pensée surgit ici que Ponge pinaille, et ce pinaillage agace. Qu’est-ce que ce bois de pins ? Qu’est-ce que cet atelier, cet attirail, ces affiquets ( brosserie, dents de peigne…), ces affûtiaux, ces agaceries de besogneux linguiste, de pin-up boy efféminé ? « C’est ici le salon de coiffure de Vénus, avec l’ampoule Phébus insérée dans la paroi de miroirs » : de tels chichis, dont se fussent gaussés également Breton et Boileau, que Malherbe eût méprisées, que n’eût pas consenti à signer même le cavalier Marin, le pin Sumiyoshi par sa seule présence sur une double page de papier glacé dans le bel album Herman ouvert sur ma table les restitue à leur vrai lieu, un cabinet de toilette de lupanar.

Cette évidence : la double page qui représente Sumiyoshi évince, efface, ridiculise, rejette » au vestiaire » les soixante-dix pages pesamment élaborées par l’opiniâtre poète. J’espérais (je l’avoue), comme il m’arrive chaque fois que j’entreprends un Eloge – car, handicapé mental, je ne puis écrire qu’appuyé à un écrivain dont je pompe le suc– de ce « bois de pins » tirer mon calorique et ma batterie d’images. Las ! Cette « pièce de la nature », comme il le prétend, est toute faite de mauvais artifices. Par chance, le pin Sumiyoshi est à lui seul un suffisant, que dis-je, un astreignant poème. Certes, je ne le connais que représenté : c’est encore un artifice, mais le Japon après la Chine a su, de vénérable tradition, artialiser la nature et naturaliser l’art, les fondre l’un dans l’autre, de l’une ou l’un à l’autre ménager le passage, en sorte qu’on puisse dire sans mentir que le moineau prêt au vol peint par le moine Kaô est plus vrai que n’importe quel moineau vif et que les dix pins ancestraux du jardin Saikô-ji auraient moins de charme s’ils n’imitaient pas des pins de paravent. Le pin, tel que peint, eh oui ! « Mon » Sumiyoshi n’est que son imitation par un photographe ; mais Sumiyoshi en sa réalité imite un pin de peintres. Je m’autorise de ce jeu de miroitements pour hasarder que mon impression à regarder seulement une image sur papier peut équivaloir celle que j’éprouverais in situ. Que dis-je ? Elle a toute chance d’être plus forte, délimitée comme elle est par les marges du livre et les murs de mon appartement. Serais-je in situ, y accéder m’aurait valu d’abord –douze heures de malconfort aérien – une diarrhée monétaire et une rétention des fientes peu favorable à la jouissance esthétique, et puis – je répète ce que m’en a dit mon ami Allioux – j’aurais la pénible surprise de découvrir que ce palais, ce jardin sont dans la réalité resserrés dans un tout petit espace que démesure le cadrage captieux du photographe Nishikawa. La vérité que tu te dissimules, cher touriste, incurable client de Kuoni ou Cook, c’est qu’il vaut mieux, beaucoup mieux, pour contempler le pin Shumiyoshi tel qu’en lui-même l’émulsion le change, installé confortablement chez soi tenir comme dit le cantique une lampe allumée et ouvrir aux pages 146-147 le très bel album des éditions Hermann qui coûte environ vingt fois moins cher que le billet d’avion pour Tokyo ou Osaka. Mais cette remarque de bon sens n’épuise pas le devoir que je me fixe : saurai-je rendre mon éloge du pin Sumiyoshi si éclatant que je le rende à mon lecteur aussi sensible que le fit le photographe Nishikawa ?

 

« C’est un I, une tige, et le reste importe peu » : ainsi Ponge, dans un accès d’élucubration, définit-il le pin. Il n’existerait, à l’en croire, que la sorte de pins froufroutant qu’il a parqués dans un bois comparable à « un hangar, un préau, ou une halle ». Répétons-le : le pin n’existe pas ; il en existe …de variétés, combien ? S’il faut élire un pin qui soit le pin, c’est de toute évidence le pin Sumiyoshi qui pour moi, aujourd’hui, en ce moment du monde et de mes circonstances, s’impose. Je sens bien que le décrire m’incombe, que ce que j’en ai dit jusqu’à présent est peu au prix de ce que je lui dois, que je n’en aurai pas plus fini jamais avec lui qu’avec Stendhal le sémillant Valéry. La définition de Ponge ici peut me servir de repoussoir : Sumiyoshi n’est pas un I, n’est pas une tige, et le reste, s’agissant de cette plante magnifique, importe au premier chef – le reste, qui se laisse mal définir. Son tronc, ayant lâché une branche elle-même subdivisée et loin propulsée, se déhanche, continue avec une légère inclinaison et une propension croissante à se distribuer en d’autres branches. « Mât sénile coiffé de toupet conique verdoyant » : c’est exactement ce qu’il n’est pas, ni mât, ni sénile, ni toupet, ni conique. Sumiyoshi ne se termine aucunement en cône, il se dispense d’un faîte, fort de sa profuse ramure dont la courbe sommitale évoque, répète celle du tertre où il s’enracine et, ce qui le rend plus original, ce qui constitue son apanage, c’est que sa largeur égale au moins sa hauteur ; il n’est donc pas de ces végétaux imbéciles qui s’imaginent que le fin du fin c’est, à l’instar du chêne de La Fontaine, se faire une «  tête au ciel voisine » ; sa force tranquille se traduit par un déploiement généreux, une dispensation sereine, une munificence rameuse où je suis exhorté à voir le système vasculaire d’un poumon d’athlète. Bref (mais « bref » n’est-il pas, ici, un couac ?), placé comme il est au-dessus d’une pièce d’eau, je dirais du pin Sumiyoshi qu’il est terraqué. Ou bien, adoptant le ton biblique, je dirai de lui ce que dit à son Dieu le psalmiste exaucé : « tu as mis mon cœur au large », dilatasti cor meum, Domine. Oui, c’est aussi l’image d’un cœur dilaté que me donne ce pin en son déploiement ; rien qu’à le contempler sur cette double page, mon respir se tempère et mon âme est au large. Est-ce tout ? Non, je dois encore souligner le contraste de couleurs entre l’appareil de sustentation – le tronc, les branches, bronzés – et le vert lumineux, éthéré, souriant de la feuillaison. (Rien du « vieillard nègre » ou « créole » que Ponge, un tantinet raciste, s’évertue à voir dans l’individu indifférencié de sa sylve). Ce contraste est ici mené à la perfection : le vert des aiguilles agglomérées en petites brosses, le bronze presque noir de la matière ligneuse, la robustesse bien délinée de celle-ci, le fourmillement de celles-là (ne croirait-on pas, à l’extrémité de certains rameaux, comme des araignées faucheuses en suspens ?) confirment l’impression que l’on a affaire ici à un exemplaire insigne, un parangon, que Sumiyoshi, de même que le Curé d’Ars figure désormais le nec plus ultra des prêtres, serait le nec plus ultra des pins, proposant toutefois, au contraire de l’ascète squelettique et tôt flétri, un modèle de cette grande santé que chercha en vain entre Sorrente et Sils-Maria le philosophe de Zarathoustra. Heureux, plantureux Sumiyoshi, en son splendide isolement, en sa qualité extrême, immédiatement sensible, qui manifeste une vérité que nul de ses congénères, en ce jardin Katsura, ne publie avec le même aplomb paisible que lui ! Et que dirai-je encore ? Que cet arbre étendu, déployé, étale comme est l’eau de l’étang qu’il toise, sans morgue cependant, intègre et transcende toute définition que l’on serait en droit d’en donner, cependant qu’il est en toute rigueur ce que l’on dit qu’il est, un pin et le pin tel que l’artiste Nishikawa m’enjoint de le considérer en sa grâce et sa sève et son essor intense.

Sumiyoshi serait moins beau s’il n’était pas de surcroît doté d’environs magiques : le tumulus où il est planté en surplomb de l’étang, la nappe d’eau, le toit pentu et anguleux de la maison de thé, devant elle une pelouse, derrière elle un haut paravent d’arbres au feuillage profus qui se reflètent dans la nappe d’eau, entre deux pins modestes sur le rivage jouxte la pelouse un rocher méditatif, devinés entre des branches de Sumiyoshi d’autres rochers faisant trempette – mais l’expression faire trempette ici serait indécente : le rocher nippon, quand il a été élu personnage d’un parc, doit s’acquitter (sans pourtant se croire en représentation) de l’emploi d’être recueilli en soi-même. Ces détails, lecteur, te séduisent-ils ? Je veux qu’ils te fascinent. En faut-il encore ? Je note, quoique tu t’en doutes, la présence, à la surface de l’étang, de feuilles plates et vert pâle, tu sais les nommer, sagace lecteur. Mais j’attache mon regard, une fois de plus, sur le pin Sumiyoshi, qui me semble satisfaire aux canons intemporels et œcuméniques de la beauté végétale, et je lui rends grâce de m’administrer la preuve que l’univers du Shinto ou du Tao n’est pas seulement un réseau de relations et de propensions, qu’il est aussi la mise en valeur d’êtres exceptionnels. On peut dire en effet que Sumiyoshi n’est qu’un acteur dans l’admirable jeu scénique de la villa Katsura, mais on ne peut nier qu’il y joue le rôle d’un protagoniste, n’est-il pas ( déjà dit) le shogun d’un jardin où toutes les essences convoquées le sont à son service et lui font comme un écrin ou un serti ? Oui, oui, Sumiyoshi, s’il avait pouvoir de parole –puissé-je lui servir un instant de héraut ! – serait en droit de s’écrier, à l’instar du capitaine Achab mais sans les éclats sulfureux du défi : the queenly personality lives in me, and feels her royal rights.

 

Protagoniste, ai-je lâché …Le mot sent son pédant. Mais il me vient à point nommé pour quitter un moment le Japon et, toujours à contre-Ponge, saluer non pas une plèbe de longs mâts étiques ridiculement sommés d’un houppier mais un groupe de pins pignons qui, à proximité de Saverdun, constituent, quoique les Guides touristiques en parlent peu, une des sept merveilles recensées dans le département de l’Ariège. Ils sont le plus bel ornement de la Nationale Vingt, et ce n’est pas vingt fois, mais vingt fois vingt fois que j’ai emprunté celle-ci pour me rendre ( version officielle) à Bonascre ou à Beille, en vérité pour présenter à ces pins exceptionnels, en voiture, à cheval ou à pied, mes hommages. Je veux, ici, procéder selon la méthode scolaire et 1) les décrire, 2) exprimer ce qu’ils me semblent symbolisen. 1) Ce sont, bien campés, bien en évidence, d’aucun voisinage affectés, dans un champ assez vaste, jachère ou guéret selon qu’en décide la saison ou la raison, trois pins pignons d’exquise prestance, au tronc ferme, au feuillage crépu et formant parasol. A l’arrière-plan, d’autres pins se pressent sur deux ou trois rangs, on croirait une troupe de hussards à la parade dont la brise fait trembler un peu le talpack. 2) Le symbole est double, en vérité ; Athènes et Jérusalem se donnent ici rendez-vous, se concertent, se confirment l’une par l’autre ; les fils d’Athéna et ceux d’Abraham trouvent ici également satisfaction. D’une part en effet (ce « d’une part », hélas, sent la copie de khâgne, « d’autre part » en sera la rançon misérable ; triste Q.I., pauvre P.Q., dame, tant pis !) ces arbres exposés sur le devant de la scène semblent les protagonistes d’une tragédie antique, un dieu, peut-être, un Ménélas, un vieil Œdipe, ou c’est Egisthe, le Veilleur, Agamemnon ; quant aux hussards au garde-à-vous raidis là-bas, ils composent un chœur au silence éloquent. Ces pinacées semblent donc rejouer à leur façon et sans se lasser, sur le sol ariégeois, le drame des Atrides. Mais d’autre part leur mystérieux trio ne laisse pas d’évoquer les trois Anges apparus à Abraham à Mambré et , anticipé, indiqué par ceux-ci, le Dieu Trine ; je ne les ai jamais abordés, ces pins qui me semblaient avoir s’il se peut dire pignon sur Dieu, sans murmurer l’In nomine Patris et Filii et Spiritus Sancti de la liturgie catholique. Mais un athée dilettante à la manière de Stendhal pourrait s’imaginer ici dans un auditorium de plein air où trois solistes et trente choristes exécuteraient sans relâche un oratorio en parasol majeur. Ami, amie, tu choisiras nach dem Gesetz wonach du angetreten . Ce qui s’impose, en tout cas, ce qui reste indiscutable, c’est que ce lieu champêtre, tout près de Saverdun petit patelin mais qui ayant produit un Pape semble propice à d’autres étonnantes productions et doit peut-être celles-ci aux principes fécondants de son Benoît XII, est le théâtre d’une action dramatique, voire liturgique ; ce lieu est sacré ; grec, je l’appellerais un temenos ; japonais, je le délimiterais par le shime-nawa du sanctuaire shintoïste ; chrétien, je veux y voir un autre Lourdes potentiel. Enfin, quoi qu’il en soit, et n’en fût-il rien, je prie le vulgaire routard, même si son Guide ne l’y adresse pas, de faire ici une pause, de considérer ces fûts où ils sont comme ils sont avec une attention religieuse puis de produire, comme on fait une oraison jaculatoire, une pensée de sobre et complète satisfaction : « j’y fus ».

 

Quatorze avril         Je me suis promené, hier dimanche, dans le jardin japonais de Compans-Cafarelli. Trois pins de l’espèce chère à Ponge, échalas ou grande bringue à tignasse sommitale, (mais sans du tout évoquer une halle ou une brosserie), s’y exhaussent au flanc d’un Fuji miniature ; plus intéressants, et à l’antipode du climat frelaté où Ponge attife ses végétaux pimpants et maniérés, on trouve, dans l’étang sec où le petit gravier ondule en douces vagues caressé par un chat de tendance shinto, sur « l’île tortue » un pin court et trapu « rencogné », dirait le cha’ir, entre un rocher anguleux et un rocher mousse, sur « l’île grue » un trio de petits pins plus minces et sveltes, enfin, solitaire dans un quant-à-soi très musclé, un individu au tronc un peu tors qui émet des branches presque dès le ras du sol et se termine par trois pelottes d’aiguilles drues. Je reviens donc au Japon ; le sujet m’y adresse, que dis-je, m’y drosse. Le chiffre trois cependant, sa récurrence ( triade nippone traditionnelle, pétrée ou florale, celle aussi du nô), me reconduit aux trois pins pignons de Saverdun. De l’un aux autres, de ceux-ci à celui-là je puis aller venir venir aller. Mais comment ai-je pu (sans doute l’ample ramure de Sumiyoshi recouvrait ma vieille mémoire) m’attarder sur les trois pins liturgistes de Saverdun sans que d’emblée me soient apparus, en surimpression, les trois arbres mystérieux d’Hudimesnil succédant aux trois clochers de Martinville et Vieuxvicq, signes climatériques, dans La Recherche du temps perdu, d’un temps perdu ? Comment ? peut-être par instinct de protection, réflexe immunitaire. Si j’avais eu, lors que je décidai d’honorer à ma façon l’arbre si mal, si chichement nommé « pin », mémoire vive des pages de Proust, j’aurais été découragé ; il m’eût fallu surseoir à l’entreprise, la reporter à une fabuleuse saison où j’aurais appris à écrire. A présent, ce que j’ai écrit est écrit, et j’en suis content : car, si Sumiyoshi est célèbre et peut se dispenser de mes hommages, les pins abrahamiques de Saverdun, qui d’autre que moi aura jamais songé à les porter au jour de la phrase ? Et puis, les arbres d’Hudimesnil, aperçus une fois, sont ensuite perdus à jamais (sauvés toutefois, il est vrai, par la déploration de cette perte), alors que ceux de Saverdun, déjà vus à loisir trente et quarante fois je les peux à loisir voir encore et encore, et si j’en faisais une nouvelle, pour titre elle aurait : à la pourlèche des arbres trouvés. Mon lecteur est-il choqué, ici, par l’emploi de ce verbe pourlécher ? Il a raison, mon lecteur ; je le prie de m’excuser : c’est la faute au chat de l’étang sec que je me remémore supiné, folâtre, frottant son poil au gravillon. Où je rejoins Proust, et crains seulement de récrire après lui, c’est dans le mouvement qu’impriment à ces arbres, ou ces clochers, le véhicule qui s’en approche puis s’en éloigne ; lorsque j’étais (sottement) pressé de parvenir sur le plateau de Beille ou à la station de Bonascre je n’arrêtai pas ma voiture, qui n’était pas celle de madame de Villeparisis et que je pilotais moi-même, passés Cintegabelle et Saint-Jospin je ralentissais seulement, la divine apparition était proche, imminente, ils étaient là, de biais, de profil, de face, de tous mes yeux je les dévorais dévotement, je tournais encore la tête, au risque d’accident, pour un dernier regard en arrière, ils s’amenuisaient, se résorbaient dans le choeur de leurs congénères. Où j’ai déjà rejoint Proust, c’est en pointant dans la culture japonaise et dans mon propre fonds chrétien le motif religieux comme il se fait dans La Recherche : les trois arbres d’Hudimesnil répètent les trois clochers de Martinville et Vieuxvicq (on verra encore dans le Côté de Guermantes un poirier en fleurs qui à s’y méprendre ressemble à un Ange resplendissant) ; Sumiyoshi, nul ne l’ignore, c’est d’abord à Osaka le temple aux trois dieux ; quant à mes pins abrahamiques, ils ne gesticulent ni n’agitent les bras en désespérés comme ceux d’Hudimesnil, je sens bien cependant qu’ils m’interpellent, que c’est un peu pour moi qu’ils s’offrent en spectacle et que de moi ils implorent, créatures souffrantes, une parole que d’eux-mêmes ils ne peuvent émettre, la parole du surnaturel rachat.

 

Seize avril

Ponge m’a trahi. J’escomptais qu’il me servît de tuteur, d’instructeur, d’entraîneur. J’ai parcouru ce matin les pages 125 à 140 du Carnet du bois de pins (édition Gallimard Poésie), celles où il traite son sujet à coups de dodécasyllabes ….Las ! C’est d’un tel mauvais goût que l’opuscule m’est bientôt tombé des mains : « la haute brosserie haut touffue de poils verts /…/ Des épingles à cheveux odoriférantes » (admirez ici la césure) « Secouées là par tant de cimes négligentes ». On se moquait naguère, de Jean Aicard et de son « train Qui, étant omnibus, s’arrêtait à chaque gare » ; l’alexandrin de Ponge est aussi ridicule, avec le maniérisme en sus, l’abbé Delille en ses Jardins montre cent fois plus de talent et cent fois mieux se monte au ton de la nature. Quand je travaillais sur le mimosa, j’avais matière, malgré le galimatias, à contrepoint ( à contre-Ponge); ici, c’est si désastreux que ça n’est même pas désopilant. Opiner du bonnet à ce Carnet du bois de pins (dédié à un ami défunt – sa chance !), ce serait vésanie. Comment l’auteur du lézard, de la crevette a-t-il pu pinailler ainsi ? Pinailler n’est pas dans Littré. Mais Littré n’est pas ici, me semble-t-il, en cause. Voici mon hypothèse : les pins de Ponge, ce sont des pins anglais, des épingles  – je cite le Collins Cobuild : « if someone pins their hair up or pins their hair back, they arrange their hair away from their face using hair pins » ; de là cet éventaire de brosserie, poils, rubans, miroirs, « épingles à cheveux odoriférantes », et l’image d’un bois accoutré en salon de coiffure. C’est évidemment, je le répète, d’un mauvais goût déprimant . Mais une autre hypothèse me sollicite : est-ce que l’auteur du lézard, de la crevette, etc n’aurait pas voulu ici, le pin lui tenant lieu (ne sais pourquoi) de tête de turc, s’amuser à mal écrire, pousser au paroxysme son métalent ? (Je me le suis une fois demandé à propos de Glenn Gould interprétant les rhapsodies de Brahms –aimez-vous Brahms, Glenn ? –avec un manque de Gould effroyable). Y a-t-il des façons de bousiller dont seul un grand artiste soit capable ? Qu’on me pardonne cette digression. Mais ce n’est pas une digression, puisque je joue au pin-ponge, c’est une déception.

 

 

Je suis un épiphyte, un thalle à spores, une cuscute à suçoirs, comme il vous plaît. J’espérais pousser sur ou sous du Ponge, mais voilà que ce Ponge est trop spongieux pour que je m’y insinue ou m’y fixe. Il me faut donc continuer tout seul, avec le pin, sans le ponge. Puisque je suis en frais de facéties à bon marché, je veux placer ici ma relation intéressante avec le pin qu’on dit cembro ou, en langue gauloise, cimbre. Au mot cimbre un esprit éclairé aussitôt demande : et le teuton ? Eh bien, le teuton, s’agissant du pin cimbre, c’est l’oiseau cassenoix ; l’un et l’autre sont comme cul et chemise, et nul Marius n’y viendra fourrer le nez. Car ce n’est pas sur la montagne Sainte-Victoire que j’ai appris et apprécié le pin cembro, mais dans une haute vallée de la Tarentaise, au-dessus de la station de Méribel ; entre celle-ci et l’aiguille du Fruit il y a un « bois de pins » admirablement constitué, prospère, pénétré par une sente aimée du randonneur estival ; ce bois de pins, comme bien l’on pense, ne présente pas un seul des caractères relevés par le pinus contorta de Ponge. Comme le cimbre de nature est sociable, son peuplement dense, aucun individu ne se distingue qui méritât l’approbation enthousiaste que j’ai donnée aux protagonistes de Saverdun ou au daimyo Sumiyoshi. Si j’ai pour ce bois de pins une affection singulière, ce n’est même pas que j’y aie fait mainte promenade, c’est que son alliance avec l’oiseau cassenoix ne cesse d’exciter, dans la grotte où résonne mon rire bouddhique, une constante reprise d’échos. Oui, sache-le, lecteur, si tu t’avisais de me pourtraire, il ne te faudrait pas oublier, dépliant la carte de mes affects, d’y repérer l’inscription de cette alliance. L’oiseau pille les graines cachées dans les cônes, les disperse lui-même dans de multiples cachettes qui lui sont autant de garde-mangers, perd mémoire de quelques-unes d’entre elles qui germent à la saison et produisent de nouveaux cimbres : c’est une de ces collaborations gracieuses entre l’animal et le végétal qui donnent idée de ce que pourrait être un monde rédimé où les espèces cesseraient de s’entre-détruire. J’ai vu quelquefois opérer sous le couvert ce nucifraga caryocatactes, j’ai pu le suivre un peu dans ses évolutions, et imaginer, jubilant, la carpète de brindilles sous laquelle il enfouit ses graines pillées. Le cimbre a toutefois pour moi un autre intérêt, qui ne tient qu’à lui seul : ses aiguilles sont fasciculées par cinq : tels, ces quintolets du prélude opus 32 en sol majeur de Rachmaninoff que déroulent en douceur mes doigts sénestres sur les touches blanches comme des sous-caudales cependant que la main droite élève sur ses ailes de soprane un chant d’archange.

 

Cela, en hommage au cimbre. Mais le pin qui, solitaire ou solidaire, entre tous m’exalte, c’est le pinus pinea, celui à Saverdun qui a pignon sur Ariège, mais dont le parasol, entre Bigorre et Mercantour, de Cassis au Comtat, dresse en mainte campagne, sur mainte colline, au-dessus de mainte demeure sa frondaison portée par une tige aux couleurs d’ambre et d’abricot. Voici l’un d’eux qui s’est fait le gardien d’une pièce de vigne : à la lisière des pampres écumeux il se dresse, altier, magnanime et magnifique – un centenaire ? c’est possible ; quelques-unes de ses branches frôlent le toit du mas dont il est la fierté: il n’est pas importuné par le lichen, il ne porte pas de chapeau conique, la lumière n’y est pas tamisée, au contraire, elle est couvée, braisée par son béret d’aiguilles. Cependant j’avoue ma préférence pour de petits ensembles de ces pins que j’aurais envie d’appeler, comme l’héroïne des contes enfantins, pimprenelles, si la collusion de Pimprenelle avec Gros Nounours n’était pas ici incongrue. Plutôt recourir une fois de plus à l’analogie musicale : la courbe des frondaisons, quand je considère un de ces petits orchestres de plein air de chambre posé dans les Albères ou l’Estérel, me fait penser à un violon et précisément au violon du peintre Dufy qui est l’hypostase glorieuse, au ciel des cimaises, de cet instrument : volute, éclisses, ce sont les mots qui sonnent en mon âme, oui, quand j’écoute la très exquise mélodie aciculaire murmurée dans ces frondaisons par la brise de mon regard ; nul arbre que celui-ci, en chœur, n’est ainsi capable d’onduler moduler ne sais comment dire, stances, extases de verdure, et c’est miracle naturel, ces milliers de petites aiguilles formant une épure de douceur sensible à l’œil comme l’est au doigt celle d’un cœur de chardon.

 

Me suis-je acquitté de mon devoir de célébration ? Oui, ce me semble. Satisfait ? Oui, oh combien ! (Ce disant, j’imite avec ma lèvre en cul de poule l’hébétude heureuse d’un gagnant du loto ou d’un client de la MMA éclairé des feux séducteurs de la Pub). Oui, et non. Je viens de célébrer le pin sous son aspect de parasol et de choriste intégré à un groupe. Je dois maintenant célébrer le pin fantaisiste, acrobate, anarchiste, tel qu’il rivalise en ses formes excentriques avec le plus inventif des arbres, l’olivier, et le célébrer aussi quand, épuisé par ses exercices, fragilisé par l’âge ou par l’imprudence, il est devenu un invalide, pour un peu je dirais une gueule cassée. Un autre de mes bois de pins, une fois encore à contre-Ponge, se situe dans les Pyrénées, aux abords du lac de Gaube. Il y a là-bas, entre le gave et les Huats, un espace complanté d’individus dont la plupart, accoutrés de hauts-de-chausse lichéneux, exhaussent des bras au ton d’orpin doré   athlétiquement nus. Or ces arbres ne sont ni solitaires ni solidaires ; tels ces danseurs qui, sur un rythme grisant, gesticulent chacun à sa manière et chacun pour soi ils affectent en effet des poses insolites, capricieuses, semblent faire mentir, tant ils semblent remuer, le poète qui les prétendrait astreints à « la force du site ». Aucun d’eux ne rivaliserait, pour la magnificence, avec le pin de Katsura ou les pins de Saverdun, mais il n’en est aucun qui n’attire l’attention par ses tournoiements de derviche et ses contorsions de branches à vif, cependant que tous ensemble ils ont l’air d’exécuter, sous la baguette d’un invisible magicien, un immobile ballet fantastique. Cela me reconduit au Japon, vraie patrie du pin et conservatoire pour cet abiétinée de toutes les poses, de tous les apprêts possibles. Voici, au temple Byodo-in, la salle du phénix : un pin – seul arbre ici admis, domestique d’honneur – y a encouragé l’une de ses branches à imiter la courbure du toit ; voici le jardin Makay-ji – herbe moussue, pièce d’eau étale, lotus affleurant, île de rocaille, pelouses doucement gonflées comme des seins, et, donnant au site sa dernière touche, son serti, une compagnie de pins ; voici le kyolusui no niwa – cours d’eau sinueux bordé de pierres blanches et plates parmi lesquelles froufroutent des petits pins fringants ; voici la reconstitution d’un complexe paysager de l’époque de Heian – le lac en forme d’anse est orné de pins en forme de zigzags dansants ; re-voici la villa Katsura et un autre pin, moins augural, moins numineux, moins vénérable que Sumiyoshi, son parèdre plus élancé, plus élégant…Dois-je continuer ? Je crains, lecteur, si tu t’es hasardé à me suivre jusqu’ici, que …moi aussi, je ne te le cache pas. Je te demande tout de même encore un instant d’attention sympathique. J’ai feuilleté avec toi quelques images d’un livre. Vois maintenant une photo que j’ai prise moi-même au Chuzonji : c’est un pin solitaire planté dans une petite pelouse ronde, un pin qui n’est pas plus haut que le président Sarkozy, qui a, comme celui-ci, une démarche un rien de guingois, qui tiendrait même un peu du guignol par sa façon de chalouper ; il a poussé en largeur, si bien que l’on a dû soutenir plusieurs de ses extensions latérales par six étais qui lui font comme autant de béquilles ; c’est donc un invalide, et c’est un peu ma mascotte, car je me remémore, chaque fois que je le regarde, mes débuts de jeune garçon en langue grecque et le livre scolaire des Orateurs attiques où je m’initiai à lire, cher Lysias, ton Discours pour l’invalide

 

Un pin ….ce pin ….Pas : le pin. C’est étonnant comme les littérateurs succombent à la fascination de l’Idée, ou du type. Julien Gracq prétend que le pin est un arbre tragique – « j’ai toujours vu dans le pin un arbre tragique ». C’est vrai, beau ténébreux, pour certains de ceux que l’on voit dans le Lauragais ou le Languedoc encadrant de leur double file le chemin d’accès à un domaine – ferme cossue ou manoir ; ils semblent en effet publier la souffrance moins d’un rhumatisant que d’un traumatisé ; mais est-ce vrai, Julien Gracq, du pin de ces interminables forêts landaises, cette gigasse qui se répète de Messanges à Mimisan, monotone et mimétique, à milliers d’exemplaires, et dont tu déplores la raide verticalité des troncs (« ces troncs qui font piteux parce qu’ils font poteau ») ? Est-ce vrai de Sumiyoshi, qui est la sérénité même, le magnifique acquiescement au site ? Est-ce vrai même (si pour toi le « tragique » du pin se lit dans « la torsion dure et violente des branches » et « quelque chose de calciné »), est-ce vrai des trois officiants de Saverdun, ces acteurs chevronnés qui jouent une tragédie peut-être mais de toute évidence n’en ressentent pas eux-mêmes le tourment  ? Est-ce vrai, enfin, du dernier venu dans ma discrète recension, cet invalide de Chujonzi, si étayé, mais si égayé dans son infirmité même, éclatant d’un rire comme mégarique et dansant la sarta ?

 

Cet invalide …Ai-je assez dit pourquoi j’ai pour lui une amitié singulière ? Mes classiques grecs,…soit. Mais d’abord ce texte même, ici maintenant, si mal étayé. Privé de l’appui de Ponge que j’espérais – je le redis – mon tuteur, ne suis-je pas un pin Chujonzi dont la ramure plie et rompt ? Cependant à me relire force m’est de constater, avec la plus claire certitude, que je suis bien meilleur, sur le sujet élu, que l’auteur du Parti pris. Seul à faire ce constat ? Quelques amis, sollicités, me confortent. Sont-ils sincères ? J’ai contre moi que tout Ponge, y compris son lamentable Carnet du bois de pins, est accueilli dans la prestigieuse collection de « la Pléiade ». Qui suis-je ? Un têtard de l’écriture. Eh bien, ce m’est une occasion d’euphorie subversive, de rire libérateur, de penser que je puisse l’emporter sur un écrivain consacré et précisément en une de ces leçons de choses où il est admis qu’il excelle. Mon éloge du pin tourne donc à un éloge de moi-même. Si peu digne des jeux floraux que soit ma prose alambiquée lauréat je me déclare et ceins mon front du laurier. Vanité ? « Quand un pauvre esprit travaille beaucoup pour ne rien faire qui vaille, et qu’il ne peut ainsi obtenir de louanges publiques, afin que son travail ne demeure pas sans récompense, Dieu lui en donne une satisfaction personnelle, qu’on ne peut lui envier sans une injustice plus que barbare. C’est ainsi que Dieu, qui est juste, donne aux grenouilles de la satisfaction de leur chant ». Sympathique Père Garasse! Je suis une grenouille, a frog. Ponge en est une autre, qui s’enfla, imitant Malherbe (lui-même batracien hors classe), sans crever néanmoins car il avait, comme tout carriériste de l’écriture, une claque et un tapage autour de lui de brekekekex coax. Mais sa grenouille –qu’il prétend un poème « raté » – est au contraire un modèle de concision, de précision, de juste gabarit, d’humour badin et de sens de la conjoncture – elle paraît en effet …. lorsque la pluie darde au bond ses aiguillettes, ( les aiguilles de pin ne sont pas son biotope !), elle a des muscles fins comme des allumettes et sa nervosité se déclare hydrotrope …

Ce quatuor d’alexandrins est aussi mauvais que ceux de Ponge dans son Carnet du bois de pins. Comment un écrivain de talent a-t-il pu signer un texte aussi calamiteux ? Je crois avoir trouvé la réponse au prix d’une lecture exhaustive. (Il m’en a coûté. Un parcours pédestre des Landes de bout en bout à travers leurs monotones fûtaies serait à peu près l’équivalent en nature de l’épreuve culturelle que j’ai dû subir). Le poète le cède, à la fin, au polémiste, et celui-ci est du plus bas niveau : il se vante de combattre dans « le parti des lumières » – pas celui des choses, hélas ! –, éjacule un blasphème puéril – « Dieu l’ignoble » -, s’en prend à « l’obscurantisme dont nous sommes menacés, de Kierkegaard à Bergson et à Rosenberg ». Ces pétarades de collégien, où l’on subodore, vu les noms cités, une veine antisémite, ne sont, dira-t-on, qu’un appendice ( un à pin dict ?). Il suffirait donc d’en faire – opération aujourd’hui banale et bénine – l’ablation. L’auteur ne s’y est pas résolu. C’est que cet appendice au bois de pins était impliqué dans la pathologie d’un texte incurable qu’il eût fallu extirper tout, muqueuse et diverticules . L’auteur n’a pas eu ce courage. Il tenait un beau sujet, le bousille, tente comme Panurge conchié de changer sa déjection en « safran d’Hircanie » ( je n’écris pas « en faveur du bois de pins », prétend-il, « mais en faveur de l’esprit » – quel, grands dieux ?), se targue de mettre son côlon –gauche- de colonnes végétales au service de la cause révolutionnaire et de la terreur permanente ….C’est Trissotin déguisé en Trotski. C’est le bobo simulant le prolo (l’atelier, la fabrique, le bric-à-brac, (l’encre de) bleu de chauffe, (l’écriture en) bras de chemise, le rabâchage, les bourbillons). Mais il devient lisible quand renonçant aux minauderies, aux redites et aux rodomontades il traite son sujet avec virilité et sobriété. Ainsi son Platane, excepté les trois dodécasyllabes terminaux (il a décidément l’alexandrin fatal) et le mot « trémulation » qui sent son pédant, laisse entrevoir ce qu’il aurait pu faire avec le Pin s’il ne s’était pas, de fil en aiguille, dans ses lianes mentales entortillé.

 

 

 

Vingt avril

 

J’étais dans ce moment de délicieux scrupule où il s’agit, un texte ayant produit tout le fruit qu’il se peut, de l’épépiner avant de le servir à la table d’hôtes, quand une météorologie incitative me détermina à vérifier sur le site même ce que j’écrivais, de mémoire, sur les pins du lac de Gaube….J’y suis, tout œil, tout plume, ce radieux vingt avril. « Guêtrés d’écorce grise, Ces écorchés tout vifs et vibrants de gaieté» …c’est la première giclée de mots (un hémistiche, chic ! et son alexandrin) que déclenche une observation extensive ; à y regarder de près seuls quelques individus– gais, ou hagards ? – jettent aux quatre vents des bras multiples ; la plupart se dressent sûrs d’eux, sereins dans leur essor ; taille fine, port dégagé du pinus sylvestris, il n’y a pas à s’extasier sur le prétendu aspect qu’ils auraient de convulsionnaires. Ah ! mais que vois-je, en contrebas ? Quel fantastique personnage ? Je comprends aussitôt que c’est celui-là, sans nul doute, dont me hantait, mal fixée, mal cernée, centuplée, la prodigieuse unique image. Comment dire ? Je note, selon qu’ils me viennent, et à l’instar de Ponge quand il déballe sans vergogne le bric-à-brac de ses items émotifs, mes successifs essais ici de rendre compte, et si j’accumule en tous sens, embrouille, surcharge, enchevêtre , eh bien j’aurai peut-être réussi le mimogramme de cela que je répugne, tant c’est tarabiscoté, à nommer pin : pin émeute, ce fut mon premier mot-émotion ; dissident ; hérétique et crispé, endurci dans son hérésie ; tragique nullement, orphique moins encore ; un non nœud de reptiles, une camisole de force de nons horriblement musculeux ; sanction de ce survoltage négatif : pas ou peu de verte jovialité ; un poulpe de branches et de rameaux la plupart chiches d’aiguilles  ; le tronc trapu ne se termine pas en couronne faîtière ; peut-être tord-il ses membres et les multiplie-t-il par le désespoir d’être exilé du Lac? Je descends pour me rapprocher, me tenir à niveau, voir d’en bas : le tronc est énorme ; une énorme branche bientôt s’en échappe, coudée puis décousue en un fouillis de branchioles ; plus haut il se subdivise en deux autres branches maîtresses sitôt débitées en une profusion de ramuscules ; en dessous de l’enfourchure pointe un moignon grisâtre et trifide ; au faîte, qui n’existe pas, disais-je, se substituent des chevillures de bois calciné ; en-dessous se tordent des bras multiples et mutins ; on dirait, incardinée dans la matière ligneuse, une danse macabre aux orfrois de feu, à la chape de charbon ; pas un arbre, un âtre, une Kaaba ; la contre-épreuve, le négatif sarcastique du pin Sumiyoshi. Et soudain me revient le souvenir de l’Hécatonchire, du mythologique géant aux cent bras, Briarée ; c’en serait, à s’y méprendre, une version végétale et bigourdine, sauf que ce Briarée aux bras rebroussés, racornis, rebiffés, ne gagne pas, il s’en faut, sa grande guerre contre le Titan ; ce serait une « gueule cassée » d’un autre âge, le dernier survivant d’une époque révolue, dernier car dans la sylve environnante aucun pin ne paraît qui ait l’air ainsi monstrueux, sénescent et asséné ; comme pour faire contraste, juste derrière lui s’élance et pointe avec une sobre élégance un individu qui n’a de remarquable, comme il se doit selon l’Opinion, que sa ressemblance avec tout un chacun.

 

 

Vingt-deux avril

 

     J’ai pensé brusquement et impérativement, devant ce pin qui, à la vérité, me faisait songer à un damné de Dante ou de Michel-Ange, aux pins de la forêt de Fontainebleau tels que les aperçoit, au débouché de L’Education sentimentale, Frédéric avec sa Rosanette : ils sont « trapus », ou bien « symétriques comme des tuyaux d’orgue », ils se balancent continuellement, semblent chanter. Rien que de très banal. Les Hécatonchires, ce seraient, dans la futaie de Franchard, les chênes  : Titans nommés, au terme d’une phrase descriptive qui, lue après ma propre description, paraît manquer de musculature. Eh bien, voilà. Flaubert pas plus que Ponge n’aura été le grand écrivain des abiétinées. L’emporte sur eux, ô combien, l’admirable auteur de Lettrines. Je suis tenté, en manière de débosquage (oui, sortir du « bois de pins » est salubre, je ne peux plus surseoir, j’évince ce bois bordel avec un court fragment sylvestre de Jean Mambrino – « l’entrée soudaine /…/ dans une colonne de tiédeur qui saisit notre visage avec des mains d’amante »- qui l’assume, le résume et l’épure), tenté, oui, de citer sans parcimonie quelques pages de Julien Gracq ou même d’emprunter à François Mauriac des gouttes de ce sang résineux du bel Atys qu’il fait couler dans sa forêt landaise. Mais une autre tentation vient à la traverse : émule de Ponge tout de même, étaler sans vergogne, à la fin de mon texte, mes laissés pour  compte : ainsi le pin’s, je me piquais, parlant du pin, de faire un sort au pin’s ; mais on m’apprend que c’est passé de mode.

 

 

 

Vingt- sept avril

 

         Heureux dimanche.

S’éPonger : salubrité, santé.

Le Pin. Le Pin Sumyoshi. « Le Pin » (Paul Claudel, Connaissance de l’Est).

 

L’ARBRE ; l’ARBRE ; L’ARBRE

A tree there is that from its topmost bough

     Is half all glittering flame and half all green

   Abounding foliage moistened with the dew

Yves Bonnefoy a traduit ces beaux vers de Yeats : « Cet arbre : jusqu’au ciel de ses rameaux   A moitié de feu pur, qui étincelle,   Et à moitié feuillage vert, touffu   Tout trempé de rosée ».

 

 

 

 

V     ODE A L’AILANTE

 

Note préliminaire

 

Une Ode enfin qui soit célébration pure, comme la mérite, au plus près, n’importe qui ou quoi, pour peu qu’on lui prête, avec amour, de l’importance.

 

Sept avril Cet ailante est mon plus proche voisin. Quand j’ouvre les volets, c’est son visage qui me sourit. Il est encore jeune. Je l’ai vu naître, pousser, croître jusqu’à la hauteur de mes vitres. (Je suis un citadin de second étage). Tout de suite m’ont frappé sa gracilité, ses fines nervures ; je l’en plaignais un peu. En hiver il semblait une sorte de yogi, d’ascète décharné. Mais au printemps ses bourgeons s’ouvrent, il s’habille avec une lenteur qui exige quelque trente jours, une complète rotation de lune, un plein avril. Il forme avec le Collège de Foix, massif, aux briques chaudes patinées, un délicieux contraste de plante ramifiée. Ce contraste se redouble de celui que fait avec le clocher des Cordeliers un cyprès à la toison dense, qui penche comme la tour de Pise et, la nuit venue, projette son ombre mouvante sur le monument éclairé. Quand il est enfin pourvu de toute sa ramure aux feuilles vastes comme des palmes – je n’ose (instruit par l’académicienne Marguerite Yourcenar, « pas de mot de plus de quatre syllabes ») les dire pennatiséquées –il est l’élégance même. Au moindre souffle il s’agite tel le buisson de Massabielle où l’Immaculée posa ses babouches fleuries de rose, ou, si ma pensée vire à l’humour noir, ses folioles me semblent remuer à la façon des pattes d’un scutigère ou d’une scolopendre. Quand, ouvrant mes volets, je prononce en moi-même un religieux « merci », c’est à lui, ailante, « arbre du ciel », d’abord que ce « merci » s’adresse.

Je prends la décision de le louer neuf jours avant mon anniversaire. Il y avait autrefois, dans la petite cour scalène des Sœurs de la Compassion où il a été planté, neuf cyprès en rang serré qui me semblaient des petits garçons écailleux attendant la maîtresse dans le préau de leur école. Quelle ne fut pas mon indignation quand, au retour de mes vacances estivales, je découvris que ces cyprès n’étaient plus. Je composai, en guise de nénies, le brouillon d’un poème qui disparut avec le carnet où je l’avais griffonné. Ces conifères disparus ont formé sans doute, dans ma mémoire affective, le terreau où a pu germer mon désir de célébrer l’ailante, leur successeur.

 

Quinze avril

Ich gehe um mit Baum …Rilke soit mon intercesseur. Rühmen, das ists ! …. O sage, Dichter, was du tust ? – Ich rühme .. Aber das Namenlose, Anonyme, wie rufst du’s, Dichter, dennoch an ? – Ich rühme « …

A l’antipode mental, La Rochefoucauld : chaque talent, comme chaque arbre, a ses propriétés et ses effets qui lui sont tous particuliers.

 

Entre cet ailante de béguinage et cet esquire, moi, s’est nouée une alliance originale. Qui d’autre au monde que moi, parmi les six milliards et quelques connards (je dis « connards » pour la rime), laurés ou pas, qui palabrent sur la planète et pour la plupart d’entre eux s’obstinent dans leur jargon au lieu de parler le français d’Aimé Césaire, t’aura honoré d’un dithyrambe, cher ailante, mon très proche voisin, mon prochain ? Eïa pour le Kaïlcédrat royal ? Eïa pour l’ailante princier ! l’arbre du ciel, disent les Macassars. Planté dans l’enceinte de l’ancienne Université de Tolosa tu pompes les séculaires sucs de la science d’Europe aux profuses ramures. Tu as inventé la poudre, la boussole, tu as dompté la vapeur et l’électricité, tu as exploré les mers et le ciel, et c’est pour cela que je me sens instruit, ce huit mai, neuf heures du matin, heure des Muses, heure matricielle, , à te rendre, gracieux ailante, l’hommage qui t’est dû.

 

Les feuilles : appareil pulmonaire. Non, appareil dactylique. Une digitation multiple. Et un virtuose qui exécute en silence et en tous sens sur le clavier ambiant, le translucide ivoire aérien, des études transcendantes. Mains du haut, mains du bas ne jouent pas la même partition Quelle Turangalila pour clavier seul, quelle symphonie des mille … et quelle orchestique ! car ce pianiste d’atmosphère est le même danseur qui, le pied astreint au site, déploie cependant, par tangage et roulis, torsions et supinations, une activité qui ne connaît guère de relâche, tant le presse, l’exerce, le houspille le vent.

 

Vingt avril

Poumon tu n’es pas, disais-je ( nasarde à la science des végétaux). Mais poumon tu es même si l’apparence n’est point pour. Je le sais, le veux. Dans ce labyrinthe minéral qu’est le cœur du vieux Toulouse, dans cette coquille de briques et de tuiles dont je suis un bernard l’hermite en voie d’asphyxie, tu me sauves de la consomption. M’attaquât-on à l’ypérite, je n’ai besoin de masque à gaz, il me suffit que tu respires pour que s’assure ma santé. J’ai confiance, il n’est miasmes urbains que tu n’absorbes en mon lieu et tu t’en délivres cependant par discrètes exhalaisons sans qu il en résulte ni pour toi, ni pour moi, le moindre dommage. Si peu de terre, en cet enclos où l’on te rencogne, il n’importe, bel arbre mobile, avec quelle allégresse tu verdoies !

Fruits ? Ce n’est peut-être pas la saison. C’est en septembre, me dit la science aborigène, que se forment les samares. Soit. Tout de même, ne sont-ce pas des fruits que ces moineaux épars, certes non pétiolés et impatients de se délier, mais posés momentanément sur le rameau ou à même le tronc (cauliflores, c’est le mot) comme des drupes ?

Le dernier état de la question (je m’y projette), ce sera, sous l’injonction de l’automne avéré, le dépouillement, le lent strip-tease aux mélodies d’un vent pervers, feuilles et folioles l’une après l’autre chues – ainsi d’une jeune femme qui retarde, aux fins d’une montre exquise, la chute jusqu’au bikini inclus de ses falbalas, mais n’est pas de mise, ici, la métaphore érotique ; c’est un rikshi, un anachorète, j’oserais dire un christ aux outrages, que cet ailante résigné à rendre aux forces cosmiques la parure dont, printanier, il m’enchanta. Nu comme un ver, il le devient , et alors le plus maigre et misérable des arbres, un squelettique mendiant de Murillo, un Job émacié debout sur son tas de hardes, un Lazare qui n’est plus que vertèbres dans le lazaret de son désertique enclos.

Mais pourquoi m’aventuré-je à cette image automnale ? C’est aujourd’hui vingt avril.

 

 

Premier mai

 

          ….un très vieil arbre à sec de feuilles reprit le fil de ses maximes … (Je m’arme de références, ce sont mes étais, mes ressorts, mes rampes de lancement). Non, cet ailante n’est pas un très vieil arbre, non, il n’est pas à sec de feuilles, non, il ne file pas la maxime. C’est un arbre jeune, très ( je l’ai vu naître et ne suis pas mathusalem), c’est un arbre dont l’humide radical se dépense en une ramure profuse, enfin cet arbre, indemne de pédantisme, réfractaire à l’humeur maussade, n’a nullement besoin de règles de conduite : il est sage et sagace comme il respire ; il donnerait des leçons à Lao-tseu lui-même si Lao-tseu ne savait pas que l’arbre se parfait sans prendre de leçons.

Mais que me faut-il penser, quand je considère mon ailante, de ce poème de Rilke :

 Si tu veux réussir à ce que vive un arbre

         Projette autour de lui cet espace intérieur

Qui réside en toi

       ce n’est qu’en prenant forme

dans ton renoncement qu’il devient réellement arbre,

dois-je en retourner l’argument ? La vérité, ce me semble, est ici bifide, convertible, ou, comme il se dit en langue monastique, converse.

Nous nous entr’aidons. Je le crois. Sans moi il vivrait, mais je subodore, sans ombre de fatuité, que ma proximité aimante lui confère je ne sais quoi de plus subtil et de plus frémissant. Sans lui, obligé de me pencher sur l’appui de la fenêtre pour absorber du regard une verdure dont les béguines, qui la courtisent, tolèrent sans s’effaroucher que s’y promène un œil, le mien, non de convoitise mais de pure connivence, je n’aurais pas un accès immédiat et combien roboratif à la chlorophylle. Nous nous entre-bien-portons. Il est important, pour lui d’être aimé, salué, sollicité par un être humain, pour moi de sentir, dans ce centre de Toulouse qui est un labyrinthe de pierres et de briques, le jaillissement d’une plante qui allie la beauté à la gaieté. Dois-je, pour qu’il existe, me renoncer ? Nullement. Nous sommes confortés par une réciproque assertion. Je l’ai, par d’implicites vivats, encouragé dans sa croissance, invité par ma chaleureuse approbation à s’élever plus haut – sursum cor, lui soufflais-je en mon latin liturgique (toléré par le Concile) ; et lui, je ne puis congédier au moins le soupçon qu’il m’est reconnaissant de l’intérêt que je lui porte et qu’à sa façon il me chante, aux heures canoniales, un trait ou une hymne, éveillant une verdure dans ma cervelle grise. Il est un peu plus arbre, pour le dire d’abrupt, parce que je le nomme (l’évoque le nommant) ; je suis un peu plus homme par ses silencieuses salves de sympathie. Mon frère l’arbre, mon frère l’homme.

 

Son espérance de vie : cent ans. C’est (sauf accident coronaire ou coranique) la mienne. Comme il est né dans ma grande année climatérique, il y a toute chance qu’il me survive. Je tiens, quand je mourrai, à ce qu’on le prévienne. Il ne se déplacera pas (on le sait depuis le fameux poème de Valéry) pour mes obsèques, mais je ne doute pas plus de sa complainte, moi disparu de son espace, que je ne doute aujourd’hui de sa complaisance de bon voisin.

 

 

vingt mai

 

Hier soir fut orageux. Les cumulo-nimbus, tout le jour durant, avaient rivalisé de formes époustouflantes. (J’use de cette épithète dans l’idée erronée mais opportune qu’elle véhicule la boursouflure). L’averse se déclencha, vive et prompte. Au fond du ciel, derrière le clocher des Cordeliers,le soleil poignarda les nuages ; il continuait de pleuvoir : le diable, comme on dit, battait sa femme, ou, comme je le tiens d’un jeune Druze, monsieur Lézard faisait sa cour à Madame Lézard; mon ailante tout « trempe », comme dit le mendiant de la porte Miégeville, fut aspergé de lumière : pertuisanes de pluie, hallebardes de rais ; ses feuilles imparipennées (plaisir de répéter, pardon Madame Yourcenar, ce vocable savant) dégouttaient et brillaient ; c’était une luisance féerique ; mon émotion fut extrême ; je murmurais l’asperges ; je voyais dans la courette une cuve baptismale, un catéchumène dans le simaroubacée. La beauté de cet arbre inondé et exondé, de ce candélabre de feuilles où une myriade de gouttes d’eau devenait des escarboucles, semblait plus que naturelle ; nul sapin noëllisé, pensai-je, si paré soit-il de guirlandes et de lumignons, ne rivalise avec cet ailante touché par la grâce d’un soir de pluie mêlée de soleil.

 

vingt-et-un mai

 

C’est avec ses feuilles qu’il respire. Moi aussi il me faut des feuilles pour respirer. Ne serait-ce que ces feuilles volantes sous enveloppe dont le volume constitue mon inlassable correspondance. Correspondre, ah ! le beau verbe qui dit la réponse attendue, la connivence épistolière. Tout ce que j’écris – pour ne pas étouffer dans la langue de bois – n’est-ce pas correspondance ? Mes milliers de pages ne forment-elles pas un ailante, comme celui-ci inconnu du public, ignoré de l’Opinion, claustral et content de l’être ? Rilke encore : atmen, unsichtbares Gedicht, ce début de poème est à jamais entré dans ma mémoire pulmonaire ; pas de jour ouvrable où je ne l’expire. La suite ? oubliée. Ainsi l’ailante oublie-t-il tout ce qui ne relève pas de sa respirante profusion.

 

 

Vingt-deux mai

 

Je me suis abstenu, jusqu’ici, de toute information savante sur cet arbre que le sort a jeté dans mon voisinage et promu dans mon amitié comme moi dans la sienne. La science est une drogue ! On s’enivre de différences très fines, de minuscules contestations, d’approximations subtiles, de dénominations aussi oiseuses que controversées. Du moins en est-il ainsi pour cet arbre qui n’est peut-être (je m’en avise tard) ni un faux (l’ailante) ni un vrai – rhus vernicifera – vernis du Japon. Si j’avais la patience, avant de mettre à cette Ode prosaïque un point final, d’attendre septembre, je saurais s’il porte des baies ou des samares : trait distinctif. Mais je n’ai aucune patience estivale, et en septembre ne suis jamais dans ma loge érémitique de la rue des Lois. Je me suis échiné à lire un copieux article farci de références et de débats : l’ailante y devenait un objet d’étude comparable à l’argument ontologique ou à la révolution de Lénine. Il est admirable, d’un certain point de vue, que des gens se passionnent pour l’identité douteuse d’un arbre. Combien peu m’intéresse la science, je ne le sens que trop à le rapport que j’entretiens, en disciple de Duns Scot, voire en Occamiste, avec cet arbre-ci dont il m’importe seulement de préciser ce que signifie pour moi sa présence. Ainsi suis-je plus près des poètes, mais insoucieux d’adapter mes Odes à l’actualité. Qu’est-ce qu’un vernis du Japon ? Je ne sais si Philippe Jaccottet ou Jean Mambrino, ces poètes intemporels, l’ont jamais honoré de leur attention. Je me flatte du sentiment – illusoire ? – que nul homme au monde n’aura jusqu’à ce vingt-deux mai 2008 dépensé son énergie neuronale à célébrer un personnage si peu médiatisé, si falot pour peu qu’on le compare à un chêne, un cèdre ou même un érable, si absent, du moins sous nos climats, du répertoire mythique et si impropre à symboliser quoi que ce soit.

Qui pis est. Cet « arbre du ciel », qui vers le ciel tendra en septembre ses samares à moins que ce ne soit ses baies, a une réputation plus qu’équivoque. Cet « arbre divin » – shin-ju en japonais – , on le surnomme, dans la langue de l’esprit humain, le frêne puant. Il pue, paraît-il, oui, il pouit. Je m’appliquai l’autre dimanche, dans le bois du Fouillet, à froisser entre mes doigts un sizain de feuilles d’aspérule jusqu’à ce qu’elles me délivrent leur arome délicat et avec cet arome me restituent un concentré d’émotions vosgiennes – car c’est du côté du Hohwald qu’André Riedinger me nomma et fixa dans ma mémoire cette plante modeste dont Sœur Antonia m’apprit qu’il se faisait une liqueur dont elle m’offrit une fiole –liqueur légère, un peu fade, comme la boukha – goutte à goutte absorbée durant les nuits hivernales. Froisserais-je mêmement des feuilles d’ailante, c’est, dit-on, un effluve répugnant que j’obtiendrais. Cependant si je les lutine au lieu de les froisser, on m’assure que je sentirai comme une odeur d’amandes grillées. Mais eussé-je l’imprudence d’en flairer le nectar, c’est un parfum d’urine de chat qui taquinerait mon nez. Bref, je doute que des Esseintes se fût pourvu dans son orchestre de chambre olfactif d’essence de simarubacée. A cette imputation de puanteur il me plaît de répondre, pastichant un mot de Montaigne : « et pour être punais, faut-il qu’il soit putain ? » Je défends l’élégance de l’ailante. Ainsi des mirliflores du Grand Siècle, qui ne fleuraient ni la rose ni le réséda mais les exsudats d’un corps mal lavé, affectaient, avec leurs affiquets, les belles manières. Seul dans sa petite cour, absolument indemne des frivolités et des vanités d’une grande Cour, mon arbre sans en avoir les ridicules a toute l’élégance d’un petit marquis (je trisse) pennatiséqué.

Aïe! Si j’en crois le botaniste averti, voilà qu’il me faut renoncer à lui prêter ce prestige. L’ »arbre du ciel » n’est marquis ni quoi que ce soit de tel ; d’aucun titre nobiliaire il ne peut exciper. Il appartiendrait, paraît-il, à une espèce invasive, une « peste végétale » : autant dire un prolétariat, une plèbe, une pègre, un immigré – il l’est ! il l’est ! par la faute d’un Père jésuite -,… ce serait même, horreur ! tant il drageonne, un squatter, un SDF, si celui-ci – le mien – n’était tout au contraire, dans son lazaret conventuel, un ADF, un condamné à perpétuité à domicile fixe. Mais où m’entraîne la consultation d’un opuscule savant ? A quelle dérive ? A quelles sottises ? Ce que j’ai voulu, c’est explorer, dans l’à-tâtons de quelques impressions et de quelques conjectures, la relation absolument originale que j’ai avec un être qui tranche sur tous les autres par sa présence discrète et continue dans une cléricale et claustrale proximité :  parce que c’est moi, parce que c’est lui. Sans-culotte ? Plébéien ? Eh, oui. Cependant, diamanté l’autre soir par une lumière perlée des larmes de l’averse finissante c’était un maharadja, un prince de Golconde, un émir des mille et une nuits. J’ai déjà dit ce qu’il est dans la prose des jours, comment ce yogi squelettique des mois d’émaciation est aussi le prestidigitateur qui peu à peu tire de ses membres nus une multltude de bourgeons dont le devenir-feuilles, quoiqu’il soit la loi la plus ordinaire des arbres, m’émerveille en son cas par l’extrême contraste entre l’état hivernal de glabrescence et l’état estival de profusion feuillue. Je veux le sauver d’une autre médisance : son bois, dit-on, cassant, est (sic) « sans valeur » ; je crois être fait moi-même de ce bois-là ; un « propre-à-rien » ; un ajusteur de bagatelles : à preuve, ces pages frivoles sur un faux vernis dont je ne suis pas même sûr qu’il soit celui que je dis qu’il est, étant fort décidé par ailleurs à traiter avec désinvolture ce que je puis recueillir à son sujet dans les livres savants. « Sans valeur » ? Heidegger et le Tao sont ici de mèche : on dit « sans valeur » un objet non négociable, non utilisable dans la pratique sociale. Mon ailante aura donc su, tout en préservant son port gracieux et sa virtuosité digitale (la même que celle de ma dextre vivace jouant les triolets de l’Etude en mi bémol majeur de Chopin), se garantir des convoitises commerciales comme le fait, grâce à son bouquet de qualités négatives, l’arbre exemplaire vanté par Tchouang-Tseu, et comme je me rendis moi-même si évidemment impropre aux affaires que j’échappai, décennies durant, aux tâches administratives qui eussent fait de ma modeste carrière une damnation.

 

Trente-et-un mai

 

Est-ce un vernis du Japon ? vrai ? faux ? Un ailante ? (Le mot ailante est trop beau, si près d’atlante, que je suis résolu à n’y renoncer pas). Est-ce un arbre ? Je parlerai de lui avec d’autant plus de justesse que je me réduirai, dans mon discours, à l’ascétique nudité qui est la sienne quand l’octobre émondeur a fini de le dépouiller de sa gracieuse frondaison. Que cet inalphabète m’enseigne l’art très subtil d’être asymptote au ne rien dire. Que s’écartent les références pédantes, les allusions littéraires, le caquet de ces pies à diplômes qui nous volent la nescience. Que je perde peu à peu, dans la proximité de son respir, tous les mots, sauf ce mot : ailante.

Ailante, te voici, me voici, nous voici. Nous sommes vainqueurs, toi et moi, dans la compétition d’être heureux ensemble. Nous sommes pareillement des athlètes de la pure attente, des lauréats au concours de ne rien faire qui vaille. Tu es un haltérophile qui soulève à l’aise au bout de ses bras nombreux, sans jamais réfléchir ni fléchir, une masse d’insignifiance ; moi, en émulation les deux miens dressés forment chaque matin à l’ouverture de mes volets le V de la victoire de m’être réveillé, ignare, méconnu, paumé d’Académie, pour un nouveau jour, avec toi sous le même soleil que célébra Pindare, de bonheur. De bonheur.

 

 

[1] Olympique II : to lalagêsai thelon     kruphon tithemen eslôn kalois     ergois, « le dégoisement veut cacher les beaux exploits des preux » …Cacher, ou écacher, ou cracher sur ?

[2] Things falling apart (Chinua Achebe)

[3] Cette même Providence a voulu, nasarde à la Chine encore engoncée dans sa vareuse maoïste, qu’un athlète emportât à lui seul huit médailles, mais c’était un Amerloque.

[4] The Comedy of errors, acte IV, scène 4.

[5] « Nous avions l’air de petites vieilles » (Claudine Trève, citée par Monseigneur Trochu).